Hélène Dragaš, princesse serbe et impératrice de Byzance
p. 119-130
Résumés
Guidé par ses intérêts politiques vers la fin du xive, l’Empire byzantin a été obligé de former des alliances avec les nobles qui dominaient les territoires frontaliers. Parmi eux, l’importance du seigneur serbe Constantin Dragaš, beau-père de Manuel II, était indiscutable : la famille des Dragaš possédait un vaste territoire dans le sud des provinces de l’ancien empire de Dušan. Les mentions d’Hélène, bien que relativement rares, sont formulées selon les normes de la rhétorique impériale. Après la mort de son époux, l’impératrice Hélène fut à l’arrière-plan de nombreux événements et décisions prises dans la capitale. À l’occasion de la mort de l’impératrice, devenue la moniale Hypomène, plusieurs monodies ont été écrites, dont les plus connues sont celles de Georges Gémiste Pléthon, Georges Scholarios et Jean Eugénique. Ces textes témoignent du rôle de l’impératrice, en particulier lors de l’Union des Églises. Jean insiste sur le fait que Constantin retrouve le chemin droit de l’orthodoxie tracé par son père, Manuel II, en rejetant l’Union. L’opinion des rhéteurs sur le rôle de Manuel en tant que défenseur de l’orthodoxie, voir anti-unioniste, lui était favorable. L’analyse des autres sources nous offre un jugement plus nuancé, sur lequel se fonderont nos conclusions concernant le comportement d’Hélène, comme co-régnante, dans les événements décisifs des dernières années de la vie de l’Empire.
Helena Dragaš Paleologina, a Serbian Princess and Empress of Byzantium
Guided by its political interests toward the end of the 14th century, the Byzantine Empire was forced to form alliances with the nobility that dominated the border territories. Among these, the political importance of the Serbian lord Constantine Dragaš, father-in-law of Manuel II, is indisputable. The family owned vast estates in the southern provinces of Dušan’s former empire. Textual references to Constantine Dragaš’s daughter Helena, although relatively rare, accord with standards of imperial rhetoric. After the death of her husband, the empress Helena exercised considerable power, albeit from behind the scenes, with respect to decisions and their outcomes emanating from the capital. Several monodies were composed on the occasion of the death of the empress, who had by then taken holy orders as the nun Hypomene; the best known are those of George Gemistos Plethon, George Scholarios and John Eugenikos. These texts attest to the empress’s role in the crisis provoked by the Union of the Churches. John Eugenikos maintained that Constantine XI, in rejecting the union, adhered to orthodoxy’s path of righteousness followed earlier by his father, Manuel II. These rhetoricians looked favorably on Manuel’s role as the defender of orthodoxy, but the analysis of other commentators offers a more nuanced assessment, which forms the basis of our conclusions regarding Helena’s role as coregent in the decisive events of the empire’s last years.
Texte intégral
1Les sources mentionnent pour la première fois la fille du grand seigneur féodal serbe, Constantin Dragaš, à l’occasion de son mariage avec l’empereur byzantin Manuel II à Constantinople, à l’église Sainte-Sophie, le 11 février 1392. Une description détaillée de la cérémonie des noces ainsi que du couronnement impérial a été conservée dans le récit de voyage d’un témoin oculaire, Ignace de Smolensk :
Ce couronnement fut merveilleux à voir […] Il y avait là des Francs de Galata et des Byzantins, des Génois et des Vénitiens et il était merveilleux de les voir. Ils se tenaient des deux côtés ; les habits des uns étaient en velours pourpre et des autres en velours cerise. Ils portaient des armes brodées sur leur poitrine et plusieurs d’entre elles étaient ornées de perles […] L’empereur avait passé cette nuit-là dans les tribunes ; et, à la première heure du jour, il descendit des tribunes et entra dans la sainte église par la première grande porte d’entrée qu’on nomme porte impériale. Pendant ce temps les chantres entonnèrent un chant si beau, si étonnant ! Le cortège impérial avançait si lentement qu’il mit trois heures de la grande porte au trône […] Et, après la procession, le patriarche monta sur l’ambon et l’empereur avec lui. Et l’on apporta sur un plat la couronne de l’empereur et celle de l’impératrice, toutes deux couvertes. Et deux archidiacres firent à l’impératrice un salut peu profond et elle s’approcha de l’ambon. Et le patriarche mit une croix au cou de l’empereur et lui donna une croix en main, et l’empereur descendit et posa la couronne sur la tête de l’impératrice1.
Une alliance politique
2Avant cette alliance, le père d’Hélène avait déjà une influence considérable dans l’Empire2. L’avancée des Ottomans fut, après la bataille de la Maritsa (26 septembre 1371), continue, voire systématique. Les victoires successives des Turcs prennent place entre 1376 et 1389 : après la deuxième prise de Gallipoli en 1376, Serrès tomba en 1383, puis Sofia en 1385, Niš en 1386 et Thessalonique en 1387. Finalement, peu après la bataille de Kosovo, le 15 juin 1389, il n’y avait plus un seul État chrétien politiquement indépendant dans toute la péninsule des Balkans. Pour mieux comprendre les circonstances dans lesquelles s’est produite l’alliance entre la famille régnante des Paléologues et la haute noblesse serbe qui dominait le territoire de frontière, il faut rappeler quelques faits historiques.
3Une telle alliance n’était pas un événement exceptionnel à l’époque. Guidé par des intérêts politiques, l’Empire byzantin de la fin du xive siècle a été obligé de nouer des alliances avec les puissants « barbares » de son voisinage. L’importance politique d’une alliance avec Constantin Dragaš est en soi évidente : au cours des années quatre-vingt-dix du xive siècle, l’État du seigneur Constantin était le plus étendu des provinces méridionales de l’ancien empire serbe. Traditionnellement proches des Némanides et puissants économiquement, les Dragases possédaient un vaste territoire, y compris Štip, Strumica, Ovče Polje, Vranje, Petrič et presque toute la Macédoine à l’est du Vardar, avec les forteresses de Melnik et Rila, jusqu’à Serrès. Sur le plan politique, Constantin avait des liens de vassalité avec le sultan, bien qu’on ne connaisse pas les circonstances dans lesquelles cet accord a été fondé. La situation géopolitique ainsi que les sources narratives provenant de la cour du sultan, si incertaines qu’elles soient du point de vue chronologique, permettent néanmoins de penser que l’alliance avec Byzance fut l’une des conséquences de la bataille de la Maritsa, à l’époque où Jean, le frère aîné du seigneur Constantin, était tête de famille. Parmi les documents conservés, seule la dernière charte de Constantin, rédigée en grec pour le monastère de Vatopedi en octobre 1393, nous informe des liens de vassalité du prince serbe avec le sultan turc3. En revanche, il reste à déterminer dans quelle mesure il a participé aux campagnes militaires du sultan, service qui normalement était obligatoire pour tous les vassaux. Sans aucun doute il l’a fait au moins une fois, dans la campagne turque contre la Valachie, au cours de laquelle il fut tué à la bataille de Rovine, le 17 mai 1395.
4Les signatures officielles de Dragaš, ainsi que les titres byzantins qui lui avaient été conférés, témoignent de sa puissance4. L’analyse du manuel officiel des pittakia montre que la formule employée dans les appendices par le métropolite pour s’adresser à Constantin Dragaš existait antérieurement au mariage d’Hélène avec Manuel II, ce qui confirme l’hypothèse que Dragaš était bien connu et estimé avant son alliance avec l’empereur5. Dans la charte de Manuel II d’octobre 1395 en faveur du monastère de Saint- Jean-Prodrome de Pétra, Constantin Dragaš est désigné comme seigneur de Serbie (despotès Serbias, authentès Serbias), et le ton général de ce document témoigne de la position de Dragaš vue par les Byzantins6. Dans la monodie de Georges Gémiste Pléthon pour la défunte impératrice Hélène7, il est dit, dans un style antiquisant, qu’elle était de la lignée des Thraces, peuple installé sur les bords du Danube. Suit une évocation rétrospective du père d’Hélène qui souligne son courage, sa droiture et sa fidélité aux amis, allusion à son comportement loyal envers le sultan et l’empereur.
L’impératrice Hélène Dragaš et son rôle à la cour
5Un autre fait accrédite l’hypothèse du caractère politique du mariage impérial : Constantin Dragaš était fils du despote Dejan, un grand noble de l’époque de Dušan, et de Théodora, la sœur de l’empereur serbe. La deuxième épouse de Constantin était probablement, selon Sphrantzès, une princesse de Trébizonde, despoina Eudocie, préalablement mariée à un Turc8. L’information de Sphrantzès est partiellement confirmée par les Annales du monastère de Dečani9. Dans une note sur la bataille de Rovine (1395), feu Constantin Dragaš est nommé Comnène, ce qui ne serait possible que par une liaison maritale avec la princesse de Trébizonde de la lignée des Comnènes.
6Par ailleurs, il faut souligner qu’Hélène était la seule enfant du seigneur Dragaš de son premier mariage, née au milieu des années soixante-dix du xive siècle. Elle attire l’attention des historiens à partir du moment où elle se maria avec Manuel Paléologue en 139210. De ce mariage, Hélène eut au moins six fils : Jean VIII, Théodore II, Andronic, Constantin XI, Démétrios et Thomas. Sphrantzès, un connaisseur incontestable des détails généalogiques de la famille impériale, mentionne dans ses Mémoires encore deux fils, Constantin l’aîné et Michel, ainsi que deux filles dont les prénoms n’ont pas été consignés11.
7L’impératrice, épouse de Manuel II et mère des deux derniers empereurs byzantins, Jean VIII et Constantin XI, mérite l’attention à plusieurs titres. L’intérêt que suscite cette femme vient de son rôle important dans les événements politiques des dernières décennies de l’Empire. Ce rôle reste difficile à préciser à cause d’une asymétrie qui existe entre ce que disent les sources sur Hélène et la longue durée de sa vie à la cour de Constantinople. Les recherches montrent que plus le temps passait, plus sa présence se fit sentir dans l’opinion publique. D’abord à l’ombre de son époux, elle parvint, surtout après la mort de celui-ci, à accéder à une place importante dans la vie politique et religieuse de la capitale. Au cours du règne autonome de Jean VIII, les propos ou les conseils d’Hélène exercèrent plus d’une fois une influence considérable sur les décisions de l’autocrator. Elle avait une influence identique sur son fils favori, Constantin XI. Enfin, l’explication selon laquelle le dernier Paléologue a reçu son prénom en souvenir de son grand-père maternel permet de conclure que Constantin XI était, aux yeux de ses contemporains, plus proche d’Hélène que des Paléologues.
8De nombreux textes littéraires témoignent de la personnalité d’Hélène Dragaš. Bien qu’ils diffèrent en d’autres points, ils soulignent tous la force spirituelle et la beauté intérieure de l’impératrice. Une telle assertion devient plus plausible, si l’on suppose que sa beauté extérieure était moins visible. Une phrase assez étrange d’une brève chronique prétend que Manuel avait épousé « tès kyras Helenès tès Serbias tès monophthalmou tès physei phronimou12 ». Les descriptions de l’impératrice, fortement influencées par les canons de la rhétorique impériale, contiennent des louanges sur son humilité, sa grandeur d’âme, sa dévotion sincère, sa sagesse et justesse. Elle est comparée à Pénélope à plusieurs reprises – par Gémiste Pléthon13, le futur cardinal Bessarion14, et de nombreux historiens, par exemple, Georges Scholarios dans ses Mots de consolation à Constantin XI à l’occasion du décès d’Hélène15. Ce qui nous semble évident, c’est le fait qu’elle était entièrement tournée vers l’orthodoxie. Dans le cadre de la pratique politique, Hélène était par conséquent l’adversaire de la politique unioniste de son fils Jean VIII et, après la mort de celui-ci, elle fit même interdire les commémorations à son nom dans les services religieux. Elle avait une foi sincère qui se manifesta par de nombreuses œuvres charitables et de bons offices.
9Une fois installée à Constantinople, elle ne rompt pas le contact avec sa patrie et sa famille ; de ce lien fort témoigne une importante donation au célèbre monastère constantinopolitain de Saint-Jean-Prodrome de Pétra, connu pour ses relations amicales avec la Serbie. Dans la charte d’octobre 1395, promulguée par Manuel II après la mort du despote Dragaš sur le champ de la bataille de Rovine, l’empereur mentionne une donation de 500 hyperpères d’or pour les liturgies au nom du défunt seigneur de Serbie16.
10Après la mort de son époux, Hélène Dragaš joua un rôle plus important dans la politique de l’Empire. Il nous semble que le renforcement de son pouvoir personnel s’explique par les liens étroits qu’elle entretenait avec son fils aîné Jean VIII, proclamé empereur en 1425, et, par la suite, avec Constantin XI. Du rôle de l’impératrice dans la politique religieuse de l’État, nous sommes informés par différentes sources. Les forces occidentales, intéressées par l’union des Églises comme conditio sine qua non de leur aide militaire contre les Turcs, savaient dans quelle mesure les différents membres de la famille impériale participaient aux affaires de l’État et étaient très bien informées de l’influence que certains d’entre eux exerçaient sur le clergé byzantin, sur les puissants (potentes) de l’État et sur Jean VIII lui-même. Dans l’entourage du basileus, un de ces personnages dont la renommée et le rôle dans les événements politiques étaient connus au-delà des frontières de Byzance était sa mère. On se rend compte à quel point la contribution de l’impératrice à l’histoire de l’Empire à partir de 1425 fut cruciale.
11Il faut d’abord consulter les sources vénitiennes pour apprécier sa position dans la politique de l’empire. L’importance de l’impératrice Hélène fut révélée au duc de Milan qui s’adressa, à l’occasion de la mission de Benedetto dei Folchi, séparément à l’empereur et à sa mère17. Le caractère essentiellement politique de la correspondance entre Filipo Maria Visconti et les Grecs exclut l’hypothèse selon laquelle la lettre qu’il envoya à Hélène Dragaš aurait simplement contenu des amabilités protocolaires. C’est assurément sa profonde connaissance de l’atmosphère à la cour de Constantinople, grâce aux rapports de l’ambassadeur dei Folchi, qui persuada le duc que la réussite des négociations avec Jean VIII était liée à l’avis de sa mère. Depuis que ses fils étaient devenus adultes, Hélène n’hésitait plus à prendre une part active dans les affaires de l’État.
12Un autre fait significatif, surtout si l’on considère le rôle de chacun des époux du couple impérial, c’est le comportement d’Hélène après la retraite du vieil empereur de la vie publique. Officiellement à l’arrière-plan, elle contrôle, en réalité, de nombreux événements et est à l’origine des décisions prises dans la capitale. Elle est mentionnée à propos du siège de Constantinople pendant l’hiver 1424, quand elle mène les pourparlers avec Murad II. Il semble qu’à cette époque, à Constantinople, ce n’est ni Manuel II, malade, ni Constantin, régent officiel jusqu’au retour de Jean VIII, qui tiennent les rênes du pouvoir, mais Hélène, l’impératrice mère. Elle est, au demeurant, comme le souligne Sphrantzès, parente de Murad II par la mère de celui-ci18. De Constantinople furent sur-le-champ envoyés au sultan Loukas Notaras, Mélachrènos et Georges Sphrantzès qui devait, au nom de l’impératrice, aviser le plus vite possible Manuel II et Jean VIII de la paix une fois qu’elle serait conclue. Le siège de la capitale révéla qu’en l’absence de Jean VIII, bien plus que le régent officiel Constantin Dragaš, c’est l’impératrice mère qui dirigeait l’Empire.
13Quand l’empereur partit à Florence en 1437 pour conclure de longues négociations sur l’union des Églises, il laissa son frère Constantin dans la capitale comme suppléant officiel avec l’impératrice mère à ses côtés. Parmi les documents de cette période se trouve un message qu’Hélène adressa au printemps 1439 à Jean VIII, réclamant l’envoi le plus vite possible d’au moins deux galères pontificales supplémentaires pour défendre la ville avant l’assaut imminent des Ottomans19. Le message en question montre que l’impératrice s’occupait de la sécurité de Constantinople autant que le régent.
Hélène l’impératrice orthodoxe et son influence
14À partir de 1430 on trouve de plus en plus d’informations qui confirment l’influence décisive d’Hélène sur la politique de Jean VIII. En effet, le pouvoir d’Hélène devint plus visible quand, après une pause de quatre années, Jean VIII reprit contact avec la curie romaine. Dans le camp des adversaires de l’union, l’impératrice mère, on l’a vu, occupait une place importante. Elle était donc indispensable à Jean VIII pour gagner des partisans parmi les anti-unionistes, étant donné que ses jugements sur les questions religieuses influençaient également les membres de la hiérarchie orthodoxe. Naturellement, le pape était bien conscient de l’état des choses à Constantinople. Avant de se décider à envoyer, au printemps de 1431, Marc Iagaris à Martin V avec des propositions pour la tenue d’un concile, Jean VIII demanda conseil à sa mère20. Dans les appartements de la Cour, connus sous le nom de Palatianè, la résidence d’Hélène au palais impérial, se tint un conseil où l’on décida d’envoyer des émissaires, malgré les protestations des anti-unionistes, notamment celles de l’évêque d’Héraclée, Antoine, l’homme de confiance de l’impératrice.
15Un Ragusain, Jean Stojković, qui était l’ambassadeur du concile de Bâle et qui séjourna à Constantinople quelques années après les événements que nous avons mentionnés, avait pour consigne de rencontrer l’impératrice mère, ainsi que l’épouse du basileus, Marie de Trébizonde. Jean VIII, on le sait bien, tenait beaucoup à l’opinion des deux femmes, restées à Constantinople pendant son séjour en Occident21. Cette attitude de dépendance de l’autocrator envers les avis de sa mère sur l’union et les questions religieuses irritait son entourage, même les prélats grecs qui partageaient l’opinion d’Hélène. Syropoulos nous informe que le prétexte de leur mécontentement était le fait qu’à la mort du patriarche Joseph II à Florence en 1439, le basileus souhaita demander l’opinion de sa mère avant d’élire le nouveau patriarche22. Après la conclusion de l’union, ce fut Hélène qui offrit sa protection aux anti-unionistes contre l’action de son fils à leur encontre. On pensait à Constantinople que la grande tolérance de l’empereur à leur égard après 1440 était le fruit des conseils maternels.
16Dans ses décisions concernant la question délicate de l’union des Églises, Jean VIII s’efforçait de poursuivre l’œuvre de son père. Manuel II avait passé la plus grande partie de sa vie en essayant de rapprocher les deux univers chrétiens, un rapprochement qu’il considérait comme la seule chance de sauver son empire du désastre. Mais la situation politique avait beaucoup changé après sa mort, et Jean VIII s’était trouvé confronté à un monde différent, ce qui veut dire qu’il fut contraint d’accepter l’inévitable, sans beaucoup de considération pour les protestations des zélotes orthodoxes de Constantinople. Sa politique était donc entièrement au service de la réconciliation la plus rapide des Églises. En même temps, comme nous l’avons montré, il était influencé par sa mère jusqu’au point de partager avec elle la responsabilité des décisions. Il faut surtout garder à l’esprit le fait que la régence d’Hélène à Constantinople durant les longs séjours de Jean VIII en Occident, était une garantie nécessaire de la stabilité du trône. Visiblement les habitants de la capitale, ainsi que les cercles ecclésiastiques, avaient confiance en elle. Ils partageaient même ses opinions quand il s’agissait des affaires de l’État.
17Le basileus n’était donc pas attaché à Hélène par la seule filiation maternelle ; il l’était également à cause du rôle qu’elle jouait dans la vie politique de la capitale, voire de son pouvoir d’apaiser l’agitation religieuse et les conflits familiaux qui déchiraient l’Empire. Si grande que fût son affection pour son fils aîné, il semble qu’elle était encore plus intense pour Constantin. Une phrase employée dans une brève chronique sur la prise de pouvoir de Constantin en 1449 est très significative à cet égard : aux côtés de Dragaš qui assumait la responsabilité de l’Empire, séjournait sa mère Hélène, la moniale Hypomène, comme une sorte de « co-empereur (eis tou apobasileôs)23 ».
18Si on veut examiner le rôle politique d’Hélène après la mort de Manuel II, il faut considérer les difficultés que posait la réconciliation des Églises pour le gouvernement constantinopolitain. En ce qui concerne la plus grande question à l’époque, celle de l’union, la responsabilité de la stagnation des pourparlers avec le pape revint d’abord au basileus. Martin V n’ayant donné sa réponse sur le choix de lieu du prochain concile qu’au bout de quatre années (en février 143024), les Grecs eurent peur de se retrouver en minorité au cas où le concile se tiendrait en territoire latin, et hésitèrent jusqu’au moment de la prise de Thessalonique par les Turcs (29 mars 1430). Leur résistance se manifestait toujours par le refus d’accepter la proposition papale sur le lieu et le type de financement du concile. Le patriarche Joseph II voulait réunir le concile à Constantinople, avec le soutien financier des trois Églises orthodoxes les plus riches : la russe, la géorgienne et la serbe. Le nouveau pape, Eugène IV, était beaucoup moins intéressé par la réconciliation des Églises, ce qui prolongea l’attente pendant encore trois ans. Pour Jean VIII, l’union était le meilleur moyen de parvenir à son but principal – la défense de l’Empire25. Il est resté pragmatique à cet égard, très éloigné d’un exclusivisme orthodoxe. En s’opposant au patriarche Joseph II, il voulait aussi satisfaire son ambition de soumettre les intérêts religieux aux intérêts impériaux et nationaux. Confronté à la méfiance traditionnelle de la population envers les Latins et militant en faveur de la politique unioniste, Jean ne pouvait cependant rien entreprendre sans les dignitaires de Constantinople, y compris sa mère.
19À la fin de sa vie, il est resté isolé, ses efforts politiques ayant échoué. Après sa mort, vers la fin d’octobre 1448, l’amertume à son égard était perceptible au sein des autorités de l’Église qui refusèrent d’accomplir les rites funéraires orthodoxes. En fait, ce fut Hélène qui poussa Constantin à interdire la mention de son nom dans la liturgie26. Cette décision était d’autant plus étonnante que l’empereur avait été profondément attaché à sa mère sa vie durant. Hélène et Constantin ont cependant vite renoncé à l’anathème, lorsqu’ils eurent compris qu’il n’y avait pas d’autre secours pour l’Empire que celui qu’offrait l’Occident.
20La moniale Hypomène mourut en 1450, ce qui lui épargna de voir la chute de Constantinople et la mort de son fils favori. Plusieurs monodies pour la défunte impératrice Hélène ont été écrites, parmi lesquelles celles de Georges Gémiste Pléthon, Georges Scolarios et Jean Eugénikos. Chefs-d’œuvre d’un style florissant de la rhétorique grecque, ces textes méritent attention, surtout celui de Jean Eugénikos, écrit comme une sorte de consolation à Constantin27. Le partisan du camp des anti-unionistes, frère du métropolite d’Ephèse, le célèbre Marc Eugénikos, Jean, insiste pour que Constantin retrouve le chemin droit de l’orthodoxie, tracé par son père Manuel II, en rejetant l’union des Églises. Par cette action seulement il pouvait expier le péché de sa mère qui avait fini par rejoindre les unionistes. L’auteur du texte est conscient que l’impératrice avait été influencée par de mauvais conseils. Bien qu’elle ait été persuadée d’accepter les dangereuses innovations, elle ne manquait pas de mépris pour leurs propagateurs. Vers la fin da sa vie, elle a abandonné l’union, peut-être consciente que rien ne pouvait sauver l’Empire. Le conseil final de Jean Eugénikos à Constantin était donc de garder la foi de ses pères jusqu’au dernier soupir.
21Comme on le voit, le jugement des rhéteurs est favorable au rôle de Manuel II tant qu’il reste le défenseur de l’orthodoxie. L’analyse des autres sources (notamment sa correspondance avec Cydonès, le journal de Sphrantzès et ses propres écrits28) permet un jugement plus nuancé. On n’y trouve pas la moindre trace d’hostilité du vieil empereur envers l’union des Églises. Son admiration pour l’Occident était sincère et il l’a montré plusieurs fois, comme l’atteste sa fameuse description des Hospitaliers. Il était quand même conscient des difficultés posées par l’union – absence de soutien parmi le peuple et danger d’isolement de l’Empire dans le cas où le schisme survivrait. L’historiographie moderne tend à conclure que Manuel n’avait pas vraiment l’intention d’achever les pourparlers par un accord sur l’union, et que son ambition réelle n’était que de les maintenir, comme une sorte de garantie contre les attaques turques. Une telle conclusion semble exagérée, surtout si l’on considère un entretien entre l’empereur, en compagnie d’Hélène, et Démètrios Chrysoloras qui eut lieu pendant un dîner officiel dans le palais impérial en 140529. La conversation portait sur les prophéties concernant l’union des Églises et ses conséquences pour la chrétienté. L’empereur soulignait que l’union ne serait pas désastreuse pour les chrétiens, et une telle déclaration, en présence de l’impératrice, peut conforter l’hypothèse que Jean VIII, en acceptant l’union ne s’éloignait guère du chemin tracé par son père. Cela suggère une autre explication sur la conduite de sa mère dans les événements mentionnés.
22En rejetant l’union souhaitée par son fils aîné, Hélène avait certainement exprimé des sentiments sincères, partagés par la plupart des habitants de la capitale, mais sa décision d’interdire la mention du nom de Jean dans la liturgie montre d’une façon nette qu’il s’agissait d’un acte dirigé contre sa mémoire. Une telle initiative faisait partie d’une campagne en faveur de Constantin, au moment de sa prise du pouvoir. En accusant ouvertement l’union, l’impératrice a certainement voulu rallier les cercles antiunionistes, forts dans le milieu clérical, qui étaient décisifs pour le nouvel empereur.
23Pour la postérité, le nom d’Hélène est resté définitivement lié à celui de Constantin. Ce fut bien sûr le fruit de la décision de Constantin d’adopter le nom familial des Dragases, mais c’est surtout dans la légende du dernier empereur de Byzance que leurs deux noms sont restés unis. Cette légende est fondée sur l’interprétation de la chute de Constantinople et la mort du dernier autocrator comme l’accomplissement de la prophétie selon laquelle le premier et le dernier empereur seraient nommés Constantin, et leurs mères, Hélène. Le premier patriarche sous la domination turque – Georges Genadios Scholarios a laissé une œuvre écrite en 1459, en forme de recueil de pensées et prophéties, dans lequel il exprime un sentiment déjà répandu sur cette coïncidence30.
Conclusion
24Laissant de côté l’histoire et la légende, la question reste de savoir pourquoi l’impératrice Hélène a joué des rôles si différents dans la politique de l’Empire pendant le règne de son époux et après sa mort. D’après les sources, elle resta ostensiblement à l’ombre de Manuel durant son règne, selon les coutumes et les règles de conduite usuelles dans un mariage impérial. Immédiatement après l’ascension au trône de son fils aîné, Hélène commença à exercer le pouvoir de corégente et resta dans ce rôle jusqu’à la fin de sa vie, même lorsqu’elle eut revêtu l’habit de moniale. On se demande si le cas de l’impératrice Hélène nous permet de mieux comprendre le caractère du pouvoir impérial féminin, les moyens d’utiliser l’influence familiale et le possible abus de l’autorité maternelle. Était-elle la main droite, le soutien nécessaire de sa famille, surtout de ses deux fils sur le trône de Constantinople ? Ou bien exerçait-elle son influence sur le champ de la politique pratique comme une sorte d’initiative personnelle, en se croyant au-dessus de l’autorité impériale des deux derniers Paléologues ? Certainement, son identité d’épouse diffère-telle de celle de mère. Les deux sont évidemment constituées d’éléments enracinés dans la tradition, ainsi que de symboles, d’images et de coutumes par lesquels se distinguent dans la société byzantine, les rôles de subordination et de soutien, décisifs pour la compréhension du mariage impérial et ses conséquences31.
Fig. 1. Portrait de Manuel II et d’Hélène Dragaš et de leurs fils Jean, Théodore et Andronic, miniature de saint Denis l’Aréopagite, Paris, musée du Louvre département des objets d’art, MR 416.

Notes de bas de page
1 Hoždenie Ignatija Smolenina, Arseneva C. V. (éd.), Saint-Pétersbourg, 1887, p. 14-18 ; traduction française : B. de Khitrowo, Itinéraires russes en Orient, Genève, 1889, p. 143. Pour Hélène Dragasè Palaiologina, cf. Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, Vienne 2001, no 21366.
2 Sur Constantin Dragaš voir Georges Ostrogorsky, « Gospodin Konstantin Dragaš », Zbornik Filozofskog fakulteta u Beogradu no 7/1, 1963, p. 289 ; Hristo Matanov, Knežestvoto na Dragaši, Sofia, 1997, p. 118-119.
3 L’édition de la charte avec le commentaire : Vitalien Laurent, « Un acte grec inédit du Despote serbe Constantin Dragas », Revue des Études Byzantines, no 5, 1947, p. 184, l. 33-35.
4 Ivan Djuric, Le crépuscule de Byzance, Paris, Maisonneuve, 1996, p. 70 et n. 1.
5 Jean Darrouzès, « Ekthésis Néa, Manuel des pittakia du xive siècle », Revue des Études Byzantines, no 27, 1969, p. 62 : « au despote de Serbie ».
6 Acta et diplomata graeca medii aevi sacra et profana, Miklosich Fr., Müller J. (éd.), t. II, p. 260-264 ; Franz Dölger, Regesten der Kaiserurkunden des oströmischen Reiches, t. V, Regesten von 1341- 1453, unter verantwortlicher mitarbeit von Peter Wirth, Munich, 1965, no 3257 ; sur l’histoire du monastère, voir Élisabeth Malamut, « Le monastère Saint-Jean-Prodrome de Pétra de Constantinople », dans Kaplan Michel, Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident, Publications de la Sorbonne, coll. « Byzantina Sorbonensia », 18, 2001, p. 219-233.
7 Spiridon P. Lampros, Palaiologeia kai Peloponnèsiaka, t. III, Athènes, 1926, p. 267-270.
8 En février 1451 Sphrantzès, ambassadeur à la cour de Trébizonde, a appris la nouvelle de la mort de Murad II et conseille à l’empereur Constantin XI d’épouser la veuve de Murad, la princesse serbe Maria Brankovic, prenant comme exemple son propre grand-père, le despote Constantin Dragaš : Sphrantzès, XXXI, 6, cf. Georgios Sphrantzes, Memorii 1401-1477, in anexa Pseudo Phrantzes : Macarie Melissenos, cronica 1258-1481, Vasile Grecu (éd.), Bucarest, Éd. de l’Académie, 1966, p. 78-80 ; traduction anglaise : Marios Philippidès, The Fall of the Byzantine Empire, A Chronicle by George Sphrantzes, 1401-1477, Amherst, The University of Massachussets Press, 1980, p. 61.
9 Ljubomir Stojanović, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade, Sremski Karlovci, 1927, p. 219.
10 Sur Manuel II, voir John W. Barker, Manuel II Palaeologus (1391-1425) : A Study in Late Byzantine Statesmanship, New Brunswick-New Jersey, 1969. Sur Hélène, voir Dragutin Anastasijević, « Jedina vizantiska carica Srpkinja », Bratstvo, no 3, 1939, p. 1-23.
11 Sphrantzès, III, cf. Georgios Sphrantzes, Memorii…, 4 ; Marios Philippidès, The Fall of the Byzantine Empire…, op. cit., p. 22. Sur les enfants du mariage impérial voir la discussion dans Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 53-55.
12 Die byzantinischen Kleinchroniken, t. 1, Schreiner Peter (éd.), Vienne, coll. « CFHB », 12/1, 1975, p. 83 : comme si Hélène était affligée d’une difformité physique (borgne), cf. John W. Barker, Manuel II…, op. cit., p. 100, n. 24 ; Ivanć, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 71, n. 3.
13 Spiridon P. Lampros, Palaiologeia…, op. cit., p. 272-273.
14 Ibid., p. 281-283.
15 John W. Barker, Manuel II…, op. cit., p. 99-100 ; Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 72.
16 Acta et diplomata graeca…, op. cit., p. 262 ; voir Élisabeth Malamut, Le monastère Saint-Jean-Prodrome de Pétra…, op. cit., p. 227.
17 Documenti diplomatici tratti dagli archivi milanesi e coordinati per cura di Luigi Osio, Milan 1864- 1872, t. II, p. 405 ; t. III, p. 49-50. La mission de l’envoyé du duc de Milan, Benedetto dei Folchi, avait pour but de réconcilier le roi hongrois Sigismond avec le sultan au détriment de Venise, cf. Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 270, 272.
18 Georgios Sphrantzès, XII. 4, cf. Memorii…, op. cit., 16 ; Marios Philippidès, The Fall of the Byzantine Empire…, op. cit., p. 28. Voir John W. Barker, Manuel II…, op. cit., p. 379-380 ; cf. Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 236 et n 1. Pour le traité du 22 février 1424, Franz Dölger, Regesten der Kaiserurkunden…, op. cit., no 3414.
19 Les Mémoires du Grand Ecclésiarque de l’Eglise de Constantinople Sylvestre Syropoulos sur le concile de Florence (1438-1439), Vitalien Laurent (éd.), Paris, CNRS, Publications de l’Institut français d’études byzantines, 1971, p. 396.
20 Les Mémoires…, op. cit., p. 118-122.
21 Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 284-285.
22 Les Mémoires…, op. cit., p. 472.
23 Die byzantinischen Kleinchroniken, p. 187 ; Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 275.
24 Les Mémoires…, op. cit., p. 118.
25 Ivan Djurić, Le crépuscule de Byzance…, op. cit., p. 281.
26 Spiridon P. Lampros, Palaiologeia…, op. cit., t. I, p. 56-61.
27 Dragutin Anastasijević, « Jos jedna beseda povodom smrti Jelene Dragaš », Bratstvo, no31, 1940, p. 10.
28 The Letters of Manuel II Palaeologus, Dennis George T. (éd.), Washington, Dumbarton Oaks, coll. « CFHB », VIII, 1977, passim.
29 Manuel II Palaeologus Funeral Orations on his brother Theodore, Chrysostomides Julian (éd.), Thessalonique, 1985, p. 244, n. 161, p. 245.
30 Œuvres complètes de Georges Scholarios, I-VIII, Petit L., Sideridès H. A., Jugie M., (éd.), Paris, 1928-1937. La même idée se trouve dans le Journal de Nicolo Barbaro, le fameux chirurgien de Venise, ainsi que chez le cardinal Isidore, qui mentionne le fait dans sa lettre au pape Nicolas V, deux mois après la prise de Constantinople. Les chroniques brèves ainsi que l’historien Kritoboulos d’Imbros nous donnent les mêmes renseignements.
31 Judith Herrin, Women in Purple. Rulers of Medieval Byzantium, Londres, 2001, p. 240-241.
Auteur
Université de Belgrade, Faculté de Philosophie
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