La fête provençale, du préfet Villeneuve à Mistral
p. 21-41
Texte intégral
1C’est dans ce contexte que se multiplient les sources documentaires sur les fêtes et qu’en particulier apparaissent des descriptions rétrospectives de ces fêtes que l’on a souvent cru disparues à jamais pendant la Révolution puis que l’on s’est efforcé de faire revivre au début du xixe siècle et dont on sait désormais qu’elles sont mortelles1. Le temps des évocations nostalgiques des fêtes de naguère commence. Mais ces textes, qui sont autant d’aubaines pour le chercheur actuel, ne sont nullement exempts de la tentation, pour leurs auteurs, d’en taire ou édulcorer des aspects qu’ils appréciaient peu ou qu’ils espèrent abolir en restaurant la fête.
La fête dans la statistique départementale des débuts du xixe siècle
2Aussi la fête est-elle incluse dans ce nouveau genre éditorial, né sous la Révolution, qu’est la statistique d’un département, un arrondissement, un canton ou une commune, que le préfet Villeneuve définit ainsi en 1821, au seuil de la Statistique des Bouches-du-Rhône : « La statistique est le tableau exact des observations que présente une contrée quelconque, considérée dans ce qu’elle est par elle-même et dans ce qu’elle est devenue par le travail de l’homme ». Dans le programme d’une statistique départementale qu’il adresse aux préfets en l’an IX, Chaptal, ministre de l’Intérieur, inclut « ce qui est relatif […] aux usages, aux coutumes locales » dans une énumération proche de celle que proposait dix ans auparavant Bernard pour la Provence2. Trois des quatre départements entre lesquels était divisée l’ancienne Provence, Bouches-du-Rhône, Vaucluse et Var, ont fait dans les trois premières décennies du xixe siècle l’objet d’au moins une statistique, les Basses-Alpes – comme l’on disait alors – ayant seulement bénéficié d’un court « essai de statistique », celui du docteur Robert de Sainte-Tulle, où la fête n’est d’ailleurs pas absente3. Même si le chapitre sur les fêtes que renferme la grande œuvre dirigée par le préfet Villeneuve reste plutôt exceptionnel pour ce type d’ouvrage, ces statistiques renferment ordinairement quelques remarques sur les fêtes publiques et parfois privées4. Certes, ces considérations sont liées aux représentations que les rédacteurs de ces ouvrages se font des fêtes et plus largement des pratiques collectives ou domestiques qu’ils considèrent comme propres à leur département, leur arrondissement ou leur ville : ils les réfèrent ordinairement à un lointain passé et les rapprochent de rituels gallo-romains, grecs ou celtiques. Cette conception de la fête comme un héritage antique ou médiéval transmis à travers les siècles, interrompu par la Révolution, puis restauré, est manifeste chez les rédacteurs de la Statistique des Bouches-du-Rhône. Elle s’oppose souvent à l’expérience pragmatique, « de terrain », de leurs correspondants, les maires du département, qui soulignent les abandons, mutations et innovations survenues au cours de la dernière génération.
Narrations festives : voyageurs et littérateurs
3À cette production narrative continuent de venir s’ajouter les observations que renferment les récits de voyage et les ouvrages destinés aux voyageurs. Aubin-Louis Millin (1759-1818) a ainsi été attentif aux fêtes et aux usages locaux qu’il a occasionnellement pu observer ou que ses hôtes ou correspondants lui ont signalés dans le récit de son Voyage dans les départements du midi de la France publié entre 1807 et 1811, modèle de ces voyages d’étude par lesquels un observateur explore une contrée sous tous ses aspects5. Bien d’autres auteurs mentionneront dans leurs récits de voyage les observations en matière de fêtes qu’ils ont pu faire (ou parfois dont ils ont entendu parler, ce qui n’est pas équivalent) au cours d’une traversée de la Provence ou d’un séjour, en général dans une de ses villes.
4Nombre de « géographes » vont tout au long du xixe siècle s’évertuer à caractériser chaque département de France ou les petits « pays » qui les composent par des traits de « statistique morale », soit par quelques particularités de leur population. Ainsi les descriptions de la France d’Abel Hugo à Victor-Adolphe Malte-Brun6 et les guides, d’Eusèbe Girault de Saint-Fargeau à Adolphe Joanne7. Il est évidemment difficile de distinguer dans ces ouvrages l’observation directe de terrain de la compilation réalisée grâce à la bibliothèque parisienne qui fut tour à tour qualifiée de royale, impériale puis nationale. Autant vaut aller à une des sources de ces écrits, les Guides des voyageurs ou Conducteurs de l’étranger, publiés dans les villes importantes, souvent par l’éditeur de l’annuaire départemental, d’où leurs textes peuvent avoir été extraits. Ils contiennent un chapitre « mœurs et usages » ou « coutumes locales ». Ceux de Marseille attirent dès le premier Empire l’attention sur les fêtes de Noël et de la Saint-Jean. Ainsi, tôt dans le siècle, quelques traditions marseillaises font figure aux yeux des habitants de la ville comme de ses visiteurs de traits originaux, voire caractéristiques8.
5L’importance accordée aux traditions régionales, en particulier festives, au temps du Romantisme, est une des caractéristiques du célèbre et si discutable Tableau de la France de Jules Michelet. Rédigé à partir d’une information livresque en 1833 – Michelet a alors trente-cinq ans – pour le second volume de son Histoire de France, retouché ensuite en 1852 puis 1861, il emprunte beaucoup à Millin, s’intéresse à la farandole, à la moresque ou à la Tarasque, au romérage, aux usages de Noël, combine tout cela avec les impressions personnelles que lui a laissées un voyage en Provence (« […] je ne vois partout que ruines ») pour conclure :
Mais dans l’esprit du peuple, dans sa fidélité aux vieux usages, qui lui donnent une physionomie si originale et si antique, là aussi je trouve une ruine. C’est un peuple qui ne prend pas le temps passé au sérieux et qui pourtant en conserve la trace.
6Autre source, encore très incomplètement recensée, la littérature narrative en français et en provençal publiée entre la Restauration et la IIIe République, non dénuée d’anachronisme involontaire parfois : le roman historique Le Commandeur de Malte d’Eugène Sue (1804-1857), paru en 1841, renferme le récit d’une veillée de Noël en Provence qui ne saurait restituer l’état de la fête à l’époque de Louis XIII où se situe le roman mais plutôt celui du moment de sa rédaction. De même, une description très précise de la foire aux santons de Marseille au début de la IIIe République est dans une œuvre du journaliste Maurice Bouquet (1831-1893) intitulée La fée de l’Huveaune, roman marseillais du temps de Louis XV, éditée en 1876.
7Une des meilleures sources, accessible cependant au prix de dépouillements importants, pourrait être constituée par la presse locale, marseillaise, aixoise, toulonnaise et aussi celle des petites villes (ainsi le Mercure aptésien), sans oublier les semaines religieuses de chaque diocèse. Tout au long du xixe siècle des auteurs locaux relèvent et décrivent avec une indulgence amusée ou émue des traits de mœurs, des pratiques collectives de groupes sociaux et des usages qu’ils jugent propres à leur ville et qui constituent à leurs yeux un aspect à la fois fragile et émouvant de sa personnalité – on dirait aujourd’hui de son identité. Ainsi à Marseille l’ouvrier-poète François Mazuy (1813-1862), le journaliste Horace Bertin (1842-1917) ou à Toulon l’administrateur de la Marine Célestin Senès (1827-1907), dit La Sinse, qui ont réuni en recueils leurs observations9. Ce n’est malheureusement pas le cas du Marseillais Louis Foucard (1852-1915), dont les dialogues savoureux renferment beaucoup d’observations dignes d’intérêt. Encore doit-on ajouter des manuscrits qui relèvent du for privé, journaux, souvenirs, mémoires, dont quelques-uns seulement ont atteint la publication10.
La fête restaurée
8De la fin du xviiie siècle et surtout du Concordat jusqu’au retour des Bourbons, les fêtes religieuses figurent globalement parmi les « restaurations bien reçues » (M. Agulhon11). Jusqu’à la fin du xixe siècle qui verra l’apparition des fêtes républicaines et aussi félibréennes, les grandes dates des fêtes annuelles restent celles du calendrier liturgique catholique, marqué par les anniversaires d’événements d’une histoire sainte que le groupe, ou du moins une partie de ses membres, commémore et revit symboliquement par des célébrations religieuses, collectives et parfois domestiques.
9Commence néanmoins une nouvelle étape de l’histoire des fêtes. Les aspects religieux de la fête sont sous le contrôle quasiment exclusif du clergé paroissial et de l’autorité épiscopale, davantage que sous l’Ancien Régime, où les droits acquis par un corps social, ses « usages et coutumes », pouvaient être une forme de ses privilèges. Préfet et maire contrôlent pareillement les aspects profanes avec une efficacité croissante grâce au développement des effectifs de police et de gendarmerie qui quadrillent le territoire. La hiérarchie administrative et religieuse s’appesantit, sécrétant l’archive à travers les rapports des maires au préfet ou les réponses des curés aux questions de l’évêque. Autorités religieuses et civiles doivent certes consentir quelques concessions mesurées devant cet aspect de l’Ancien Régime qui a été victime des révolutionnaires. La reprise des fêtes anciennes a été dès la fin de la Révolution considérée comme une des preuves du « retour à l’ordre » après la commotion provoquée par la Terreur. Gérard Cholvy a montré combien l’austère clergé gallican formé à la condamnation de la fête autre que liturgique a dû quelque peu s’adapter à la demande festive. Il est vrai que l’émigration de certains de ses membres en Italie a confronté ces derniers à la piété festive d’outre-monts12.
10Les prêtres de la Restauration n’en reprennent pas moins un vieux combat d’arrière-garde contre la danse en général et certaines danses en particulier, qui rapprochent trop, voire mêlent les sexes à leur goût. Les danses rituelles aux figures très codifiées, exécutées par la jeunesse masculine, fascinent les érudits du xixe siècle, qui leur attribuent une origine « grecque », « celtique » ou « sarrazine », bref païenne. La farandole, bien attestée lors des fêtes révolutionnaires, connaît alors une grande popularité. Mais si le mot « danse » est l’un des plus fréquents sous la plume des maires répondant aux questionnaires du préfet Villeneuve, leurs remarques traduisent la passion des classes d’âge nées sous la Révolution et l’Empire – comme des suivantes – pour la danse en couple, qui s’est diffusée socialement pendant les générations précédentes à partir des salons nobiliaires et bourgeois qui la pratiquent depuis longtemps. La fête offre de rares occasions de rapprochement entre garçons et filles en âge d’épousailles, parés de leurs plus beaux atours ; elle favorise sans doute cette évolution qu’est, en Occident, le passage du mariage arrangé entre deux familles au mariage par inclination réciproque. Le combat du clergé contre elle s’avère vite malvenu.
11De plus, certains maires ont écrit crûment au préfet Villeneuve que les fêtes sont très profitables pour l’économie locale, dès lors qu’elles provoquent une surconsommation momentanée et que la cérémonie elle-même ou plus souvent la foire, les jeux et le bal qui l’accompagnent attirent des « étrangers » venus des alentours. C’est ce que soulignaient d’ailleurs dès l’Ancien Régime certains des récits des fêtes de la tarasque ou de la Fête-Dieu d’Aix. La fête a été classiquement présentée pendant longtemps par l’ethnologie comme une occasion de dépenses somptuaires, sinon d’une dilapidation soudaine des richesses accumulées – dont la mise aux enchères du « gaillardet » (bride d’honneur) lors des fêtes de la Saint-Éloi offre un exemple. Mais il peut s’agir aussi d’un transfert et d’une redistribution d’une partie desdites richesses depuis le voisinage en direction du lieu où la fête est organisée, et au profit du « commerce » au sens large et en particulier des organisateurs de la fête. Les initiateurs de la reprise de la Fête-Dieu d’Aix en 1851 font encore valoir cet argument et espèrent que leurs souscripteurs en tireront quelque profit13.
12Dans cette atmosphère favorable, les fêtes connaissent entre la Restauration et le milieu du xixe siècle, parfois le second Empire, un moment heureux, qui correspond à l’« été de la Saint-Martin » de la vie rurale provençale, au maximum démographique des villages du haut-pays avant « l’intarissable émigration bas-alpine » (Raoul Blanchard) qui va suivre. À Marseille, les fêtes accompagnent à la fois le retour des Bourbons et la reprise progressive de l’activité portuaire au sortir de la crise économique provoquée par les guerres de la Révolution et l’Empire. Est momentanément ressuscitée à Marseille, Aix ou Toulon la fête profane par excellence de l’Ancien Régime, certes occasionnelle, l’« entrée », la réception solennelle d’un grand personnage civil, militaire ou religieux. La Fête-Dieu aixoise, reprise en 1851, connaît alors son « chant du cygne » (N. Coulet).
13Le nombre de fêtes officiellement chômées a fortement décru14. La fête se distingue ainsi nettement du dimanche ordinaire, ce qui n’était pas toujours le cas sous l’Ancien Régime. Ces célébrations religieuses et profanes tendent donc à correspondre pour la plupart aux moments essentiels des deux cycles de l’année liturgique, à la commémoraison de la vie de la Vierge et celle de la mort de quelques saints, car la célébration festive des saints relève désormais en partie du calendrier propre d’une commune, principalement de sa fête patronale15. À noter que les villes importantes, Marseille, Aix, Arles, n’ont plus de fête patronale à l’époque contemporaine. Dans les trois villes, des trains ne subsistent que dans les principaux hameaux de leurs vastes terroirs.
14Pour l’historien, ces fêtes du xixe siècle résultent d’une relecture sélective d’un héritage et vont continuer d’évoluer, de s’enrichir pour certaines, de s’appauvrir, parfois de s’interrompre, voire disparaître pour d’autres. Bien davantage que sous l’Ancien Régime, la fête collective est liée à une demande sociale qui doit être suffisante pour conduire des membres de la société locale à l’organiser – ne serait-ce que pour éviter la fête « sauvage », spontanée et parfois difficile à encadrer. De plus, la fin d’une pratique religieuse d’obligation et l’instauration de la liberté religieuse vont se combiner aux progrès de la désaffection religieuse pour induire à l’époque contemporaine le refus d’une partie de la population de participer à certaines fêtes ou plus souvent, au cours du xixe siècle, aux séquences liturgiques des fêtes. Les antagonismes nés des options politiques prises à l’époque révolutionnaire imposeront des relectures partisanes des fêtes, sensibles aussi bien dans l’étude de la Fête-Dieu par N. Coulet que dans celle de la charrette de la Saint-Éloi par E. Duret.
15Dans les petits villages, les festivités semblent fragiles. À en juger par les réponses des maires des Bouches-du-Rhône aux enquêtes du préfet Villeneuve, dans les quelques communes qui ne dépassent guère une ou deux centaines d’habitants, la célébration de la fête patronale ne s’accompagne ni de jeux, ni de divertissements, ni de foire. Les agglomérations à la population plus nombreuse et en particulier les bourgs, ces « villages urbanisés » surtout caractéristiques de la basse et moyenne Provence, ou les petites villes semblent le lieu d’élection de cette « sociabilité méridionale » que Maurice Agulhon y a naguère mise en évidence. Là en particulier fleurissent les interventions festives de groupements professionnels de fait, ceux des bergers, vignerons ou ménagers, ou celui, officiellement reconnu, des pêcheurs, soit les professions dont les fêtes proposaient déjà sous l’Ancien Régime les démonstrations publiques les plus spectaculaires – en particulier la targo, les joutes, dans les ports16. Mais l’étude fine des fêtes qui ont subsisté révèle des solutions de continuité parfois longues puis des reprises, voire des réactivations. Ainsi, aux Baux, l’offrande des bergers, qui n’est signalée par aucune source d’Ancien Régime, aurait été reprise au sortir de la Révolution ; elle est interrompue en 1818, puis rétablie vers 1827 et interdite dès 1831 ; encore reprise ensuite, elle cesse en 1892, s’il faut en croire la chronologie fournie par la seconde édition du Guide du visiteur publiée en 1897 par l’abbé Jourdan – dont la première édition, publiée en 1885, ne disait mot d’une cérémonie qui pourtant devait alors encore se dérouler dans l’église17. C’est en fait au moment où elle n’a plus lieu que le curé des Baux tient à en donner une description qui va servir, comme l’on va voir, à sa renaissance.
16Ces jours de grandes cérémonies religieuses, de sociabilité intense, d’agapes un peu moins parcimonieuses et ordinairement d’estrambord – d’enthousiasme partagé –, transforment momentanément l’espace quotidien. Les lieux de culte et les rues peuvent être métamorphosés par des décors éphémères, le reposoir du vendredi saint, les tentures du jour des morts et aussi ces draps, étoffes et tapis que l’on suspend et tend le long des rues qu’emprunte la procession de la Fête-Dieu. Les places reçoivent la « salle verte », estrade décorée de branchages où se tiendront les musiciens. La trame urbaine, nettoyée pour l’occasion, devient momentanément un espace vide qu’emplit soudain le passage de la procession, ou bien celui du défilé des mulets ou de la charrette fleurie lors de la Saint-Éloi ou les courses de diverses catégories de la population, alors que le champ de foire, étendue souvent vacante, grouille de marchands et de badauds.
17La fête investit aussi l’espace du foyer, pour la célébration des rites de passage et pour les veillées des fêtes de la Toussaint et de Noël ou le repas de Pâques, avec souvent des mets spécifiques que chacun se doit de mettre à sa table, afin que l’unanimiste festif subsiste symboliquement à travers cette dispersion momentanée. Ainsi mangeait-on autrefois au soir du 1er novembre la castagnado (repas de châtaignes) du soupar deis armetos (« souper des petites âmes »), au cours duquel étaient évoqués les défunts.
18La célébration domestique est aussi, avec le service religieux dans le lieu de culte, la fête par excellence des minorités religieuses provençales du xixe siècle qui ont leur calendrier propre. Pour les protestants de Marseille, Aix, Mouriès, La Roque d’Anthéron, le pays d’Aigues et le Luberon, les juifs de Marseille, Aix, Saint-Rémy, Salon et d’Avignon et l’ancien Comtat, les Grecs orthodoxes et les chrétiens d’Orient – melkites et arméniens – de Marseille, ces repas ont sens d’initiation religieuse et de transmission identitaire entre les générations.
19Entre fête publique et fête familiale existe toujours la fête privée, la réception sur invitation dans l’hôtel particulier ou le château ou quelque édifice public, telle la préfecture, héritée de la sociabilité de salon de l’élite d’Ancien Régime, imitée aussi de la cour impériale puis royale dans le cas des grands représentants de l’autorité. Elle va se diffuser relativement à travers l’échelle sociale. Très significative est cette précision qu’apporte le maire d’Aix dans sa réponse au questionnaire de Villeneuve : après avoir divisé ses concitoyens entre « les personnes de la haute société », les classes aisées et « les gens du peuple », il précise que les bals du carnaval ont lieu « dans des sociétés particulières » qui se recrutent dans les première et seconde catégories. Dans le déroulement de la Fête-Dieu aixoise de 1851, la cérémonie d’inauguration, abrégée parce que la foule qui peuple la totalité de la longueur du Cours inquiète les organisateurs, contraste avec le bal donné dans la salle des pas perdus du palais de justice par « le roi de la bazoche ». Encore doit-on ajouter les fêtes des cercles ou chambrées, forme de sociabilité profane de groupes restreints masculins qui se développe au xixe siècle18.
20La fête peut également continuer à combler quelques catégories sociales bien définies qu’elle valorise à leurs yeux par le rôle qu’y jouent leurs membres. Ainsi, les joutes des gens de mer, l’offrande des bergers ou la cavalcade de la Saint-Éloi des « ménagers ». Au simple défilé des animaux, bénis par le prêtre, des arrondissements de Marseille et Aix, s’oppose dans celui d’Arles la course de la carreto ramado, la charrette ornée de branchages à laquelle sont attelés à la file chevaux et mulets du village. En regard de ces démonstrations accomplies devant nombre de spectateurs, la fête de la Purification continue d’être célébrée le 2 février par la chambre des notaires de Marseille, qui après la Révolution a reconstitué dans l’église Saint-Cannat-les-Prêcheurs sa chapelle, celle d’Ancien Régime ayant disparu dans la démolition de l’église Notre-Dame des Accoules. À l’issue de la messe, sans procession extérieure désormais, le corps se réunit pour un banquet où seront servies au dessert « les premières fraises de l’année ». Les folkloristes de la première moitié du xxe siècle qui nous rapportent le fait sont allés jusqu’à préciser qu’elles provenaient de Beaudinard, quartier rural d’Aubagne. Il est évident que ce choix d’un produit de distinction par son extrême précocité ne peut dater que du courant du xixe siècle, lorsque le forçage de légumes et fruits « primeurs » se développe dans les zones maraîchères qui entourent les grandes villes.
21Le principal sanctuaire de pèlerinage d’Ancien Régime, la Sainte-Baume, autrefois dans le diocèse de Marseille, est désormais situé dans le département voisin mais reste jusqu’à aujourd’hui encore, « le pèlerinage des Marseillais19 ». Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le romérage, étudié ici par Marc Bordigoni, persiste en dépit des difficultés d’accès du lieu, qui ne seront résolues que tardivement, en 1892, par l’ouverture de la voie de chemin de fer qui le relie à la gare d’Arles-Trinquetaille. Ce n’est qu’à partir de la fin du xixe siècle que naîtra la fête de « sainte Sara, patronne des Gitans », qui va rassembler chaque année des familles de gens du voyage. D’autres sanctuaires plus modestes car purement locaux, vendus comme biens nationaux, ne se révèlent que difficilement. En revanche, Notre-Dame de la Garde, sanctuaire sans apparition initiale, achève à Marseille une ascension commencée au xviie siècle, accélérée par la Révolution qui a fait disparaître la plupart des autres sanctuaires mariaux : la statue qui domine la chapelle reconstruite sous le second Empire fait figure de protectrice de la cité. Les cérémonies exceptionnelles qui scandent les étapes de ce grand chantier figurent sans doute parmi les plus spectaculaires de l’histoire festive de la ville.
Des fêtes spécifiques à chaque lieu ?
Les parties de la France qui, formant des États particuliers, ont conservé pendant un long espace de temps leur nationalité, doivent être celles où se retrouvent en plus grand nombre et avec un caractère plus distinct et plus prononcé, des fêtes locales, des habitudes intimement attachées au pays, des usages inconnus ou insolites dans toutes les autres contrées du royaume20.
22Ainsi débute le chapitre « Coutumes locales » d’un guide marseillais publié en 1839. Il traduit la conception de la fête « de tradition » qui est celle des Romantiques : particularisme et étrangeté ne sont plus tenus en méfiance mais au contraire considérés comme autant de preuves d’une personnalité collective héritée du passé et préservée de l’uniformisation. Le grand effort des folkloristes sera longtemps de collecter ces vestiges. Leur regard distancié de notables souvent étrangers au lieu a d’ailleurs pu valoriser auprès des populations qui les pratiquaient ces gestes parfois proches de la désuétude. Le sens de ces usages paraît souvent incertain, voire opaque ; les explications prosaïques ou triviales qu’avancent ceux qui les pratiquent satisfont mal les attentes et l’imaginaire des enquêteurs, lesquels relèvent en général de catégories davantage instruites. Ils tendent à poser en principe que les acteurs de ces gestes ne savent plus guère ce qu’ils font et ils se chargent d’en élucider le sens profond et la signification originelle oubliée. Un discours savant s’esquisse21. Mais la Provence est éloignée des aires celtique et germanique où s’élaborent les premières théories des « folkloristes » et elle n’en sera touchée qu’assez tardivement.
23Le tambourin était déjà devenu au cours du xviiie siècle l’instrument de la Provence, dès lors qu’il était de plus en plus abandonné ailleurs par les ménétriers au profit du hautbois ou du violon22. De même, la raréfaction de pratiques qui furent largement répandues les pare d’un sens nouveau là où elles subsistent : ainsi cette stimulation auditive, composante essentielle de l’ambiance festive, qu’était la « bravade », accompagnement du buste-reliquaire par des hommes en armes tirant à blanc des salves. Au cours du xxe siècle, les bravades vont se raréfier23. Dès lors, dans la plupart des sites où elles subsistent, elles tendent à être référées à un événement spécifique de l’histoire du lieu, le passé local leur apportant ainsi une élucidation et une justification légendaires, souvent rappelées par la chanson de la fête, ordinairement composée localement au cours de l’époque contemporaine – ainsi le « pétardier » de Castellane qui commémorerait la levée du siège de la ville par les protestants en janvier 158624. La bravade de Saint-Tropez « orgueil légitime des Tropéziens » selon un historique plusieurs fois édité, devrait quant à elle son origine à l’établissement en 1554 (en fait 1564) de la procession à la chapelle champêtre du saint éponyme. « Comme la chapelle était assez éloignée et à l’extérieur des remparts, comme la ville était en état permanent d’alarme, les habitants ne se séparaient jamais de leurs armes. » Cette explication historicisante a la caution de l’abbé Espitalier, historien du diocèse de Fréjus, qui n’ignore pas que l’on peut porter les armes sans faire parler la poudre – aussi ajoute-t-il : « De tout temps les décharges d’armes à feu ne furent-elles pas regardées comme une marque d’honneur ? », ce qui est la finalité même des tirs de bravade25. La tradition du « mai de Cucuron », grand peuplier coupé, transporté et planté devant l’église à l’occasion de la Sainte-Tulle, patronne du village, le samedi suivant le 21 mai, est pareillement réputée être née d’un vœu fait lors de la peste de 1720 dont apparemment les archives communales ne portent pas trace26.
24La spécificité de sa pratique, son unicité dans l’espace local rendent ainsi une fête, ordinairement patronale, caractéristique d’une cité. Au cours du xxe siècle va se constituer le répertoire de ces fêtes qui semblent originales, en général à partir de publications qui attirent l’attention sur elles27. Mais leurs auteurs se soucient davantage de répéter des légendaires fondateurs ou étiologiques que d’expliquer pourquoi et comment s’est faite cette évolution d’exception, qui n’est pas toujours en lien avec le succès touristique du rite. Ils sont aussi souvent persuadés de la fixité multiséculaire de la fête. Or, si la raréfaction ou l’abandon de nombre de rites, dont certains purent être naguère fort répandus, valorise les sites où ils se sont maintenus tels des buttes témoins isolées dans un paysage, ils ont été en général repris, réactivés ou réinventés28, presque toujours enrichis, ne serait-ce que par les costumes « historiques » de ceux qui les pratiquent, empruntés à la Grande Armée ou au règne de Louis XV ou à la Révolution ou bien réputés « traditionnels », qu’ils soient conformes ou non aux normes félibréennes29.
25Exemplaire est la Saint-Marcel de Barjols qui a fait naître de multiples publications et a bénéficié d’études historiques et ethnologiques dont peu d’autres fêtes provençales offrent l’équivalent. Elle est dite actuellement des « tripettes » car ce jour-là la « tradition » veut que la population se livre à une danse collective dans l’église – cas éventuel de survivance de pratiques festives bien attestées par ailleurs qui furent du vie au xvie siècle proscrites par nombre de canons conciliaires et ensuite des ordonnances épiscopales30. La fête s’enrichit au cours de l’époque contemporaine, essentiellement à partir de 1893 et au xxe siècle comme D. Dossetto l’a montré, de la déambulation, l’abattage et la cuisson à la broche d’un bœuf. Ce rituel nouveau mais présenté comme « une réminiscence provençale d’un culte païen » par le félibre Victor Tuby en 1939 se catholicise lorsque s’ajoute la bénédiction de l’animal par le prêtre en 192431.
Organiser la fête
26Les aspects liturgiques de la fête religieuse ne soulèvent guère que la question de la présence permanente d’un prêtre dans la localité – et ce surtout dans la seconde moitié du xxe siècle – et éventuellement celle d’un chantre, laïc qui dialogue avec le prêtre dans les antiennes (prières) et les répons en latin. En revanche, la procession peut poser des problèmes pratiques. Celui du port des statues ou des reliquaires pendant les processions par exemple. Dans les deux cas et en particulier pour les pénitents, nombre d’évêques concordataires n’ont autorisé la reconstitution des compagnies et la reprise de leurs activités qu’à cause des services qu’ils peuvent rendre et au prix de l’adoption de nouveaux statuts qui placent ces associations pieuses sous le contrôle du clergé paroissial. Elles vont décliner au cours du xixe siècle et disparaître pour la plupart à la fin du siècle, sauf en quelques villes (Marseille en a jusqu’en 1946, Aix et Avignon ont toujours des chapelles32).
27Les « festivités », les aspects profanes des fêtes, impliquaient des organisateurs, en général bénévoles. Sous l’Ancien Régime, de nombreuses confréries avaient joué ce rôle. Certaines le reprennent temporairement parfois sous la Restauration, en particulier celles qui sont attachées aux chapelles du terroir. En fait, devant le déclin de nombre de ces associations était apparu dès la fin de l’Ancien Régime le principe des « prieurs » et « prieures » ou « marguilliers », quelques habitants, souvent proches du corps municipal, voire nommés par lui, qui assuraient l’organisation d’ensemble de la fête et étaient en échange autorisés à quêter pour recueillir des fonds pour le cachet des musiciens ou l’achat des prix des jeux33.
28Ce versant ludique de la fête et en particulier le bal est aussi fréquemment pris en charge par le ou les groupes de la « jeunesse », constitués par les jeunes gens et les hommes adultes célibataires du lieu dans les villages et les villes. Sous l’Ancien Régime, ces groupes correspondaient soit à un groupe social défini, soit à des membres d’une confrérie professionnelle de ménagers, vignerons ou artisans, dont ils organisaient la fête patronale confraternelle34. La « jeunesse » nomme souvent, selon la tradition, son ou ses « abbés de la jeunesse », qui dirigent la bonne exécution des fêtes. Elle peut aussi mettre ce titre aux enchères. De la sociabilité spontanée ou simplement coutumière des célibataires masculins émergent, en nombre d’endroits, selon les termes de la Statistique des Bouches-du-Rhône, « huit à douze jeunes gens, nommés par toute la jeunesse et portant le titre d’abbat », qui organisent les jeux et danses et avancent en général les sommes nécessaires pour cela, se remboursant par exemple par la vente des épingles qu’un cavalier offre à sa cavalière après une danse35. Cette « organisation municipalisée » (M. Agulhon) d’une classe d’âge tend donc à se structurer en comité des fêtes. Après 1870, des comités de jeunes gens sont désignés par la municipalité. La loi de 1884 confiera la danse publique à l’autorité du maire. L’innovation de la fin du xixe siècle sera la prise en charge générale des « jeux » par des sociétés sportives qui ont commencé à se constituer à partir de la décennie 1860 et au début de la iiie République et se multiplient et se diversifient ensuite36.
29Les retombées économiques de la fête peuvent aussi pousser au début du xixe siècle aubergistes et cabaretiers à s’en faire les organisateurs. Les commerçants organiseront ensuite des « fêtes de quartier » à Marseille ou Toulon. M. Bordigoni montre ci-après comment, dans un territoire aussi déshérité que celui de la Camargue du xixe siècle, le clergé encourage d’abord le développement des fêtes des « saintes », tout en souhaitant la dissociation des festivités commerciales et de la fête religieuse, ce qu’il obtiendra au xxe siècle. À son tour le félibre Folco de Baroncelli-Javon, personnage étonnant que nous retrouverons, contribuera à la distraction des visiteurs de cette terre austère en créant la « tradition » des exercices équestres de sa Nacioun gardiano.
« Maintien » et « invention » de la « tradition »
30Les fêtes ne relèvent en rien d’une histoire immobile ; elles ne doivent leur survie qu’à des adaptations, voire des transformations, qui leur permettent de conserver ou de retrouver une signification pour le groupe qui les pratique. Si elles ne répondent plus à un besoin social, elles déclinent, passent de l’univers des adultes à celui des enfants et finissent par s’éteindre. À moins que les retombées économiques qu’elles procurent ne poussent ceux qui en tirent profit à les maintenir en les transformant en spectacles, si du moins ces derniers sont rentables – ce fut le cas du carnaval d’Aix entre le milieu du xixe siècle et l’entre-deux-guerres et ce l’est toujours de celui de Nice37. Ces dernières manifestations semblent pouvoir être rapprochées des « fêtes charitables » à cavalcades et reconstitutions historiques, spectacles de rue doublés de quêtes auprès des spectateurs, apparues dans la Provence urbaine au milieu du xixe siècle, telle la « cavalcade artistique » créée à Apt en 1857 et devenue ensuite « corso » de chars, peut-être sous l’influence du carnaval de Nice38.
31Certes le calendrier festif hérité du passé est soumis à « l’accélération de l’histoire », soit l’évolution rapide de la société, des modes de vie et des attitudes à l’égard de la religion au temps des révolutions industrielles et de la « fin des terroirs39 ». Il convient d’ajouter, dans le cas français, le développement d’un nationalisme à forte coercition unificatrice qui ne tolère guère le particularisme régional, perçu comme potentiellement séparatiste. Se combine à lui, sous la iiie République, un anticléricalisme souvent militant en Provence, fort peu favorable à la préservation de traditions liées au catholicisme. Lorsque entre les premières années de la iiie République, dans le cas marseillais, et le début du xxe siècle, au niveau villageois, les processions sont interdites sur la voie publique, un élément festif essentiel est brutalement éradiqué – définitivement par exemple pour les deux processions de la Fête-Dieu et du Sacré-Cœur à Marseille, qui se déroulaient dans un centre-ville pavoisé. Il reste que ces deux fêtes persistent aux yeux des catholiques pratiquants : réduites à leur séquence liturgique, elles sont célébrées dans la cathédrale et son enclos. Ainsi à Barjols, la procession de la Saint-Marcel est interdite par les radicaux en 1890 ; puis elle a lieu en 1892 et 1898 à la suite d’une victoire électorale conservatrice. En 1904, nouvelle interdiction de la fête et de la procession, qui sont en fait cantonnées dans l’église. Procession publique (et bœuf) semblent réapparaître en 1912. Après la Première guerre, le bœuf revient sur la voie publique et est rôti sur la place en 1924, 1930, 1934, 1939, sans que la procession puisse être reprise. Toutefois dans les années Trente, le buste reliquaire du saint est sorti sur la place au moment de la bénédiction du bœuf avec l’accord des maires socialistes. À partir de 1950 constitution d’une association des amis de Saint-Marcel et restauration de la procession40.
32Parallèlement, la diminution d’une pratique d’obligation et le développement de la pratique de conviction vont renforcer jusqu’à nos jours la fraction des fidèles qui, dès l’Ancien Régime, est hostile, aux côtés des clercs, à tout ce qui peut sembler une « folklorisation » des rituels religieux et paraît contraire à la dignité du culte. Non sans nuances : en nombre de lieux de Provence, la messe de minuit va concentrer, comme l’on va voir, les signes de provençalité liés au Félibrige. Il n’en est pas de même de la semaine sainte et de la fête de Pâques. L’interdiction des processions et la marginalisation puis l’extinction des compagnies de pénitents ont fait disparaître les processions organisées par ces confréries le vendredi saint, d’un pittoresque jugé contestable par des voyageurs ou des auteurs locaux41, cependant que la pratique du chemin de croix sous la direction stricte du clergé s’est répandue à travers les églises. L’octave de la Chandeleur dans l’ancienne abbatiale Saint-Victor de Marseille, autour de la statue de la Vierge noire de Notre-Dame de Confession dans les cryptes, est un exemple de fête de tradition qui n’a cessé jusqu’à aujourd’hui d’être populaire, mais ne semble pas avoir été accompagnée à quelque moment de festivités profanes, qui a été sans cesse strictement contrôlée par le clergé et reste la grande fête mariale d’hiver du catholicisme marseillais. Il est vrai que les fidèles y viennent acquérir deux produits spécifiques qu’ils emportent chez eux, le cierge vert béni lors de la cérémonie et les navettes – un biscuit dérivé de celui que la confrérie de Notre-Dame de Confession vendait au xviiie siècle avec le cierge et qu’a continué de fabriquer la boulangerie proche de la basilique42.
33En fait la fête patronale, devenue dans le vocabulaire des républicains locaux « fête annuelle » ou « locale », n’est nullement supprimée. La position des municipalités républicaines de la iiie République peut être résumée par la réponse que fit celle de Barjols en 1924 au comité des fêtes de la Saint-Marcel, en lui refusant toute aide, « soit moralement [sic] par sa participation aux différents cortèges, soit financièrement », pour la raison que « le conseil municipal aurait vu avec plaisir que le comité organise des fêtes rappelant les vieilles traditions provençales mais en leur donnant un caractère purement laïque43 ».
34Un comité des fêtes paramunicipal va organiser les festivités et en particulier l’apéritif offert par les édiles, les jeux et concours, la retraite aux flambeaux. La fête peut durer même de trois à sept jours. Mais depuis les années 1880, « dans de nombreux villages, la fête patronale était éclipsée par la fête républicaine par excellence, celle du 14 juillet, qui avait aussi son bal, ses chants, ses jeux, ses sports » (J.-C. Gaugain)44. La fête républicaine peut se couler dans le cadre préexistant d’une fête religieuse en marginalisant la séquence liturgique dans l’église, cependant que la fête profane se déroule simultanément dans les rues et les places. Autre évolution déjà signalée : la transformation des jeux de la fête en épreuves sportives, qui a été retracée par J.-C. Gaugain pour le Var et que rappelle ici Valérie Feschet avant de montrer le développement au xxe siècle de la pétanque. Avec, outre une codification étroite, le passage d’une pratique assez occasionnelle à un exercice qui n’est plus seulement lié aux fêtes et va jusqu’à un entraînement qui peut être quotidien. Ainsi déclinent lentement, au xxe siècle surtout, les courses des divers âges de la vie et des deux sexes ou le jeu de ballon, cependant que « (les) boules et la targue (sont) qualifiées dans la presse locale, sous la iiie République, de sports nationaux de la Provence » (J.-C. Gaugain)45. Apparaissent aussi les courses de vélocipèdes, dès la fin du second Empire, puis la boxe, le tir.
35La fête républicaine, « fête sans Dieu » centrée sur la mairie et l’école, sans procession mais dotée de défilés et cortèges, est « célébration rationalisée » (O. Ihl). De fait, nul « folkloriste » ne s’aventure à disserter sur les significations qui seraient sous-jacentes à sa « salle verte » ou sa retraite aux flambeaux. L’arbre de la liberté dérive pourtant du mai, soupçonné de paganisme aussi longtemps qu’il a figuré dans la fête religieuse46. Paradoxalement, le « mai de Cucuron » fut alors jugé trop clérical. La fête fut interdite dans la première décennie du xxe siècle par un maire anticlérical, ce qui suscita un transport du « mai » par des femmes en 1913, et elle fut reprise en 194147. La fête républicaine est encore « apprentissage de la maîtrise de soi », « discipline consentie » (O. Ihl). Elle constitue à bien des égards l’aboutissement laïque du long effort du clergé pour bannir de la fête violence et même excitation, grâce, comme E. Weber l’a suggéré, au renforcement du contrôle policier et au quadrillage du territoire par la gendarmerie48.
Novations festives
36Des modèles nouveaux de fêtes, souvent nés dans la capitale, s’imposent aussi aux temps contemporains. Il en est ainsi des pratiques actuelles du jour des morts (2 novembre), confondu en Provence avec la Toussaint (1er novembre) : dès lors que les nouveaux cimetières urbains créés au xixe siècle sont ouverts au public, ce qui n’était pas le cas sous l’Ancien Régime, et que les tombeaux précaires ou pérennes s’y multiplient, la cérémonie religieuse à l’église, parfois suivie d’une procession au cimetière, se complète de la visite individuelle ou familiale des tombeaux, qui sont nettoyés et abondamment fleuris de couronnes d’immortelles séchées puis de plantes en pot dans les dernières décennies du siècle. Ce fleurissement, inusité sous l’Ancien Régime, diffusé vraisemblablement par les fêtes de la Révolution et que l’Église va longtemps juger païen, a commencé dès le premier Empire au Père-Lachaise. Il se diffuse à Marseille sous la Restauration, atteint sous le second Empire une petite ville telle que Draguignan, où il est établi par un notable devenu veuf, et gagne ensuite les cimetières ruraux. Ce nouveau « culte des morts », vite dissocié de la célébration religieuse, est pratiqué au moyen du même geste, le dépôt d’une couronne, par les croyants comme les libres penseurs49. Il semble révélateur de l’adaptation de nombre d’innovations festives à la société nouvelle : l’individu choisit de souscrire à une proposition rituelle qui le satisfait et est souvent sous-tendue par une offre marchande alimentaire, matérielle ou culturelle.
37À ce culte privé, l’État va ajouter au xxe siècle un culte public en promouvant chaque 11 novembre les cérémonies officielles de la commémoration des morts de la guerre de 1914-1918 devant les monuments aux morts. Avec leur cortège de personnalités civiles et militaires, leur liturgie laïque, imitée apparemment des cérémonies américaines : la « minute de silence », que vient encadrer la sonnerie « aux morts », composée par le commandant Dupont de la garde républicaine en 1931 et rendue réglementaire l’année suivante, le dépôt de couronnes.
38À Marseille, une association félibréenne, l’Escolo de la Mar, apparemment inspirée par le journaliste Augustin Roquebrun, prend l’initiative, à partir de 1920, d’immerger le 2 novembre des couronnes de fleurs depuis un bateau au large de la Corniche en mémoire des « morts en mer », selon un rituel qui est en fait imité de celui mis au point à la fin du xixe siècle des ports de l’Atlantique50.
39La Provence a de surcroît bénéficié de la présence d’une grande ville, milieu propice à la création et à la diffusion de l’innovation festive. On en donnera pour preuve l’inventivité marseillaise en matière de fêtes de Noël. Au cours du xviiie siècle s’est imposé à Marseille, Aix et quelques autres villes, sous l’influence des oratoriens, prêtres savants et enseignants, la « quarantaine de Noël », qui fixe la terminaison du « temps de Noël » à la Chandeleur, le 2 février, et non à l’Épiphanie, comme dans la plupart des autres parties de la France. Ce délai va favoriser l’élaboration de grandes crèches, en particulier lorsque le Marseillais Jean-Louis Lagnel (1764-1822) met au point à la fin du xviiie siècle le santon en argile moulée et peinte. En 1825, à en juger par les réponses des maires aux questions du préfet Villeneuve, la crèche d’église et surtout la crèche domestique sont encore limitées à une auréole de communes qui entourent Marseille. Quatre générations plus tard, la diffusion des santons fera de leur fabrication un véritable métier, celui de santonnier. Un tel artisanat de la figurine n’a pas aujourd’hui d’équivalent en France.
40Aucun des maires interrogés par Villeneuve n’évoque les « pastorales », ces pièces de théâtre en provençal qui mettent en scène les types sociaux d’un bourg confrontés à la naissance du Christ. Les premières, au scénario très sommaire, sont apparues à Marseille à la fin du xviiie siècle. En 1842- 1844 le miroitier Antoine Maurel (1815-1897) composera le livret qui reste aujourd’hui le plus souvent interprété. La pastorale est pour l’essentiel jouée en Basse-Provence occidentale et dans le Comtat, régions où elle jouit d’une longue faveur et est reprise au long de la quarantaine de Noël51.
41Le cas des Saintes-Maries-de-la-Mer est exceptionnel par le développement à partir de la fin du xixe siècle du « pèlerinage des gitans » lié à la visibilité progressive des « gens du voyage » parmi les pèlerins. Comme le souligne M. Bordigoni, sainte Sara, obscure servante des « saintes » que les siècles précédents ne semblent guère avoir reconnue, est promue par Folco de Baroncelli-Javon « en fille d’un roi des premiers occupants de la Camargue », qui aurait accueilli les « saints de Provence » venus de Palestine. Il n’est pas impossible que cet esprit fécond, prompt à l’analogie hasardeuse, ait été inspiré par les fêtes du 25e centenaire de la fondation de Marseille et en particulier par la célèbre affiche où David Dellepiane a représenté le Grec Protis recevant la coupe du mariage de la Ligure Gyptis – dont le nom est proche de gypsy. Il faudra attendre la seconde moitié du xxe siècle pour voir s’affirmer nettement la connotation « gitane » du pèlerinage, « assurant à la commune une réputation et une activité touristique et économique importante » (M. Bordigoni).
L’action des premières générations félibréennes
42Dans le renouvellement festif des xixe et xxe siècles, la Provence et en particulier la Basse-Provence occidentale tiennent un rôle qui est à bien des égards original grâce à la présence et l’action du Félibrige, mouvement identitaire et culturel créé en 1854 par le grand poète Frédéric Mistral (1830-1914)52.
43F. Mistral a porté aux fêtes une attention qui se manifeste aussi bien à travers son œuvre littéraire et son autobiographie, Mémoire et récits, que dans son grand dictionnaire, Le Trésor du Félibrige. Jean-Claude Bouvier montre ici le nombre et la qualité des articles consacrés aux fêtes dans ce dictionnaire provençal-français, qui y sont mis en lien par l’indication de nombreux renvois. Mistral y révèle d’amples lectures dans la bibliographie alors disponible, dont il ne donne pas toujours les références, même s’il a beaucoup emprunté à la Statistique de Villeneuve. Selon J.-C. Bouvier, il a sans doute dû à des correspondants maints détails sur les fêtes provençales, qui ont la part belle dans l’ouvrage – ce pourrait être le cas de la mention des lasagnes pour le repas de la veille de Noël, qui ne semble pas encore signalée lorsqu’il écrit dans les rares publications concernant le haut pays. À noter cependant que si Mistral évoque des fêtes qui déclinent ou « dégénèrent », il reflète plus difficilement la novation festive, avant tout marseillaise. Ses articles pastouralo ou santoun (« bonhomme de plâtre », presque aussitôt rectifié il est vrai dans Fiero di Santoun en « statuettes d’argile peinte ») sont assez approximatifs.
44Les rituels et célébrations qui lui paraissent propres à un lieu ou particuliers à la Provence constituent à ses yeux un des éléments identitaires de la provençalité. Cet intérêt du fondateur du Félibrige pour les fêtes aura un écho direct dans l’action et les écrits des deux générations suivantes de félibres. Sans doute convient-il d’y insister, car au xxe siècle un Paul Ruat (1862-1938), un Marcel Provence (1892-1951)53 ou un Victor Tuby (1888-1945) ont joué un rôle important, ainsi que les fondateurs des musées locaux inspirés du grand modèle arlésien, dont celui de Château-Gombert au terroir marseillais reste un exemple étonnant. La collecte ethnographique félibréenne est méritoire car la Provence n’avait guère bénéficié jusqu’alors d’une forte curiosité de la part des « folkloristes ». Certes, les limites et les partis pris de l’action félibréenne ne sont pas niables. Mistral et les félibres des générations suivantes ont opéré un tri parmi les traditions, retenant des éléments jugés par eux valorisants pour l’image régionale et proscrivant ceux qui ne leur paraissaient pas typiques ou ne correspondaient pas à la respectabilité petite-bourgeoise de leur temps et qu’ils jugeaient « vulgaires » ou « ridicules ». J.-C. Bouvier observe « la difficulté de Mistral d’accepter de parler d’usages festifs exprimant une transgression sociale ». Les préjugés de F. Mistral n’étaient pas minces à l’égard de certains aspects de ce que l’on est tenté d’appeler de façon volontairement vague la « culture provençale » – il s’agissait en général de ceux qu’il n’avait pas connus à Maillane en son enfance. Ainsi son rejet précoce, dès l’époque de ses études avignonnaises, des compagnies de pénitents, qui n’existaient pas à Maillane.
45Les félibres entendaient jouer auprès du peuple provençal un rôle de « médiateurs », comme le souligne P. Pasquini, qui observe que le Félibrige « est le gardien de l’authenticité, le défenseur et le promoteur de la langue » et qu’il souhaiterait être « le garant quasi exclusif de la provençalité de ces fêtes ». Dans cette volonté de validation d’une « authenticité » localisée, on notera que les félibres ont parfois codifié, voire remodelé de façon très restrictive les rites et pratiques qu’ils retenaient, contribuant à les figer plus qu’à en assurer l’adaptation au monde moderne. Ainsi pour les costumes, les chants en provençal, l’usage du tambourin54. Néanmoins, les félibres n’ont pas l’exclusivité des codifications minutieuses et strictes, qui sont aussi alors le fait des associations sportives et musicales, pour les joutes ou les jeux de taureaux par exemple.
46Mouvement « nationalitaire » dans un des pays les plus centralisés d’Europe, marqué par un nationalisme unificateur agressif, en particulier sous la iiie République, le Félibrige ne pouvait guère intervenir dans les fêtes publiques officielles – en particulier celle du 14 juillet. Comme le rappelle P. Pasquini, il ne pouvait que s’efforcer de provençaliser quelque peu cet exercice alors fort prisé qu’est la retraite aux flambeaux en la baptisant oralement pegoulado, les résultats de cet effort restant cependant incertains. Les félibres ont tendu à prendre directement en charge des séquences tombées en déshérence mais jugées relativement constitutives d’une identité régionale ou tout au moins de l’ordre ancestral des champs. Ce sera une des activités de ces associations folkloriques de « maintenance » (mantenenco) que les félibres créeront à partir de la fin du xixe siècle afin de perpétuer les traditions qu’ils jugeront les plus évocatrices des reire (aïeux) et les plus menacées, qui seront des troupes inlassables de prestataires de services55. Il s’agit avant tout des danses « rituelles », qui trouvaient relativement grâce aux yeux des municipalités républicaines car elles semblaient perpétuer le culte panthéiste des forces de la nature56. Elles sont exécutées en « costumes régionaux », concession du centralisme nationaliste d’alors au régionalisme car il convenait de caractériser par des costumes équivalents les portions du territoire perdues en 1871, l’Alsace et la Lorraine, et leurs habitants sous le joug.
47En revanche les félibres vont trouver trois espaces d’élection : l’église, à l’occasion de certaines cérémonies – avant tout la messe de minuit –, le foyer domestique et… la fête félibréenne. Le groupe félibréen marseillais Les Bons Provençaux est à l’origine de la renaissance, sinon de la réinvention, de l’offrande d’un agneau par les bergers à la messe de Minuit. Le pastrage était presque tombé en désuétude à la fin du xixe siècle ou bien avait été interdit par maires ou curés car il occasionnait des désordres. Les Bons Provençaux mirent au point aux Baux, entre 1902 et 1904, une complexe et hiératique mise en scène, propre à satisfaire les ministres du culte et à nourrir l’imaginaire des spectateurs. Son succès, qui fut d’abord local à cause de ses retombées économiques (une population urbaine aisée venue séjourner à l’auberge et festoyer le jour le moins touristique de l’année), allait stimuler dans les décennies suivantes la reprise ou l’imitation de ces célébrations dans cette partie de la Provence devenue entre-temps « mistralienne ». Le rituel des Baux servira de modèle à des cérémonies analogues en d’autres parties de l’espace régional où il était jusqu’alors inconnu – ainsi à Allauch près de Marseille. Il sera transposé à Marseille dans l’offrande du poisson, créée le 24 décembre 1919 par le libraire-félibre Paul Ruat, qui s’inspire du modèle des Baux dont il était un des initiateurs57. Plus récemment, l’offrande des « fruits de la terre » a été développée par des groupes félibréens en Provence intérieure.
48Il en est de même pour les tentatives de normalisation des desserts du Gros souper, repas de la veillée de Noël. Au terme de ce qui fut moins une enquête qu’un débat interne, leur nombre sera fixé à treize dans les premières décennies du xxe siècle par les milieux félibréens. Mais s’ils parvinrent à imposer au moyen de la presse locale et de leurs brochures ce nombre mystique correspondant au Christ et ses douze apôtres, les félibres ne purent s’accorder sur une liste canonique de ces desserts58.
49Les félibres échouèrent en revanche à relancer des rites qui avaient perdu toute signification originelle ou réinventée ou qui ne suscitaient plus l’imaginaire de leurs contemporains. Mistral fit de vains efforts pour maintenir le rite propitiatoire du cacho fio (bénédiction de la bûche du foyer, associant le plus ancien et le plus jeune de la tablée) ; apparemment il n’y parvint que dans des familles proches du Félibrige ou chez des néoruraux disposant encore de grandes cheminées à foyer ouvert dans leur salle commune. Les Bons Provençaux instituèrent sans lendemain le 9 mai 1901 la fête des Belles-de-mai, qui s’efforçait de faire revivre la pratique des quêtes virginales, attestée anciennement mais perçue comme « païenne ».
50La fête propre au Félibrige nous a particulièrement retenus. Albert Giraud montre l’importance et le rôle des banquets félibréens, qu’il prend soin de replacer dans le contexte d’un temps où les réjouissances épulaires constituaient un aspect essentiel de la fête, cimentaient les appartenances à des groupes restreints politiques ou culturels et étaient l’occasion de déclamer discours et pièces de circonstance. La spécificité de ceux du Félibrige est de promouvoir une « redécouverte de la gastronomie provençale » à travers les menus et aussi au moyen de l’éloge versifié en provençal. Cette « réhabilitation » passe d’abord par la volonté de consommer des produits d’origine provençale, puis par l’exaltation de plats perçus comme provençaux, voire, lors des Santo-Estello (assemblées périodiques du mouvement), par le choix de préparations qui seraient spécifiques de chacun des lieux où elles se tiennent. Enfin par la codification et la diffusion des recettes, qui excède cependant le cadre félibréen à travers les recueils de Reboul ou d’Escoffier. On croit déceler ici la volonté de F. Mistral et de ses émules d’étendre leur prise en compte identitaire aux différents aspects de la vie matérielle et aux traditions festives qu’ils jugeaient spécifiques de la méridionalité. On retrouve cette démarche, à bien des égards originale, dans la constitution du thesaurus linguistique et du « musée de civilisation » qu’est le Museon arlaten – où un diorama célèbre met en scène les débuts du Gros souper. Les efforts félibréens vont aboutir à la fixation d’un ensemble « canonique » de plats régionaux dont on peut mesurer la postérité aux cartes des restaurants gastronomiques du Sud-Est.
51Les félibres ont eux-mêmes inventé des fêtes. Ainsi ces felibrejado, fêtes à valeur d’exemplarité et d’édification linguistique pour la population locale, qu’analyse ici P. Pasquini. Elles associent, du moins en leurs débuts car elles tendent ensuite à une certaine fermeture, des manifestations religieuses et profanes, des réunions poétiques publiques (« jeux floraux »), un banquet, des réceptions privées. La Festo Vierginenco, fête des jeunes filles portant l’habit « traditionnel » du pays d’Arles, créée en 1903, est selon P. Pasquini la « tentative la plus aboutie d’institution d’une fête provençale ». Elle devient une cérémonie populaire et le reste de nos jours encore. Plus complexes sont les fêtes spectaculaires que Folco de Baroncelli-Javon organise en Camargue, qui associent chevaux camarguais et taureaux, sont influencées par les contacts que lou marquès noue avec les Indiens d’Amérique – dont traite plus loin F. Saumade –, et qui tendent à devenir un « spectacle provençal […] essentiellement issu de la manade du marquis » (P. Pasquini) et d’ailleurs nécessaire à ses finances.
52Ph. Martel analyse un des aspects jusqu’ici les plus mal connus de la fête félibréenne, les « descentes » annuelles dans le Midi des Cigaliers, membres de la société des méridionaux de Paris, et du Félibrige de Paris, deux associations à numerus clausus de notables, en particulier du monde politique et culturel. Ces « pèlerinages littéraires bruyants et charmants », pour reprendre l’expression du principal de leurs initiateurs, Maurice Faure, sont marqués par le « rythme effréné des cérémonies » qui attirent les foules, en particulier les inaugurations festives de ces plaques et bustes qui en conservent aujourd’hui encore le souvenir. Ph. Martel restitue à cette débauche de monuments commémoratifs, sur laquelle on a trop longtemps ironisé, sa signification profonde en la situant dans le contexte de la « statuomanie » (M. Agulhon) républicaine et nationaliste de la iiie République, qui exalte la contribution de chaque « petite patrie » de province, plus précisément chaque département, à la gloire de la grande patrie française. Certaines de ces statues sont d’ailleurs financées par une subvention ministérielle. Il montre aussi les ambiguïtés de ce passage fulgurant de célébrités, qui n’évitent pas les stéréotypes – tel celui de la « gaîté » des peuples du Midi – et qui manifestent une certaine discrétion à l’égard de la langue.
53L’action félibréenne ne doit pas être réduite comme on l’a trop fait à son principal échec, qui est l’impossibilité (plus que l’incapacité) à maintenir les usages oraux de l’occitan et développer ses usages écrits. Doit être sans doute réévaluée sa capacité d’élaboration et de normalisation autour des fêtes locales de multiples marqueurs identitaires. Et aussi son rôle dans la perpétuation, voire la création de fêtes publiques et domestiques. C’est là une spécificité provençale, fort perceptible à la comparaison avec les régions voisines, même si une très large part de la fête provençale échappe totalement au contrôle et à l’influence félibréens – la part la moins folklorisée diront ceux qui n’aiment pas les fêtes ou ne supportent aucun particularisme régional revendiqué.
Notes de bas de page
1 Ainsi la « Relation des fêtes de la tarasque » de Conrad-Esprit Mouren, secrétaire-greffier de la communauté de Tarascon, extraite de ses notes personnelles et publiée par L. Dumont, La Tarasque, op. cit., p. 124-133. À signaler que l’éditeur de ce texte a transcrit par erreur « vivarier » pour « rivariers ».
2 Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, éd. de l’EHESS, 1989 et rééd., 2007.
3 « Les statistiques du Sud-Est. Décrire un espace et la vie de ses habitants », op. cit.
4 Signalons la réédition des pages que renferme celle de l’Aude, publiée en 1818 : Baron Trouvé, Description du département de l’Aude, mœurs et usages, préface de Daniel Fabre, Carcassonne, Garae, 1984.
5 Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départements du midi de la France, Paris, Imprimerie impériale, 1807-1811. Voir Philippe Gardy, « L’Occitanie d’Aubin-Louis Millin », Amiras/ repères occitans, no 15-16, 1987, p. 149-158 et surtout l’étude de Dominique Serena-Allier, « Construire un regard ethnographique sur la Provence, de A.-L. Millin à C. de Villeneuve », dans F. Gasnault, P. Gombert, F. Laffé et J. Ursch, dir., Récits de fêtes en Provence au xixe siècle, op. cit., p. 23-36.
6 Abel Hugo, France pittoresque ou description pittoresque, topographique et statistique des départements et colonies de la France, Paris, Delloye, 1835. Victor-Adolphe Malte-Brun, La France illustrée, géographie, histoire, administration et statistique, Paris, G. Barba, 1865 et Rouff, éditions de 1880, s. d. (vers 1885) et 1886.
7 [Eusèbe Girault de Saint-Fargeau], Guide pittoresque du voyageur en France, Paris, Firmin-Didot, s. d. (vers 1838). Adolphe Joanne, Géographie du département de…, 1 vol. par département, Paris, Hachette, 1876 et rééd.
8 [Joseph] Chardon, Tableau historique et politique de Marseille ancienne et moderne ou Guide fidèle du voyageur et des négocians dans cette ville, Marseille, Chardon, une livraison annuelle à partir de 1806-1807 et jusqu’en 1837. Le chapitre viii, « Population, caractère, langue, mœurs et usages particuliers des Marseillais », p. 155-161, est étoffé à partir de l’édition de 1810 d’un développement concernant les fêtes de Noël.
9 François Mazuy, Essai historique sur les mœurs et coutumes de Marseille au xixe siècle, Marseille, Arnaud, 1854. Les plaquettes d’Horace Bertin ont été rééditées en deux volumes d’un intérêt très inégal pour notre sujet, Marseille et les Marseillais et Croquis de province, Marseille, lib. Frézet, 1979. La Sinse, Scènes de la vie provençale, Toulon, Milhière, 1874, rééd. Toulon, G. Mouton, 1926, 2 vol.
10 Exemples : Les Cahiers de Pierre Letuaire, 1796-1884, notes et souvenirs sur la vie toulonnaise, recueillis et arrangés par Louis Henseling, Toulon, impr. de P. Tissot, 1914. Julie Pellizzone (1768- 1837), Souvenirs, publiés par Pierre et Hélène Échinard et Georges Reynaud, Paris, Indigo-Côté-femmes et Aix-en-Provence, PUP, 1995, 2001 et 2012, 3 vol.
11 Maurice Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, Soc. des études robespierristes, 1970, p. 411-425.
12 Gérard Cholvy, « Le catholicisme populaire en France au xixe siècle » dans B. Plongeron et R. Pannet éd., Le Christianisme populaire, op. cit., p. 199-223.
13 Ces intérêts commerciaux sont nettement soulignés par un habitant du Tholonet (Bouches-du-Rhône) qui se plaint de la création d’une fête dans sa commune : Régis Bertrand, « Les nuisances de la fête provençale vues par un notable villageois en 1864 », Provence historique, t. 63, fasc. 253, 2013, p. 403-409.
14 Jacqueline Lalouette, Jours de fête : fêtes légales et jours fériés dans la France contemporaine, Paris, Tallandier, 2010.
15 Sur ce calendrier de l’année, outre la précieuse enquête d’Évelyne Duret, Fêtes de Haute-Provence, calendrier illustré et commenté, Marseille, J. Laffitte, 1981, la compilation point toujours critique car souvent intemporelle de Jean-Paul Clébert, Les Fêtes en Provence, Avignon, Aubanel, 1982 et Jean-Paul Clébert et Josiane Aoun, Les Fêtes provençales, Avignon, Aubanel, 2001. On notera dans la seconde édition, outre la perte de la plupart des illustrations anciennes de la première, la disparition des développements sur « cavalcades et corsos » et surtout « les fêtes arlésiennes et mistraliennes », p. 184-196, soit des pages qui étaient de première main.
16 Jean-Claude Gaugain, Jeux, gymnastique et sports dans le Var (1860-1940), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 19-20 et 48-56.
17 Abbé [Ange] Jourdan, Guide du visiteur dans l’antique ville des Baux, Marseille, impr. Achard, 1885, et seconde édition, Avignon, Aubanel frère, 1897.
18 Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabilité. Paris, A. Colin, 1977. Lucienne A. Roubin, Chambrettes des Provençaux. Une maison des hommes en Méditerranée septentrionale, Paris, Plon, 1970. Sur cette étude, M. Agulhon, « Les Chambrées en Basse-Provence, histoire et ethnologie », Revue historique, no 498, 1971, p. 337-368, repris dans M. Agulhon, Histoire vagabonde. I, Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, Gallimard, 1988 (Bibliothèque des Histoires), p. 17-59. Pierre Chabert, Les cercles, une sociabilité en Provence, Publications de l’Université de Provence (PUP), 2006 et Les cercles, une sociabilité à Marseille, Marseille, J. Laffitte, 2010.
19 Dominique Samanni, « Les “livres des pèlerins” de la Sainte-Baume », Provence historique, t. 45, fasc. 182, 1995, p. 575-582.
20 Conducteur de l’étranger dans Marseille, Marseille-Paris, Maison, 1839, p. 53.
21 Le principal auteur provençal de la fin du xixe siècle est le médecin de la Marine Laurent-Jean-Baptiste Bérenger-Féraud (1832-1900), auteur en particulier de Réminiscences populaires de la Provence, Paris, Leroux, 1885 et Superstitions et survivances étudiées au point de vue de leur origine et de leurs transformations, Paris, E. Leroux, 5 vol. Son œuvre mériterait un réexamen global.
22 Maurice Guis, Thierry Lefrançois, Rémi Venture, Le Galoubet-tambourin, Aix, Édisud, 1993.
23 Voir sur ce point J.-A. Durbec, « Notes historiques… », op. cit., en particulier p. 260-261.
24 E. Duret, Fêtes de Haute-Provence, op. cit., p. 23-27. Autre exemple : Régis Bertrand, « Fête patronale et souvenirs historiques, un ethnotexte sur la bravade de Gréoux-les-Bains », Le Monde Alpin et Rhodanien, no spécial « Croyances, récits et pratiques de tradition (Mélanges C. Joisten) », 1982, p. 417-436.
25 Fernand-Jean Ben, Le Pays de Saint-Tropez, Amis de la bravade et des traditions tropéziennes, 3e éd. 1990, p. 74-81. Étude historique : Paul-Albert Février, « Fêtes religieuse de l’ancien diocèse de Fréjus », Provence historique, t. 11, fasc. 44, 1961, p. 163-189.
26 René Volot, Le mai de sainte Tulle. Histoire et tradition en Luberon, s. l., éd. CLC, 2003.
27 Outre F. Benoit, La Provence et le Comtat venaissin, op. cit., J.-P. Clébert, Les Fêtes en Provence, op. cit., et Serge Bec et Laurent Giraudou, Fêtes de Provence, Aix, Édisud, 1994.
28 Des définitions de ces termes sont proposées par Danièle Dossetto, « Diversité des situations et récurrences, à travers restaurations et revivifications festives. La Saint-Marcel – ou fête des tripettes – à Barjols (Var) de 1768 à 1950 », dans Christian Bromberger, Denis Chevallier, Danièle Dossetto, De la châtaigne au carnaval. Relances de traditions dans l’Europe contemporaine, Die, éd. A Die, 2004, p. 73-80.
29 Voir dans S. Bec et L. Giraudou, Fêtes de Provence, op. cit., les clichés du second auteur.
30 C’est du moins l’hypothèse de M. Ruel, Les Chrétiens et la danse…, op. cit., en particulier p. 82-85, 352, 360.
31 P.-A. Février, « Fêtes religieuses de l’ancien diocèse de Fréjus », op. cit. Les travaux de D. Dossetto mériteraient d’être repris en volume. Citons : « Un sacrifice bovin à Barjols ? Exégèses et sacrifices », op. cit., « Produits carnés, sensibilité animalière et tradition. Le bœuf festif de Barjols », Études rurales, 2001/1, no 157-158, p. 141-157, « Des sauts ou « tripettes » pour saint Marcel, Récits étiologiques et archaïsme lexical à Barjols », Le Monde alpin et rhodanien, 2000/4, p. 53-79, « Un bœuf dans la fête patronale. Longue durée, enjeux locaux, laïcité à Barjols », Provence historique, t. 52, fasc. 210, 2002, p. 497-514.
32 En dernier lieu, le copieux catalogue de l’exposition Les Confréries de Corse, une société idéale en Méditerranée, Musée de la Corse/Albiana, Corte, 2010.
33 R. Bertrand, « Limites du rôle des confréries dans le rayonnement des dévotions en Provence sous l’Ancien Régime », dans Bernard Dompnier et Paola Vismara éd., Confréries et dévotions dans la catholicité moderne (mi xve-début xixe siècle), Rome, Collection de l’École française de Rome-393, 2008, p. 339-354.
34 Nuance importante apportée par C. Peyrard, « Classes d’âge ou classe sociales… », op. cit.
35 Sur l’abbé de jeunesse et les jeux, J.-A. Durbec, « Notes historiques… », op. cit., p. 272-275 et surtout M. Agulhon, Pénitents et francs-maçons…, op. cit., p. 43-64.
36 J.-C. Gaugain, Jeux, gymnastique et sports…, op. cit., p. 29 et 59-101.
37 Annie Sidro, Le carnaval de Nice et ses fous, Paillassou, Polichinelle et Triboulet…, Nice, Serre, 1979.
38 J.-P. Clébert, Les Fêtes en Provence, op. cit., p. 184-189, montre la multiplicité d’inspiration des thèmes des chars.
39 Eugen Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983 (éd. or., Stanford, 1976, traduction d’Antoine Berman et Bernard Géniès). Voir en particulier le chap. 21 « Fêtes et coutumes », p. 541-570.
40 Jacques Girault, « Socialisme hégémonique et fêtes traditionnelles : l’exemple du Var dans l’entre-deux-guerres », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme et Danielle Tartakowsky, dir., Les usages politiques des fêtes aux xixe et xxe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 237-248 (à p. 238-240).
41 Que met en scène par exemple la toile La Procession des pénitents (1865) de l’Avignonnais Pierre Grivolas, conservée au Museon arlaten.
42 Claire Laurent, « La Chandeleur à Saint-Victor de Marseille : pluralité des pratiques », dans Nicole Belmont et Françoise Lautman, Ethnologie des faits religieux en Europe, Paris, CTHS, 1993, p. 43-53 et « L’octave de la chandeleur à Saint-Victor », dans Bicentenaire de la paroisse Saint-Victor, Colloque historique du 18 octobre 1997, Marseille, La Thune, 1999, p. 125-135.
43 Cité par J. Girault, « Socialisme hégémonique et fêtes traditionnelles… », op. cit., p. 239.
44 J.-C. Gaugain, Jeux, gymnastique et sports dans le Var, op. cit., p. 30 et Christian Amalvi, « Le 14 juillet, du Dies Irae à Jour de fête » dans Pierre Nora éd., Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard (Bibliothèque illustrée des Histoires), 1984, p. 421-472.
45 J.-C. Gaugain, Jeux, gymnastique et sports dans le Var, op. cit., p. 23.
46 M. Ozouf, La Fête révolutionnaire, op. cit., p. 281-316 et Olivier Ihl, La Fête républicaine, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1996, p. 241-259.
47 R. Volot, Le mai de sainte Tulle, op. cit.
48 E. Weber, La fin des terroirs…, op. cit., p. 551-554. O. Ihl, La fête républicaine, op. cit.
49 R. Bertrand, « Des fleurs pour les morts : aux origines des offrandes florales contemporaines » dans R. Bertrand, Mort et mémoire. Provence xviiie-xxe siècle…, op. cit., p. 139-155.
50 Alain Cabantous, « Le corps introuvable. Mort et culture maritime (xvie-xixe siècle) », Histoire, Économie, Sociétés, 1990/3, p. 321-336. Augustin Roquebrun, Origine d’une coutume. La commémoration des Morts en mer, Marseille, Roquebrun, s. d.
51 R. Bertrand, « La Noël en Provence à l’époque contemporaine », op. cit.
52 Simon Calamel et Dominique Javel, La Langue d’oc pour étendard. Les félibres (1854-2002), Toulouse, Privat, 2002. Philippe Martel, « Le Félibrige » dans Pierre Nora, dir., Les Lieux de mémoire, t. III, Les France, vol. 2, Traditions, enracinements, Paris, Gallimard, 1993, p. 556-611. Pierre Pasquini, « Le Félibrige, les formes d’une institution », dans Henri Boyer et Philippe Gardy éd., Dix siècles d’usages et d’images de l’occitan. Des troubadours à l’Internet, Paris, L’harmattan, 2001, p. 257-289.
53 Robert Maumet, Au Midi des livres, ou l’histoire d’une liberté, Paul Ruat, 1862-1938, Marseille, Tacussel, 2004, « Le félibre militant », p. 373-403. Un fou de patrimoine, Marcel Provence, Barcelonnette, Sabença de la Valeia, 1995.
54 En première approche : Pierre Pasquini, « Le Félibrige et les traditions », Ethnologie française, 1988/3, p. 237-266 et Régis Bertrand éd., Félibrige et religions, Marseille, La Thune, 2008.
55 Sur La Capouliero de Martigues, groupe créé en 1963 et ses activités : Marie-Thérèse Duflos-Priot, « Le festival de folklore mondial de Martigues, en-deçà et au-delà de la fête », dans A. Corbin, N. Gérôme, D. Tartakowsky, Les usages politiques des fêtes…, op. cit., p. 415-424.
56 Cette idée reçue fonde la thèse de Marcelle Mourgues, soutenue à Aix en 1955, La Danse provençale, Cannes, Robaudy, 1956 : « Ce phénomène local […] se trouve relié à un symbolisme magico-religieux mondial », perceptible à condition de le « dépouill (er) des altérations ultérieures ». Une première partie rassemble diverses « danses christianisées », une autre les « rites agraires » et la dernière, sur les « danses de haute civilisation » (sic), n’en assigne pas moins à certaines une origine antique.
57 Régis Bertrand, « Les cérémonies d’offrande à la messe de Minuit. Promotion d’une « tradition » en Provence au xxe siècle », Siècles. Cahiers du centre d’histoire Espaces et cultures, Clermont-Ferrand, no 21, 2005, p. 109-123.
58 Brigitte Brégeon-Poli, « Va pour treize ! La tradition des desserts de Noël en Provence », Terrain, no 24, 1995, p. 145-152 et « Les 13 desserts de Noël : genèse d’une tradition », Marseille, no 179, 1997, p. 107-111. Brigitte Poli, Les 13 desserts provençaux : une coutume en mouvement, [Montfaucon], Librairie contemporaine, 2003.
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