Les menus des banquets
Témoins de l’affirmation d’une identité provençale
p. 138-149
Texte intégral
1Le repas pris en commun est certainement la forme la plus ancienne de la festivité humaine. L’organisation d’un banquet traduit la volonté de regrouper des gens choisis pour partager le plaisir le plus élémentaire et le plus physique : manger. Toute fête est une fête de la nourriture, et parfois de l’excès de nourriture comme l’avait établi Roger Caillois. Rupture avec le temps du travail et de la privation, le temps de la fête est temps de la profusion et même du gaspillage. Goinfrerie des pauvres, mais aussi goinfrerie des riches, tant le plaisir de la nourriture est celui du monde le plus et le mieux partagé. Nous allons donc nous intéresser aux banquets ostentatoires du xixe et du début du xxe siècle. La première impression est la stupéfaction devant l’abondance des mets préparés : comment peut-on autant manger ? Ensuite on constate que le nombre et la succulence s’accompagnent de noms eux aussi ostentatoires – souvent étrangers – pour désigner les plats de la « grande » cuisine française.
2Or personne ne conteste aujourd’hui qu’il y a eu, au tournant des deux siècles passés, une redécouverte des cuisines régionales, réhabilitées et réintégrées progressivement dans la cuisine « française » officielle1. Mais sous quelles influences et par quelles étapes, on le sait moins. C’est ce qui va motiver notre propos aujourd’hui.
3Alors que l’évolution des pratiques culinaires est lente, difficile à cerner dans la pratique familiale et même hôtelière – on n’en voit souvent que les manifestations tardives –, les repas de prestige ont laissé des traces et peuvent apporter le témoignage de mutations très identifiables.
4On cite par vanité les menus du banquet dans les comptes rendus des réunions officielles, lors des fêtes d’associations ou des cérémonies familiales (mariages surtout, mais aussi baptêmes et premières communions). Puis le banquet se veut un spectacle où tout est marqué par le luxe : décoration de la salle, vaisselle, cristallerie, argenterie, éclairage, toilettes de cérémonie, musique et bien sûr discours. Aussi le menu imprimé portant le nom de l’invité est souvent lithographié ou gravé – parfois par des artistes de talent. C’est un objet que l’on garde dans les familles en souvenir d’un moment exceptionnel et qui flatte celui qui a eu la chance, le bonheur, l’honneur d’y participer ! Il intéresse aujourd’hui les collectionneurs et nous avons pu en consulter des corpus souvent très riches2.
5Du début du xixe jusqu’à l’apogée de la iiie République, les menus de banquets sont systématiquement inspirés de la grande cuisine parisienne3. Un repas typique comprend : des entrées froides de pâtés ou d’aspics de poissons, éventuellement un potage-consommé, des entrées chaudes (dites souvent timbales, croustades ou bouchées), un poisson froid (poisson noble tel que sole, turbot ou saumon) puis les viandes en sauce (lièvre ou venaison), enfin les rôts, volailles rôties (chapon, faisans) et souvent truffées, les desserts sont des préparations à base de crèmes ou des glaces. Souvent le repas est entrecoupé d’entremets épicés ou d’un sorbet alcoolisé pour restaurer l’appétit. Jamais de fromage. Les légumes n’y apparaissent pas ou en quantité réduite, plutôt comme accompagnement des viandes que comme mets distinct. Les seuls à, être tolérés sont les fonds d’artichauts et les asperges. Les crustacés (écrevisses ou langoustes) figurent après les rôts et avant les desserts. Les noms des plats évoquent soit des pays étrangers, soit des personnalités de la très haute société (à la Viennoise, à la Luxembourgeoise, à la Russe, à la Colbert, à la Richelieu, à la Cambacérès). Il en est de même pour les vins : seuls les grands bourgognes sont dignes d’une table d’apparat, même si sous le second Empire on observe l’apparition progressive des crus bordelais dont les propriétaires sont liés à l’establishement impérial (Margaux et Sauternes).
6Dans tout le pays, dans toutes les régions, règne donc une uniformité dans la nourriture de fête des classes les plus aisées. Mais les prémices d’un changement vont apparaître.
7La première influence déterminante nous paraît être celle des Méridionaux de Paris et de leurs associations. Les exilés aiment se retrouver autour d’un plat régional non seulement identitaire, mais aussi consensuel puisqu’il dépasse les clivages idéologiques des ambitieux « montés » à Paris. Dès les années 1870, le café Voltaire4, place de l’Odéon, devient le point de rassemblement des intellectuels méridionaux et met au menu du vendredi la fameuse bouillabaisse. Fait significatif, les deux premières associations créées (antérieures à la Cigale5 qui les fédérera) se nomment la Sartan (pour les Vauclusiens) et lou Peiroù (pour les Varois) bientôt suivies par la Brandade qui rassemble les Nîmois et le Picpoul les originaires de l’Hérault.
8Le Café Voltaire fait école puisqu’on voit apparaître dans les gazettes des encarts publicitaires indiquant les magasins ou l’on vend des produits du midi (à commencer par l’huile d’olive) et la liste des restaurants qui servent des menus méridionaux6 (généralement la bouillabaisse ou la brandade le vendredi, le cassoulet le lundi ou le jeudi).
9L’exemple vient donc non de la région mais de Paris, car le sociologue sait bien que l’imitation des comportements va toujours du haut en bas de l’échelle sociale.
10En Provence même, la redécouverte de la gastronomie provençale va se faire en deux étapes. La première est la revendication de l’excellence et de l’authenticité des produits régionaux. Une sorte d’« Appellation d’origine contrôlée – Indication géographique protégée » avant l’heure.
11C’est ce que l’on observe dans l’extraordinaire banquet que le riche Bonaparte-Wyse offrit à ses amis félibres en 1867 à Font-Ségugne et qui contient exclusivement des produits d’origine provençale, spécialités emblématiques de tel ou tel terroir. Le menu comprend 6 hors d’œuvre froids, 4 hors d’œuvre chauds, 6 entrées ou poissons, 4 rôtis, 4 légumes, 4 entremets et 14 desserts. Preuve de l’importance de l’événement aux yeux de Mistral, ce long menu sera publié intégralement dans l’Armana de l’année suivante7.
12À qui serait surpris de voir le premier festin félibréen à menu régional organisé par un noble irlandais fraîchement converti au Félibrige, on peut répondre qu’après tout le meilleur poème sur la bouillabaisse a bien été écrit par le poète anglais Thackeray (The ballad of bouillabaisse, 1855).
13L’idée est lancée, et Berluc-Pérussis en 1875 dans un banquet servi dans son château de Porchères pour les fêtes de Forcalquier8 affiche une sorte de surenchère sur l’appellation contrôlée puisque le menu contient exclusivement des produits des Basses-Alpes. Il amorce ainsi une sorte de compétition dans le domaine du menu identitaire
14La deuxième étape est la réhabilitation des plats eux-mêmes. Tout plat possède un statut social : un plat de pauvres est mangé par des pauvres et donc dévalorise celui qui le mange. Or le Félibrige, comme pour la langue, veut renverser cette tendance. Par compensation ce sera l’exaltation de la cuisine populaire, savoureuse et authentique, injustement méprisée.
15Mistral a bien vu l’importance de cette part du patrimoine provençal mais il n’ose pas encore signer de son nom les premiers articles qu’il consacre dans l’Armana prouvençau à la cuisine paysanne de Provence : il se dissimule sous le pseudonyme du « felibre dou mas », du « cousinié Macàri » ou du collectif « lou Cascarelet9 ». Mais en faisant l’éloge des plats provençaux dans la publication officielle du Félibrige, Mistral couvre de son autorité magistrale un domaine jusque-là mineur et que nombre de félibres sans doute croyaient réservé aux poètes populaires et « patoisants ».
Célébrations gastronomiques : chronologie, A. Giraud.
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16Apparaît donc un phénomène étonnant que nous allons essayer d’analyser et de quantifier. Puisque la littérature ennoblit tout ce qu’elle touche, elle servira à relever la cuisine provençale comme elle a relevé la langue provençale ; en d’autres termes ce qu’on a fait pour la lengo mespresado on va le faire pour la cousino mespresado, et le mouvement félibréen va investir un nouveau champ poétique : la gastronomie.
17Nous voyons donc apparaître un genre nouveau qu’on pourrait appeler la célébration gastronomique en langue provençale et en vers d’un plat provençal, une célébration souvent proche d’un dithyrambe (mais le dithyrambe est bien une des formes poétiques les plus anciennes !). Le phénomène, quasi inexistant auparavant, va connaître un essor prodigieux parmi les auteurs de langue provençale vers la fin du siècle. Des sondages approfondis dans les publications en langue d’Oc, presse et almanachs en particulier, nous ont permis de rassembler un corpus de 91 occurrences de ces poèmes-éloges d’un plat provençal, et nous sommes sans doute très loin d’un comptage exhaustif.
18Ce corpus peut être analysé chronologiquement ou thématiquement. Chronologiquement. Le genre apparaît avec le Félibrige (1855-1859), il croît ensuite régulièrement pour exploser dans les années 1885-1995, le sommet étant atteint dans les dernières années du siècle (1895-1900) avec 24 occurrences. Puis il décroît rapidement après 1900 pour s’éteindre peu avant la Grande guerre. Thématiquement. L’aïoli et la bouillabaisse se disputent évidemment la première place avec un palmarès respectif de 23 et de 14 occurrences. Loin derrière, avec 3 à 5 occurrences, on trouve les poivrons, les oignons, les haricots, le saucisson d’Arles, la figue, le melon, la pomme d’amour (tomate), la salade des champs, l’anchoïade et l’aigo-boulido. Les autres spécialités ne sont représentées que par un ou deux poèmes. Enfin, dans cette liste on remarque une absence inattendue : la daube qui n’a tenté aucun de nos poètes…
Célébrations gastronomiques : thématique, A. Giraud.
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19Ce phénomène quantitativement établi a certainement été accentué par les Félibres de Paris qui, dans leurs Jeux Floraux annuels ne manquent pas de mettre au concours « une médaille d’argent au meilleur sonnet en langue d’oc sur… ». Ainsi en 1877 sera mis au concours un poème sur le saucisson d’Arles, entre 1886 et 1889 un sonnet sur « le pruneau d’Agen – sur la truffe noire – sur l’aïoli – sur la bouillabaisse », en 1890 une chanson sur le cassoulet, entre 1896 et 1900 des sonnets ou poèmes sur « l’aigo-boulido – la pomme d’amour – les pois chiches – la figue – le nougat de Montélimar et la grenade10 ».
20Mais il fallait une consécration définitive du maître : Mistral publie dans l’Armana de 189111 « La riboto de Trenco-taio » qui raconte une « virée » des jeunes félibres (Mistral, Daudet, Mathieu et Grivolas) dans les cabarets de la Barthelasse ou des bords du Rhône à Arles. La scène principale prend son origine à l’hôtel Pinus, le restaurant mondain de la ville d’Arles, et il faut en citer, dans sa traduction, le passage clé.
L’Aioli, bibl. Méjanes, Aix-en-Provence.
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– Ce qu’il y a aussi de ridicule dans ces hôtels, fit alors le bon Mathieu, c’est que, remarquez-le, depuis qu’aux tables d’hôtes les commis-voyageurs ont introduit les goûts du Nord, que ce soit en Avignon, en Angoulême, à Draguignan ou bien à Brive-la-Gaillarde, on vous sert, aujourd’hui, partout les mêmes plats : des brouets de carottes, du veau à l’oseille, du rosbif à moitié cuit, des choux-fleurs au beurre, bref, tant d’autres mangeries qui n’ont ni saveur ni goût. De telle sorte qu’en Provence, si l’on veut retrouver la cuisine indigène, notre vieille cuisine appétissante et savoureuse, il n’y a que les cabarets où va manger le peuple.
– Si nous y allions ce soir ? dit le peintre Grivolas.
– Allons-y, criâmes-nous tous12.
21Et c’est ainsi qu’ils traversent le Rhône pour aller manger dans un cabaret de mariniers, pourtant sombre et sale, une cuisine authentique et délicieuse. Et alors qu’ils sont plus ou moins éméchés, et qu’on les menace d’un procès-verbal pour tapage nocturne, Alphonse Daudet, le plus échauffé du groupe, pour faire taire les inquiétudes révèle qu’il est secrétaire du président du Sénat, que Mistral est chevalier de la Légion d’Honneur et Grivolas peintre officiel de la ville d’Avignon. Ce qui est une façon de signifier qu’ils ne sont pas des notables qui s’encanaillent, mais des Provençaux qui viennent là pour retrouver leurs racines.
22Ce texte est fondateur, puisque Mistral le publiera à trois reprises : en 1891 dans l’Armana, en 1897 dans l’Aioli13 et enfin en 1906 dans ses Memori e raconte14 où ce récit forme le dernier chapitre de l’ouvrage.
23Et la même année 1891 survient une véritable provocation : Mistral crée le journal dont il a rêvé et – alors qu’on s’attendait à ce qu’il soit placé sous des auspices hautement littéraires –, il lui donne pour titre L’Aioli. Le banquet servi le 7 juin au palais du Roure chez le marquis de Baroncelli pour lancer le journal est évidemment un banquet où figure l’aïoli, accompagnant encore prudemment un loup de ligne. Symboliquement, c’est la plus jeune fille du marquis de Baroncelli qui sert à table le plat odorant : la noblesse se joint au plat populaire pour célébrer l’union du peuple provençal !
Félibrée du 7 mai 1882 à Montpellier, coll. Palais du Roure, Avignon).
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Menu de la Santo-Estello en 1896 aux Saintes-Maries, coll. Palais du Roure, Avignon).
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24Mais pourquoi l’aïoli est-il choisi pour représenter « le » plat provençal et non la bouillabaisse qui pourtant semblait bénéficier de l’antériorité ? La première raison est que le plat de poisson ne représente que la Provence des rivages maritimes et n’est pas un plat paysan. La seconde est d’ordre littéraire : on connaît l’hostilité de Mistral envers les Marseillais, coupables de réticence devant les idéaux du mouvement félibréen.
25Quel vin choisir ? La Coupo santo du Félibrige, véritable eucharistie poétique et politique, ne pouvait contenir un vin septentrional. Le premier réhabilité sera le Châteauneuf-du-Pape, lou vin pur de noste plan, d’autant que parmi les primadié se trouve un vigneron : Anselme Mathieu, propriétaire du domaine de Mont-Redon.
26Le banquet annuel de la Santo-Estello, organisée chaque année dans une ville différente, devient un exercice rituel de composition d’un menu illustrant les particularismes locaux. Un véritable concours identitaire s’instaure : par exemple le menu martégal15 pour la Santo-Estello de Martigues (1891), le menu camarguais pour la Santo-Estello des Saintes (1896). En 1895 les organisateurs de la fête à Brive s’étaient flattés de servir un « menu indigène »… Et même on connaît un « menu maigre » du vendredi 6 janvier 1893, second anniversaire de l’Aioli, qui puisant aux tréfonds de la tradition de l’Avignon papale, offre aux convives une suite de gibiers d’eau !
27 Soulignons aussi que le félibrige languedocien adopte très vite cette tradition, et que les banquets de Montpellier font preuve de beaucoup de savoureuse originalité.
28Mais ne voulant pas nous limiter à ces exemples exceptionnels, nous allons entrer un peu plus dans les détails de cette évolution. Observons la redécouverte des légumes. Alors que les seuls légumes nobles étaient les fonds d’artichauts et plus timidement les asperges et les petits pois, on voit apparaître sur les tables les légumes cultivés en Provence. Dès 1876 la « pomme d’amour » figure au menu de la Santo-Estello, puis l’aubergine qui apparaît comme le légume provençal le plus original, consacré par un article de l’Armana de 1880 (sans doute rédigé par Mistral) « Li merinjano à la Sartan16 » lequel relate les discussions gastronomiques des méridionaux de Paris. En 1896 apparaissent les « poumo d’amour e merinjano à la boumiano », plat qui ne porte pas le nom encore honni de ratatouille. Puis les haricots verts, les pois gourmands, les cardons et les courgettes. Mais sont toujours exclus l’humble pomme de terre et le chou, symboles de la pauvreté paysanne.
29Ces plats « grossiers » ou populaires réhabilités vont donc changer de statut social. Tout d’abord, sans bouleverser vraiment l’ordre des mets, on s’efforce de substituer un produit de rang populaire à un produit de rang élevé.
30Les poissons : au saumon, à la sole, au turbot on substituera la bouillabaisse de poisson de roche, voire le catigot d’anguille. Les viandes : à la selle de chevreuil ou au filet de bœuf on substituera le gigot de mouton – mal vu jusque-là car considéré comme une viande « forte » – la daube de bœuf ou le civet de lièvre. Les rôts : aux bécasses et aux perdreaux on substituera les grives ou les pintades – toutefois truffées. On finit même par oser les pieds-paquets : qui aurait cru qu’on puisse servir des tripes et des pieds de moutons dans un banquet !
31Parallèlement, on constate une volonté de simplifier les menus : de quatre ou cinq entrées on passe à deux, de trois poissons à un ou deux, les plats de viande sont souvent réduits à deux, une viande en sauce et un rôti, on accompagne les plats de légumes et de salades. Les desserts s’allègent et comportent souvent des fruits et des pâtisseries plus légères. Cela se traduit aussi dans la présentation des menus, d’une typographie plus sobre et plus discrète.
32Preuve que l’initiative du mouvement vient du milieu félibréen et non de la corporation des cuisiniers, on constate la timidité des manuels de cuisine publiés à la même époque qui, même en invoquant le nom de cuisine provençale, demeurent des manuels de cuisine « bourgeoise ». Reboul dans sa Cuisinière provençale par exemple s’excuse de faire figurer des plats qui ne peuvent convenir à une table de la bonne société17.
33Si maintenant on considère le comportement des organisateurs de banquets, on s’aperçoit que la « régionalisation » des menus progresse de façon irrégulière selon les milieux. Les organismes officiels, politiques ou administratifs, les institutions consulaires ou professionnelles, demeurent assez conservateurs et fidèles aux menus « parisiens » les plus classiques. En revanche, les associations sportives, culturelles ou musicales adoptent assez vite les plats et les vins régionaux, en composant souvent d’originaux et agréables menus.
34Simultanément et comme pour ennoblir la gastronomie provençale sont ranimées les anciennes confréries et les ordres bachiques tel le prestigieux Ordre illustre de Méduse, ou les clubs de notables gourmands comme le Cercle des gastronomes de Provence créé par l’omniprésent et protéiforme Marcel Provence, associations militantes qui se posent en véritables gardiens du temple de la cuisine provençale.
35Le seul point entraînant des réticences est la question du « haut goût », des épices et bien sûr de l’ail. Car, tant que les banquets ne comptaient que des hommes, la question apparaissait secondaire. Mais peut-on servir aux dames des sauces à l’ail, des poivrons, des plats épicés ? Là encore, une progression prudente parviendra à les faire accepter. Et dans cette évolution vers des menus intégrant des saveurs originales tout en recherchant la légèreté, on ne saurait passer sous silence le rôle d’un grand cuisinier provençal, Auguste Escoffier.
36Il n’en reste pas moins que vers les années 1930, les plats régionaux les plus représentatifs ont été intégrés dans la cuisine des familles de la haute société, dans les cartes des restaurants et bien sûr dans les menus de banquets. L’entre-deux-guerres sera une période faste pour toutes les cuisines régionales, et à partir d’ici leur histoire est relativement bien connue.
37Le développement de l’automobile comme moyen de déplacement, la découverte des vacances, vont favoriser l’hôtellerie régionale et la cuisine régionale. À chaque étape, le Guide Michelin qui décerne ses premières étoiles en 1926 va recommander aux voyageurs cherchant le dépaysement un restaurant proposant des plats aux saveurs originales.
38Cette réhabilitation étant obtenue, les célébrations poétiques, maintenant inutiles, se tarissent puis disparaissent, et on aborde un autre chapitre de l’histoire gastronomique. Puisque les plats sont reconnus, il faut les définir, les fixer. Et on aborde une nouvelle étape, l’époque des recettes, qui commence à partir de 1900 et qui se poursuivra jusque dans l’entre-deux-guerres.
39La recette est une codification, donc la fixation d’une norme. Qui est en droit de la définir ? Qui détient la vérité sur ce qui est provençal ou non ? Est-on en droit d’innover au cœur de la tradition ? Toutes ces questions vont entraîner des débats passionnés autour des dogmes de la cuisine méridionale et les écrivains les plus célèbres mettront souvent leur plume de polémiste au service du débat gastronomique. C’est aussi l’époque de l’explosion de l’édition culinaire, explosion loin d’être calmée aujourd’hui, si l’on en croit l’invraisemblable quantité d’ouvrages sur la cuisine provençale où la succulence des photographies ne suffit pas à cacher l’indigence des textes. Mais ce lien nouveau entre la littérature, le bien-manger, la culture provençale et le marché de l’édition mériterait à lui seul une étude nouvelle, aussi préférons-nous clore ici notre parcours historique.
Conclusion
40Au terme de cette étude, et pour conclure en quelques mots, nous pensons avoir montré que :
41Premièrement : non seulement la réhabilitation de la cuisine provençale est parallèle à la réhabilitation de la langue et de la culture provençale, mais que cette restauration est due directement à l’effort du mouvement félibréen et plus particulièrement des méridionaux de Paris et de Mistral lui-même.
42Deuxièmement que cette réhabilitation s’est faite en trois étapes, la première étant celle des produits dont on vante l’origine provinciale, la seconde celle des plats, même les plus populaires, la troisième celle des recettes qui donnent lieu à des débats sur l’authenticité du caractère provençal.
43Troisièmement enfin que la cuisine régionale actuelle, tant dans ses efforts de codification que dans ses manifestations de créativité, dérive directement des principes généraux du courant régionaliste né dans la seconde moitié du xixe siècle.
Annexe
Annexes
Repères chronologiques de la gastronomie félibréenne
1855 Le premier Armana prouvençau contient un article sur la cuisine provençale, « Froumage enveneigra », signé Lou felibre dou mas (Mistral).
1867 Banquet offert aux Félibres par Bonaparte-Wyse à Font-Ségugne autour d’un « Menu prouvençau » (voir en annexe).
1868 Parution dans l’Armana du menu du banquet.
1874 Armana prouvençau : L’Aioli (article signé Lou cousinié Macàri, pseudonyme de Mistral).
1875 Banquet organisé par Berluc-Pérussis à Porchères à l’occasion des fêtes de N.-D. de Provence à Forcalquier et ne comportant que des produits bas-alpins (voir en annexe).
1876 (vers) Création à Paris de La Sartan (association des Vauclusiens de Paris) et du Peiroou (les Varois de Paris) puis de la Cigale (tous les méridionaux de Paris). La bouillabaisse est servie tous les vendredis au café Voltaire, place de l’Odéon, leur lieu de réunion.
1880 Publication dans l’Armana Prouvençau de « Li merinjano à la sartan » signé « Lou Cascarelet » (sans doute Mistral).
1886 Marius Morard : Manuel complet de cuisine provençale.
1887 Banquet pour l’inauguration du buste d’Aubanel à Sceaux, « devant un menu remarquable. Les plats du Midi brillent sur la carte ».
1891 Publication dans l’Armana de « La riboto de Trenco-Taio ».
Lancement du journal l’Aioli. Banquet au palais du Roure où figure un « loup à l’aïoli ».
1897 Nouvelle publication de « La Riboto de Trenco-Taio » dans l’Aioli. Traduction reprise dans plusieurs journaux parisiens.
J.-B. Reboul : La cuisinière provençale.
1898 Menu provençal offert par Mistral pour la « félibrée de Sainte Agathe » à Maillane (voir en annexe).
1903 Auguste Escoffier : Guide culinaire.
1906 Reprise dans les Memori e raconte du texte « La riboto de Trenco-Taio ».
1913 Fondation à Paris de La veno d’aiet, association de cuisiniers provençaux dont Escoffier est président d’honneur.
Menus félibréens
Menu offert par Bonaparte-Wyse au château de Font-Ségugne le 30 mai 1867
Pitanço frejo. Burre de Lauris – Clauvisso d’Aigo-morto – Oulivo d’Ais – Saucissot d’Arle – Cambajoun de Ceiresto. Tapeno de Cujo.
Pitanço caudo. Pastissoun d’Avignoun – Cousteleto d’agnèu – Couquiho de chambre – Levadeto de Crau.
Intrado. Boui-abaisso dou martegue – Gardiano de Camargo – Filet de biou à la prouvençalo – catigot d’anguielo de Sorgo – Tian de Mountéu – Aioli de Cassis. Roustit. Pintado d’Auzelet – Dindounèu de la Bartalasso – Pavoun d’Eiglun – Troucho de Vau-cluso.
Lieume. Pese groumandoun – Poumo d’amour – Faioulet de Durènço – Bourrido de la Ciéutat.
Entre-plat. Rampau de chambre – Rampau de favouio – Pastis au sucre counjala – Froumajoun glaça.
Dessert. Counfituro d’At – Frago de Barbentano – Arange de Maiorco – Grafioun de Font-Segugno – Canissoun e biscoutin d’Ais – Brassadèu de Faiènço – Gimbleto de Beù-caire – Buscatello de Carpentras – Coco de Nîmes – Panso d’Antibo – Pruno de Brignolo – Figo de Marsiho – Pero de Sisteroun – Papihoto de Jaussemin.
Vin. Vin blanc de Santo-Cèio – Clareto d’Eirago – Claret de Tavèu – Vin de San-Jorge – Vin de Langlado – Vin di Felibre de Casteù-Nou-de-Papo – Semoustat de la Nerto – Vin de Ferigoulet – Vin de Rochegudo – Granacho de Mazan – Muscat de Frountignan – Cafè – Aigo-ardènt e andaio – Coudounat – Agrioutat – Ratafia de Gout.
E tout pèr escudello.
Menu des fêtes de N.D. de Provence à Forcalquier le 11 septembre 1875 (organisées par Léon de Berluc Pérussis)
Saucissot de Fourcauquié – Buèrri de Gap – Oulivo de Lus – Rifouorts de Viero-Novo.
Cambajoun de Pourchièros – Peis d’Alouos – Pastis caud de pardigaus de Ganagobi – Civié de lèbre dou Leberoun – Rablo de buou de Digno – Poumos d’amour de Vourouno – Bignés de viadase de Manosco.
Rousti fre. Dindos de la Grand-Bastié de Gagnaud.
Rousti caud. Pintados es rabassos dou Ravéu de Mountagna.
Crèmo d’Ano la felibrihouno, es uous de Mano – Capello de sucre de Nouesto-damo de Prouvènço.
Froumajoun au pebre d’ai d’enco de la Barnardo, à la Rouocho – Meù de Lardiers – Raïns de Vou – Poums de Crui – Pessègues de Brunet – Aprunos de Sièios – Pastissariés de Plantard.
Vins des Mès, Labrihano e autres – Liquour de Luro.
Menu de la Santo-Estelle 1876
Avignon, hôtel du Louvre
Mangiho dou festin
Pitanço. Burre de Lauris – Oulivo di Baus – Saucissot d’Arle – Pastissoun d’Avignoun – Galantino felibrenco-Cambajoun de Ceiresto – Tapeno de Cujo – Sardino de Frejus – Reissolo de troucho – pastis fre.
Intrado. Pèis de roco à la Santo-Estello – Cabrou dou Queiras – Filet de biou à la prouvençalo – Capoun de la Bartelasso.
Entre-plat. Gelarèio de frago e de grafioun – Rampau de chambre – Crèmo amelenco – Brulot rouman.
Lièume. Ourtoulaio mescladisso – Estoumaguet à la boumiano – Cachofle à la berigoulo – Pese groumandoun.
Roustit. Pintado d’Auzelet.
Desser de touto merço.
Bevèndo. Vin de Crau, de Langlado, de Casteù-Nou e de Cassis.
Menu de la félibrée du 7 mai 1882 à Montpellier Banquet de la felibrejada dau sept de mai 1882 dounat en la vila de Mount-Pelié à l’ounou d’En Baseli Alecsandrie d’En Guilhem Bonaparte-Wyse
Apetissadisses. Saucissot d’en Arle. – Oulivas de Gignac. Panets de burre dau Larzac. Ravetas de Latas.
Soupa mount-pelieirenca.
Relevats. Boucadas d’arcelis de Ceta. – Saumoun en sauça blanca. – Filet de biou de San-sauvaire. – Pichots peses au cambajou. – Pastissous de Besiès.
Roustit. Pintados de Doscara.
Legum. Espargous de Vaulièira.
Desserta. Touroun de Mountelimart. – Castel mountat.
Abeure. Bourdèus, Langlada, Sant-Jordi, Champagna, Muscat de Quaranta. Cafè à l’aiga-ardent de Sant-André.
Menu offert par Frédéric Mistral à Maillane pour la félibrée de Sainte Agathe en 1898
Rebalun. Oulivo cachado – Rais-fort – Lengo fourrado e flourentino.
Intrado. Boudin de Lazarino de Manosco – Galino à l’estoufado – Filet de biou à l’adobo.
Entre-mié. Cachofle de Maiano.
Roustit. Cha-cha de mountagno – Poulardo de Bresso enrabassado.
Desservo. Clareto, mandarino, bescuchello, foundènt e counfituro.
Vinage. Chablis, Juverto, Pomard, Champagno.
Café e aigo-ardènt.
Notes de bas de page
1 Parmi les études abordant cette évolution on citera : Pascal Ory, Le discours gastronomique français, Paris, Gallimard, coll. Archives, 1998 ; Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France, l’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1997 ; Madeleine Ferrières, Nourritures canailles, Seuil, L’Univers historique, 2007.
2 En particulier les collections détenues par la Fondation Flandreysy-Espérandieu (palais du Roure, Avignon), la bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence), le musée Paul Arbaud (Aix-en-Provence), la bibliothèque municipale BMVR de l’Alcazar (Marseille), la médiathèque Ceccano (Avignon), la Fondation Auguste Escoffier (Villeneuve-Loubet), dont nous remercions les conservateurs, ainsi que plusieurs collections privées dont celles de MM. Maurice Bernard et Bernard Terlay.
3 La longue carte du restaurant Véfour au palais-Royal (vers 1820) ne comprend que deux plats d’inspiration méridionale : la morue à la provençale et les artichauts à la barigoule.
4 Le bâtiment est actuellement le siège des éditions Flammarion.
5 Sur l’association de La Cigale, voir notre article : Albert Giraud, « Les membres de La Cigale et le Jardin des Félibres », Bulletin des Amis de Sceaux, no 26, décembre 2010 ainsi que celui de Philippe Bouchardeau, « La Cigale de Maurice Faure », Revue drômoise, no 538, déc. 2010.
6 Café-restaurant Voltaire, 1 place de l’Odéon, restaurant Lavenue, 70 bd Montparnasse, restaurant Robert, 39 bd Saint-Michel, Restaurant Grand U, 101 rue de Richelieu, restaurant César, Bruneau et Notta, 26 bd Poissonnière (Le Midi gastronomique à Paris, cuisine méridionale, dos de couverture de la revue Lou Viro-Soulèu, 1896).
7 Par le collectif « Lou Cascarelet » (en fait Mistral lui-même), Armana Prouvençau, 1868, p. 85-86.
8 Pour l’inauguration du sanctuaire de Notre-Dame de Provence. Menu publié dans l’ouvrage : Lou libre de N.-D. de Prouvènço, festo religiouso e litterari de Fourcauquié…, Forcalquier, Masson, 1876, p. XIX-XX.
9 Dès le premier Armana (1855), Mistral sous le pseudonyme du Felibre dou Mas avait publié une petite notice : « Cousino prouvençalo, Froumage enveneigra » Armana prouvençau…, 1855, p. 92 ; en 1860 il y publie sous son nom un éloge de la bouillabaisse dans le poème « Au doutour Dugas », qui sera repris dans Lis Isclo d’Or (1875) ; et en 1874 sous le nom de Cousinié Macari deux notices : « L’aioli » et « La salado champanello ».
10 Sur ces concours poétiques réguliers, on consultera les collections du Viro-Souleù (publié de 1889 à 1914) et de la Revue félibréenne (publiée de 1885 à 1909).
11 Armana prouvençau, 1891, p. 33-44.
12 Traduction de F. Mistral.
13 L’Aioli, no 252, 27, décembre 1897.
14 Frédéric Mistral, Moun espelido, Memori e raconte-Mes origines, Mémoires et récits, Plon, 1906, p. 684-725.
15 Sans doute composé par Charles Maurras, organisateur de ces fêtes.
16 Les aubergines poêlées (lou Cascarelet), Armana prouvençau 1880, p. 21-23.
17 À propos de l’Aioli garni : « Nous nous serions bien gardé de placer dans tout autre livre de cuisine un mets tel que celui-ci ; mais comme c’est de la cuisine provençale que nous traitons plus particulièrement, l’omission n’aurait pas été pardonnable. » Jean-Baptiste Reboul, La cuisinière provençale, Marseille, Paul Ruat, 1897, p. 88.
Auteur
Académie d’Aix-en-Provence
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