Le Félibrige et les fêtes
Un souci d’authenticité
p. 96-107
Texte intégral
1La vie félibréenne des premières années est plutôt confidentielle, « et fait plus penser à une amitié qu’à une vie de société1 ». Si les réunions sont des fêtes, ce sont en quelque sorte des fêtes privées. Mais le succès de Mistral et celui de l’Armana prouvençau donnent au Félibrige une place suffisamment importante pour qu’il puisse apparaître en tant que tel dans des fêtes provençales, en se revendiquant comme défenseur du pays et sa langue, et il faut moins d’une dizaine d’années pour cela. On peut le voir en 1862, à l’occasion des fêtes d’Apt. Ce sont des fêtes à la fois religieuses, agricoles et littéraires que le Félibrige n’organise pas mais dans lesquelles il trouve sa place, et où, surtout, Mistral peut tenir à l’occasion des jeux floraux un discours dans lequel il célèbre la Provence. C’est un des premiers moments et, à ma connaissance, par son ampleur, le premier lors duquel le Félibrige pense trouver une reconnaissance auprès du peuple provençal. Ce peuple fait sa connaissance et de ce fait, réalise qu’il ne se contente pas de fêter un moment particulier par des rites établis, mais prend conscience de lui-même grâce aux félibres. On passe donc à ce moment-là de la société poétique à l’association provençale qui va pouvoir représenter, voire même incarner son pays. Le moment, tel qu’il est perçu par les félibres, est tout à fait solennel :
On était à la fin d’une journée de fête et de plaisir et on eut compris une certaine animation turbulente, des rires étouffés, des quolibets joyeux. Au lieu de cela, l’attention était presque recueillie, on écoutait la voix du poète avec une émotion contenue, qui éclatait à chaque pause, en acclamations aussitôt réprimées. C’était merveille de voir combien un peuple, artiste au fond de l’âme, à son insu peut-être, s’intéressait à l’hommage solennel rendu à la poésie2.
2Ce rapport est un concentré de l’attitude et des objectifs qui vont désormais inspirer les félibres. Ils comprennent que la fête puisse prendre un aspect excessif (« une certaine turbulence »), et cela d’autant plus que le mot qui reviendra souvent pour décrire l’état d’esprit des participants des fêtes futures est l’estrambord, l’enthousiasme qui peut être facilement débordant. L’ambiance joyeuse pourrait également amener, et on le comprendrait aussi, une certaine moquerie. Mais le discours du poète produit une atmosphère recueillie (« presque » recueillie, dit lucidement le rapport), c’est-à-dire qu’on passe du divertissement, éventuellement bruyant et transgressif, à la célébration. La fête devient une célébration de la Provence, c’est-à-dire aussi la preuve de son existence et de l’existence d’un peuple provençal. Elle joue ainsi pleinement, authentiquement pourrait-on dire, son rôle : non plus un simple divertissement qui pourrait réunir n’importe qui, mais l’acte par lequel un peuple se reconnaît. Non plus une fête en Provence parmi d’autres, mais une fête de la Provence. Comme le remarque Durkheim un peu plus tard, les fêtes, parmi d’autres manifestations, inscrivent l’individu dans un temps commun et produisent une conscience collective.
3Or, s’il y a un peuple provençal et si le Félibrige se donne pour but de lui conférer, ou plutôt de lui restituer sa dignité et donc sa prétention à l’existence, encore faut-il que des occasions se présentent, lors desquelles cette existence puisse être reconnue. Les publications, et en particulier l’Armana, permettent de faire entrer la langue provençale dans les foyers. Les fêtes permettent à un peuple de se retrouver et de prendre conscience de son existence. Le Félibrige est le médiateur qui veut permettre la transformation de ces fêtes et son histoire, à cet égard, peut être vue à travers le prisme de la transformation, et dans une certaine mesure, de l’invention de la fête provençale.
La Provence en représentation
4Le Félibrige n’invente certes pas les fêtes provençales, qui existaient avant lui. Il est tout à fait normal, après tout, que le peuple provençal qui est décrit dès le début comme volontiers social, se retrouve régulièrement de manière festive, y compris par des manifestations qui le caractérisent, n’appartiennent qu’à lui, et témoignent de sa particularité et de son authenticité. Mais il serait fâcheux, pour les félibres, que ces manifestations ne visent qu’à passer un bon moment, et ne permettent pas au peuple de découvrir et de confirmer ce qui l’unit, c’est-à-dire en particulier sa langue. Or, si la langue est très vraisemblablement présente parmi les participants de ces fêtes lors des premières décennies du Félibrige, elle est menacée par le français, et les Provençaux ne sont pas conscients de cette menace, parce qu’ils ne sont pas conscients de l’importance de leur langue, dévaluée, et de la nécessité de la maintenir. C’est sur ce terrain que le Félibrige s’installe, à l’intérieur des fêtes traditionnelles, pour y prendre place dans leur moment poétique, pour s’affirmer et se présenter en tant que représentant et révélateur du peuple.
5Ce faisant, il risque d’être confronté à la réalité nationale et au fait que, outre leur caractère profondément local, les fêtes peuvent également avoir un caractère national. Problème délicat pour une association qui affirme avec ténacité son apolitisme et redoute comme la peste l’accusation de séparatisme. Il y répond en faisant tout d’abord, si l’on peut dire, la part du feu, et en laissant de côté les fêtes explicitement nationales, en faveur des fêtes locales. Ce qui amène par exemple Marius André à opposer les fêtes du 14 juillet et les félibréjades.
S’il n’y a rien qui distingue un 14 juillet dans une ville de Provence d’un 14 juillet dans une autre ville de Flandre, il n’y a rien de plus différent qu’une félibréjade à Martigues, par exemple, et une autre à Alès ou à Ganges ; c’est grâce à l’heureuse complicité des traditions locales honorées3.
6Il ne saurait donc être question d’intervenir – à supposer que cela soit possible – dans les fêtes du 14 juillet qui n’ont pas, du moins dans leur thématique, de caractère local. Il ne saurait pas plus être question, bien sûr, de les critiquer sous peine de prêter le flanc aux accusations redoutées. Le Félibrige va donc cibler les fêtes locales dans lesquelles il peut trouver sa place, et la composition de ses membres va l’amener dans un premier temps à s’associer fréquemment aux fêtes religieuses.
7C’est en particulier le cas en septembre 1875, à Forcalquier. Plus de vingt ans après sa fondation, le Félibrige a désormais une réputation bien établie, et une extension qui dépasse largement le cercle des fondateurs. Les fêtes littéraires et religieuses de Forcalquier sont donc pour lui une forme de consécration. Mistral dira ensuite que le Félibrige ne s’est jamais senti aussi à l’aise qu’à Forcalquier4. Sans avoir de part proprement dite dans l’organisation religieuse des fêtes, centrées autour de l’inauguration de la chapelle Notre-Dame de Provence – le banquet convié par l’organisateur de ces fêtes, Léon de Berluc-Perussis (1835-1902) se tient d’ailleurs pendant la procession – le Félibrige y a néanmoins une place importante. Accueillis officiellement dès le premier jour, les félibres forment le jury du concours chargé de désigner le cantique en provençal qui sera primé et deviendra, par la suite, le cantique provençal par excellence. Ils écartent les pièces incorrectes, rédigées dans une « mauvaise langue », et sont donc les authentificateurs de la langue employée en même temps que ses plus dignes représentants. Ils indiquent aussi par la voix de Christian de Villeneuve-Esclapon, rapporteur du jury, le sens de la manifestation :
Au moment où tous les peuples de l’Europe, gavés d’or et de jouissance, reniaient Dieu et l’immortalité, au moment où les poètes, au lieu de lutter contre la foule et de s’élever vers le ciel, enfonçaient leurs ailes dans la boue, seule la poésie provençale a été fidèle à sa sainte mission.
8Et donc, « en face du matérialisme triomphant, eux ont affirmé leur idéal au-dessus de la terre » puisque « Paris tombe dans la pourriture » alors que « la province reste saine ». Le cantique primé, Prouvençau e catouli de Malachie Frizet, n’est d’ailleurs pas aussi apolitique qu’on pourrait le penser5.
9Dans la continuité des fêtes d’Apt, le Félibrige trouve ainsi sa place, et confirme sa légitimité, dans des fêtes religieuses et littéraires à l’intérieur desquelles il est le gardien de l’authenticité, le défenseur et le promoteur de la langue. La notoriété de Mistral et l’activité de certains félibres, dont Berluc-Perussis est un bon exemple, lui permettent de devenir le garant quasi exclusif de la provençalité de ces fêtes, en particulier pour ce qui est de l’usage et du contrôle de la langue employée. En même temps, et comme le discours cité plus haut le laisse penser, cette participation se fait le plus fréquemment dans un contexte réactionnaire, c’est-à-dire en réaction à ce qui est la tendance du « siècle », à savoir la modernité vue sous son aspect le plus négatif. Il y a donc une nette méfiance envers certaines tendances de l’époque qui atteignent le peuple, et pas seulement pour les fêtes, car la question du costume, par exemple, se pose en même temps : ce qui vient de la capitale et ce qui vient de la modernité, est en train d’envahir la province.
10Cette méfiance pourrait éloigner le Félibrige des fêtes qui s’organisent effectivement en Provence dans la deuxième partie du siècle, et qui tendent selon lui à se banaliser, à perdre leur authenticité au profit de formes nouvelles et étrangères. Elle le pourrait d’autant plus que le Félibrige, s’il parle au nom du peuple provençal et vise à défendre sa dignité, n’a pas une composition sociale essentiellement populaire6. En même temps, et de par son origine comme ses objectifs, le Félibrige ne peut abandonner les fêtes et les laisser au « siècle ». Il va donc, dans la mesure de ses moyens, s’y impliquer de deux manières : d’une part, par l’organisation de fêtes totalement félibréennes, que sont les félibréjades, d’autre part par des tentatives de mise en place de fêtes authentiquement provençales. Avant que ces tentatives glissent, dans le courant du xxe siècle, vers l’illustration folklorique de manifestations qui veulent se donner une touche d’authenticité, elles connaissent quelques grands moments que nous allons reprendre, après avoir examiné les fêtes pleinement félibréennes que sont les félibréjades.
La fête félibréenne par excellence : la félibréjade
11La félibréjade, ou félibrée, selon la traduction française qu’on en donne parfois, est d’abord une réunion poétique associée à un banquet, qui garde au début un caractère privé.
Le 17 septembre (1865), une félibrée en l’honneur des Catalans eut lieu en la gaie bastide du comte de Semenov, au Chêne Vert, et Roumanille la présida. Ce fut joli et exquis, et suave comme dans le banquet célèbre de Platon7.
12La référence à Platon marque d’ailleurs involontairement ce qui sera parfois un motif, sinon de conflit, du moins de regret dans les fêtes félibréennes, à savoir que l’essentiel y est la fête poétique et que les nourritures terrestres ne sont pas toujours à la même hauteur, du moins jusqu’à la prise de conscience d’une nécessité de provençaliser la nourriture et d’en faire une partie prenante de l’authenticité de la fête.
13Le caractère festif, au sens vulgaire du terme, est donc subordonné au caractère poétique, et de ce point de vue, la fête que décrit Aubanel en 1870 est une exception :
La fête a commencé par la procession avec les félibres, s’est continuée par un banquet colossal qui a duré une demi-journée et s’est terminée par la danse de la souche (une coutume locale). Le dîner a été superbe et très cordial, très enthousiaste… Il s’est bu je ne sais combien de bouteilles de Châteauneuf, c’est incalculable. Quand nous avons assez embrassé les flacons, nous avons embrassé les filles, toutes les filles ! Cela avait un certain air d’enlèvement des Sabines8.
14Les premiers félibres étaient, à cette époque, de joyeux quadragénaires mais, outre l’aspect quelque peu orgiaque de la fête décrite par Aubanel, son caractère provençal apparaît peu, trop peu en tout cas, mis à part l’allusion à la coutume locale de la danse de la souche, par rapport à l’aspect festif proprement dit. Et l’insistance sur les filles n’a certainement pas contribué à réconcilier Aubanel avec l’austère Roumanille. Il ne semble pas qu’il y ait eu ensuite de compte rendu de ce type, ce qui ne veut pas dire qu’il ne se soit pas bu, à l’occasion, autant de Châteauneuf, mais que l’objectif était ailleurs, à savoir l’insistance sur le caractère provençal de la fête, et sur la place faite à la langue, et que de telles descriptions étaient déplacées. La fête idéale est plutôt celle de l’union, ou plutôt de la conjonction du peuple et de ses représentants.
15À cet égard, les fêtes de Forcalquier qui ont lieu cinq ans plus tard et dont nous avons parlé plus haut font au contraire figure de modèle. La félibréjade y croise la fête populaire. Après le concours poétique qui désigne comme vainqueur le cantique de Malachie Frizet, la « caravane félibréenne » prend le chemin de Forcalquier. Elle tombe au milieu d’une pegoulado, c’est-à-dire d’une retraite aux flambeaux, selon la définition du Trésor du Félibrige, soucieux de désigner ce rite par ses consonances provençales. Les félibres, « acclamés par la foule », se laissent porter vers la mairie où l’orphéon exécute des « airs provençaux », où le maire les accueille par un discours en provençal et les invite à un « punch » qui leur est servi « avec une cordialité et une courtoisie toutes provençales ».
16Tous les ingrédients de la fête telle que les félibres la désirent sont ici présents. La mise en valeur de la langue, à la fois dans un concours poétique, le discours du maire et le banquet de la dernière journée, avec ses discours ; le croisement de la fête félibréenne de la langue avec une fête authentiquement populaire, marquée ici par la rencontre avec la pegoulado, qui prendra ensuite une importance particulière dans les manifestations provençales ; la provençalité remarquée de l’ensemble, puisque la cordialité et la courtoisie – le mot n’est évidemment pas employé par hasard – sont toutes provençales. Et enfin, pour couronner le tout, la reconnaissance, par le peuple, des félibres comme ses véritables représentants : ils sont acclamés ; les gens de Mane, dit le récit, ne se sont pas couchés pour voir passer les félibres, et l’accueil de la municipalité se fait en présence de tout le peuple de la cité.
17Le rapport des félibres aux fêtes qui ont lieu en Provence va se composer sur ces bases dans les décennies suivantes. Il s’agit d’y être présents dans la mesure du possible, pour y marquer la présence de la langue provençale. Et il s’agit d’y être reconnus en tant que tels, non seulement auprès des autorités mais également des participants à la fête, membres du peuple provençal qui a bien besoin de prendre conscience de la dignité de sa langue. Il s’agit enfin, dans la mesure du possible, d’éviter que ces fêtes perdent leur caractère local, et donc leur enracinement, d’éviter qu’elles deviennent semblables à celles qui ont lieu ailleurs, partout en France.
18Les félibréjades ont dans cette optique une place particulière, puisqu’elles existent par elles-mêmes et constituent donc en quelque sorte un modèle autonome mais qu’en même temps elles ne se justifient, dans les discours félibréens et en particulier les éditoriaux de l’Armana, que par le rapport au peuple qu’elles entretiennent.
19Cette double fonction se retrouve dans leur organisation, à la fois temporelle et spatiale. En 1892, par exemple, la félibréjade d’Uzès commence avec toute la population venue, avec le maire, la musique et les farandoleurs, recevoir les félibres, les accompagner à la mairie puis à la cathédrale (pour écouter un sermon de Xavier de Fourvières). Les Jeux floraux se terminent l’après-midi et se concluent par un banquet de 150 personnes dans la cour de la mairie, alors qu’un bal populaire a lieu à proximité. La forme de sociabilité que constitue la félibréjade est aussi, à cet égard, une mise en scène de la sociabilité. Les félibres sont fêtés par le peuple et proches, par l’esprit et dans l’espace, de la fête populaire. Cette union étant accomplie, la fête peut prendre un caractère plus réservé. Le lendemain, une petite partie des félibres restés sur place sont invités au château de la duchesse d’Uzès.
Là, dans ce fier palais où dorment quatre troubadours, les félibres sont dans leur milieu comme ils l’étaient la veille. N’avons-nous pas dit qu’ils étaient la plus haute expression de l’âme du peuple ? Et un peuple ne se compose-t-il pas de son aristocratie autant que de ses bourgeois et de ses paysans9 ?
20La jonction sonore est d’ailleurs faite par la musique du bal qui se poursuit, et dont l’écho parvient jusqu’au château. La fête proprement félibréenne succède ainsi harmonieusement à la présence des félibres à la fête provençale.
21Ce modèle se retrouve l’année suivante, lors de la Sainte-Estelle à Carcassonne. La félibréjade coïncide avec la fête des moissonneurs. La fête commence à neuf heures, sur la place aux herbes, et le cortège des félibres la traverse à onze heures trente pour se rendre à la cité où est préparé un banquet de 150 personnes. Le banquet se termine par les toasts, chants et discours traditionnels et le cortège des moissonneurs vient alors saluer Mistral qui se revendique comme étant des leurs : « moi aussi, amis, je suis faucheur et fils de faucheur comme vous ». La fin de la journée est plus sélective.
Devant un public d’élite composé des personnalités les plus marquantes […] aussi bien que de la partie la plus sélect du high life carcassonnais, a commencé à huit heures trente la représentation de gala en l’honneur de Mistral10.
22Comme à Uzès, donc, il y a jonction avec la fête populaire et authentification réciproque, en quelque sorte, du peuple et de ses représentants, puis fête plus restreinte, liée aux élites locales.
23Or, les tensions politiques que Mistral cherche à écarter à tout prix, et le fait que l’association félibréenne commence à avoir ses traditions propres, font que la félibréjade tend parfois à s’écarter, dans les dernières années du xixe siècle, de son aspect public pour se centrer sur l’association proprement dite. La Sainte-Estelle de 1896 est annoncée en ces termes : « Les félibres félibréjant seront seuls admis au banquet. Il est juste, Dieu merci, que pour une fois nous soyons un peu en famille11. » La félibréjade se déroule pourtant pendant les fêtes camarguaises, mais les gardians se contenteront d’accueillir les félibres. Il faut dire que l’histoire interne du Félibrige n’est pas exempte de tensions, traditionnelles dans l’histoire de toute association mais qui seraient dangereuses si elles apparaissaient au peuple, car c’est l’image d’un pays uni que le Félibrige doit renvoyer. C’est ce qui fait dire à Berluc-Perussis en 1898 :
Si nombreuse et si belle que soit cette assemblée, j’ose presque dire que nous voici en famille […]. Et puisque nous voilà dans une sorte d’entre-nous, causons, si vous le voulez bien, de nos affaires12.
24Et c’est ce qui amène finalement à une fermeture organisée, comme en 1905 à Arles :
Pour éviter que des personnes étrangères envahissent le lieu de l’invitation, comme cela est arrivé parfois, un service d’ordre rigoureux a été établi, et les adhérents devront présenter à l’entrée leur convocation, contre-signée par le président d’un des groupes affiliés au Félibrige13.
25On est pourtant à l’époque de l’organisation des Festo vierginenco, comme nous le verrons, mais le rapport au peuple et les fêtes de l’organisation sont bien distingués, avec toutes les précautions possibles.
26S’il y a une évolution des félibréjades, il y a également, du côté des fêtes qui ont lieu en Provence, le souci de leur provençalité, et du risque de sa disparition. Chaque fois qu’ils le peuvent, bien que pâtissant d’une dispersion évidente de leurs forces, les félibres qui suivent les fêtes locales se préoccupent de leur évolution vers ce que l’on appellera plus tard la standardisation. Ainsi, sur le plan de la musique, l’Armana décrit en 1889 un rassemblement de tambourinaires (l’acamp di tambourinaires) et ajoute que les ceux-ci sont indispensables aux fêtes provençales, mais tendent à disparaître :
Et dans une vingtaine d’années, quand nos villes provençales voudront festoyer pour quelque fête nationale, il ne restera plus que ce qu’il y a partout : des mâts de cocagne et des lampions. Quelques patriotes valeureux, quelques Provençaux fervents s’en sont émus, et ont fait ce qu’ils ont pu pour conjurer ce malheur. Le félibre F. Vidal, auteur d’une méthode pour jouer du tambourin, a lutté depuis vingt-cinq ans pour sauver les traditions de la musique nationale.
27Il faudrait que les pouvoirs publics se préoccupent de ces efforts, ce qui ne semble guère le cas. Et l’article de l’Armana de poursuivre :
Pourquoi donc à Marseille, où l’on regorge d’argent, serait-on avare de quatre sous pour maintenir vivantes les fêtes provençales et pour faire chanter la voix de la patrie au cœur de la race ?
28Le caractère national, évoqué dans l’expression « fêtes nationales » concerne la Provence. Le terme posera ensuite problème et sera remplacé, le plus souvent par « régional », voire « local ». En dehors des connotations politiques qu’il peut prendre, et des conflits qu’il peut susciter, il a le mérite de montrer l’importance attachée aux éléments authentiques de la fête. Car sinon, en effet, pourquoi s’en préoccuper et ne pas se replier sur le local, ou sur le simple souci de réussir un moment festif ? Le Félibrige, par son insistance, cherche à maintenir l’aspect communautaire de la fête tout en lui faisant dépasser le local pour exprimer un cadre plus vaste, qu’on hésitera ensuite à appeler national, mais dont on continuera à dire qu’il est constitué par un peuple, et mis en valeur par ses plus dignes représentants que sont les félibres.
Les fêtes de la Provence
29Il n’en reste pas moins, toutefois, que les fêtes locales ne sont pas totalement satisfaisantes, car elles peuvent manquer de dignité et de conscience « nationale », et que les félibréjades sont de plus en plus réservées au petit monde des félibres, conflictuel de surcroît. Aussi Mistral désire-t-il, très tôt dans l’histoire du Félibrige, que des manifestations de grande ampleur puissent être plus complètement l’expression de l’âme provençale. Il s’investit en ce sens, tout en poursuivant son œuvre, dans plusieurs chantiers : le dictionnaire, tout d’abord, qu’est le Trésor du Félibrige ; le conservatoire des traditions, ensuite, que sera le Museon Arlaten. Mais il imagine également la véritable fête provençale que seront les Festo vierginenco. Et il inspire le marquis de Baroncelli qui conduit également, en Camargue, une institution de fêtes authentiques.
30Les Festo vierginenco, à cet égard, sont au croisement de toutes ses préoccupations. En premier lieu parce qu’elles concernent le costume, qui manifeste pour lui l’essence même de la nature provençale14 ; ensuite, parce qu’elles s’adressent à des jeunes filles dont l’attitude est un garant pour l’avenir de la provençalité, puisqu’elles décident de porter le ruban comme leurs mères ; et enfin parce qu’elles le font lors d’une cérémonie qui, idéalement, devrait être celle du peuple réuni autour d’elles pour célébrer son existence et sa continuité. Elles ont donc une fonction exceptionnelle, qui les différencie des félibréjades, et constituent en elles-mêmes une représentation, représentation redoublée par toutes les images et récits qui en seront donnés, et en particulier par les gravures de Léo Lelée, à tel point que ce dernier est parfois présenté comme fondateur, à l’égal de Mistral, des Festo vierginenco.
31Les premières fêtes se déroulent en 1903 et ne réunissent qu’une quinzaine de jeunes filles, mais c’est dû au côté « informel » de l’organisation beaucoup plus qu’à l’intérêt que ces fêtes pouvaient présenter. L’année suivante, avec l’accompagnement d’un comité d’organisation et l’appui des autorités locales, les secondes fêtes se tiennent au théâtre antique d’Arles et rassemblent 350 jeunes filles. Le succès est donc total mais en même temps ambigu du point de vue félibréen car on peut se demander, et on se le demande dès le début, ce qui prévaut dans l’esprit des participants, entre la fête commune – on n’ose dire « nationale » – et la représentation proprement dite, en particulier sur le plan de la langue, présente dans les discours officiels, les diplômes, mais trop négligée selon certains félibres, par les notables participant aux fêtes, qui se montrent eux aussi en représentation.
32Ces fêtes se poursuivent néanmoins, avec un succès inégal mais jamais démenti, jusqu’à aujourd’hui. Elles sont encore un des emblèmes, sinon de la Provence, du moins du pays d’Arles, à la fois cérémonie populaire au niveau local et représentation figurant, comme il se doit dans le Guide du routard et le Petit Futé.
33Mistral aurait voulu que chaque village ait sa fête vierginenco, et on comprend bien ce vœu car chaque pays de Provence aurait alors eu une authentique manifestation de la provençalité, dans laquelle auraient été impliquées les familles, qui aurait pu forger une conscience commune. Il n’en a pas été ainsi et seules les Saintes-Maries-de-la-mer, ont perpétué cette tradition. Mais les Festo vierginenco restent néanmoins la tentative la plus aboutie d’institution d’une fête provençale, et le rituel a fonctionné efficacement, même si ses effets n’ont pas eu la profondeur que Mistral souhaitait.
34Si les Festo se sont implantées aux Saintes-Maries, ce n’est certainement pas un hasard. Depuis des années le marquis de Baroncelli-Javon s’efforçait d’y faire vivre et/ou revivre les traditions provençales, et en particulier les courses camarguaises. Créateur avec Mistral du journal en provençal L’Aïoli en 1891, Baroncelli s’installe peu après (1895) en Camargue, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, où il devient manadier. C’est le commencement de son aventure camarguaise et d’une entreprise dans laquelle sont étroitement liées l’authenticité de la Provence telle qu’il entend l’illustrer, et les fêtes lors desquelles cette authenticité va être mise en spectacle.
35L’authenticité, pour Folco de Baroncelli, s’incarne dans les animaux particulièrement représentatifs de la Camargue et par extension de la Provence, que sont les chevaux et les taureaux. À l’image de la langue dont Mistral, selon les canons félibréens, a défendu et restauré l’authenticité, Baroncelli entend revenir à des races pures, capables de manifester leur beauté et leur vivacité lors des fêtes provençales. Progressivement, grâce à la ténacité de Baroncelli, l’image de la Provence va être liée à ces représentations, qui sont aussi la source de revenus – toujours problématique – qui lui permet de poursuivre tant bien que mal son entreprise. Il adjoint à ces fêtes où gardians, chevaux et taureaux sont mis en scène, des jeux spectaculaires qui sont, dit-il, la restauration de très anciennes pratiques. La rencontre, en 1905, de Baroncelli et des membres du Wild West Show, le spectacle itinérant de Buffalo Bill déjà venu en France seize ans plus tôt (en 1889), est l’occasion d’une relation dans laquelle Baroncelli voit l’union des peuples en lutte pour la sauvegarde de leur culture. L’historien américain Robert Zaretsky15 a analysé les épisodes de cette relation, et la façon dont Baroncelli y a investi une partie de son désir d’authenticité. Sans entrer dans les détails des échanges entre l’imaginaire camarguais du marquis et l’imaginaire de l’ouest américain qui se présente à ses yeux et à ceux des Européens du début du siècle, on peut dire que le Wild West Show a conforté Baroncelli dans l’idée qu’il était légitime de construire un spectacle destiné à être donné lors des fêtes provençales, qui montre à tous les participants la vivacité de leur culture. Il y a toutefois une différence notable par rapport au spectacle de Buffalo Bill : ce n’est pas à un public « étranger » que le spectacle est destiné, mais à ceux qui peuvent se reconnaître, ou du moins reconnaître leur culture dans ce qui leur est présenté.
36Progressivement, au cours de la première moitié du xxe siècle, la fête authentiquement provençale devient donc celle dans laquelle un spectacle provençal est présenté, et ce spectacle est essentiellement issu de la manade du marquis, qui le propose aux responsables des comités des fêtes des villes et villages occitans, car son aire de travail dépasse la Provence proprement dite.
37L’organisation, on pourrait dire le rituel se met en place en relation avec le Félibrige au début, et s’en détache ensuite pour proposer un spectacle essentiellement camarguais. À la fête du 10 juillet 1910, par exemple, décrite dans Vivo Prouvenço du 7 août 1910 : « Les gardians, sur leurs chevaux, sont allés attendre les félibres au train de dix heures. » Tout le monde est allé ensuite assister à l’Amarèu (la manade de Baroncelli) à la triado de buoù. Le repas était exquis, avec les félibres et un « nuage de jeunes filles habillées comme des reines et jolies à faire tourner la tête », tenant compagnie aux quatre jeunes filles qui prenaient la coiffe pour la première fois et que le maître de Maillane avait couronnées d’une carte pour chacune, avec un mot écrit de sa main. À la fin du repas le président Juli Grand prononce un discours où il donne aux jeunes filles des conseils pleins de sagesse sur leurs devoirs de Provençales. D’autres discours suivent et à trois heures les gardians se dirigent vers le boulevard de la gare où, avant d’aller à la course de taureaux, ils font le jeu des aiguillettes. On danse jusqu’à minuit sur la place de l’église et le lendemain, les félibres se retrouvent chez Baroncelli, au mas de l’Amarèu « foyer lumineux de poésie ardente qui fait vibrer toute l’âme camarguaise ».
38Pour Baroncelli, le souci d’authenticité est toujours présent dans ces fêtes. Il écrit au conseiller de la préfecture d’Avignon le 3 avril 1925, à propos d’un texte de programme :
Au lieu de : li damo coustumado, il me semble qu’il vaudrait mieux mettre : que saran vestido a la modo prouvençalo (coiffe arlatenco e coumtadino), pour éviter l’idée de déguisement que frise le mot coustumado.
39Il faut dire que l’authenticité était par ailleurs malmenée. Étienne Pouly, autre manadier camarguais, organisateur de spectacles taurins basé à Arles, qui se présente par ailleurs comme le « premier toréador français », présente son entreprise comme « Ganaderia Pouly, taureaux pur-sang et croisés espagnols » (et cela dans les années 20. En 1890, il présentait des croisés Camargue, ce qui montre que l’insistance de Baroncelli sur la race camarguaise a eu de l’effet)16. Pouly envoie aux comités des fêtes une lettre précisant que
le succès de curiosité qu’obtient partout la présentation des Corridas de toros hispano-provençales, sans effusion de sang, avec présentation des célèbres sauteurs de toros, me font un devoir de vous proposer ce spectacle sensationnel pour l’organisation de vos fêtes
40(il mentionne la présence de « la troupe de Charlo Torero », pour un spectacle les 5 et 6 juin 1927). Cela a sans doute conforté Baroncelli dans l’idée qu’il fallait donc persuader les comités des fêtes non seulement de la qualité du spectacle mais, de plus, en surveiller l’authenticité.
41Et ce ne devait pas être facile. D’où un fréquent pessimisme, certes dû aux questions d’argent récurrentes, mais pas seulement :
Nous allons maintenant essayer de faire entrer un peu d’argent et, l’an prochain, nous ferons la Festo vierginenco […] s’il y a encore des Provençales, ce que je ne crois pas : il sera trop tard17.
42Et Baroncelli écrit à Alphonse Arnaud, à propos de fêtes de Lunel du 14 juillet 1932 : « Ils ont empêché la venue des bêtes, et nous sommes repartis. Si la tradition s’en va, c’est le peuple qui en est presque toujours la cause18. »
43Ces difficultés n’empêchent pas, toutefois, le spectacle de continuer et de constituer, avec les moyens les plus modernes, le « moment provençal » de la fête, au regard des Provençaux et de tous les Français. Sa fille Nerto lui écrit le 5 novembre 1920.
J’ai écrit à maman que nous t’avions vu aux actualités de Gaumont, il y avait « la fête de Mireille aux Saintes-Maries-de-la-Mer », et l’on vous voyait tous au galop. C’était très joli. Puis un gardian lisant son discours – c’était toi –, puis la statue de Mireille.
44Folco, emblème des gardians, lisant un discours en l’honneur de Mireille et se montrant au galop, filmé par Gaumont et montré dans toute la France, c’est un beau raccourci de la façon dont il incarne l’image de la Camargue et de la façon dont la modernité reconnaît et utilise cette tradition.
45Mais ces efforts, comme on le voit, ne vont pas sans problème et la réalité déçoit souvent. Aussi la réalité félibréenne tend-elle à se dissocier en deux aspects à la fois unis et opposés, que l’on retrouve chez ses représentants. Si l’image n’est pas trop audacieuse, on pourrait dire que le marquis de Baroncelli commence à avoir à la fin de sa vie, à l’instar des souverains, deux corps. Un corps souffrant, amer et constamment soumis aux tracas matériels, déçu par le peuple réel. Un corps glorieux de l’autre, celui de la Provence éternelle qu’il incarne et qui se passe difficilement de sa présence19. Cette dualité se retrouve dans ces fêtes de moins en moins authentiques, d’un côté, qui font regretter un passé sans cesse réinventé, mais aussi dans la présence en leur sein, quand c’est possible, de ces signes de provençalité construits par le Félibrige, désormais inscrits dans tout programme qui désire une marque d’authenticité, et dont le marquis, dans la première moitié du siècle, est le principal vecteur.
Notes de bas de page
1 René Jouveau, Histoire du Félibrige (1854-1876), Nîmes, impr. Bené, 1984, p. 146.
2 Fêtes aptésiennes. Rapport de M. Lucas de Montigny, Apt, 1862, cité par René Jouveau, Histoire du Félibrige, op. cit., p. 254.
3 L’Aïoli, no 61, 1892, p. 1. Traduit du provençal. L’Aïoli est un journal fondé par Mistral.
4 R. Jouveau, Histoire du Félibrige, op. cit., p. 146.
5 Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon étude « L’apolitisme des parlers ? À propos de Prouvençau e catouli », Provence historique, t. 47, fasc. 188, 1997, p. 301-316.
6 Voir à ce sujet Philippe Martel, Les félibres et leur temps, Renaissance d’oc et opinion (1850-1914), Bordeaux, Presses de l’université de Bordeaux, 2010.
7 Marius André, Li Pirineu, cité dans René Jouveau, Histoire…, op. cit., p. 237.
8 Revue félibréenne, t. IX, p. 296.
9 Marius André, L’Aïoli, no 61, 1892, p. 1. Traduit du provençal.
10 L’express du Midi du 19 mai 1893.
11 L’Aïoli, no 200, 1896, p. 2. Traduit du provençal.
12 L’Aïoli, no 282, 1898, p. 1. Traduit du provençal.
13 Vivo Prouvenço, no 5, 1905, p. 1. Traduit du provençal.
14 Divers costumes existent en Provence, et diverses dénominations, qui font d’ailleurs parfois polémique. Mais la prépondérance du costume arlésien dans le domaine de l’authenticité, est comme l’écho du « vrai provençal » incarné par Mistral. L’Armana prouvençau de 1883 signale ainsi qu’« à l’occasion de la Sainte-Estelle, toutes les grandes dames du pays, de Cannes et de Nice, pour rendre hommage à la Provence, s’étaient habillées en Arlésiennes, et on ne pouvait rien voir de plus galant et de plus noble » (traduit du provençal).
15 Robert Zaretsky, Le coq et le taureau, comment le marquis de Baroncelli a inventé la Camargue, Marseille, Gaussen, 2008.
16 Ces documents, et ceux mentionnés ensuite, sont déposés aux archives du Palais du Roure, à Avignon.
17 Lettre au comte Pierre de Brunet du 18 août 1919, archives du Palais du Roure, traduit du provençal.
18 Lettre à Alphonse Arnaud du 17 juillet 1932, archives du Palais du Roure, traduit du provençal.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR TELEMME
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