La fête en Provence aujourd’hui : héritages, mutations et revitalisation
p. 42-49
Texte intégral
Nouvelles enquêtes, nouvelles préoccupations
1Au fur et à mesure que passent les générations et que se transforme la société, les acteurs du mouvement régionaliste provençal se repositionnent progressivement et le savoir relatif aux fêtes provençales en subit directement les effets. Le renforcement de l’administration française sous la iiie République se traduit par la production d’un nouvel état des lieux, qui remplace la Statistique vieillie. Un ouvrage monumental, Les Bouches-du-Rhône. Encyclopédie départementale, résolument ouvert sur la modernité, est publié par Paul Masson1. Avec la progression des idées sociales, les pouvoirs publics s’intéressent toujours plus aux mœurs populaires. Parallèlement, dans les colonies de l’Empire français, l’ethnologie affine sa méthodologie et se constitue en discipline scientifique.
2En 1938, le Front Populaire crée à Paris le Musée national des arts et traditions populaires et diligente des enquêtes en Provence, comme dans d’autres régions de France. Armés d’appareils photographiques, levant plans et croquis, arpentant la campagne et visitant les mas, les ethnologues prennent le relais des folkloristes et des littérateurs. Fernand Benoit, conservateur du Museon arlaten fondé à Arles par Mistral, insiste sur les supposées origines helléniques de la culture provençale. Il exploite là un sillon creusé par ses prédécesseurs, à une époque où la place des arts et des lettres est encore forte dans l’université française. Mais pour les ethnologues du Musée national des arts et traditions populaires, il s’agit aussi d’inscrire les cultures régionales dans des projets de valorisation touristique et économique, en prise avec la société contemporaine, comme en témoigne la présentation d’objets provençaux lors de l’exposition universelle de New York en 19392. Parallèlement, la collecte systématique des traditions locales se poursuit grâce à la détermination de quelques savants qui ne récusent pas forcément le terme vieilli de folklore3.
3Après la Seconde Guerre mondiale, les traditions locales subissent pourtant une certaine désaffection. À cette époque le sentiment général est qu’il faut reconstruire et aller de l’avant. De nombreux acteurs du mouvement folklorique, suspectés de collaborationnisme sous le régime de Vichy, abandonnent leurs activités et disparaissent de la scène publique. Ceux qui étaient plus proches du monde ouvrier développent parfois des coopérations internationales avec les pays socialistes d’Europe de l’est où le folklore jouit d’un certain prestige en tant que représentation idéalisée de la culture des classes populaires. Des ethnologues du Musée national des arts et traditions populaires continuent cependant de travailler dans les différentes régions de France4. Mais parallèlement, les structures de l’économie ont changé. Avec le développement des médias de masse, les sports modernes remplacent les danses traditionnelles au village. En une génération, le savoir associé aux fêtes populaires se perd. La musique américaine remplace les bals de l’avant-guerre ; l’heure est à la modernité.
4Il faut attendre les années 1970 pour sentir le vent tourner. À cette période les goûts sociaux changent en même temps que les manières de faire de la recherche. Tandis que les fêtes locales sont peu à peu relancées, pour des motifs idéologiques ou plus économiques, historiens et ethnologues découvrent de nouveaux objets. L’école des Annales avait déjà marqué les esprits en s’intéressant à la microéconomie et à divers phénomènes sociaux, se rapprochant considérablement des sciences sociales. Le courant de la Nouvelle histoire inspire considérablement les anthropologues, dans un contexte de massification de l’université où les sciences sociales ont pris le dessus sur les lettres et les humanités classiques. Le revivalisme festif des années 1970 s’accompagne ainsi de nombreuses publications universitaires. En Provence, le livre de Michel Vovelle5 et les études d’anthropologie historique ou d’ethnolinguistique6 entrent en résonance avec les travaux historiques ou anthropologiques plus généraux publiés à la même période7. La fête devient l’objet d’un discours pléthorique, tant social que savant. Elle est instituée comme une valeur collective et devient un objet de recherche légitime à une époque où la réflexion sur les valeurs traditionnelles est marquée par le doute.
5Par rapport à ces antécédents historiques, l’époque actuelle marque une nouvelle étape dont la désillusion postmoderne n’est pas la moindre des caractéristiques. Sociologues et anthropologues ont diagnostiqué depuis une trentaine d’années une période de crise durable dans laquelle les repères traditionnels ont été complètement bousculés par la mondialisation, le néolibéralisme, l’émergence de risques technologiques inconnus jusqu’alors. Pour les anthropologues, l’homogénéisation apparente cache de nombreux phénomènes d’hybridation ou de métissage8. Pour les sociologues de la postmodernité, la culture de la fête est un moyen de faire face à la perte de repères induite par la crise en réactivant des pratiques « dionysiaques » ancestrales9. Parallèlement, les fêtes locales deviennent de plus en plus, pour des communautés confrontées à une postmodernité marquée concrètement par la crise des rituels religieux ou civiques traditionnels, un moyen de se valoriser économiquement en attirant des touristes. La fête est ainsi de plus en plus construite comme événement, et de moins en moins reproduite comme rituel. Dans ce contexte, faire le lien entre le passé et le présent apparaît particulièrement judicieux pour comprendre les mutations historiques et les réagencements à l’œuvre.
Permanences, inventions et renouveaux festifs
6Étudiées au présent, les fêtes traditionnelles témoignent en Provence comme ailleurs d’une grande complexité sur le plan social, culturel et historique. Elles ont parfois été maintenues, recréées, ou transformées, tandis que d’autres formes festives apparaissaient à leurs côtés. Tantôt foyers de cristallisation des identités, tantôt pulsion vitale libérant l’énergie du groupe, des fêtes contemporaines nouvellement créées mais souvent revendiquées comme remontant à des temps immémoriaux et traditionnels ont inventé de nouvelles formes et investi de nouveaux lieux. Ainsi, les formes et les usages des fêtes d’autrefois n’ont pas disparu : ils sont transposés et adaptés aux logiques sociales, aux besoins économiques, aux contraintes mais aussi aux innovations de la société contemporaine. Bien sûr, les fêtes contemporaines ont vu leurs formes considérablement évoluer, en particulier les fêtes religieuses. Par exemple, les fêtes de Noël restent associées aux croyances religieuses mais fournissent aussi une assise spirituelle nouvelle à la société de consommation. À côté des formes anciennes de fêtes, qui se sont pérennisées en se transformant, sont aussi apparus d’autres genres festifs. Dans le chapitre de l’encyclopédie régionale Provence qu’il consacre à la fête et aux divertissements collectifs, Christian Bromberger choisit de mettre en valeur quatre grands types de fêtes10. Il insiste d’abord sur les voto, les fêtes votives qui scandent annuellement la vie municipale des villages provençaux et se développent en tant que rites laïques autour de jeux, de danses, et d’autres pratiques « d’émulation agonistique » où se retrouvent et s’affrontent différentes fractions de la population locale. Il met ensuite en tension les fêtes familiales de Noël, autour de la crèche et des santons, et les « facéties viriles » du groupe de la jeunesse en temps de carnaval. Il signale enfin les nombreux pèlerinages au culte marial, dont le pèlerinage de la Sainte-Baume et celui des Saintes-Maries-de-la-Mer, étudié ici par Marc Bordigoni, sont les plus connus.
7Mais aux côtés de ces fêtes municipales ou religieuses désormais bien connues, les études concernant la Provence contemporaine ont permis de repérer de nouvelles sortes de fêtes, qui influencent les précédentes. Depuis les années 1970 sont en effet apparues dans les villages provençaux de nombreuses fêtes « thématiques », liées à la valorisation de certains produits emblématiques comme l’huile d’olive par exemple11. Ces fêtes reprennent les éléments du folklore provençal en les retravaillant à l’intention d’un public qui intègre les néo-résidents et les touristes. Parallèlement, dans le milieu urbain, de nouveaux types de fêtes sont apparus aussi. Tandis que de gigantesques ferias, à Arles, Istres, ou Pernes-les-Fontaines prolongent par une tonalité hispanisante les traditions tauromachiques provençales fondées par le Marquis de Baroncelli-Javon en Camargue au début du xxe siècle, toute une offre de festivals a vu le jour en Provence pour rendre « festives » différentes formes d’art : festival de théâtre à Avignon, d’art lyrique à Aix-en-Provence, chorégies à Orange, se prolongent par d’innombrables concerts et animations festives encouragées par les collectivités territoriales et animées par des associations à vocation culturelle et artistique, contribuant à renouveler en profondeur le paysage festif régional tout en se distinguant du calendrier des fêtes traditionnelles. Enfin, la présence de populations nouvellement implantées, issues de l’immigration européenne ou méditerranéenne, a conduit à importer de nouvelles fêtes communautaires qui restent en grande partie à étudier.
8Parmi les genres festifs récemment apparus en Provence, les fêtes historiques occupent une place singulière. Le travail de Maryline Crivello dans ce volume est extrêmement éclairant à cet égard dans la mesure où il montre que non seulement les pratiques, mais aussi les genres festifs sont sujets à une réélaboration constante. Historienne du présent, cet auteur focalise son attention sur la mode des reconstitutions historiques et de l’histoire vivante. L’analyse de la presse contemporaine témoigne bien du fait que le public aujourd’hui accommode de plus en plus l’histoire à son goût. À Fuveau, la fête produit une Provence imaginée qui met en perspective « 2000 ans d’histoire ». À La Ciotat, les références à la peste de 1720 mises en scène depuis 2002 enjambent allègrement les périodes historiques. À Salon, Nostradamus reste un des provençaux les plus connus d’un large public. L’étude des spectacles et des fêtes médiévales actuelles montre ainsi la plasticité de l’histoire, son aspect « prêt-à-porter » qui révèle au moins autant des goûts sociaux des participants actuels que de l’histoire réelle des lieux. Comme le dit l’historien anglais du patrimoine David Lowenthal, « nous demandons à l’héritage un passé imaginé et non réel12 ». Il est frappant de constater que ce processus touche non seulement les éléments constitutifs des fêtes, mais aussi les fêtes dans leur globalité, puisque dans plusieurs cas les spectacles « sons et lumières » éclipsent ou surpassent les fêtes patronales traditionnelles du lieu.
Les raisons de la fête aujourd’hui
9Cependant, le recensement des différentes formes de fêtes présentes sur le territoire provençal ne dit pas forcément pourquoi on fait la fête aujourd’hui. Or depuis une trentaine d’années, la mondialisation a contribué à standardiser les modes de vie et les pratiques quotidiennes, et le monde a connu des bouleversements économiques et géostratégiques forts. Tout est instable. Tout bouge vite. Dans l’inconscient collectif et à différentes échelles d’observation, cela réveille un réel sentiment d’insécurité qui se décline en de multiples domaines : sécurité intérieure, peur de l’étranger, mais aussi peur d’être atteint d’une amnésie des valeurs traditionnelles. Ce sentiment d’une menace imminente engendre un besoin de repenser ce qui est au fondement de l’identité du groupe. Les fêtes contemporaines illustrent souvent ces tensions nouvelles entre le local et le global, car elles sont un moment clef de cristallisation de l’identité, que celle-ci soit religieuse, familiale, villageoise, régionale ou nationale. Elles sont tout à la fois l’occasion de donner à voir concrètement un héritage et de le perpétuer en le transmettant. Il est ainsi courant de voir des fêtes anciennes être remises au goût du jour, ou bien de voir de nouvelles fêtes se créer.
10Ces manifestations sont alors entourées d’un discours mythique, de représentations iconographiques sur les origines du groupe et de son identité locale afin de réveiller la fierté de l’appartenance et l’ancrage sur un territoire. Des marqueurs tels que les costumes, l’alimentation, les jeux et les rites festifs sont reconnus comme emblématiques d’identités locales en devenir, ou participent à renforcer l’attractivité d’un territoire. Le marketing touristique se saisit du goût des terroirs authentiques, cher aux néo-ruraux, pour valoriser les nouvelles fêtes « thématiques » consacrées à l’olive, à la vigne ou au vin. L’UNESCO labellise certaines fêtes locales, comme celle de la Tarasque à Tarascon, au titre du « patrimoine culturel immatériel13 ». Mais la protection de la « spontanéité populaire » de la fête est parfois assez contradictoire avec les processus de labellisation, qui ont parfois tendance à figer ce qui était jusque-là spontané.
11La fête est aussi le support favori pour créer l’événement : elle est à la fois prétexte au divertissement, requalification des traditions et moment de détente. À Marseille, la fête musulmane de l’Aïd devient une « fête de la famille et du partage » ouverte à tous, et même un festival, c’est-à-dire une fête laïcisée. Elle prend sens pour un groupe minoritaire qui conserve ses traditions tout en y intégrant des valeurs plus universelles. Parallèlement, dans les quartiers de la Plaine ou du Panier, des fêtes récemment créées mettent à l’épreuve les liens sociaux de proximité et répondent au besoin d’être ensemble à l’échelle de son quartier. Reproduite tous les ans, la fête constitue ensuite potentiellement une source nouvelle d’attractivité touristique.
12Enfin, les fêtes gardent une fonction cathartique dans une société où la transgression, le tapage nocturne, la liesse, l’ivresse deviennent de plus en plus la norme. Souvent articulée avec les loisirs, les sorties ou le monde du spectacle sportif, la fête permet d’exorciser les soucis, de désamorcer les tensions, de se détendre et de « relâcher la pression », dans la tradition des férias ou du carnaval. Toujours en mutation, les fêtes puisent dans le stock ancien de leurs antécédents historiques et s’adaptent à la société environnante avec les ressources qui sont à leur disposition.
13À partir d’une approche de type phénoménologique, Patrick Romieu montre aussi que les fêtes contemporaines sont un lieu primordial de partage d’une expérience sensible entre des personnes d’origines sociales et culturelles très différentes. En comparant le corso carnavalesque de Digne et la fête de la Saint-Blaise à Thoard, dans les Alpes de Haute-Provence, cet auteur focalise son attention sur une dimension bien précise du sensible : le sonore. Il montre ainsi que les bruits de la fête font sens et ont une réelle fonction sociale. Le bruit ouvre sur autre chose, permet d’exprimer des critiques, et constitue finalement un moteur de la fête. Cette perspective est heuristique car elle apporte des hypothèses sur l’ambiance des fêtes d’antan et complète par un récit d’expérience contemporain les données nécessairement lacunaires des sources historiques. Si la fête a indéniablement changé du point de vue de ses contenus, on peut imaginer une certaine continuité entre le vacarme cérémoniel des charivaris anciens et les ambiances sonores des fêtes du présent.
14L’approche des fêtes provençales contemporaines permet finalement de revisiter un certain nombre d’hypothèses générales concernant le sens et les fonctions des fêtes. Il est frappant, par exemple, de constater que les condamnations morales des fêtes, fréquemment attestées par les sources historiques et signalant le degré de tolérance des élites vis-à-vis du peuple en liesse, se retrouvent de manière inchangée à travers le temps. Si la sécularisation et la mixité sociale propres à l’époque contemporaine ont conduit les normes morales à s’assouplir et les fêtes à changer de structure, de nombreuses enquêtes contemporaines révèlent la permanence d’un sentiment de risque lié aux fêtes. En Provence comme ailleurs, la fête convoque toujours un ensemble d’images négatives qui l’associent à l’excès de boisson, à la bagarre et à la dépense. Elle constitue ainsi un lieu où sont discutées les représentations de l’ordre social et elle renvoie du même coup, dans bien des cas, à une dimension conflictuelle.
15Par rapport aux témoignages livrés par les sources historiques, cependant, la fête a bien changé. Si certaines fêtes nostalgiques continuent de cultiver le folklore régionaliste hérité de l’époque du Félibrige, les choses ne se jouent plus de la même manière dans les villages très urbanisés d’une Provence dont les structures foncières et économiques ont considérablement évolué. Bien sûr, une étude des guides touristiques contemporains peut, à la suite de l’étude des guides anciens, donner une idée des représentations communes associées aux fêtes provençales d’aujourd’hui. On y découvrira certaines fêtes provençales particulièrement prisées, qui tentent de confirmer leur réputation pour contribuer au développement de l’économie touristique régionale. Mais une telle approche ne rendra pas compte de ce qui travaille de l’intérieur l’ensemble des fêtes actuelles en Provence. La question du rapprochement des sexes, si aiguë dans les fêtes traditionnelles, reste d’actualité dans une société où les rencontres se font pour l’essentiel sur Internet et où les fêtes constituent toujours un moment de loisir et de disponibilité particulièrement propice à nouer des relations avec l’autre sexe. De même, la question du rapport de la fête au travail reste primordiale, dans un contexte où le chômage et la précarité marquent l’existence d’un nombre non négligeable de personnes. L’existence de « festoirs », c’est-à-dire de lieux spécialement consacrés à la fête, boites de nuits ou bars spécialisés, qui apparaissent à côté des lieux de la fête traditionnelle, pousse à réfléchir à la question des fêtes en termes de stratification sociale, pour comprendre quel type de population, en termes de groupes d’âge ou de classes sociales, fréquente quel type de fêtes. Ainsi, les problématiques héritées des prises de position moralistes de la Renaissance ou des Lumières restent d’actualité puisque les fêtes sont toujours associées à l’excès et opposées au travail dans l’imaginaire commun.
16D’autres thématiques encore permettent de comparer les fêtes anciennes et les fêtes actuelles, afin d’insister sur les continuités ou au contraire sur les ruptures. Une série de questions, auxquelles seules des enquêtes futures pourraient répondre, se pose alors : quel est le degré de tolérance actuel à l’égard des fêtes ? Comment le profane et le sacré s’articulent-ils dans le contexte d’une société sécularisée ? Qui a pris le relais des instances locales qui organisaient traditionnellement les fêtes ? Quels types de fêtes émergent dans une société provençale urbanisée et ouverte aux influences extérieures ? Existe-t-il des formes spatiales nouvelles qui remplacent les cortèges et les processions attestées pour les périodes passées ? Les « excès » des fêtes contemporaines sont-ils différents de ceux des fêtes du passé ? Quel est le rapport de la fête au travail aujourd’hui ? Comment la fête est-elle valorisée au présent et par quelles instances, dans le monde touristique ou dans le monde économique ? Quelles professions ou classes sociales retrouve-t-on dans les différents types de fêtes ? Comment le folklore régionaliste se renouvelle-t-il au contact des nouveaux publics des fêtes ? En quoi les fêtes continuent-elles d’assurer leurs fonctions canoniques d’organisation du groupe de jeunesse et de rapprochement des sexes ? Comment les fêtes concilient-elles la dimension de la famille et la sphère publique ? Quelles options politiques révèle la participation aux fêtes ? Quelle cuisine privilégie-t-on en temps de fête ? Comment décore-t-on les espaces de fête ?
17Une si vaste série de questions rend bien compte de l’ampleur de la tâche qui attend tous ceux qui souhaitent étudier les dynamiques contemporaines de transformation des fêtes locales. Dans son étude déjà citée sur les fêtes et les divertissements collectifs en Provence, C. Bromberger rajoute encore un élément qui, par sa transversalité, mérite d’être considéré ici. À propos des nombreux jeux de cartes, des lotos, des parties de pétanque qui émaillent la fête provençale, cet auteur pose la question de l’existence d’un « style » régional14. La comparaison entre les jeux des fêtes traditionnelles et le cas du football moderne permet d’approfondir cette hypothèse, en démontrant que sur le terrain comme dans les tribunes s’exprime « le goût pour le panache, le fantasque, la virtuosité, la facétie, l’efficacité spectaculaire ». Pour résumer, la « passion » et la propension à dramatiser les événements sur un mode spectaculaire seraient les dimensions constitutives du style provençal. Cette hypothèse forte demande à être transposée dans le cas des fêtes contemporaines, de manière à étudier leur « provençalité ». L’empreinte de ce style provençal, facilement repérable dans les fêtes de village anciennes, est-elle encore présente dans les fêtes créées plus récemment en Provence, ou a-t-elle migré vers d’autres formes de sociabilité, par exemple dans les spectacles sportifs ou dans d’autres occasions qui restent à observer ?
18Les perspectives ouvertes par les contributeurs de ce volume mettent en évidence le fait que les contenus et les fonctions sociales des fêtes évoluent, et insistent sur les constructions et les recompositions à l’œuvre. Pour le cas des jeux, de même que pour les danses, les études proposées ici amènent à reconsidérer quelques idées reçues concernant les motifs clefs de la tradition festive en Provence. Par exemple, la Statistique ne mentionnait pas la pétanque, omniprésente de nos jours, ce qui pousse à s’interroger rétrospectivement sur le processus de son apparition. Concernant la pétanque, Valérie Feschet documente l’existence de jeux de boules populaires, tels le « butabant », dès le xviiie siècle. Mais ces jeux, connus surtout par leurs condamnations ou les accidents qu’ils provoquent, ne ressemblent pourtant que très peu aux concours de pétanque de la Provence actuelle. La comparaison des programmes des fêtes votives de La Ciotat en 1821 et 1958, à presque un siècle et demi d’intervalle, révèle bien l’ampleur du chemin parcouru. La pétanque, fortement institutionnalisée et associée à la fête provençale de nos jours, semble bien avoir été inventée de toutes pièces au cours du xxe siècle, nourrissant un imaginaire qui s’exporte désormais un peu partout dans le monde.
19De même, les jeux taurins ne sont mentionnés que pour de très rares communes – Mouriès, Maussane, Arles – dans la Statistique du Comte de Villeneuve alors qu’ils sont aujourd’hui forts répandus dans tous les villages de l’arrondissement d’Arles. Frédéric Saumade parvient ci-après à reconstituer l’histoire de l’invention de la « bouvino » et de ses mythes, et finalement à démontrer le caractère moderne et éminemment construit des jeux taurins camarguais. La figure du Marquis de Baroncelli-Javon, influencée par Buffalo Bill, correspondant avec des chefs sioux, comparant les Gitans à des survivants de l’Atlantide, a donné naissance à une culture festive proprement moderne, inspirée des grands « shows » et du cirque ambulant, établissant des correspondances imaginées entre l’ouest américain et l’ouest camarguais. L’exemple du Marquis de Baroncelli-Javon, qui se réclame du Félibrige de Mistral mais le fait évoluer en « Nation gardiane », permet de fonder en raison l’hypothèse selon laquelle la plupart des fêtes considérées sur le terrain comme « traditionnelles » auraient en réalité des origines relativement récentes. La combinaison de regards d’historiens et d’ethnologues, dans ce volume, fait ainsi connaître de manière plus juste les fêtes et les situations festives locales, dans une région connue à la fois pour son importante profondeur historique et pour ses revendications culturelles fortes.
Notes de bas de page
1 Paul Masson, dir., Les Bouches-du-Rhône. Encyclopédie départementale Marseille et Paris, A. D. des Bouches-du-Rhône et lib. H. Champion, 1913-1937, 16 tomes en 17 vol. (t. XIII, « La population », 1921, dont l’étude d’ethnologie de Joseph Bourrilly, « La vie populaire », p. 375- 505 et t. XV : « Monographies communales »).
2 Laurent-Sébastien Fournier, « Construire le monde de demain : l’ethnographie provençale à l’exposition universelle de New York », Le Monde Alpin et Rhodanien, 2005/1-4, p. 177-190.
3 Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris, Éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1998 (éd. or. 1943 à 1953) ; Claude Seignolle, Le folklore de la Provence, Paris, Maisonneuve et Larose, 1963.
4 En Provence, voir le maître livre de L. Dumont, La Tarasque, op. cit. Toujours au sein du MNATP, ses travaux ont été prolongés plus récemment par Marie-France Gueusquin, La Provence arlésienne, traditions et avatars, Arles, Actes Sud, 2000.
5 M. Vovelle, Les métamorphoses de la fête en Provence, op. cit.
6 J.-M. Chouraqui, « Le combat de carnaval et de carême en Provence… », op. cit. ; Guy Mathieu, Discours sur la fête en Provence : ethnotextes relatifs à la fête recueillis dans le Vaucluse, Aix-en-Provence, thèse sous la dir. de Jean-Claude Bouvier, Aix, Université de Provence, 1979.
7 Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Carnaval de Romans : de la Chandeleur au Mercredi des Cendres 1579/1580, Paris, Gallimard, Folio histoire 10, 1986 (1979) ; Daniel Fabre, La fête en Languedoc, Toulouse, Privat (avec photographies de Charles Camberoque), 1977 ; Natalie Z. Davis, Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au xvie siècle, Paris, Aubier, coll. « Historique », 1979 ; J. Heers, Fêtes des fous et Carnavals, op. cit.
8 Jean-Loup Amselle, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990.
9 Michel Maffesoli, L’ombre de Dionysos, contribution à une sociologie de l’orgie, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1985.
10 C. Bromberger, « Ethnographie », dans R. Bertrand, C. Bromberger, J.-P. Ferrier et al., Provence, op. cit., p. 229-241.
11 Laurent-Sébastien Fournier, La fête en héritage : enjeux patrimoniaux de la sociabilité provençale, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Mondes contemporains », 2005.
12 David Lowenthal, « La fabrication d’un héritage », dans Dominique Poulot, dir., Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Chemins de la mémoire », 1998, p. 107-127.
13 Laurent-Sébastien Fournier, « La Tarasque métamorphosée », dans Chiara Bortolotto, dir., avec la collaboration d’Annick Arnaud et Sylvie Grenet, Le patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, « Ethnologie de la France », cahier 26, 2011, p. 149-166.
14 C. Bromberger, « Ethnographie », dans R. Bertrand, C. Bromberger, J.-P. Ferrier et al., Provence, op. cit., p. 244-249.
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