La Fête-Dieu d’Aix-en-Provence de 1851
Un chant du cygne
p. 80-95
Texte intégral
1La célébration de la Fête-Dieu à Aix qui associe depuis le xve siècle une procession, des représentations théâtrales, les « jeux », et une parade militarisée, « le guet »1, a été interrompue pendant la Révolution, mais seulement à partir de 1793. Le maire François Sallier, désireux d’étendre le rayonnement de la foire qui se tient à cette occasion, donne en 1803 un nouvel éclat à la fête qu’il fait annoncer par des affiches diffusées jusqu’à Avignon2. Mais les taxes levées pour l’occasion ne couvrent pas les frais de ces festivités et la municipalité décide qu’elles n’auront lieu désormais que tous les trois ans3. Elles seront désormais liées à des circonstances exceptionnelles. Le 30 mai 1807, veille de la procession dont la ville a décidé la reprise, les jeux parcourent les rues dès le matin, mais reviennent en fin d’après midi devant l’hôtel de Forbin où est descendue la princesse Pauline, sœur de Napoléon4. La municipalité fait à nouveau sortir les jeux le 9 juin 1811 pour fêter dignement la naissance du roi de Rome5. Le spectacle du guet est offert, trois ans plus tard, en dehors du temps de la fête liturgique, le 29 septembre 1814, lors du passage du comte d’Artois, frère du roi Louis XVIII6. Les jeux de la Fête-Dieu sont associés, le 19 mai 1823, à la cérémonie de l’inauguration de la statue du roi René en présence de la duchesse de Berry. La Fête-Dieu s’efface alors pour un quart de siècle.
2Néanmoins, au milieu du xixe siècle, cette cérémonie et ses fastes ont dans l’imaginaire aixois, et sans doute aussi provençal, le même statut que celui que Mistral prête à la reine Jeanne : « un mirage d’amours rétrospectives, un regret de jeunesse, de nationalité, de poésie enfuies7 ». Trois exemples en témoignent.
3Vingt ans après la dernière célébration de la fête, Fanny Arnaud-Reybaud l’évoque avec précision dans les premières pages de son roman Misé Brun. Son récit s’ouvre à Aix en 1780, la veille de la Fête-Dieu :
Les bourgeois et les gens des boutiques se tenaient au balcon ou sur la porte de leur logis, tandis qu’une multitude curieuse se promenait par les beaux quartiers où l’on allait représenter la première scène du drame original et pieux inventé par le roi René. La foule se pressait aux carrefours et s’alignait le long des rues pour voir passer la fantastique cavalcade où figuraient tout ensemble les divinités de l’Olympe, les saints personnages de l’Ancien Testament et la caricature des ennemis politiques de René d’Anjou. Le cortège qui allait sortir aux flambeaux de l’Hôtel de ville avait tout-à-fait le caractère d’une représentation du Moyen Age : les costumes étaient ceux de la cour de René ; les chevaux harnachés comme dans les anciens tournois, étaient montés par des chevaliers armés de pied en cap, et les musiciens jouaient encore sur leurs galoubets les airs notés par le roi troubadour8.
4Dans ses Rues d’Aix parues trois ans plus tard, en 1846, François Roux-Alphéran donne une introduction nostalgique à la trentaine de pages qu’il consacre à décrire minutieusement la fête :
Anciennement la Fête-Dieu était une époque de joie et de bonheur pour les habitants d’Aix. Grands et petits, riches et pauvres, tous prenaient part aux divertissements, les hommes comme les femmes, les vieillards comme les enfants. Les étrangers accouraient en foule et contribuaient puissamment à animer le tableau ; en un mot, c’était alors le bon temps de la ville d’Aix9.
5Près de trente ans après les derniers jeux, le 12 janvier 1851, le Mémorial d’Aix apprend à ses lecteurs que :
Le théâtre mécanique du sieur Truphème… a eu l’ingénieuse idée d’ajouter à la représentation de la crèche celle des jeux de la Fête-Dieu ressuscitant ainsi la cérémonie éminemment provençale de ces jeux pittoresques inventés par le roi René qui ont fait la joie de nos pères et que notre ville regrettera toujours comme un de ses plus beaux ornements10…
6 Mais la Fête-Dieu peut-elle être plus qu’un précieux souvenir identitaire ? Roux-Alphéran ne le croit pas :
La révolution a tout détruit, et bientôt le souvenir de ces grandes réjouissances sera effacé en entier de la mémoire des Provençaux […] En vain a-t-on essayé plusieurs fois de reproduire ces cérémonies et ces jeux qui plaisaient tant à nos pères, les circonstances seules donnèrent quelque importance à ces essais et les esprits forts de ce siècle n’y virent plus que des pauvretés et des niaiseries. Le charme était détruit et il est permis de douter qu’on put les ressusciter de nouveau avec quelque apparence d’applaudissements11.
7Comment le pourrait-on « aujourd’hui que n’existent plus les confréries, les corporations et les corps religieux qui marchaient jadis à la procession » et qu’ont disparu « les carrosses… les riches parures, les pierreries, les habits brodés ou galonnés en or et en soie, qui éblouissaient tous les yeux du temps de nos pères ? » Et où trouverait-on l’argent ?
On pourrait sans doute nommer un Lieutenant de Prince et même un Prince d’amour, mais trouverait-on facilement des familles qui voulussent en supporter la dépense, en sus de ce que la ville pourrait fournir ? Quant à l’Abbadie et à la Bazoche, les corps qui en feraient les frais ne subsistent plus, et charger la ville de cette triple dépense, ne serait-ce pas vouloir excéder les forces de son budget12.
La résurrection
8Or, cinq ans plus tard, la divine surprise se produit13. Le 6 avril 1851, L’Écho des Bouches-du-Rhône révèle « un projet qui ne peut manquer d’intéresser au plus haut degré nos concitoyens. MM. les étudiants de la Faculté de Droit et M. Fenouillot de Falbaire à leur tête, d’accord avec plusieurs notables habitants, se proposent de réorganiser nos historiques jeux de la Fête-Dieu ». La Fête-Dieu renaît dans le sillage du carnaval. Un mois plus tôt, le Jeudi gras 1851, un groupe d’étudiants en droit avait organisé, renouant avec la tradition du carnaval, une cavalcade masquée organisée au profit des pauvres14. L’instigateur de ce divertissement philanthropique, Charles Fenouillot de Falbaire, étudiant en troisième année, originaire de l’Île Maurice15, lance l’idée de ressusciter la Fête-Dieu. Une Fête-Dieu qui d’ailleurs déjà pointait son nez dans la cavalcade du Mardi Gras où, note le Mémorial du 2 mars :
On a vu avec intérêt quatre chivaux-frus détachés des jeux de la Fête-Dieu qui caracolaient en dansant à la tête du cortège. Deux des grands diables cornus empruntés à ces mêmes jeux atteignaient à l’aide d’une longue gaule réunie à une corbeille les fenêtres les plus hautes.
Préparatifs
9Fenouillot de Falbaire et les étudiants ont constitué, sans doute dans les premiers jours d’avril, une commission dans laquelle entrent des notabilités aixoises. Elle est présidée par Roux-Alphéran et son secrétaire général est le poète Jean-Baptiste Gaut16. Le 5 avril elle diffuse une circulaire qui annonce une souscription pour l’organisation de la fête :
La sympathie de nos concitoyens pour cette fête célèbre se traduira, nous en avons l’assurance, par des offrandes plus que suffisantes et dignes de la générosité bien connue de notre cité. Une question d’intérêt domine d’ailleurs la question de divertissement. Presque toutes les industries et le commerce de notre ville profiteront de l’affluence d’étrangers que les Jeux de la Fête-Dieu attireront à Aix. La souscription de chacun sera donc un placement fait à un taux très avantageux17.
10Très vite, la collecte s’organise avec des commissions de cinq hommes dans chacune des cinq paroisses chargées de recueillir les souscriptions à domicile, placées sous le contrôle d’une commission centrale. M. de Garidel écrit le 10 avril à la commission pour dire que la liste n’ayant pas encore circulé dans la rue qu’il habite, comme il doit s’absenter, il envoie 30 francs18. Les Aixois habitant hors de la ville sont aussi sollicités par lettres19. Le sculpteur Ramus, Aixois établi à Paris, envoie sa contribution de même que Marius Audran, artiste de l’Opéra comique, ou l’historien Mignet20. La somme recueillie en fin de compte se monte, le 30 mai, à 10 000 francs. Selon la circulaire du 5 avril, les organisateurs comptaient aussi « sur le patronage influent et le concours pécuniaire de la municipalité ». Il vient tardivement et modestement. Le 30 mai, le conseil municipal accorde à l’unanimité les 3 000 francs nécessaires pour « balancer le devis [des] dépenses21 ». La circulaire du 5 avril se prolongeait par la convocation d’une réunion prévue le 7 avril dans la grande salle de l’Hôtel de ville. Y sont conviées :
Un grand nombre (une centaine) de personnes appartenant à toutes les professions, à tous les partis, à tous les cercles… La réorganisation de l’antique institution du roi René résultera des propositions faites dans cette assemblée. Nous avons compté sur votre patriotisme.
Polémiques
11C’était sans compter avec le climat politique. Le journal républicain de Marseille Le Peuple publie le 10 avril une chronique de son correspondant aixois qui rend compte de cette réunion :
Le royalisme aixois vient d’imaginer pour faire pièce à la République la résurrection des jeux de la Fête Dieu ; l’hôtel de ville (lisez M. Rigaud) s’est empressé de mettre une salle à la disposition de la commission, mais la première séance a été quelque peu entravée par la protestation que l’on va lire.
12Cette protestation que lit l’avoué Salomon Bédarride, frère de Jassuda Bédarride, maire jusqu’en mai 1849, sera publiée le 13 avril dans le Mémorial22. Les sept signataires s’étonnent du nombre extrêmement restreint des républicains convoqués. Ils dénoncent un risque d’exploitation politique, faible si seulement des Aixois sont présents, mais qu’il faut redouter si la fête attirait :
Une foule d’étrangers et, avec eux, inévitablement quelques-uns de ces fanatiques peu intelligents, sans raison ni frein qui, voyant dans les faits les plus insignifiants la restauration de leurs idées politiques ne reculeraient pas devant une ridicule et folle provocation. Qui répondrait alors des suites de la répression ?
13Indépendamment de ces craintes :
Le renouvellement de ce que l’on appelle les Jeux de la Fête Dieu éveille nécessairement l’idée d’un retour vers le passé, vers un passé de l’esprit progressif et républicain. Car ces jeux, dont l’usage a été aboli par les effets de la Révolution, n’ont été renouvelés qu’une fois sous l’Empire pour satisfaire à la fantaisie d’une princesse puis encore une fois sous la Restauration pour fêter l’inauguration de la statue d’un roi, l’instituteur de ces jeux… Ce serait dans l’état et les conditions où sont actuellement les partis politiques jeter au milieu d’eux le brandon de la discorde.
14La lecture de cette lettre devant une assemblée majoritairement acquise à la résurrection des jeux provoque des mouvements divers. Le Peuple se fait l’écho des débats :
M. le président Roux-Alphéran n’en a pas moins tenu bon avec toutes ces ressources d’esprit qu’on lui connaît, esprit qui, entr’autres gentillesses, lui a suggéré celle-ci : Avant d’être Français, il faut être Aixois ! qui a été acclamée avec grand tapage, comme aussi lorsqu’il a dit sentencieusement à ceux qui protestaient contre la restauration de ces vieilleries : Entre vous et nous, Dieu jugera.
15La polémique se poursuit jusqu’à la fin avril dans les colonnes du journal légitimiste aixois L’Écho des Bouches-du-Rhône. Le 20 avril, répondant à la publication dans le Mémorial de l’adresse des républicains, le marquis Louis de Laincel23 ironise sur le reproche de sous-représentation des républicains.
Prétend-on nous apprendre que, là comme ailleurs, le nombre des républicains est minime ? Eh Mon Dieu, nous le savons assez […] Qu’avaient à voir les partis dans cette affaire ? Quel rapport entre la politique et un divertissement projeté pour le plus grand plaisir et le plus grand profit de tous les habitants d’une ville ?
16Il réplique à la dénonciation d’un retour sur le passé par une référence caustique aux fêtes révolutionnaires :
Vous vous plaignez, citoyens, de ce que, pour un peu s’amuser, on aille faire des emprunts au passé. Enseignez nous, de grâce, un moyen d’emprunter quelque chose de récréatif au temps actuel, au temps qui a précédé celui ci ? […] Si [dans la capitale et à Aix] on a pu promener des oripeaux grecs ou romains librement, sans protestation […] on ne peut pas, sans être taxé de rétrograde, faire un emprunt au Moyen Âge ?
17Il s’étonne de ce que « ceux qui constamment ont sur les lèvres des préoccupations stéréotypées pour le bien être du peuple » soient assez aveugles « pour ne pas reconnaître que, dans cette fête, tout est profit pour Aix, pour ses habitants, pour les pauvres surtout ». Sur sommation d’huissier, le journal insère le 27 avril la réponse de Bédarride : « Vous dites, sans y croire, qu’il n’y a pas à Aix de républicains, moi je dis avec la plus ferme conviction que sous peu […] il ne restera plus du parti royaliste qu’un souvenir. » Protestant de son amour du peuple, il refuse de voir dans la reprise des jeux une manière décente d’aider les pauvres :
Quant aux pauvres [si] vous entendez soulager leur misère, c’est en les condamnant à l’aumône qui les dégrade, les humilie et encore cette aumône ne leur arrive qu’à la condition tantôt de tendre la main en suppliant ou bien en s’affublant d’un costume ignoble de diable ou de tirassoun se roulant dans la poussière et la boue des ruisseaux pour amuser les passants.
18Les républicains ne se manifesteront plus que par quelques comptes-rendus caustiques du déroulement de la fête. Au demeurant tous ne partagent pas le point de vue de Salomon Bédarride et de ses cosignataires. Jassuda Bédarride fait partie de la commission chargée de recueillir les souscriptions dans la paroisse de la Madeleine24.
Déroulement de la fête
19Les organisateurs et les commentateurs parlent de « résurrection » ou de « restitution » des jeux de la Fête-Dieu. La commission comprend des antiquaires comme Roux-Alphéran ou Alexis Rainaud de Fonvert, un magistrat érudit qui a laissé notamment une carte toujours utile des diocèses de la province d’Aix. Le programme qu’ils élaborent n’est cependant pas tout à fait un retour à la tradition.
20Le calendrier en particulier est différent. La célébration de la Fête-Dieu avant la Révolution s’étendait sur une semaine commençant le dimanche de la fête de la Trinité. En 1804, une première sortie des jeux a lieu le matin du dimanche de la fête de la Trinité, précédant la proclamation des « officiers qui marcheront à la procession » et la fête se déroule le dimanche suivant. En 1851, tout est contracté sur trois jours autour du jour de la Fête-Dieu.
21La fête – la « mascarade », dit le Peuple – commence le vendredi 20 juin à 17 heures à l’hôtel de ville par la nomination et la proclamation solennelle au balcon de la mairie des noms de l’abbé de la jeunesse, du roi de la Bazoche et du prince d’amour, de leur guidon et de leurs pages. La salle des États est remplie d’« une société élégante, composée en majeure partie de dames ». Dans la cour de l’hôtel de ville sont regroupées les trois musiques de la ville, des étudiants, de l’École des Arts et Métiers, avec 14 grosses caisses rangées sur les côtés25. Avant la proclamation le maire Émile Rigaud prononce un bref discours pour se réjouir de ce que la Fête-Dieu ne reste pas « un souvenir religieusement conservé par les traditions historiques », féliciter les organisateurs de la fête et gonfler quelque peu le rôle de la municipalité qu’il dirige : « Cette idée est déposée dans nôtre sein, nous la soumettons à l’assemblée de la population qui l’accueille avec un véritable enthousiasme26 ».
22Depuis 1789, c’est le conseil municipal qui désigne les officiers de la Fête-Dieu considérés comme membres du personnel municipal. Les princes d’amour et abbés de la jeunesse connus entre 1789 et 1792 sont soit des étudiants en droit, soit des artisans27. L’abbé de la jeunesse est un certain Poncet que je n’ai pu identifier. Le prince d’amour, (car l’on revient à une tradition abandonnée depuis 1668 lorsqu’un lieutenant de prince a pris une charge jugée trop onéreuse), est Edmond Fromentin de Saint-Charles, étudiant en droit, originaire de Flassans. Et le roi de la Bazoche, qui n’a rien à voir avec la jeunesse des notaires et procureurs, est le marquis Prosper Leblanc de Castillon, jeune et riche rentier descendant d’une grande famille de noblesse parlementaire, petit-fils et arrière-petit-fils de procureur général au Parlement, fils d’un conseiller à la cour d’appel mort lorsque Prosper avait un an, et de la fille d’un magistrat de la Guadeloupe remariée depuis avec un cousin vicomte et capitaine. Prosper est le beau-frère du marquis de Laincel28. Le discours que prononce le maire au moment de la proclamation annonce le rôle qu’il va jouer : « M. Prosper de Castillon qui, dans l’exercice de cette royauté fictive dont il a consenti à se revêtir, va faire avec tant de noblesse et de courtoisie les honneurs de notre cité et prépare à nos yeux enchantés de véritables magnificences29 ». La hiérarchie traditionnelle est inversée, le premier rang revient, non au prince d’amour, mais au roi de la Bazoche. De fait, la presse le soulignera, Prosper de Castillon est l’évergète de la Fête. Comme l’écrit le Sémaphore de Marseille du 25 juin :
véritable roi de la fête, il a prouvé par sa munificence, par le bal qu’il a donné dans la cour du palais, par l’éclat éblouissant de son costume qu’il avait voulu restituer au roi de la Bazoche la magnificence dont le prince d’amour faisait preuve autrefois.
23On ne sait pas comment ont été constituées les compagnies que dirigent ces trois dignitaires. Une note au bas d’un feuillet du Cérémonial de la ville indique que la majorité des cadres de ces cortèges, lieutenant, guidon, page, écuyer « étaient des étudiants en droit et n’appartenaient pas aux familles de la ville30 ».
24Le lendemain samedi 21, « un essaim harmonieux d’une cinquantaine de tambourins [part] de l’Hôtel de ville, suivis de près par une horripilante (sic) cohorte de 14 grosses caisses et de 8 fifres31 ». À 10 heures, les jeux « sortent » et, comme le dit le programme, ils « feront pendant toute la journée leurs exercices dans toute la ville ». Il s’agit là de ce que l’on nomme dans les textes d’Ancien Régime les « jeux mystérieux » représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament auxquels se sont adjoints au xviie siècle les chivaus frus et les grands et petits danseurs32. Un jeu est absent. Le jeu des apôtres qui montrait le Christ portant sa croix suivi des apôtres et de Jean-Baptiste, qu’Aubin-Louis Millin et Anne Plumptre ont encore vu en 180333 a été sacrifié aux scrupules exprimés par les dévots qui le jugeaient inconvenant. À midi « les tambours et les fifres, la fanfare militaire, les chevaliers et les hommes d’armes escortant le drapeau de la ville tracent dans les rues l’itinéraire du Guet ». À 17 heures, ce que le programme appelle le « grand cortège » part de la mairie pour se rendre au haut du cours. L’Abbadie, la Bazoche et la cour du prince d’amour, chacun avec son porte-enseigne et ses bâtonniers qui font virevolter leurs bâtons enrubannés sont précédés chacun par l’un des trois corps de musique déjà cités. On ne retrouve pas dans ce défilé l’aspect militaire qui caractérisait les bravades représentées sur le paravent du xviiie siècle34. Dans les costumes de soie et de velours des trois compagnies la Gazette du Midi du 28-29 juin et le Sémaphore voient une évocation de la cour de François Ier. On admire surtout le déguisement du roi de la Bazoche « tout de blanc vêtu avec un somptueux manteau grenat brodé d’or, des souliers à la poulaine et la tête couverte d’une toque empanachée ».
25Les trois cortèges se regroupent au haut du cours Mirabeau où a été aménagée une vaste salle de verdure ceinte d’arceaux de buis entourant la statue du roi René que surmonte une coupole supportée par quatre colonnes gigantesques. Des places assises sont réservées aux autorités et aux membres de la commission et des sièges numérotés ont été mis en vente chez les libraires au prix de 1 franc. Selon Louis Rostan, « les balcons étaient surchargés de toutes parts » et « les toits même des maisons étaient envahis par les curieux35 ». C’est là que se déroule à 19 h la cérémonie d’inauguration. Elle devait comprendre la lecture de pièces de vers en français et en provençal, mais l’inquiétude qu’inspire aux autorités la masse du public, « une foule profonde, houleuse et attentive […] d’un bout du cours à l’autre jusqu’à la Rotonde » selon le compte rendu minutieux de Jean-Baptiste Gaut que publie le Mémorial, incite à abréger le programme qui se réduit à ce que l’on nomme le Festival, c’est-à-dire l’audition d’une cantate pour solo, chœur et orchestre (100 musiciens et 200 choristes) sur un texte de J.-B. Gaut. Elle comprend trois strophes, deux en français et la dernière en provençal. On y répète en chœur « Chantons le retour/ des fêtes antiques/des jeux poétiques/du roi troubadour ». Après l’exécution, les jeux font leurs exercices, les bâtonniers font des moulinets avec leurs bâtons et les porte-enseignes jouent de leurs drapeaux. Les salves de l’artillerie de la garde nationale et une symphonie exécutée par la musique de l’école des arts et métiers mettent un terme à la cérémonie d’inauguration.
26À 20 h 30 commence la passade ou pas d’armes des bâtonniers qui partent de la cathédrale escortés de flambeaux et parcourent tout l’itinéraire de la procession en simulant avec leurs hallebardes enrubannées « l’attaque et la défense telles qu’elles étaient utilisées dans les tournois au temps du roi René ». À 22 h se met en marche « le guet ou grande cavalcade mythologique » tel que l’a inventé, en 1775, Jean-Baptiste Roux36, un cortège de divinités païennes à cheval ou dans des chars précédés par la Renommée sonnant de la trompette et les chevaliers du guet au chef couronné d’un croissant. J.-B. Gaut dans son compte-rendu célèbre la vérité des costumes qui « sont imités des modèles les plus corrects de l’Antiquité qui sont venus à nous par la peinture et la statuaire » et les costumes médiévaux « copiés dans le grand ouvrage des Tournois dessiné par le roi René ». Les jeux défilent aussi, intercalés dans cette « cavalcade fantastique » éclairée d’une grande quantité de torches. Le Guet ne rentrera au marché aux bestiaux qu’à 4 heures du matin.
27Le lendemain dimanche, après une nouvelle sortie des jeux, les trois cortèges se rendent à 10 h à la cathédrale pour assister à la grand-messe pontificale célébrée par l’archevêque. À 14 h 30, les trois cortèges parcourent à nouveau les rues de la ville. Le roi de la Basoche y est suivi par un char de verdure et de fleurs contenant 700 bouquets qui seront distribués ou plutôt lancés aux dames sur son passage. Ce défilé précède la procession où l’on voit le corps municipal en écharpe, la cour et le parquet en robe et le sous-préfet marcher derrière le Saint-Sacrement porté par l’archevêque. La fête s’achève le soir par le bal qualifié par J.-B. Gaut de « féerique » donné par le roi de la Basoche, Prosper de Castillon, dans la salle des pas perdus du palais de justice réaménagée pour l’occasion. Un élégant parquet recouvre les dalles aiguës de la cour, une immense draperie couvre le ciel ouvert, des guirlandes et des festons de buis entourent les colonnades et les corniches des galeries. Des milliers de bougies éclairent une salle décorée de caisses d’orangers et de massifs de fleurs. Ont été conviés, selon le Sémaphore du 21 juin, les principaux fonctionnaires, les premiers magistrats de la ville, l’armée, la bourgeoisie, la noblesse, la cour et le barreau, soit plus de 3 000 personnes selon le Cérémonial de la ville37. Le préfet du département et celui du Gard y assistent ainsi que le général commandant la zone militaire du Midi. Toute la presse célèbre l’événement. Ainsi L’Écho des Bouches-du-Rhône : « À l’éclat somptueux des lumières, à la richesse éblouissante des parures, on aurait pu se croire transporté au milieu d’un de ces gynécées orientaux… ». La Fête-Dieu se termine en divertissement mondain.
28Les intempéries – de forts orages comme il arrive fréquemment à Aix au mois de juin – n’ont pas réussi à perturber le déroulement de la fête. La procession dut s’abriter un moment dans l’église Saint-Jean-Baptiste. L’Écho des Bouches-du-Rhône du 20 juin s’attarde davantage sur l’orage qui éclata interrompant le bal à 1 h du matin :
Bientôt un violent coup de tonnerre a fait courir un frisson d’effroi électrique dans toute la salle et déterminé une averse dont les effets étaient d’autant plus pénétrants sur les dames surtout que leurs toilettes étaient plus légères et plus diaphanes.
29Depuis 1536 une foire se tient le jour de la Fête-Dieu38. Le Mémorial du 8 juin prévoyait qu’elle serait, « grâce à la célébration des jeux, des plus brillantes cette année-ci. De nombreux marchands font, de tous côtés, retenir des places sur le Cours et il est certain que l’affluence des acheteurs sera considérable ». Le compte-rendu inséré dans le Cérémonial de la ville confirme ces espoirs : « La foire s’est ressentie de cette affluence et des transactions importantes ont eu lieu39. » Les baraques s’étendaient d’un bout à l’autre du Cours et autour de la Rotonde jusqu’à la croix de mission.
Un immense succès
30Dès le 8 juin Le Mémorial prévoyait une affluence considérable :
Chaque jour nous recevons […] des nouvelles qui nous font pressentir un nombre incalculable d’étrangers qui accourront de toute la Provence et des départements circonvoisins pour voir la résurrection de l’antique institution du roi René. Marseille seule vomira par ses diligences, ses omnibus, son chemin de fer et ses mille véhicules, une avalanche continue de visiteurs. Les villages de l’arrondissement se préparent à émigrer entièrement et à se transplanter à Aix pour quelques jours.
31La publicité avait été bien faite, comme en témoigne le Cérémonial de la ville : « Des affiches monstres répandues dans tout le Midi de la France annoncèrent aux populations l’ouverture et le programme de la fête du Roi René40 ». La presse a largement relayé l’information. La Gazette du Midi reprend des informations parues dans les journaux aixois sur les préparatifs d’une fête qui sera « célébrée cette année avec une splendeur inaccoutumée » (29 avril, extrait du Mémorial) et qui « dépassera en magnificence tout ce qu’on avait vu jusqu’ici » (7 juin, repris à La Provence). Dès le début de juin, La Provence annonce que des habitants de Nice ont déjà arrêté leur logement. Elle rapporte qu’à Marseille « on organise une entreprise qui amènera 700 voyageurs dans les 50 voitures préparées à cet effet. De nombreux omnibus stationneront à Rognac pour accueillir les voyageurs qui viendront par chemin de fer d’Avignon ».
32Les journaux aixois s’enorgueillissent du succès que connaît la fête, tel le Mémorial :
Depuis longtemps Aix n’avait vu dans son sein une si étonnante masse d’étrangers […]. C’était […] un spectacle assez curieux à voir que celui des routes voisines sillonnées par un nombre infini d’équipages de toute nature ; on eut dit que toutes les villes, que tous les villages environnants déversaient chez nous leurs populations et que c’était à qui arriverait le plus tôt pour profiter de la vue des jeux célèbres dont notre ville s’était jadis tant de fois enorgueillie.
33L’Écho des Bouches-du-Rhône parle de 50 000 visiteurs, un chiffre que le Sémaphore donne aussi « selon des statisticiens marseillais ». Aix ne comptait pas alors 25 000 habitants. D’après La Provence :
Hôtels, restaurants, cafés tout était plein ; dans certains établissements des chambres avaient été retenues depuis plus d’un mois. Une spéculation nouvelle a même été créée et on a transformé les omnibus en chambres à coucher. Et pourtant bien des gens ont dû s’accommoder des bancs de promenade pour y passer leurs nuits. Un riche banquier de Marseille, nous assure-t-on, n’a pas loué moins de 100 francs par jour un premier étage sur le Cours.
34Le Sémaphore du 25 juin souligne lui aussi
l’affluence de voyageurs des deux sexes et de tous les âges, de toutes les professions qui prenaient d’assaut les auberges et venaient sur des souvenirs de parenté réclamer une hospitalité qu’on s’empressait du reste de leur offrir.
35Il évoque également ces « voyageurs imprévoyants contraints de faire une promenade interminable sur le cours et de s’étendre ensuite sur les bancs extérieurs des cafés ». Même Le Peuple, si hostile à cette fête qu’il traite de mystification, écrit : « Une population immense encombrait la ville d’Aix pendant les journées de samedi et dimanche, tout s’est passé avec le plus grand ordre. »
36On verra une dernière preuve de ce succès de l’entreprise aixois de résurrection des jeux dans la représentation, dès le 25 juin, trois jours après la fin des Jeux, sur la scène du Gymnase Marseillais, d’un spectacle intitulé « Les jeux du Roi René ou la Fête-Dieu à Aix (tableau populaire), pièce de circonstance en vers provençaux et français ». L’annonce en paraît dans le Sémaphore du 25 juin.
Aix transfigurée
37La presse ne tarit pas d’éloges. Les journaux marseillais insistent sur la métamorphose qui transfigure Aix, cette cité qui, écrit le Sémaphore du 25 juin, « a pris le sage parti de se retirer à la campagne, loin du tumulte assourdissant des affaires, … ville de calmes et studieux loisirs, (où) dans certaines de ses rues, l’apparition d’un passant est regardée comme un événement qui tient du prodige ». Ou encore, dans la Gazette du Midi « cette ville à la physionomie grave, austère et morose, habituellement occupée à de sérieuses études et d’arides questions… et si triste d’ordinaire que l’herbe croît dans ses rues et souvent dans ses vastes hôtels, aujourd’hui presque déserts ». Le même thème est abordé par J. B. Gaut dans le Mémorial, mais pour déboucher sur une résignation morose :
Pendant deux jours la capitale de la Provence, cette ville qui a porté sur son front une couronne et qui n’a plus maintenant sur ses épaules dépouillées que quelques lambeaux de pourpre, cette vieille capitale, toute déshéritée qu’elle est, a retrouvé l’éclat de ses meilleurs jours, l’animation de ses anciennes fêtes, une splendeur qu’elle n’avait pas eue depuis longtemps et qui, au surplus, n’a été que de quelques heures. Pauvre cité, elle s’est vue revivre un instant ; peut-être a-t-elle cru qu’elle avait remonté le cours des âges, illusion trop tôt détruite ; le lendemain de ces fêtes, l’herbe a recommencé de pousser dans ses rues solitaires et aucuns ne l’ont plus foulée sous leurs pas précipités.
Une exploitation politique
38Les commentaires de la presse légitimiste justifient les craintes qu’avaient manifestées les républicains aixois. La Gazette du Midi du 26 juin prend appui sur le rôle de Prosper de Castillon pour faire l’éloge de la noblesse et de son rôle social :
Voilà un jeune homme qui par sa générosité qu’on pourrait dire princière a été l’âme de tout ce mouvement. Qui a songé en ce moment aux anciennes divisions, si ce n’est pour dire que ce noble avait noblement agi et que les ouvriers lui devaient en bonne partie l’impulsion donnée à leurs travaux.
39Elle est rejointe par l’Écho des Bouches-du-Rhône :
Nos anciennes familles quoique découronnées de leur patrimoniales richesses par les malheurs des temps savent s’inspirer des sentiments de la fierté provençale et au besoin des nobles traditions du passé, quand il s’agit d’honorer le caractère national.
40La Provence passe de l’éloge de ce roi de la fête à l’appel à la Restauration :
Ah ! Si un roi éphémère a pu ainsi réunir pour quelques heures tous les coeurs, qui empêcherait un roi perpétuel, un vrai roi de les unir pour toujours ! Que l’on essaye donc ! Croit-on qu’il y aurait moins de magnanimité dans le coeur du descendant d’Henri IV que dans celui, si grand qu’il soit, de M. de X…? Soyez-en sûr un roi nous fera des merveilles.
41Les journaux voient dans la parenthèse de la fête une suspension du temps pleine de sens. « La date de notre triste époque était effacée » note la correspondance d’Aix du 22 juin publiée par le Sémaphore le 25. Selon la Gazette du Midi :
On a pu croire pendant deux jours que les révolutions étaient finies et pressentir tout ce que les plaisirs et la prospérité de tous auraient à gagner au rapprochement des classes.
42Et pour le Sémaphore :
La date de notre triste époque était presque effacée. Impossible de songer un moment aux misères du temps présent. Nous faisons de la politique, nos pères élisaient des rois de la Bazoche, des abbés de la Jeunesse, des princes d’amour. Lequel vaut mieux ?
43La Gazette du Midi reprend la question pour déboucher sur un appel au retour de l’ordre :
Vaut-il mieux faire de la politique le sabre au poing, le pistolet sous la gorge, dresser des barricades dans les rues et s’entretuer pour le bonheur prétendu de l’humanité ? Qu’on nous rende la paix des rues, la tranquillité du foyer et l’ordre dans le gouvernement et nous verrons revivre… les brillants et chevaleresques souvenirs de notre histoire.
Regards ironiques
44Parmi les commentaires dithyrambiques se glisse exceptionnellement une note d’ironie. Le chroniqueur de la Gazette du Midi, Eugène Borel, se laisse aller dans sa description des jeux à des remarques qui rappellent les propos de Millin dans sa relation des jeux de 1803, lorsqu’il décrit :
Le passage des personnages infatigables chargés de représenter les jeux qui, coiffés de têtes énormes en carton, accomplissaient avec un sérieux imperturbable et un zèle au dessus de tout éloge les évolutions les plus comiques, incessamment répétées, aux applaudissements de la foule. Les rois mages suivaient gravement l’étoile qui, ne pouvant se soutenir en l’air toute seule, avait emprunté l’appui protecteur d’une perche à laquelle on l’avait fixée. Les reguigneous se livraient en leur compagnie à de singuliers mouvements de hanche qui rappelaient à s’y méprendre la chorégraphie prohibée à Mabille et à la Grande chaumière. Quelque savant aura sans doute retrouvé là l’origine perdue dans la nuit des temps d’une danse fort en honneur dans les bals masqués et spécialement recommandée de nos jours à la vigilance des sergents de ville, protecteurs assermentés de la morale publique. J’ai vu de mes propres yeux Moïse qui, sans doute, avait perdu la verge qui fit jaillir l’eau du rocher pour les hébreux altérés, entrer dans les cabarets où, sous la protection de notre devise républicaine, Liberté Égalité Fraternité, il trinquait avec la reine de Saba et le roi Hérode pendant que les tirassouns et les rascassetos, moins opulents à ce qu’il paraît, étanchaient au tuyau des fontaines leur soif excitée par les émotions du massacre des Innocents qui s’accomplissait toutes les dix minutes. L’ange et les démons petits et grands ne dédaignaient pas non plus la liqueur qui fit pécher Noé et a causé depuis tant de scandales41.
45Camille Duteil42, le rédacteur en chef du Peuple, évoque lui aussi cet envers du décor, avec ces « rois, diables et farceurs que la police a fraternellement ramassés le soir ivres morts sur le cours ». Il adresse le 29 juin dans son journal une lettre ouverte à l’archevêque d’Aix. Au nom des souvenirs que l’enfant pieux qu’il fut garde des processions et des reposoirs de son jeune âge, il dénonce le scandale de cette Fête-Dieu transformée en mascarade :
Quoi, lorsque votre catéchisme défend les masques aux saturnales de janvier, lorsque Rome excommunie encore ipso facto les comédiens, vous avez pu permettre que des pompes mythologiques aux flambeaux servissent de vigile à la procession solennelle du Très Saint Sacrement. Quand ici régnait le recueillement et la prière ou une sainte activité pour parer les reposoirs, vos brebis s’étaient égarées au bal du roi de la Bazoche où le Prince d’amour distribuait des bouquets aux belles et où l’abbé de la jeunesse présidait aux pirouettes de pages gracieux en pantalons serrés […]. Au chant majestueux du Sacris solemnis se mêlaient les lazzi de farces ridicules ; entre les encensoirs qui parfumaient la route du Seigneur, des diables faisaient la cabriole, les fleurs que des mains virginales jetaient à l’ostensoir sont retombées sur les rois mages que leur étoile conduit après la procession dans une maison [sans doute un cabaret, sinon pire] à côté de l’horloge !
46L’auteur conclut en accusant le prélat de simonie :
Profiter d’une sainte journée pour attirer la foule et soutirer de l’argent des badauds en ressuscitant des fêtes qu’ont anathématisées des conciles, faire concurrence aux autres processions et, à une époque sérieuse, faire dégénérer le culte en spectacle mondain, n’est ce pas le comble d’une cupidité sacrilège ?
Du recyclage à l’oubli
47L’année suivante 1852 aucune cérémonie particulière ne marque le jour de la Fête-Dieu. Mais le Mémorial du 12 septembre apprend aux Aixois que le conseil municipal s’en était remis aux bons soins du maire Rigaud pour « faire tout ce qui sera de besoin pour accueillir le prince président » qui a entrepris au début de ce mois une tournée de visite en province. « Il serait question de faire sortir les jeux que l’on montrait autrefois aux princes et aux souverains qui traversaient notre ville ». Le journal approuve chaleureusement cette idée, car « les fêtes qui seraient données à Aix n’auraient pas le caractère d’uniformité qu’elles auront revêtu partout ; elles laisseront ainsi, sans doute, dans l’esprit de Louis-Napoléon à cause de l’originalité un souvenir plus durable ». Le 19 septembre, le Mémorial insère un communiqué de la mairie :
Il est fait appel aux sympathies et au concours bienveillant de toutes les personnes qui avaient collaboré aux jeux de la Fête-Dieu. Celles qui seraient bien aises de participer à la fête offerte le 29 au soir au prince président de la République sont priées de se faire inscrire dans le plus bref délai à la mairie. Cet avis s’adresse surtout aux anciens chevaliers du croissant, aux membres du guet et du cortège de la Basoche et de l’Abbadie qui par leur bonne mine et leur mise élégante avaient rehaussé la pompe de cette cérémonie toute locale.
48Commentant le programme publié dans son numéro du 26, le journal exprime sa conviction que, de retour à Paris, Louis-Napoléon pourra dire, comme jadis Louis XIII, qu’il avait été reçu à Aix « comme un Dieu ». Cette fête de circonstance se coule dans le moule éprouvé du cérémonial de 1851 avec l’exécution au haut du cours d’une cantate à la gloire du prince (« Peuple chantons avec fierté, celui qui du naufrage a sauvé la société »), un banquet et un bal au Palais de justice. C’est seulement vers 11 h du soir que Louis-Napoléon, rentrant à l’archevêché en calèche découverte, passe par la rue du Pont-Moreau43 et le Cours et rencontre le guet. Le cérémonial de la ville relève que « les tirassons l’ont beaucoup égayé. On l’a vu rire de bon cœur à ce spectacle étrange ». Le prince d’amour et l’abbé de la jeunesse ont juste le temps de lire un compliment et la calèche s’éloigne44.
49Cette fête offerte est le dernier avatar de la Fête-Dieu. Aix n’a pas pourtant perdu le goût des cavalcades de charité. Elles reprennent dans le temps du mardi gras dès 1852. D’autres cortèges festifs, sans rapport avec le carnaval, s’inspirent de thèmes historiques. En 1869, un défilé historique représentant l’entrée du roi René dans la ville accompagne la fête de charité donnée à l’occasion du concours agricole. En 1887, un autre cortège en costumes de différentes époques est organisé pour célébrer le quatrième centenaire de l’Union de la Provence à la France. On retrouve parmi leurs maîtres d’œuvre Jean-Baptiste Gaut et Rainaud de Fonvert. Le carnaval, sous une forme de plus en plus inspirée du corso de Nice, s’impose à partir de la dernière décennie du xixe siècle. Les jeux de la Fête-Dieu retournent à l’imaginaire identitaire. Mistral, témoin, de la fête de 1851, leur consacre un chant de Calendal en 1867. L’article qui leur est consacré dans les Petites annales de Provence en 1894, sous la rubrique éloquente « Mœurs et légendes » s’achève par une conclusion morose : « Hélas, tout cela est parti, disparu dans la débâcle des traditions et des usages.45 » En 1890, l’abbé Constantin, curé de Rognes, dans un ouvrage consacré aux paroisses du diocèse d’Aix atteste qu’en cette fin du xixe siècle la nostalgie n’est plus ce qu’elle était :
Une résurrection laïque de ces jeux a été essayée avec plus ou moins de succès à diverses reprises, la dernière fois en 1851. Qu’on les laisse désormais à l’état de curieux souvenir. Cela vaudra mieux que de les exposer à tomber dans le ridicule… En ce cortège hétéroclite, on ne verrait plus aujourd’hui qu’une mascarade46.
50C’est effectivement ce que l’on a vu en 1964 lors d’une reprise à l’initiative du comité des fêtes, dans une mise en scène du directeur du Centre dramatique régional avec le concours d’une école de danse et de figurants fournis par la maison des jeunes et par les scouts et éclaireurs47. 1851 aura été un chant du cygne.
Notes de bas de page
1 Noël Coulet, « Les jeux de la Fête-Dieu d’Aix, une fête médiévale ? », Provence historique, t. 31, fasc. 126, 1981, p. 313-339 ; Michel Vovelle, « Les avatars d’une fête dans la longue durée : les jeux de la Fête-Dieu à Aix-en-Provence » dans M. Vovelle, De la cave au grenier, Québec, Fleury, 1980 p. 459-470 et M. Vovelle, « La crise d’une représentation : les jeux de la Fête-Dieu d’Aix », dans J.-C. Bonniol et M. Crivello, Façonner le passé, Aix, PUP, 2004, p. 17-36 et M. Vovelle, Les folies aixoises, Pantin, Le temps des cerises, 2003, p. 11-34. Martine Challet, La Fête-Dieu à Aix-en-Provence au xviiie siècle, DES, Université de Nanterre, 1973.
2 Musée Arbaud, carton brochures 335.
3 Arch. com. Aix, AA 55 fo 371.
4 Id., fo 377 v. sq. Selon Michel Vovelle, « Les avatars d’une fête », art. cit., p. 469, « le sigisbée de Pauline, le jeune comte de Forbin a payé de sa poche les figurants ». Dans ses Mémoires, Paris, Plon, 1913, p. 222, A.-C. Thibaudeau écrit : « Je crois qu’elle contribua de sa bourse à la dépense ». Rien dans les sources communales n’appuie ces affirmations.
5 Id., fo 382v. Selon Thibaudeau, op. cit., p. 295, Fouché « fit donner une représentation des diableries et mascarades du roi René ».
6 Id., fo 381.
7 Frédéric Mistral, La reine Jeanne, Paris, A. Lemerre, 1890, p. X.
8 Madame Charles Reybaud, Misé Brun, dans Revue des deux mondes, 1843, p. 733. Née en 1802, la romancière doit garder en mémoire la sortie des jeux en 1823 pour honorer la duchesse de Berry.
9 Roux-Alphéran, Les rues d’Aix, Aix, Aubin, 1846, p. 106. Né en 1776, l’auteur a pu voir les dernières Fêtes-Dieu de l’Ancien Régime. Il est surtout le dépositaire de la tradition laissée par son père Jean-Baptiste Roux qui réorganisa la fête en 1775.
10 La crèche parlante du Musée du Vieil Aix regroupe un fonds racheté par Mademoiselle d’Estienne de Saint-Jean dans lequel se sont fondus des éléments provenant de diverses crèches qui se sont succédées, dont peut-être des pièces venant du théâtre Truphème.
11 Roux-Alphéran, Les rues d’Aix, op. cit., p. 106-107.
12 Ibid., p. 131.
13 Henry de Lander, « 1851, Reprise des jeux de la Fête-Dieu » in Deux siècles d’Aix-en-Provence, slnd (Aix, 2008) p. 88-90 apporte peu d’informations sur l’événement et illustre son article par une photographie de Ludovic d’Estienne de Saint Jean « en prince d’amour », en fait dans le rôle du roi René en 1869.
14 Jany Fauris, Le carnaval d’Aix au xixe siècle, Aix, mémoire de maîtrise sous la direction de M. Agulhon, 1972, p. 146 sq. Christiane Derobert-Ratel, « Aspects de la vie des étudiants aixois dans la première moitié du xixe siècle », Revue de recherche juridique : droit prospectif, 1997, p. 527-599.
15 Il est né à Port-Louis en 1827. Son père, établi à Marseille, meurt en 1849. En 1850 quand il prend sa 9e inscription, sa mère vit dans les Bouches-du-Rhône dans une localité dont le nom est illisible (Arch. dép. Bouches-du-Rhône 1 T 1899, p. 10, p. 48). Selon le Cérémonial de la ville, t. 2, registre non coté des Arch. com. Aix, fo 195, il descend de Charles Georges Fenouillot de Falbaire, auteur de L’Honnête criminel et de plusieurs autres pièces de théâtre, mort en 1800. Il devient avocat et entre dans la bonne société aixoise par son mariage en 1854 avec Cécile de Gabrielli de Gubbio, fille d’un conseiller à la cour.
16 Rédacteur au Mémorial. Sur ce personnage, qu’une rue du félibre Gaut immortalise à Aix, voir les études, de René Merle et Marie-Thérèse Jouveau, www.renemerle.com/article.php3?id_ article=269 et www.up.univmrs.fr/tresoc/libre/int
17 Musée Arbaud, carton brochures 335.
18 Ibid.
19 Lettre de Fenouillot du 14 avril sur papier à en-tête de la commission qui a ses bureaux à la mairie à l’état-major de la garde nationale : « M. de Lagoy serait d’avis d’écrire au plus tôt aux Aixois qui habitent hors de la ville. Il serait convenable que les lettres arrivassent en même temps que les journaux ». Musée Arbaud, carton brochures 335.
20 Arch. com. Aix, K 4/3.
21 Arch. com. Aix, D 1/16 p. 151.
22 Roger Klotz-Villard, « Les successeurs de Jassuda Bédarride. Deux maires juifs d’Aix-en-Provence. Salomon Bédarride, maire en 1876 », L’écho des carrières, 1998, p. 10-16 ne mentionne pas cet épisode. Id., « Un maire juif d’Aix-en-Provence, Jassuda Bédarride », L’écho des carrières, 1996, p. 19-24 et René Pradeilles, Bédarride et la révolution de 1848, DES Aix, 1951.
23 Louis-Elzéar de Laincel-Vento (1818-1882), auteur de nombreux ouvrages sur la Provence et le Comtat.
24 Arch. com. Aix, K 4/3.
25 Arch. com. Aix, Cérémonial de la ville, op. cit., p. 196.
26 Le premier président Rigaud. Choses et autres, Paris, 1880, p. 16. Cette version imprimée ne comprend pas les remerciements adressés aux organisateurs que l’on trouve dans le Mémorial du 22 juin.
27 Christiane Derobert-Ratel, Institutions et vie municipale à Aix sous la Révolution, Aix, Édisud, 1981, p. 99-100. En 1804 selon l’affiche programmatique signée par le maire Sallier, c’est « la mairie » qui désigne ces officiers.
28 Peu après les jeux, Prosper enlèvera la femme d’un banquier juif. Cette affaire qu’évoquera Frédéric Mistral dans ses Mémoires, est relatée par Christiane Derobert-Ratel, « Petite contribution de l’histoire conjugale aixoise à l’œuvre d’Alfred Naquet », Champs libres. Études interdisciplinaires, 2000, p. 55-72. Je remercie Christiane Derobert-Ratel de m’avoir communiqué le dossier sur la Fête-Dieu qu’elle avait constitué pour la préparation de cet article.
29 Le Mémorial d’Aix, 22 juin 1851.
30 Arch. com. Aix, Cérémonial, op. cit., p. 198.
31 Id., p. 199.
32 Sur les jeux et leur évolution cf. Noël Coulet, « Les jeux de la Fête-Dieu d’Aix… », art. cit.
33 Anne Plumptre, A narrative of a three years’ résidence in France principally in the southern departments form the year 1802 to 1805., Londres, Taylor, 1810, t. 2, p. 226-227. Voir Noël Coulet, « La Fête-Dieu d’Aix de 1803. Le témoignage d’une voyageuse anglaise », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 99, no 242, 2013, p. 53-74. Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départements du Midi de la France, Paris, Imprimerie impériale, 1807, t. II, p. 302-330
34 Paravent peint dit « du conseiller de Gallice », Aix, Musée du Vieil-Aix. Voir Le roi René et son temps, catalogue de l’exposition du Musée Granet, Aix, 1981, p. 243-246. Reproduit dans Aix-en-Provence. Histoire d’une ville, Marseille, CRDP, 2008, p 90-93.
35 Louis Rostan, « Les Jeux de la Fête-Dieu à Aix, procession dramatique du xve siècle », Bulletin monumental, 1851, p. 472.
36 Noël Coulet, « Les jeux de la Fête-Dieu… », art. cit., p. 337.
37 Noël Coulet, « Les jeux de la Fête-Dieu… », art. cit., p. 207.
38 Sur la foire voir la contribution de Nicole Martin-Vignes, dans le catalogue de l’exposition du Musée du Vieil Aix Aix-en-Provence au xviiie siècle, s.l. n.d. [Aix, 1981], n.p.
39 Arch. com. Aix, Cérémonial, op. cit., p. 208. Rigaud en expédie plusieurs exemplaires dans chaque mairie, Musée Arbaud, carton brochures 335.
40 Arch. com. Aix, Cérémonial, op. cit., f. 196.
41 Gazette du Midi, 28-29 juin.
42 Cf. Stephen Chalk, Camille Duteil ou les symboles de la démocratie, Les Mées, Association 1851, 2005.
43 Aujourd’hui rue Thiers.
44 Le récit de cette cérémonie d’entrée occupe les folios 208-220 du Cérémonial. Il ne concorde pas toujours avec le compte rendu donné par le Mémorial du 3 octobre.
45 Je remercie Jean-Marie Guillon qui m’a signalé cette publication.
46 Abbé M. Constantin, Les paroisses du diocèse d’Aix, leurs souvenirs et leurs monuments, Aix, A. Makaire, 1890, t. I, p. 39
47 Arch. com. Aix, K 4/59.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR TELEMME
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