Présence de la fête et du discours sur la fête dans le Tresor dóu Felibrige de Frédéric Mistral
p. 128-137
Texte intégral
1À l’occasion de la publication du dossier du préfet Villeneuve sur la fête en Provence, il m’a semblé utile d’interroger celui qui est à l’extrémité de la chaîne définie par les organisateurs de ce colloque : de Villeneuve à Frédéric Mistral. Je le ferai à partir d’une seule œuvre de Mistral, que j’ai pratiquée et étudiée sans doute plus que les autres, et qui me paraît être une source d’information majeure pour la question qui nous réunit : le Tresor dóu Felibrige.
Ce qu’est le Tresor dóu Felibrige
2Le Tresor dóu Felibrige, comme ne l’indique pas le titre, est un dictionnaire provençal-français, que Mistral a mis plus de trente ans à réaliser, de 1853 à 18861. C’est un dictionnaire de langue avant tout, c’est-à-dire un inventaire systématique des richesses lexicales du « provençal », ou plutôt des « divers dialectes de la langue d’oc moderne », selon le sous-titre donné par Mistral. Il a pour finalité de définir et fixer la langue que les félibres utiliseront, donc de servir de référence, aussi bien orale qu’écrite, et en même temps de permettre à cette langue restaurée dans sa dignité d’être enrichie par les productions des félibres et de ceux qui les suivront.
3Mais c’est aussi un dictionnaire à vocation encyclopédique sur les différents éléments des cultures portées, exprimées par les variétés dialectales de la langue d’oc. La page de titre du dictionnaire évoque aussi bien l’histoire naturelle que les noms propres, « la collection complète des proverbes, dictons, énigmes, idiotismes, locutions et formules populaires », et enfin « des explications sur les coutumes, usages, mœurs, institutions, traditions et croyances des provinces méridionales » et donc nécessairement sur les fêtes. Comme pour la langue proprement dite, l’intérêt pour la culture a évidemment une justification idéologique forte. Il s’agit avant tout de décrire une culture traditionnelle menacée par la révolution industrielle en cours. La maintenance de la langue sera due à l’usage, à la création littéraire dans une langue restaurée dans sa dignité, mais aussi solidement amarrée à son environnement culturel.
Contraintes du dictionnaire
4Un dictionnaire est composé d’articles distincts, classés dans l’ordre alphabétique. Il y a donc, pour ce qui est des faits culturels, comme les fêtes, une dispersion inévitable de l’information, une absence de hiérarchisation et surtout un caractère second par rapport aux faits linguistiques. C’est évidemment une différence notable avec les autres sources d’informations sur les fêtes, comme les récits des voyageurs ou la Statistique de Villeneuve.
5Parfois tout est ramassé dans un seul article, comme par exemple pour l’article Bravado, où on a d’abord la description : « décharges de mousqueterie qu’on fait solennellement et processionnellement un jour de fête ou en l’honneur de quelqu’un », puis l’explication sommaire : « c’est ordinairement le simulacre et la commémoration d’un assaut soutenu ou d’une victoire remportée » et enfin l’évocation de deux bravades : celle d’Aix avant la Révolution et celle de Fréjus (en mémoire de l’entrée de saint François de Paule).
6Mais pour les fêtes ayant une certaine ampleur, par leurs éléments constitutifs et leur inscription dans l’histoire, il faut rassembler les informations de plusieurs articles pour en avoir une idée précise. La tâche est généralement facilitée par le système des renvois, qui sont des fils conducteurs précieux. Par exemple pour Noël, l’article Nouvé « Noël, fête », qui coexiste avec les articles Calendo et Nadau, variantes géolexicales, inclut une rubrique vèio de Nouvé consacrée au « repas de famille solennel », mais aussi dindo de Nouvé et encore li nouvé de Saboly, Goudelin, Peiròu… Mais il faudra consulter l’article Calendau pour une information très précise sur le pan calendau « gros pain divisé en quatre par une incision cruciale que l’on met sur la table de Noël et auquel on ne touche qu’après en avoir donné un quart au premier pauvre qui passe… » Et encore l’article Cacho-fiò « bûche de Noël, grosse bûche d’arbre fruitier qu’on met en grande cérémonie le soir de la veille de Noël », article qui comprend l’expression pausa cacho-fiò « déposer la bûche après l’avoir aspergée de trois libations en prononçant des paroles sacramentelles ». Ces paroles, on les trouvera à l’article Alegre : « Cacho-fiò, Bouto-fiò/Alègre, Alègre/Dièu nous alègre : Calèndo vèn, tout bèn vèn… » Mais il faut consulter aussi l’article Soupa, pour le gros soupa défini très laconiquement comme le « souper de la veille de Noël », ou encore Candèlo « bougies de Noël, sur la table au nombre de trois » et bien sûr Santoun « santon »« qu’on place dans la crèche de famille », avec ses principales figures : ange boufarèu, amoulaire, mounié, tambourinaire…
7La dispersion est encore bien plus sensible quand il s’agit d’une fête complexe comme celle de la Fête-Dieu autrefois. On dénombre une bonne trentaine d’articles qui la concernent. À l’article Fèsto « fête », comme pour Nouvé, la rubrique Fèsto de Dièu ne nous donne que la traduction « Fête Dieu » et un renvoi au mot Còrpus, qui dans un autre article est défini comme la « Fête Dieu en Languedoc et à Nice », d’où les expressions proucessioun dóu Còrpus Domini et counfrarié de Còrpus Domini à Aix. L’article Proucessioun nous apporte surtout une information historique sur les origines : « procession de la Fête-Dieu, faite pour la première fois à Avignon en 1312 ». Mais la structure générale de la fête nous est connue grâce à la profusion d’articles contenus dans le TDF, notamment sur les différents dignitaires et sur les personnages de la Procession : Abadié, « dignité de l’abbé » et « cortège de l’Abbé de Jeunesse ; Abat de la Jouinesso ; Prince d’Amour « dignitaire qui représente la noblesse ; Basocho ou Bedocho (à Aix) et lou Rei de la Basocho ; Lio-tenent de prince, Lio-tenent d’abat ; Bastounié de la Basocho, Chivalié d’Amour « un des figurants de la Fête-Dieu à Aix », Capitani di Gardo, autres figurants. Et on a aussi la Passado « marche faite par les ménétriers… ou promenade que les bâtonniers de l’Abadié et de la Basocho faisaient la veille de la fête à Aix » ; le Ga « le guet », ou cavalcade que l’on fait à Aix pour la Fête-Dieu et à Tarascon pour la Tarasque, quelques personnages mythologiques de cette cavalcade du guet comme Cibèlo ou Saturne. Et bien sûr on découvre la panoplie des Jeux de la Fête-Dieu, dans des articles spécifiques : Castelet, « Jo dóu Castelet, qui représente la venue de la Reine de Saba (article Reino Sabo), devant laquelle danse un baladin qui porte au bout d’une épée un petit château doré et surmonté de cinq girouettes » ; Cat, « lou jo dóu Cat » ; Rascasseto « jeu avec des polissons qui se peignent mutuellement » ; Diable « lou grand jo di diable e lou pichoun », deux jeux avec des démons armés de fourches ; la diablesso aussi ; Ameto ou Armeto, « jo de l’Armeto… une âme figurée par un enfant vêtu de blanc est assaillie par les démons, mais elle se cramponne à la croix et son ange gardien la délivre » ; les chivau-frus bien sûr « cheval de carton en usage dans les réjouissances publiques de la Provence… Le cavalier l’adapte à sa ceinture et danse au son du tambourin ».
Sources de Mistral
8La question des sources de Mistral, dans le domaine des données ethnographiques, mériterait une étude approfondie et elle est aussi difficile à traiter que celle de l’origine de l’information sur les faits de langue, qui nous est tout de même aujourd’hui mieux connue.
9On sait que le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat (1846-1847) a servi de modèle au jeune Mistral2. Mais en aucune façon il n’y eut de plagiat. Comme je crois l’avoir montré en 1979, l’œuvre de Mistral est d’une conception très différente, du point de vue linguistique et du point de vue du contenu culturel3. D’une façon générale les observations d’Honnorat sont surtout d’ordre historique et général, sans faire nécessairement référence à la Provence. Par exemple pour la Fête-Dieu, « La Fête-Dieu ou Fête du Saint-Sacrement fut instituée en 1264 ou 1266 par le pape Urbain IV ». Mais rien n’est dit sur la Fête-Dieu en Provence. L’Agnèu Pascau, c’est « celui que les Juifs immolaient ». Le Jeu du Castelet « un jeu d’enfants dont Erasmus parle dans ses colloques ».
10Il est certain que les fêtes sont beaucoup moins présentes chez Honnorat que chez Mistral. Les différents jeux de la Fête-Dieu n’y sont pas, ni la Carreto de l’Agnèu pour Noël, ni le Pan Calendau, ni l’Abrivado (« lâcher de taureaux dans la ville »), ni la danso di Cascavèu pour Carnaval etc. Malgré tout certaines rubriques d’Honnorat sont bien informées et assez précises. L’article Bravada est beaucoup plus développé que chez Mistral et très différent dans son contenu, pour ce qui est de l’usage de la bravade de la Saint-Jean. Honnorat fait référence au papagai : celui qui l’abattait était déclaré roi par les magistrats, une compagnie d’hommes armés était levée qui la veille de la Saint-Jean allaient sur la place du Parlement à Aix pour allumer le feu et faire des décharges de mousqueterie. Mistral ne parle que d’une « réjouissance pour exercer la jeunesse au maniement des armes ».
11Villeneuve a été sans aucun doute une source importante de l’information de Mistral qu’il faudrait pouvoir étudier avec soin4. Disons simplement pour le moment que Mistral semble souvent résumer des passages de la Statistique des Bouches-du-Rhône. On retrouve les mots mêmes de Villeneuve, distribués parfois dans un autre ordre. Ainsi pour l’article Bigo, Jo de la Bigo « jeu qui consiste à marcher debout jusqu’à l’extrémité d’un mât graissé sortant presque horizontalement d’une barque pontée ». De même pour la Reino Sabo (voir ci-dessus) : l’expression « petit château surmonté de cinq girouettes » figure telle quelle dans le long développement de Villeneuve. Ou encore la Danso di Bergiero (pour Carnaval) : « Les garçons en corps de chemise et en petit jupon blanc font tourner des fuseaux… » dans le TDF ; « Les hommes sont en corps de chemise avec un petit jupon blanc » dans Villeneuve.
12Mais Mistral introduit des éléments qui sont absents de Villeneuve : ceux qui sont extérieurs au département bien sûr (voir plus loin), mais aussi parfois d’autres qui concernent la Basse-Provence, comme le pan calendau, la candelo calendalo (bougies de Noël), ou encore la danso di Cascavèu (les grelots)… Quelquefois les mêmes faits sont décrits de façon très différente chez Mistral et Villeneuve. Par exemple, à propos du cacho-fio. Villeneuve ne fait aucune allusion au sens de « cadeau », donné par les maîtres à leurs serviteurs (sous forme de nougat, vin cuit, gâteaux, fruits secs), que l’on trouve dans le TDF.
13En dehors de Villeneuve, quelques sources sont visibles, bien que peu explicitées, comme Achard qui est cité nommément pour la Bello Estello de Pertuis, à propos de l’interprétation qu’il en donne, mais l’ouvrage d’Achard d’où vient l’information (Description historique, géographique et topographique…) n’est pas mentionné. L’article Achard du TDF ne parle d’ailleurs que du Vocabulaire provençal-français et de la Biographie des hommes illustres (sic). Pour l’usage du Rei de l’Ascensioun dans la Drôme, Mistral renvoie à « de Coston », le baron de Coston, sans autre précision. En général les sources que nous pouvons identifier sont très ponctuelles, comme celle du voyageur Millin pour le pepesuc de Béziers, ou encore celle de Laurent-Pierre Bérenger, qui, originaire de Riez, devient lui aussi voyageur dans sa Provence natale, et dont Mistral cite tout un passage de ses Soirées provençales sur la veille de Noël. Mistral pratique assez souvent le jeu des citations, comme par exemple celle de César de Nostredame pour les Maio, les Belles de Mai, sans toutefois indiquer le nom de l’ouvrage. Ce sont aussi des écrivains, anciens ou modernes, qui sont mis à contribution, d’une façon plus conforme à la pratique générale du dictionnaire : par exemple le troubadour Arnaud de Marsan pour les cascavèus, des vers du poète toulousain du xviie siècle, Peire Godelin (Godolin) pour le fenetra de Toulouse. Et il y a aussi, comme il se doit, le témoignage de certains dictionnaires de langue, qu’il a utilisés et dont il donne la liste à l’article Diciounàri : par exemple le Dictionnaire du patois limousin des environs de Tulle de l’abbé Béronie (1823), pour la Garbo-baudo, fête d’après moisson, ou le Dictiounari moundi de Jean Doujat (1642) pour le Fenetra toulousain.
14Mais il est vraisemblable que, comme pour les faits de langue, Mistral a dû recueillir beaucoup d’informations à travers son énorme correspondance, qui reste encore assez largement à explorer, et il est sûr que, comme pour la langue, il a puisé dans sa mémoire et son expérience à la fois personnelles, familiales et félibréennes de la fête en Provence. On sait que, dans son autobiographie « distanciée », Memòri e Raconte, Mistral décrit avec beaucoup de précision un certain nombre de fêtes qu’il a lui-même vécues dans son enfance et sa jeunesse : Noël, le Jour de l’An, les Rois, les veillées, la vogue de Sainte-Agathe à Maillane5…
Spécificités du Tresor dóu Felibrige
Espaces de la fête
15Ce qui caractérise le TDF par rapport à Villeneuve, c’est bien sûr, outre la structure du dictionnaire, l’élargissement de l’espace dans lequel la fête est envisagée. Mistral publie un dictionnaire de l’ensemble de la langue d’oc moderne, « dis Aup i Pireneu », comme il disait. Et de fait le Tresor contient des références à des fêtes qui proviennent des différentes régions occitanes.
16Le Languedoc, par exemple, avec li Vaqueto de Narbouno, « petites vaches en bois doré que l’on mettait annuellement aux enchères à Narbonne » ; le Fenetra (feletra) de Toulouse « pardon qui se gagne au Carême et aux fêtes de Pâques en visitant les maladreries qui sont aux faubourgs de Toulouse », et qui est devenue ensuite une simple fête votive, conservée aujourd’hui plutôt comme fête folklorique avec défilé de groupes, danses, chants ; parmi les danses, lou Chivalet, danse languedocienne très précisément décrite, « analogue au Chivau-frus de Provence ».
17Le nord de la langue d’oc, où l’on trouve la Petouso « dans quelques villages du Vaucluse et de la Drôme, fête marquée par une « offrande faite par la jeunesse au prieur décimateur du pays, la veille de Noël ou du Premier Janvier… » ; la Festo di Bouié, fête des laboureurs à Valréas et à Montélimar ; la Sant Vincèns : « En Dauphiné Saint Vincent est le patron des vignerons » ; le Rei de l’Ascensioun à Saint-Donat (Drôme), dans la partie la plus septentrionale de la langue d’oc, fête dans laquelle le premier consul de la ville « nommait chaque année un Rei de l’Ascensioun qui choisissait ses dignitaires et assistait à la procession le front ceint d’une couronne » ; le Reinage « fête votive patronale. Dans la Drôme et le Rouergue »…
18Parfois il est spécifié que la fête est commune à tout le Midi, mais cela est rare. On en a une mention implicite à l’article Maio, petites filles qui jouaient le rôle des belles de Mai, où Mistral cite un dicton bordelais concernant cet usage, en précisant que ce dicton est commun à tout le Midi. Parfois également Mistral fait apparaître la diversité des pays d’oc. Ainsi pour l’Ascension, après avoir décrit l’usage de Saint-Donat, il nous dit que c’est aussi la fête des faucheurs à Narbonne et des maçons à Avignon. Et à l’article Ase, même si ce n’est qu’une mention fugitive, l’Ase de Gignac, « qui figure à Gignac (Hérault) dans certaines fêtes », est accompagné d’autres animaux ayant le même caractère emblématique dans d’autres lieux : le chameau à Béziers, le poulain à Pézenas, le bœuf à Mèze, le loup à Loupian (Hérault), le cheval-Bayard à Clermont et bien sûr la Tarasque à Tarascon.
19Mais d’une façon générale les informations sont très réduites et lacunaires pour les régions les plus périphériques du domaine d’oc… La Saint-Vincent du Dauphiné n’est pas décrite du tout. La fête des Bouviers est évoquée pour deux communes seulement, Valréas et Montélimar, et pour un seul trait constitutif (le concours de labour dont le vainqueur est proclamé rei di bouié), alors que l’aire géographique de cette fête est beaucoup plus large et qu’elle ne se limitait pas au concours de labour, comme le notait Delacroix et comme on le voit encore maintenant dans la moitié nord de ce département6.
20Il y a en fait très peu de choses dans le TDF sur les usages festifs des provinces du nord de la langue d’oc : l’Auvergne et le Limousin par exemple. L’Auvergne a sa Bourrèio, mais sans plus de détails, de même que pour le Quercy le Ramelet est seulement défini comme « farandole ». La Freirié est aussi simplement définie comme « fête patronale dans le Sarladais » (en Périgord)… . Et il en est de même pour une autre région périphérique, la Gascogne : rien sur la Halha de Nadau « le feu de Noël » de Saint-Sever et autres communes des Landes, ou sur l’élection de Mau-Govèrn du carnaval d’Auch, qui constitue l’ensemble du cortège avec Caronha, Bacchus et Paloma, Carême, les Pantalons.
21Le noyau dur de cet espace de la fête, c’est évidemment la Provence historique, élargie tout de même un peu au pourtour méditerranéen, comme le montre bien l’évocation du bestiaire figurant la festivité vu ci-dessus ou encore la situation du Corpus, équivalent de la Fête-Dieu aixoise dans le Languedoc et à Nice. C’est dans les Bouches-du-Rhône, Aix, Marseille, Arles et son terroir, Tarascon que les informations sont les plus nombreuses et les plus sûres.
22Souvent il n’y a pas de précision de lieu et cela renvoie alors à ce qu’on peut appeler la Provence historique : par exemple pour Noël, Carementrant « mannequin qu’on promène dans les rues », le Charivari, la Bello de Mai « jeune fille vêtue de blanc, couronnée de fleurs, tenant un bouquet de chaque main, qui, dans le mois de mai, pose au coin d’une rue, sur un siège élevé, devant une petite table, pendant que ses compagnes, debout à côté d’elle, sollicitent des passants une légère rétribution » et la Maio qui est le même personnage mais sous les traits d’une enfant.
23Parfois une ou plusieurs localisations particulières coexistent avec la localisation générale. Le Chivau-frus est un « cheval de carton en usage dans les réjouissances publiques de la Provence et particulièrement à Aix ». Le Ga « le guet » est une « cavalcade, sorte de parade à cheval que l’on fait dans certaines fêtes, particulièrement à Aix dans les Jeux de la Fête-Dieu et à Tarascon, dans ceux de la Tarasque ». Faire Calendo « célébrer la veille de Noël par une collation, poisson, morue frite, escargots… » est exprimé sur un plan général, mais dans l’énumération des mets une variante apparaît : « lasagne (dans les Alpes) ». Et l’article continue par une référence à l’usage marseillais selon lequel les marchands de vin offrent à « leurs pratiques » une bouteille de vin et les boulangers une galette.
24Mais souvent aussi un usage est défini pour un groupe de localités, dans une appellation à caractère collectif : la campagne par exemple dans l’Acampado dis iòu « collecte des œufs »« collecte que les garçons des villages font le mardi-gras », la Carreto de l’Agnèu « petit char orné de feuillages, enrubanné et traîné par une brebis sur lequel est couché un agneau que les bergers pour certaines localités pastorales vont offrir en corps à l’Enfant-Jésus, pendant la messe de Minuit » ; un département moderne, pour les Aiet, « aulx cuits sous la cendre des feux de la Saint-Jean dans le Var ».
25Il arrive enfin qu’une seule localité soit concernée. C’est bien sûr le cas de la Tarasque à Tarascon, où l’usage festif est en quelque sorte induit par le nom même de la localité. Mais c’est aussi le cas de la Fête-Dieu à Aix ou encore de la Bello-Estello à Pertuis, dans le Vaucluse, où l’on voyait « la veille de l’Épiphanie un chariot chargé de branches enflammées promené dans la rue… » et pour une époque plus ancienne de la Pentecôte à Arles. À l’article Pandegousto la seule référence à une fête est celle-ci : « Aux xive et xvie siècles, à l’occasion des fêtes de la Pentecôte, la ville d’Arles offrait des prix aux filles de joie les plus agiles à la course » !
La liaison entre la langue et la culture
26Par rapport aux autres sources disponibles sur la fête en Provence, l’originalité de Mistral est d’avoir situé ces informations dans le cadre d’un dictionnaire de langue, pour attirer l’attention sur le lien qui unit la culture à la langue. Il y a d’abord évidemment le parti-pris inhérent au dictionnaire de présenter tous les éléments de la culture sous leur nom provençal, même si à l’époque de Mistral on peut penser que dans les villes tout au moins l’usage du français était assez largement répandu dans la pratique des fêtes. Mais cela donne tout de même une certaine forme d’authenticité culturelle au discours mistralien, sensible à l’inscription des faits évoqués dans l’histoire de la culture provençale.
27Le TDF ne se contente pas, on le sait, de donner le mot vedette de l’article en provençal, rhodanien plutôt, mais il le fait suivre de plusieurs variantes dialectales de l’ensemble de la langue d’oc, et cela vaut aussi pour beaucoup de rubriques internes aux articles. Cette pratique permet ainsi souvent au lecteur de comprendre comment la diversité des éléments lexicaux peut être le signe d’une diversité des usages culturels. En ce qui concerne les fêtes, on prendra l’exemple de l’article Garbo-Baudo « fête qu’on célèbre après la moisson ». La variante limousine Gerbo-Baudo, purement phonétique, se rapporte à quelque chose de plus précis, que Mistral ajoute à sa définition « régal qu’on donne aux ouvriers après la récolte et le battage en Limousin et Gascogne », ce qui est ensuite développé par une citation de dix lignes de Béronie. Mais dans ce même article Mistral renvoie aussi à d’autres mots ayant à peu près le même sens, mais pas le même contenu culturel : ainsi Reboulo, qui en Dauphiné désigne d’une façon plus large un « repas que le propriétaire donne aux ouvriers après l’achèvement de certains travaux », Soulenco, qui, dérivé de soulen « blé qu’on ramasse encore dans l’aire après l’enlèvement du tas », a du même coup un champ d’application plus étroit « fête que l’on fait après la rentrée du grain », de la même façon que le gascon Escoubo-sòu (littéralement « balaie le sol »), qui désigne d’abord les « balayures de l’aire » puis « la petite fête que les propriétaires donnent à leurs ouvriers, en Gascogne, quand le dernier grain de blé a été enlevé de l’aire ».
28Un autre avantage du dictionnaire de Mistral sur les autres sources est en principe la recherche d’étymologies. Dans ce domaine il faut être très prudent, car tributaire des connaissances de son temps, Mistral propose souvent des étymologies hasardeuses. Malgré tout il lui arrive de tomber juste… et d’éclairer le sens véritable d’un usage par l’étymologie du mot qui le désigne. C’est ce qui se passe pour le Cacho-Fio. Alors que Villeneuve expliquait ce mot comme étant un « feu caché », Mistral a bien vu qu’il s’agissait du verbe cacha « écraser » et que le cacho-fio était donc la bûche qui écrase le feu.
L’inscription dans le temps
29Mistral s’efforce parfois de situer dans le temps les fêtes qu’il décrit, en utilisant l’opposition classique entre le présent pour les fêtes qui existent encore et l’imparfait pour celles qui ont disparu, Ainsi pour la Fête-Dieu, l’Abat de la Jouinesso, disparu depuis longtemps, « présidait à la danse et aux amusements publics ». Le droit de pelote payé par les jeunes gens qui épousaient une étrangère et perçu par ce même Abat de la Jouinesso est rapporté au passé. Mais les danses de Carnaval, comme les Cascavèu, Li Bergiero qui sont toujours exécutées sont au présent. Il en est de même pour les Chivau-Frus, « particulièrement à Aix ». La Petouso de Mirabeau est tout entière à l’imparfait. De même pour l’agneau pascal à Marseille, l’imparfait est employé, renforcé par autrefois : « Autrefois, à Marseille, l’évêque et le clergé mangeaient ensemble le jour de Pâques un agneau rôti », alors que sur la Carrèto de l’agnèu « est couché un agneau que les bergers… vont offrir en corps ».
30L’évolution est souvent notée, comme pour la danse des Olivettes « danse provençale que l’on donnait jadis pendant l’olivaison. Elle est encore exécutée à l’occasion de certaines fêtes, particulièrement dans le département du Var ». Mais l’évolution est souvent marquée par une sorte de dégénérescence de la fête, comme Mistral le dit nettement pour la bravade de Saint Jean, « dégénérée aujourd’hui en simple jet de serpenteaux ».
Les choix thématiques de Mistral
31On a déjà vu certains des choix de Mistral dans sa présentation des fêtes, en particulier sur le plan géographique. Mais il vaudrait la peine de se demander si le TDF, dans les limites qu’il s’est fixées, n’a pas opéré une véritable sélection thématique, en fonction de la personnalité même de Mistral et de son engagement dans le mouvement de maintenance du Félibrige. Vaste question que je ne pourrai qu’effleurer ici, pour terminer, en balisant quelques pistes.
32Il n’est pas très facile de répondre à la question, car, dans le cadre d’un dictionnaire comme celui-là, Mistral était nécessairement amené à traiter beaucoup de sujets et à disperser son information, comme on l’a vu, ce qui ne facilite pas les classements d’ordre quantitatif. Cela étant dit, en attendant un inventaire systématique que l’informatique devrait rendre possible, on constate tout de même quelques lignes de force et aussi quelques lacunes significatives.
33Les points forts, ce sont d’abord ceux qui concernent des fêtes familiales et religieuses faisant partie de traditions bien ancrées et se déroulant selon un calendrier bien établi : Noël et la Fête-Dieu, bien que cette dernière soit sur le déclin, en sont de bons exemples. Mais ce sont aussi des fêtes publiques rurales traditionnelles très populaires, à caractère identitaire fort, ayant pour vocation de rassembler la population, surtout dans des espaces proches de Maillane, comme par exemple les bravades, les carreto ramado de la Saint-Éloi, les diverses manifestations camarguaises : l’abrivado, la ferrado, les courses de taureaux (faire courre li biòu, dans l’article Biòu)…, les diverses sortes de danses, telles que les Boufet ou les Fielouso, les Bergiero pour le carnaval, la Farandoulo évidemment. Et ce n’est pas un hasard si quelques-unes de ces fêtes privilégiées par le TDF se retrouvent également dans les Memòri e Raconte.
34Il est plus difficile de parler des « points faibles », des oublis, volontaires ou non, voire des rejets ou des censures que Mistral aurait pu exercer dans le TDF, car plus on s’éloigne du noyau dur de la Provence mistralienne, le pays d’Arles, plus le tissu des fêtes tend à être plus lâche. Malgré tout on peut au moins lancer une hypothèse : celle de la difficulté de Mistral à accepter de parler d’usages festifs exprimant une transgression sociale. Difficulté relative, car on vient de voir, avec les fêtes de la Pentecôte à Arles, qu’il insiste sur des figures de danse plutôt audacieuses appartenant au noyau dur : la course des filles de joie ! Mais il s’agit de danses qui relèvent déjà de ce que nous appelons un folklore à caractère spectaculaire. Les manifestations du Carnaval proprement dit, qui est la transgression la plus connue du calendrier festif, sont au contraire très peu décrites. Rien à l’article Carnava, et à Carmentrant simplement la description du personnage « mannequin qu’on promène dans la rue le mercredi des cendres et qu’on brûle sur la place publique après une procédure burlesque ». Cela explique aussi peut-être en partie le silence total sur ce carnaval des femmes, où l’inversion est la règle, que constitue la Sainte-Agathe alpine7.
35La fameuse danse des Tripettes de Barjols, qui manifeste assez fortement l’irruption du profane dans le sacré, est évoquée d’une façon très pudique : « danse particulière qui s’effectue à Barjols (Var) en mémoire du martyre de Saint-Marcel ». On oublie tout simplement de dire qu’elle est exécutée dans l’église au milieu de la cérémonie religieuse8. Et que dire des feux de la Saint-Jean, grande fête populaire du solstice d’été, et de l’usage très répandu en Provence de sauter le feu ? Mistral n’en parle que pour rappeler un point d’histoire ou pour lui donner une explication religieuse. Art. Fio-de-Sant-Jan « feu qu’on allume la veille de Saint-Jean-Baptiste. À Aix avant la Révolution, les présidents du Parlement mettaient solennellement le feu aux bûchers de la Saint Jean… La coutume où l’on est dans les campagnes de sauter le feu de saint Jean rappelle les purifications par le feu de la religion persane et du sabéisme ».
36Cette étude de la présence de la fête dans le Tresor dóu Felibrige laisse un certain nombre de questions en suspens, en particulier sur les sources de Mistral ou sur la nature de ses choix. Cela montre qu’une investigation générale d’une certaine ampleur serait bien utile pour pouvoir apprécier à sa juste valeur l’information culturelle du Tresor. Mais j’espère avoir pu révéler quelques aspects de la richesse étonnante de ce dictionnaire et expliquer un peu ce qui en fait l’originalité et la valeur. Il faut le dire et le redire, ce travail harassant de trente années, réalisé par un poète, n’avait rien de gratuit. Il s’inscrivait dans la cohérence du projet global renaissantiste de Mistral. Je crois pouvoir dire qu’il en est de même du Museon Arlaten et que d’une certaine façon l’inventaire et la définition des éléments linguistiques et culturels de la Provence, insérés dans l’ensemble des pays d’oc, étaient la préfiguration de cette autre grande œuvre de Mistral : le Museon Arlaten.
Notes de bas de page
1 Frédéric Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige, ou Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne…, Aix-en-Provence, Vve Remondet-Aubin, Avignon, Roumanille et Paris, H. Champion (s.d.), [1879-1886], 2 vol. in 4o (abrégé TDF dans la suite du texte).
2 Simon-Jude Honnorat, Dictionnaire provençal-français ou Dictionnaire de la Langue d’Oc, ancienne et moderne, suivi d’un vocabulaire français-provençal…, Digne, Repos, 1846-1847.
3 Jean-Claude Bouvier, Préface de la réédition du Tresor dóu Felibrige de F. Mistral, Aix-en-Provence, Édisud, 1979, p. 23-27.
4 Comte [Christophe] de Villeneuve[-Bargemont], Statistique du département des Bouches-du-Rhône, Marseille, impr. d’Antoine Ricard, 1821-1829, 4 vol., particulièrement le t. III.
5 Frédéric Mistral, Moun espelido. Memòri e Raconte-Mes origines, Mémoires et récits, Paris, Plon, 1906.
6 M. Delacroix, Statistique du département de la Drôme, nouvelle édition, à Valence chez Borel imprimeur, Marc Aurel frères, imprimeurs-libraires, et Charvin, libraire ; à Paris chez Firmin Didot, imprimeur-libraire, 1835, p. 303-304. Sur la fête des Laboureurs dans la Drôme d’aujourd’hui, voir Anne-Marie Granet, « La fête des Laboureurs de Jaillans. Permanence et mutations d’une fête de la Drôme », dans Revue Drômoise, tome LXXXI, no 412, juin 1979, p. 253-268 et tome LXXXI, no 413, octobre 1979, p. 296-314.
7 Sur Carnaval, la littérature est évidemment très abondante. Une bonne présentation d’ensemble pour l’ensemble de la France reste celle d’Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris, Picard, 1947, t. I, p. 868-1149. Pour la Sainte-Agathe alpine, voir particulièrement A. Van Gennep, Le folklore des Hautes-Alpes, Paris, Maisonneuve, 1946, t. I, p. 376-379 ; Jean Gavot, Le folklore vivant du Comté de Nice et des Alpes maritimes, Nyons, Chantemerle, p. 79-80.
8 Sur les Tripettes de Barjols, on peut se référer à la description qu’en donnait Fernand Benoit, dans La Provence et le Comtat Venaissin, Arts et traditions populaires, Avignon, Aubanel, 1975, 2e éd., p. 220 : « Si le sacrifice [du bœuf enrubanné] se fait dehors, la cérémonie comporte à l’église une partie sacrée, la “danse des tripettes”, appelées “tripettes de Saint-Marcel”. » Voir aussi la bibliographie des travaux de Danielle Dosseto fournie par l’introduction du présent ouvrage.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR TELEMME
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