Productions cartographiques et pratiques administratives
Les plans de Madrid d´Antonio Espinosa de los Monteros (1769) et de Tomás López (1785)
p. 13-26
Texte intégral
1La cartographie de la ville de Madrid fut profondément renouvelée dans la seconde moitié du xviiie siècle, avec la production de grands plans géométraux, comme celui gravé par Antonio Espinosa de los Monteros, publié en 1769, ou celui de Tomás López, paru en 1785. D’une part, comme ailleurs en Europe, la vue en perspective, ou à vol d’oiseau, qui avait dominé les modalités de représentation des villes à partir de la Renaissance, cède progressivement du terrain au profit de la projection orthogonale qui s’impose, entre xviiie et xixe siècle, dans les grandes entreprises cartographiques, attentives à la certitude de la mesure et à l’exactitude des relevés topographiques1. En effet, au début de l’époque moderne, s’était mise en place une cartographie de la ville en perspective, très efficace visuellement, associant aux techniques de relevé permettant une réelle précision topographique l’art du dessin et de la peinture. Le plan en perspective montre l’organisation de l’espace urbain, mais aussi l’architecture, le paysage, et privilégie l’analogie avec la perception visuelle2. Ce type de « portrait » perd progressivement sa position hégémonique dans le vaste ensemble des représentations urbaines et tend à être remplacé, pour les plans majeurs, par une représentation de plus en plus géométrique de l’espace : « moins visuel, le plan porte la marque du souci croissant de la mesure, critère désormais essentiel pour évaluer sa qualité3 ». D’autre part, le plan se prête à de nouveaux usages : il circule de plus en plus fréquemment dans les bureaux des administrations, sert d’outil pour réformer les circonscriptions urbaines, pour projeter et réaliser de nouveaux aménagements, et il est utilisé comme support pour enregistrer diverses connaissances sur la ville, regardant sa population, les limites des circonscriptions, etc. Aussi, les nouvelles productions cartographiques planimétriques du xviiie siècle sont-elles étroitement liées aux savoirs administratifs, en particulier ceux touchant à la fiscalité et aux pouvoirs de police. La carte sert à la fois de support pour enregistrer des données sur la population et le territoire, sous la forme d’inventaires, de comptages et de numérotations variés – en ce sens elle est l’expression de la culture où elle est produite – et, à son tour, elle crée une capacité à agir.
2Les pages qui suivent se proposent d’apporter quelques éclairages sur le lien qui se noue ainsi entre la production de nouveaux plans de ville et les techniques de gestion urbaine. Les observations porteront sur les deux grandes planimétries de Madrid, éditées en 1769 et en 1785, qui représentent un tournant dans l’histoire des représentations cartographiques de cette ville.
3Jusqu’au dernier tiers du xviiie siècle, la cartographie de Madrid est dominée par la Topographia de la Villa de Madrid, descripta por don Pedro Texeira, vue en perspective gravée par Salomón Savery et publiée en 1656. Ce document de très grande dimension (1 800 x 2 850 mm), en vingt feuillets, minutieusement dessiné, constituait un très bel outil de connaissance topographique de la capitale, par la précision de ses détails et sa valeur géométrique4. En outre, la représentation s’étendait à une superficie assez considérable autour de la ville murée (fig. 1). Les édifices représentés, d’après le calcul de Miguel Molina Campuzano, sont au nombre de 11 000 environ. Ce plan connut des réductions (en particulier celle gravée par G. Fosman en 1683), des adaptations et des copies, adoptant parfois à partir du xviiie siècle une représentation totalement ou partiellement planimétrique, comme dans le cas des diverses éditions de Nicolas de Fer dans les années 1700 (fig. 2), ou dans celle de Matthäus Seutter, où le paysage urbain est restitué par une vue panoramique de la ville placée en dessous du plan (fig. 3).
4Toujours sur la base du plan de Texeira, un certain renouvellement de la représentation urbaine intervient avec le Plan géométrique et historique de la Ville de Madrid et de ses Environs gravé par le Français Nicolas Chalmandrier (1761)5. Réalisé au début du règne de Charles III, il enregistre les aménagements intervenus sous les règnes de Philippe V et de Ferdinand VI, proposant de la sorte une actualisation de la forme urbaine. Il comporte en outre une riche légende détaillée, permettant d’identifier les églises paroissiales, les couvents, les collèges, les hôpitaux, les fontaines ainsi que divers édifices civils. Les noms des rues sont reportés dans le champ topographique même. Les principaux édifices sont représentés en élévation mais les îlots en plan, d’où l’adjectif « géométrique » du titre (fig. 4). Dans les médaillons, placés en haut du plan, figurent les portraits du roi Charles III et de son fils. Une copie de ce plan, provenant des archives municipales de Madrid et conservé aujourd’hui au Musée municipal, constitue un important témoignage de la recherche, au sein de l’administration, d’un outil cartographique pour mettre en œuvre un nouveau découpage des quartiers de la capitale, proposé par le Président du Conseil de Castille, le comte d’Aranda, dans son plan d’amélioration de la police en 1766. Ce dernier, en effet, au lendemain du Motín contra Esquilache des 23-26 mars 1766, présenta au monarque Charles III, le 26 novembre 1766, un ensemble de mesures pour la réorganisation de la police madrilène qui débouchèrent sur les ordonnances des 6 et 21 octobre 1768. La réforme définissait une territorialité des pratiques policières plus complexe et créait de nouvelles charges, introduisant ainsi des changements notables dans le gouvernement de l’ordre urbain : les circonscriptions étaient redéfinies, pour passer de onze à huit quartiers, chacun étant placé sous la responsabilité d’un juge de la Sala de Alcaldes de Casa y Corte, qui devait obligatoirement y résider, tout comme le personnel judiciaire qui lui était attaché ; ces juges recevaient, dans leurs quartiers, une autorité supérieure à celle dont ils disposaient jusqu’alors. Par ailleurs, soixante-quatre « alcaldes de barrio », huit dans chaque quartier, venaient renforcer le dispositif de surveillance de la capitale6. Sur le plan de Chalmandrier conservé au Musée municipal de Madrid, des lettres manuscrites, de A à H, ont été tracées pour indiquer l’emplacement des nouveaux huit cuarteles, mis en couleur pour mieux les distinguer ; un trait rouge indique les limites des barrios (fig. 5).
Fig. 1. Pedro Texeira, Topographia de la Villa de Madrid, 1656, 1800 x 2850 mm,

© BnF.
Fig. 2. Madrid : Dédié à D. Antonio Martin de Tolède, duc d’Albe & c. Ambassadeur Extraordinaire de Sa Majesté Catolique à la cour de France / Par son tres Humble et tres Obeissant Serviteur de Fer, Geographe du Roy d’Espagne, Paris, 1706, 600 x 910 mm,

© BnF.
Fig. 3. Matthäus Seutter, Madritum sive Mantua Carpetanorum celeberrima Castiliae Novae Civitas et Monarcharum Hispanicorum magnificentissima Regia sedes / Madrit la plus célèbre Ville dans la Castille nouvelle ; et la plus magnifique Résidence des Monarques d’Espagne, début xviiie siècle, 530 x 600 mm

© BnF.
Fig. 4. Nicolas Chalmandrier, Plan géométrique et historique de la Ville de Madrid et de ses environs, 1761, 1065 x 900 mm, Musée municipal de Madrid.

5Dans sa proposition de création de nouveaux cuarteles, en novembre 1766, Aranda appuyait sa démonstration sur deux plans de Madrid qui montraient l’ancienne partition en onze quartiers, établie depuis 1749, et la nouvelle en huit, fondant ainsi son argumentaire sur une vision générale de l’étendue urbaine dûment relevée et mesurée, et adoptant l’outil cartographique comme instrument d’expérimentation et de comparaison des partitions urbaines possibles7. On ignore sur quel support, imprimé (le plan de Chalmandrier ?) ou manuscrit, avaient été tracés ces deux découpages en cuarteles, non conservés avec la liasse d’archives. Sur l’exemplaire du plan de Chalmandrier conservé au Musée municipal ont été représentées les limites des barrios dans chaque quartier, sans doute pour faire connaître aux nouveaux officiers qui en auraient la charge (les « alcaldes de barrios ») – ils dépendaient à la fois de la Sala de Alcaldes de Casa y Corte et de la municipalité –, les ressorts de leur compétence validés par la loi de police de 1768. La représentation cartographique, comme en témoignent ces exemples, a désormais acquis un rôle central pour former rationnellement les divisions territoriales urbaines. Ainsi, réorganiser l’espace, l’aménager, le découper, sont des opérations qui se fondent de plus en plus sur la médiation de documents cartographiques. Le recours aux plans, dans les différentes branches de l’administration urbaine, devient plus régulier, non seulement comme document d’information sur le territoire à gérer, mais aussi comme outil de réflexion et d’expertise, permettant de comparer des situations, ou de valider, le cas échéant, des propositions réformatrices.
Fig. 5. Nicolas Chalmandrier, Plan géométrique…, détail : tracés en rouge des barrios dans les quartiers Lavapiés (G) et San Cayetano (H).

6Si la nouvelle police de la capitale, basée sur un découpage territorial inédit en cuarteles et barrios, cherchait à appréhender l’espace en s’appuyant sur une cartographie préexistante, comme en témoigne l’usage fait du plan de Chalmandrier, elle fut aussi à l’origine de nouvelles productions cartographiques urbaines.
7Le premier plan véritablement géométral de Madrid, mais aussi le plus rigoureux réalisé jusqu’alors, est le Plano Topográfico de la Villa y Corte de Madrid, publié en 1769, dessiné et gravé par Antonio Espinosa de los Monteros8. Deux éléments signalent les liens qu’entretient cette carte de grandes dimensions (1765 x 2445 mm), en neuf feuillets (fig. 6), avec la nouvelle réforme de police. D’une part, elle est dédicacée au comte d’Aranda, président du Conseil de Castille et artisan de la réorganisation de l’ordre public dans la capitale. Le personnage est exalté dans un portrait, de profil, taillé sur un médaillon soutenu par Minerve, qui domine le plan de la nouvelle Madrid, transformée par les réformes et les nouvelles constructions de son administration (fig. 7). La commande de ce plan par ce ministre est confirmée par Tomás López, auteur d’un plan de Madrid publié en 1785 dont nous parlerons plus bas, dans lequel, citant les plans antérieurs, il précise que celui d’Espinosa fut réalisé « por disposición del Exmo. Señor Conde de Aranda ». D’autre part, très significativement, dans la notice historique rédigée en bas à gauche « MADRID, Silla del Imperio Español, y Corte de los católicos Monarcas… », le dernier paragraphe est consacré à la réforme de police de 1768 impulsée par ce ministre9. Les huit cuarteles sont bien identifiés, et repérés par des lettres, de A à H (selon un système de référencement similaire à celui mis en œuvre dans les annotations manuscrites au plan de Chalmandrier évoquées plus haut)10 ; la technique retenue fut celle de marquer ultérieurement les limites par un trait de couleur sur chacune des copies gravées du plan. On peut observer sur l’exemplaire du plan reproduit ici, conservé au Département des cartes et plans de la Bibliothèque nationale de France, que l’on avait commencé à reporter sur le plan gravé, non pas les limites des cuarteles, mais celles des barrios, en utilisant une même couleur par quartier (fig. 8). Ainsi, par exemple, dans le cuartel de Palacio, les limites des barrios de Santa María, San Nicolás, San Juan, Puerta de Segovia sont marquées en rouge ; on distingue en vert les barrios du cuartel de Plaza ; en jaune, à peine amorcés, les tracés de Leganitos et San Marcos (cuartel Afligidos) ; en jaune encore, plusieurs barrios du cuartel
Fig. 6. Antonio Espinosa de los Monteros, Plano Topográfico de la Villa y Corte de Madrid, 1769, 1765 x 2445 mm, BnF.

Fig. 7. Antonio Espinosa de los Monteros, Plano Topográfico…, détail : médaillon représentant le comte d’Aranda, BnF.

8de Lavapiès (Ave María, Colegio de la Paz, San Ysabel, Hospital general par exemple), distingué du gris clair du cuartel limitrophe de San Francisco. L’opération est restée inachevée. La connaissance des limites des quartiers et des barrios par ce grand plan restait donc aléatoire, confiée à une intervention ultérieure de mise en couleur des frontières administratives, qui resta sans doute le plus souvent sans suite11.
9 Un aperçu de la biographie d’Antonio Espinosa montre en outre comment, à travers la circulation des opérateurs – ici un graveur – dans différents bureaux de l’administration royale, sont reproduits et adaptés des éléments de connaissance et de représentation de l’espace. Né à Murcie en 1732, Antonio Espinosa apprit la gravure des médailles auprès de Tomás Francisco Prieto (1716-1782), principal graveur royal à partir de 1748 et membre, en 1752, de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, où Antonio Espinosa fut reçu boursier en 1755, après avoir étudié le dessin à Rome. Il fut nommé graveur à la Casa de Moneda de Séville (1772), puis de Ségovie (1774) ; il créa aussi une imprimerie dans cette ville, avant d’en ouvrir une autre à Madrid, à la fin des années 1780, active jusqu’à sa mort en 1812, et reprise ensuite par son fils José12. Il est intéressant de noter qu’il travailla, au début des années 1760, à la réalisation de deux copies en réduction de la Planimetría General de Madrid13. En effet, le plan de 1769 synthétise, à l’échelle de l’ensemble urbain, les éléments de connaissance de l’espace recueillis entre 1750 et 1751, lorsque fut ordonnée, le 22 octobre 1749, la réalisation d’un cadastre14 fondé sur le relevé des îlots, précisément mesurés et dessinés un à un sur des feuillets séparés à l’échelle 1 : 30015. Cette opération fut confiée à un groupe d’architectes (Fernando Moradillo, Joseph Arredondo et Ventura Padierne) qui, sous la direction de Nicolás de Churriguera, exécutèrent le relevé topographique des îlots, numérotés de 1 à 557, et visitèrent, pour leur enregistrement, 7 553 maisons. Des numéros furent apposés sur leurs façades, sous la forme d’azulejos, en 176916.
Fig. 8. Antonio Espinosa de los Monteros, Plano Topográfico…, détail : limites des barrios tracées en couleur, BnF.

10Les différents feuillets portent, en haut à droite, le numéro de l’îlot représenté. Le nom des rues qui délimitent l’îlot est inscrit en bordure du dessin. Les limites des parcelles sont tracées, avec un numéro et leur superficie ; la numérotation des maisons est également indiquée. Les registres correspondants (Libros Registros) furent rédigés de 1762 à 1764. Antonio Espinosa était par conséquent un bon connaisseur de la Planimetría General, non pour les opérations de relevé et de mesure qui en étaient à l’origine – il n’avait pas cette compétence – mais pour les modalités graphiques de représentation des 557 manzanas, et l’ensemble des informations qu’elles offraient, reprises pour certaines dans le plan d’ensemble de la ville qu’il grava17. La production du plan de 1769 est ainsi étroitement liée aux plans cadastraux des îlots réalisés et copiés pour les besoins des différentes administrations quelques années auparavant. Cette influence se fait sentir par le primat donné aux îlots et aux immeubles. Tous les îlots sont numérotés comme dans la Planimetría, mais pas les édifices ; en revanche, un chiffre romain indique, pour chaque îlot, le nombre de maisons qu’il comprend, donnant ainsi un aperçu plus synthétique, uniquement quantitatif, des informations recueillies pour la formation du cadastre.
11Comme on l’a noté plus haut, ce plan porte également la marque de la réforme de police de 1768. Du reste, pour renouveler les découpages spatiaux destinés à l’exercice de la police, la législation s’appuyait sur la Planimetría General puisqu’il était recommandé aux alcaldes des huit quartiers de former les 64 barrios de la ville « par nombre d’îlots entiers18 » À Madrid, l’îlot (manzana) s’imposait ainsi, pour les autorités gouvernementales, comme l’élément de base qui devait permettre de décomposer et recomposer l’espace urbain, et de former les barrios pour la gestion et le contrôle urbains. D’unité morphologique et urbanistique, la manzana devenait unité administrative, par l’identification précise et le numérotage qui en étaient faits dans la Planimetría.
12La division en cuarteles et barrios de 1768 fut promptement cartographiée. C’est à Juan Francisco González que l’on doit l’édition de la première représentation cartographique des barrios, dans un ouvrage intitulé Madrid dividido en ocho quarteles, con otros tantos barrios cada uno. Il est notable que l’on doive encore à Antonio Espinosa de los Monteros la gravure, en 1769, des soixante-quatre plans séparés de ces nouvelles circonscriptions administratives19. Le parcellaire de la Planimetría, sans être dessiné, est toutefois présent dans les plans des barrios, car chaque immeuble est identifié par son numéro. Un chiffre de plus grande taille indique la numérotation des îlots. Tous les noms des rues ou des portes sont reportés dans le champ gravé. Ces indications permettaient d’utiliser cet ouvrage comme un véritable guide pour se repérer dans la ville. Cette description des barrios fut éditée, avec les planches gravées, en 1770, tandis qu’une édition antérieure, datée de 1769, était déjà parue sans les plans, comme l’auteur le confirme dans son avis à l’édition de 1770, où il fait part de son intention de faire également réaliser des plans des cuarteles et un plan d’ensemble de Madrid20. Dans l’« avertissement au lecteur », l’auteur témoigne du soutien apporté par Aranda à son projet de faire connaître au plus vite au public les nouvelles dispositions de police urbaine. L’ouvrage de Juan Francisco González connut plusieurs rééditions dans les années 1770, et fut encore repris bien plus tard, en 1800, dans le Plano de la Villa y Corte de Madrid de Fausto Martínez de la Torre et Josef Asensio. Aux gravures des soixante-quatre plans particuliers, accompagnés d’une nomenclature détaillée des rues, listées par ordre alphabétique avec un renvoi au barrio où elles étaient situées, fut joint un plan d’ensemble – une copie réduite du plan de Tomás López de 1785 – sur laquelle figurent les limites des huit cuarteles par un trait pointillé ; les barrios sont repérables grâce à un chiffre arabe, de 1 à 64 (fig. 9). Les auteurs précisent qu’il s’agit là d’une amélioration apportée au travail de Juan Francisco González destinée à faciliter, pour le lecteur, le repérage spatial d’une rue qu’il chercherait, sans avoir pour la trouver, à feuilleter toutes les planches des barrios21. La fonction de guide de ce dispositif documentaire était donc désormais dominante.
13Le second plan géométral de Madrid, après celui de 1769, paraît en 1785. Le Plano geométrico de Madrid22 du géographe du roi, Tomás López, d’un format plus réduit que celui d’Espinosa, mais néanmoins, grâce à la finesse de la gravure, d’une grande exactitude topographique, est enrichi d’une légende extrêmement détaillée (fig. 10). Dédicacé au souverain Charles III, il présentait en outre l’originalité de développer une notice exprimant un jugement sur les plans antérieurs de Madrid : celui de Texeira (1656) « sur lequel on a fait tous ceux qui suivirent », de Fosman (1683) dont « la gravure n’est pas aussi bonne », de N. De Fer (1706) qui « manque d’exactitude », de Chalmandrier (1761) levé au pas, d’Espinosa (1769) avec les nouvelles constructions, commencées ou en projet. Armé de tous ces documents, l’auteur se proposait de former un nouveau plan, corrigé là où il était nécessaire et parfaitement mis à jour. Le travail, commencé en 1779, fut publié six ans après.
Fig. 9. Fausto Martínez de la Torre et Josef Asensio, Plano geométrico de Madrid demostrado con los64barrios en que está dividido, Madrid, 1800, BnF.

14Tomás López fit figurer dans la légende de son plan une série d’informations tirées d’une documentation administrative : la visite pour l’assainissement de Madrid réalisée par Nicolas Blasco de Orozco en 1766, qui avait été synthétisée dans un tableau statistique édité par Juan Francisco González, sous le titre « Plan de Madrid » en 1766 ; la division de la capitale mise en œuvre à partir de la réforme de police de 1768 et la numérotation des îlots et des maisons23. Le plan permettait également de situer la demeure des secrétaires d’État et de quelques Grands. Comme le plan d’Espinosa, il présentait tous les îlots numérotés selon la Planimetría.
Fig. 10. Tomás López, Plano geométrico de Madrid, Dedicado y Presentado al Rey Nuestro Señor Don Carlos III. Por mano del excelentísimo Señor Conde de Floridablanca…, 1785, 532 x 795 mm, BnF.

15Ce plan, qui comportait déjà des éléments de connaissance de la structure urbaine produits par différentes branches de l’administration (fiscale, sanitaire, policière) dans leurs opérations de gestion de la ville et d’enregistrement, fut également utilisé, dans les bureaux de l’État et de la ville, comme outil de réflexion pour des aménagements urbains. Certains des exemplaires furent ainsi mis en couleur, avec des teintes variées pour les différentes circonscriptions qui divisaient la ville. L’Instituto geográfico nacional conserve un exemplaire où les circonscriptions paroissiales ont été aquarellées, certainement à l’occasion du projet de réforme des années 1790.
16La fonctionnalité administrative de la carte, dans ce cas, n’est pas incompatible avec son caractère de support à des informations pratiques. Par son format même, plus manipulable, le plan s’adressait à un vaste public, désireux de s’orienter dans la cité ou d’y situer quelque édifice particulier, tout en concentrant le plus d’informations possible, reportées avec minutie, sur un tracé topographique d’une grande exactitude. Ainsi Tomás López dote pour la première fois un plan de Madrid d’un carroyage, avec des coordonnées en chiffres et lettres, permettant de chercher le nom d’une rue et de la situer sur le plan. Pour les églises paroissiales, les couvents, hôpitaux et autres édifices notables, on peut lire en légende d’abord le numéro de l’îlot, puis la lettre et le chiffre (abscisse et ordonnée) pour en faciliter le repérage (fig. 11).
17La cartographie du dernier tiers du xviiie siècle propose une représentation de Madrid complètement renouvelée par rapport aux décennies précédentes. Planimétrique, fondée sur des relevés topographiques rigoureux, détaillée, elle intègre des savoirs urbains produits au sein des administrations par des inspections sur le terrain, des dénombrements et des enregistrements. Dans les domaines de la fiscalité, du contrôle sanitaire ou de la police, le gouvernement ordonne la ville, découpe des objets urbains, les inventorie, génère de nouvelles formes de repérages. Numérotations et circonscriptions civiles s’inscrivent durablement dans la documentation graphique. Débordant la sphère des bureaux de l’administration, ces éléments deviennent des références d’un caractère plus universel pour se situer, pour localiser édifices et adresses, témoignant ainsi de l’adoption progressive, dans les usages pratiques et quotidiens de l’espace, de techniques et d’outils d’origine administrative.
Fig. 11. Tomás López, Plano geométrico de Madrid…, 1785, détail, BnF.

Notes de bas de page
1 Cesare de Seta, Ritratti di città. Dal Rinascimento al secolo XVIII, Turin, Einaudi, 2011. Sur les plans urbains du xviiie siècle, leurs usages et les techniques mises en œuvre, voir notamment Jean Boutier, « La cartographie urbaine à l’époque des Lumières », in Alexandre Gady et Jean-Marie Pérouse de Montclos (éd.), De l’esprit des villes. Nancy et l’Europe urbaine au siècle des Lumières, 1720-1770, Musée des Beaux-Arts de Nancy, 7 mai-22 août 2005, Versailles, Arthlys, 2005, p. 130-141, et Brigitte Marin, « Le grandi planimetrie urbane stampate in Europa nel xviii secolo. Produzioni e utilizzi », in Carlo Maria Travaglini et Keti Lelo, dir., Roma nel Settecento. Immagini e realtà di una capitale attraverso la pianta di G.B. Nolli, Rome, Università Roma Tre, sous presse.
2 Sur la fortune du « portrait » de ville à l’époque moderne, on pourra se reporter à L. Nuti, Ritratti di città. Visione e memoria tra Medioevo e Settecento, Venise, Marsilio, 1996 ; voir aussi, du même auteur, « Misura e pittura nella cartografia dei secoli XVI-XVII », Storia urbana, 62, 1993, p. 5-34, et « The Perspective Planing in the Sixteenth Century : The Invention of a representational Language », The Art Bulletin, vol. 76, no 1, mars 1994, p. 105-128.
3 Jean Boutier, « La cartographie urbaine… », op. cit., p. 134.
4 Pour une étude détaillée de ce plan, on pourra se reporter à Miguel Molina Campuzano, Planos de Madrid en los siglos XVII y XVIII, Madrid, Instituto de administración local, 1960, p. 249-279.
5 1 065 x 900 mm, en quatre planches. Cf. Miguel Molina Campuzano, ibid., p. 333-357.
6 Enrique Martínez Ruiz, La seguridad pública en el Madrid de la Ilustración, Ministerio del Interior, Secretaría general técnica, Madrid, 1988 ; Brigitte Marin, « La réforme de la police en Espagne (1768-1769) : nouveaux agents et nouvelles territorialités. L’institution des alcaldes de barrio », in Police et ordre public : vers une ville des Lumières, textes réunis par Flávio Borda d’Água, Éditions La ligne d’ombre, « Mémoires et documents sur Voltaire », no 4, Genève, 2011, p. 13-34.
7 Archivo Histórico Nacional, Consejos, leg. 504, exp. 6. La réforme des quartiers de police de Paris, en 1701, s’était également appuyée sur un plan de Nicolas de Fer, dédicacé au marquis d’Argenson, Lieutenant général de police depuis 1697, et représentant les 17 circonscriptions en vigueur. La nouvelle répartition fit l’objet d’un plan publié en 1702 : Nouveau plan de Paris Divise en ses vingts Quartiers par N[icolas] de Fer. Géographe de Monseigneur le Dauphin. Cf. Jean Boutier, « Cartographier une capitale », in id. (avec la collaboration de Jean-Yves Sarazin et de Marine Sibille), Les Plans de Paris des origines (1493) à la fin du xviiie siècle. Étude, carto-bibliographie et catalogue collectif, BnF, Paris, 2002.
8 Miguel Molina Campuzano, Planos de Madrid…, op. cit., p. 425-454, en a publié intégralement la légende. L’échelle est approximativement de 1 : 1840 (p. 445). On pourra également se reporter à ma contribution, « Il Plano Topographico di Madrid di Antonio Espinosa de los Monteros (1769). Monarchia riformatrice, nuovi saperi della città e produzione cartografica », in Cesare de Seta, Brigitte Marin, dir., Le città dei cartografi. Studi e ricerche di storia urbana, Atti del IV convegno internazionale di iconografia urbana (Napoli, giugno 2006), Naples, Electa, 2008, p. 148-160.
9 « En el año 1768, para su mejor gobierno civil se ha dividido en ocho Cuarteles/principales, al cargo cada uno de los Señores Alcaldes de Casa y Corte : / y cada Cuartel en ocho Barrios con otros tantos Alcaldes Pedáneos, que anualmente se eligen de sus respectivos Vecindarios para el mismo fin. »
10 A. Plaza ; B. Palacio ; C. Afligidos ; D. Maravillas ; E. Barquillo ; F. S. Gerónimo ; G. Lavapiés ; H. San Francisco.
11 Miguel Molina Campuzano, Planos de Madrid…, op. cit., note qu’il ne connaît aucun exemplaire enrichi de ce tracé coloré, p. 453, note a.
12 Fermín de los Reyes Gómez, « El impresor Antonio Espinosa de los Monteros en Madrid : avance para su estudio », Revista general de información y documentación, 2004, 14, no 1, p. 121-151.
13 L’une, conservée au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Madrid, fut effectuée de 1763 à 1765 ; l’autre, qui se trouvait à l’Archivo general de la Delegación de Hacienda de Madrid avant de passer à l’Archivo histórico nacional, entre 1762 et 1767. Miguel Molina Campuzano, « Las plantas y descripciones de las 557 manzanas de casas de Madrid », in Planos de Madrid…, op. cit., p. 365-374, reproduit, p. 372, la certification de ces copies par Miguel Fernández : « He comprobado este primer tomo ejecutado por Don Antonio de las Rivas y Don Antonio Espinosa ».
14 Francisco José Marín Perellón, « Planimetría General de Madrid y Regalía de Aposento », in Concepción Camarero Bullón, dir., Planimetría General de Madrid, Madrid, Tabacalera/ Tabapress, 1988, vol. I, p. 81-111, et « Planimetría general de Madrid y visita general de casas, 1750-1751 », Revista CT/Catastro, 39, 2000, p. 87-114.
15 Ces dessins originaux, sans doute les relevés de base pour le travail, ne sont pas conservés, mais seulement leurs copies en réduction. Un premier jeu de plans des manzanas dont les dates de réalisation s’étalent du 30 août 1757 au 28 février 1764 se trouve à la Bibliothèque de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando. Un second, conservé à l’Archivo General de Simancas, en est une autre copie dessinée avec grand soin par Antonio de las Rivas, présentée sous la forme de six volumes luxueusement reliés (les cinq premiers contiennent 100 plans chacun et le sixième les 57 derniers). Cet exemplaire est accompagné de six autres volumes contenant la description des îlots et de tous les immeubles. Cet ensemble documentaire a été intégralement publié à l’occasion du bicentenaire de la mort de Charles III, sous la direction de Concepción Camarero Bullón (1988). Antonio Espinosa travailla à deux autres copies similaires, citées note 13. Les volumes de texte qui accompagnent les planches indiquent, pour chaque îlot, les rues du périmètre, le nombre d’immeubles avec leur numération, leur rente, ainsi que le nom des propriétaires actuels et précédents.
16 Le numérotage des maisons par îlot resta en vigueur jusqu’en 1835, lorsqu’il fut remplacé par un numérotage par rue. Fermín Caballero, Noticias topográfico-estadísticas sobre la administración de Madrid, escritas de obsequio de las autoridades, del vecindario y de los forasteros, Madrid, Imprenta de Yenes, 1840.
17 Miguel Molina Campuzano, Planos de Madrid…, op. cit., a vérifié que, sur le plan d’Espinosa, « la representación de los espacios libres – calles y plazas – responde a las exactas medidas de anchos de vías consignadas en la Planimetría » (p. 451), et « que están irreprochable y rigurosamente delineados los perímetros de las manzanas » (p. 452).
18 Instruccion que deben observar los Alcaldes de Barrio..., 21 octobre 1768.
19 La mention en est portée sur la dernière des soixante-quatre gravures : « Este Barrio y sus Compañeros los delineó y gravó al agua fuerte D. Ant. Espinosa. Año 1769. »
20 « Esta obra la di a luz en el año de 1769 por la primera vez, y faltaban las sesenta y quatro láminas de los barrios ; y, así, me pareció el añadir esta circunstancia por lo que puede contribuir para dichos intentos, esperando tener en adelante la proporción de aumentar a esta obra una lámina o mapa topográfico de cada Quartel y otra del todo de Madrid, con su respectiva explicación, para que la obra sea completa en todas sus partes y yo tenga la satisfacción de haver contribuído en quanto ha pendido de mi arbitrio a servir al Público de esta Corte con una obra que hasta ahora no ha tenido semejante y que muchos se habían persuadido que era casi necesaria para perfeccionar el importante establecimiento de la nueva planta de Madrid, para zelar el orden y quietud de todo él, y oportuna para otros muchos fines […]. »
21 D. Fausto Martínez de la Torre, D. Josef Asensio, Plano de la Villa y Corte de Madrid, en sesenta y quatro láminas, que demuestran otros barrios en que esta dividida, Madrid, en la imprenta de Don Joseph Doblado, 1800, p. 4-5.
22 Plano geométrico de/Madrid, Dedicado y Presentado al Rey Nuestro Señor Don/Carlos III./ Por mano del excelentísimo Señor/Conde de Floridablanca…, 532 x 795 mm. Cf. Miguel Molina Campuzano, Planos de Madrid…, op. cit., p. 455-490, avec retranscription intégrale de la légende.
23 En bas à gauche du plan, l’auteur fait référence à la visite sanitaire de 1766, et en tire un dénombrement d’objets urbains (506 rues et places, 558 îlots, 7 398 maisons, etc.) ainsi que des chiffres de population (32 745 vecinos, 130 980 personnes sans compter les enfants, les prisons, hospices et hôpitaux, casernes, ni les étrangers de passage). L’auteur poursuit en rappelant la division de la ville de 1768 en 8 cuarteles, chacun étant subdivisé en 8 barrios, ainsi que la numérotation des îlots et des maisons.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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