Chapitre III. Les dernières années de Talma
p. 319-342
Texte intégral
1Mais Napoléon ne peut maintenir l'édifice qu'il avait si puissamment construit. Il abdique une première fois à Fontainebleau, puis il succombe définitivement à Waterloo. Au moment où sa fortune fléchit, il semble que Talma ait le pressentiment de sa chute et qu'il se prépare déjà à plier son propre talent à l'état de choses qui va bientôt s'établir. À la fin de 1813 et au début de 1814, il est malade et se réconcilie avec Geoffroy, qui meurt le 27 février de cette dernière année. Les Bourbons s'installent aux Tuileries, et, avec le retour de la monarchie restaurée, la tradition, pour un temps, reprend ses droits. De même que les peintres, dans les sujets qu'ils peignent, renoncent à la véhémence des attitudes ; de même qu'ils abandonnent leurs recherches de modernisme et de couleur, ainsi l'art tout entier s'apaise. Les curiosités pittoresques passent de mode, et le théâtre lui-même n'échappe pas à cette évolution. Le roi Louis XVIII est un lettré d'ancien régime, qui a vu jouer Lekain ; des émigrés peuplent sa cour, et ils en sont restés au goût de 1780. Talma prend le parti de se consacrer surtout à la tragédie classique. Il s'enflamme pour Racine, dont il entend faire son auteur favori. Son idéal n'est pas alors très différent de celui de Lekain : il joue avec noblesse, sans excès dans aucun sens, et en éliminant toute sensibilité larmoyante ; il respecte avec soin la versification des poètes ; son débit, très rythmé, vise à l'harmonie et à l'élégance ; enfin il évite le plus souvent les éclats violents que précédemment le drame imité de Shakespeare lui avait permis de prodiguer. Le résultat ne se fait pas attendre : ses auditeurs ne le reconnaissent plus. « Il y avait moins de mobilité dans ses traits, moins de feu dans ses regards, écrit Moreau. Sa voix était moins prodigue de ces accents terribles qui arrachaient des cris à tout un parterre et faisaient évanouir les femmes. Content de produire deux ou trois grands effets dans un rôle, il sacrifiait tout le reste. Lorsque Manlius avait prononcé le fameux Qu'en dis-tu ? et levé le poignard sur Servilius, les spectateurs n'avaient qu'à s'en aller ; ils pouvaient se dispenser d'assister aux quatre premiers actes d'Andromaque, pourvu qu'ils fussent présents à la scène des fureurs ».
2Talma est-il complètement converti ? Non pas, bien certainement, car, en 1815, il est le seul à donner sa voix à Frédérick-Lemaître, candidat au concours ouvert entre les élèves du Conservatoire pour entrer au théâtre de l'Odéon. Et puis un artiste de son envergure ne se laisse pas longtemps enchaîner. En fait, il se lasse vite de la tragédie classique : il trouve qu'elle est dépourvue d'intrigues, qu'elle manque de mise en scène et d'action. Surtout il lui semble qu'elle place ses héros sur un plan extra-humain et qu'ils seraient bien plus vivants s'ils plongeaient davantage dans la réalité et s'ils étaient plus semblables à nous-mêmes. Le démon de la nouveauté l'y poussant, il entreprend de moderniser les œuvres de Corneille et de Racine, mais cette fois par d'autres moyens que ceux dont il avait précédemment usé. Du débit noble et contenu il passe au débit simple. Chose étrange, c'est seulement pendant les premières années de la Restauration qu'il tire un plein parti des remarques que lui avait faites l'empereur. Geoffroy l'avait trouvé trop familier : il le devient bien plus encore. Il évite les grands coups de force, et tout ce qui pourrait ressembler à des convulsions, sauf en quelques endroits où il pense qu'il a rencontré la juste tonalité. Il n'admet plus la haute déclamation, tendue et oratoire, que dans certains passages purement lyriques, par exemple dans le rôle inspiré du prophète Joad. C'est peu à peu d'ailleurs qu'il se transforme, et non par un changement subit. « Il est vrai, constate Moreau, que Talma ne parvient que péniblement et par degrés au but qu'il poursuivait, mais il l'avait atteint que les préventions duraient encore. Quelques hommes de goût aperçurent les premiers ses progrès immenses, et les signalèrent au public qui finit par y applaudir ».
3Cependant il fait quelques voyages à l'étranger. Il joue souvent à Bruxelles, où il n'est pas téméraire de conjecturer que les habitudes du théâtre allemand ont assez fortement pénétré. En 1817 il est à Londres, où il se retrempe dans le milieu anglais, parmi des acteurs totalement indifférents à notre tradition classique, ou qui, s'ils ne l'ignorent pas, la critiquent et la méprisent. Pour être applaudi par ce public d'Outre-Manche, il ressuscite l'ancien Talma, celui du sublime, du délire et de la terreur, et il obtient un très vif succès. Dès lors c'en est fait. Talma retrouve sa manière de jadis, mais avec des effets plus puissants encore que ceux par lesquels il s'était signalé. En trois années de tâtonnements et d'études, il a donc élargi sa diction à ses limites les plus extrêmes, dans le domaine du simple et dans celui du pathétique, ce qui va lui permettre des contrastes beaucoup plus accusés qu'autrefois. Du même coup il s'éloigne de nouveau de cette tradition qui l'avait pour un moment reconquis. Un témoignage de Paul-Louis Courier nous marque exactement les deux faces caractéristiques de ce talent qui vient de trouver ses bases définitives : « Je suis allé au Français, écrit-il à sa femme le 18 juillet 1818 avec une indignation toute classique ... J'y ai eu grand regret. On donnait Andromaque. Je n'ai rien vu au monde de si pitoyable. Tout était révoltant. Andromaque avait dix-huit ans, Oreste soixante. Tantôt il hurle, il beugle ; tantôt il parle tout bas et semble dire : Nicole, apporte-moi mes pantoufles. Tout cela est entremêlé de coups de poing et de gestes de laquais dans les endroits de la plus noble poésie. Je t'assure que celui de la Gaieté qu'on nomme le Talma des Boulevards1 vaut beaucoup mieux que son modèle »2.
4Il s'agit pour Talma d'être vivant et vrai. Il a un besoin de réalisme et de naturel qui se manifeste en toute occasion. Il part de l'observation directe, faite sur les autres ou sur lui-même, afin d'obtenir des effets justes et saisissants. Il guette les intonations et les inflexions que les émotions de la vie quotidienne provoquent dans sa parole, et il substitue la vérité d'usage courant à la convention scénique, telle que des générations d'acteurs l'ont établie : « A peine oserai-je dire que moi-même, déclare-t-il3, dans une circonstance de ma vie où j'éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi, qu'accablé d'une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l'altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu'elle contractait dans les pleurs, et, je le dis non sans quelque honte, je pensai machinalement à m'en servir au besoin ; et, en effet, cette expérience sur moi-même m'a souvent été très utile ». Jusqu'à sa mort il persévérera dans cette habitude : on nous l'a montré à ses derniers jours, ravagé par le mal qui devait l'emporter, mais songeant encore à reparaître sur la scène dans le Tibère d'Arnault, épiant l'altération de son visage, et prononçant devant ses familiers ces mots d'une grandeur balzacienne en tirant à deux mains ses joues pendantes : « Hein ! mes enfants, comme cela va être beau pour jouer le vieux Tibère ! »4.
5Dans sa poursuite perpétuelle de la vérité et de la justesse du ton, il étudiait les autres tout autant que lui-même. Napoléon, dictateur-type, avait été l'objet de son attention pénétrante : « Il a été quelquefois mon modèle, nous dit-il dans le fragment d'autobiographie qu'il nous a laissé. Je l'ai observé dans des circonstances fort importantes, et jusqu'à son regard, sa physionomie, ses accents, tout m'a servi de leçon. Je vis donc en réalité ce que l'on regardait comme fantastique et hors de mesure dans l'histoire ». Il ne se vantait pas, et on le vit bien lorsqu'en décembre 1821, quelques mois après la mort de l'illustre empereur, le Théâtre Français donna le Sylla de Jouy, une pièce que la censure de Louis XVIII avait hésité à laisser représenter et qui provoqua de tumultueux incidents. La scène de la proscription, où des rois humiliés, se mêlant aux courtisans, venaient se faire les clients du maître de Rome, rappelait ces cortèges de souverains que l'on avait vus derrière Napoléon. La scène de l'abdication rendait l'allusion particulièrement frappante. « Oh oui ! s'écrie Dumas, qui vibre encore à ce souvenir5, c'était bien le masque sombre de l'homme que j'avais vu passer dans sa voiture, la tête inclinée sur sa poitrine, huit jours avant Ligny, et que j'avais vu revenir le lendemain de Waterloo. Beaucoup ont essayé depuis6, avec le prestige de l'uniforme vert, de la redingote grise et du petit chapeau, de reproduire cette médaille antique, ce bronze demi-grec, demi-romain, mais nul, ô Talma, n'a eu ton œil plein d'éclairs, avec cette calme et sereine physionomie ! »
6Le grand acteur, si longtemps en contact avec la cour de Napoléon, a puisé dans l'entourage de l'Empereur quelque connaissance de l'humanité en général et des héros en particulier. Parmi ces derniers, maréchaux ou princes, il en a vu qui étaient en proie aux passions de l'ambition ou de l'amour, d'autres que gouvernaient leurs convoitises ou que séparaient d'âpres rivalités, d'autres enfin, certainement moins nombreux, dont le cœur intègre et pur ne battait que pour la gloire. De ce spectacle si divers, il a retenu que tous les hommes ne sont pas semblables, et que le rang n'égalise pas les personnalités. Donc, à côté de Sylla, il conçoit un autre type de Romain, et c'est Régulus, le fier consul qui se sacrifie pour sa patrie en se livrant volontairement aux Carthaginois, Régulus, dont il joue le rôle en 1822 dans la tragédie d'Arnault qui porte ce titre. Il y paraît non pas en chef d'État tout-puissant, mais en soldat de l'époque héroïque, vêtu d'une simple tunique, le glaive au côté, marchant d'un pas rapide, le front levé et la parole brève7. Il cherche donc le trait particulier, qui classe et définit. Mieux encore, il découvre que le prince et le plébéien ne sont pas toujours distincts l'un de l'autre, qu'ils sont accessibles aux mêmes passions, qu'en proie à telle émotion donnée, ils réagissent fréquemment de la même façon : « L'homme du monde et l'homme du peuple, écrit-il dans ses Réflexions sur Lekain, si opposés par leur langage, ont souvent, dans les grandes agitations de l'âme, la même expression : l'un oublie ses manières sociales, l'autre quitte ses formes vulgaires ; l'un redescend à la nature, l'autre y remonte ; tous deux dépouillent l'homme artificiel, pour n'être plus vraiment qu'homme. Les accens de l'un et de l'autre seront les mêmes dans la violence des mêmes passions ou des mêmes douleurs ... Supposez de même un homme du peuple et un homme de cour tombés tous deux dans les accès violens, soit de la jalousie, soit de la vengeance ; ces deux hommes, si différents par leurs habitudes, seront les mêmes par leur frénésie. Ils offriront dans leurs fureurs la même expression ; leurs regards, leurs traits, leurs gestes, leurs attitudes, leurs mouvemens prendront tout à coup un caractère terrible, grand, solennel ».
7En d'autres termes, sous le personnage de tragédie, Talma aperçoit l'être vrai, dépouillé de la dignité de sa condition, tout comme sous la rime de Ruy Blas et sous Marie Tudor, Hugo a l'intention de montrer la femme. Donc le roi ou le prince peuvent être nobles, beaux, grands, généreux, mais ils peuvent être également mesquins, laids et vils. Il ne faut par conséquent écarter de parti-pris aucune peinture, puisque les types et les caractères sont multiples dans la réalité. A Talma les sélections du classicisme, son idéal de bienséance et de majesté semblent indéfendables, comme autant de conventions qui tendent à affaiblir la nature. Pour lui, c'est cette nature qu'il veut atteindre, et jusque dans ses exceptions. Alors il incarne Leicester, dans la Marie Stuart de Lebrun, et il scandalise délibérément la salle par la honteuse vulgarité et par la lâcheté révoltante de son personnage ; mais il soutient l'indignation des spectateurs avec une telle conviction que, sur un succès d'abord indécis, il finit par imposer la pièce. Dans la Jane Shore de Népomucène Lemercier, il joue le rôle hideux de Richard III, bossu et paralytique. Enfin il va plus loin encore, et l'ultime audace de sa carrière est de promener sur la scène la folie de Charles VI, le roi dément8.
8Talma, aux temps de la Révolution et de l'Empire, a toujours aimé les pièces historiques, quelquefois exotiques, ou dont l'action se passe au Moyen Âge. Il a été tour à tour Charles IX, Henri VIII, Othello, Hamlet, Jean-Sans-Terre, Pharan ou Pinto. À partir de 1814, et pendant les dernières années de son existence, il joue les premiers rôles dans des œuvres hybrides de novateurs peu hardis, dont les inventions romanesques laissent prévoir que la rupture du cadre classique ne se fera plus longtemps attendre. En l'espace de douze ans, outre les personnages ci- dessus mentionnés, il représente ceux de Duguesclin, de Rutland, de Clovis, de Jean de Bourgogne, d'Ebroïn, de Glocester et du Cid. Il parcourt toute l'échelle des genres, sauf la farce, affirme son penchant pour la comédie, et va de l'Ecole des Vieillards, de Casimir Delavigne, aux tragédies irrégulières de Saunet et de Pichat. Il y a là un libéralisme qui frappe dès qu'on le constate, un choix qui a toutes les apparences d'être raisonné. Il est visible que les préférences de Talma ne vont plus au répertoire, et il s'agit maintenant d'en exposer les motifs.
9C'est que la tragédie ne lui offre que des constructions trop étroites, des personnages trop peu variés et qui se répètent dans des formules persistantes, des gammes de passions trop restreintes, une action insuffisante pour qu'il puisse y déployer tous ses moyens. Il lui faut donc un art à sa taille. Qu'à cela ne tienne : il joue avec tant d'autorité, son concours est un si sûr élément de succès que les poètes obéissent à ses avis et même sollicitent ses conseils. Il leur en donne : « Après avoir opéré tant d'heureuses réformes dans l'art de la représentation théâtrale, note Moreau9, Talma commençait à porter jusque dans la composition littéraire l'influence de sa raison et de son goût. Il engageait les auteurs à réduire aux proportions naturelles la stature gigantesque des héros tragiques, à les humaniser, si l'on peut dire ». Il les pousse à renoncer aux récits, aux abstractions, aux froides dissertations, aux expositions en longues tirades, aux plaidoyers d'amour ou de politique construits selon les meilleurs procédés des rhéteurs. Il désire une intrigue plus vive, plus en dehors, et qui fasse une plus grande part au spectacle. Depuis 1759, date à laquelle la scène est devenue libre de spectateurs, les comédiens n'ont guère corrigé l'immobilité de leurs attitudes, sauf dans le drame. Talma au contraire, acteur de tragédie, veut utiliser l'espace, car il lui faut de l'action. Le Sylla de Jouy l'y invite ; il y joue son rôle sur toute la largeur du théâtre ; il y apparaît dans son cabinet, entouré de ses familiers, puis sur le Forum, et son abdication se déroule sous les yeux du public. Quand il lui semble que le poète a négligé l'action, il en ajoute pour animer la pièce et la rendre plus vivante. Il en met dans Andromaque ; il en met dans Hatnlet ; il développe ce qui jusque-là n'était en lui qu'à l'état de tendance plus ou moins accusée. Il élargit surtout son jeu muet afin de renforcer le pathétique des situations : « Il est de certaines circonstances, écrit-il10, où l'on a besoin de se recueillir avant de confier à la parole ce que l'âme éprouve ou ce que l'intelligence calcule. Il faut donc que l'acteur, par des repos, paraisse prendre le temps de méditer ce qu'il va dire, mais il faut aussi que sa physionomie supplée à ces suspensions de la parole, que son attitude, ses traits, indiquent que pendant ces momens de silence son âme est fortement préoccupée ... Il est aussi des situations où un être vivement ému sent avec trop d'énergie pour attendre la lente combinaison des mots ; le sentiment dont il est oppressé, avant que sa voix ait pu l'exprimer, s'échappe soudainement par l'action muette. Le geste, l'attitude, le regard doivent alors précéder les paroles, comme l'éclair précède la foudre. Ce moyen ajoute singulièrement à l'expression ... Ces artifices constituent ce qu'on appelle le jeu muet, partie si essentielle de l'art théâtral... ; c'est par lui que l'acteur donne à son débit un air de naturel et de vérité, en lui ôtant toute apparence d'une chose apprise et récitée ».
10Naguère, dans une conférence d'un intérêt d'ailleurs assez médiocre11, Mounet-Sully a fort justement remarqué que le court mémoire consacré par Talma à l'art du comédien était beaucoup moins une analyse de la manière de Lekain qu'une apologie de ses conceptions personnelles. Cela n'est pas niable. D'un bout à l'autre de cet opuscule, Talma formule un réquisitoire enveloppé contre la tragédie du xviie siècle et contre celle de Voltaire. À l'une, il reproche sa noblesse et son emphase, son étiquette raide et compassée, à l'autre il en veut de sa froideur et de son dogmatisme. Peu importe qu'à partir de 1815 il se soit déclaré à plusieurs reprises l'acteur de Racine. En réalité, sauf pendant une très courte période de son existence, ce qu'il a cherché dans les œuvres de ce poète n'était pas ce que celui-ci y avait mis. Geoffroy nous en est le garant aussi direct que fidèle. Quant aux témoignages de Mme de Staël, de Chateaubriand et de Goethe, ! quoique appuyés sur des faits moins précis, ils nous conduisent aussi sûrement à la même conclusion. En d'autres termes, Talma, qui sous l'Empire se contenait encore, se révolte de plus en plus contre l'intellectualisme classique. Il se sent à l'étroit dans une forme d'art qui tient son talent à la lisière. Dans son élégance immuable, encombrée comme elle l'est de développements d'ordre moral ou de discussions politiques, la tragédie manque à ses yeux de naturel et de chaleur12. Enfin le majestueux et monotone alexandrin lui semble tout à fait inapte à exprimer la simplicité de la vie quotidienne, tout comme il lui paraissait faire obstacle aux grands mouvements d'une déclamation vraiment passionnée.
11Ce grief est assurément celui qui lui tient le plus à cœur, et il a le sentiment que, cette barrière une fois rompue, les autres défauts de la tragédie en deviendraient insensibles. Par conséquent, le vers étant la clef de voûte qui soutient l'édifice classique, il lutte désespérément pour l'assouplir et pour le plier aux exigences de son jeu, qu'il veut coloré et chargé d'effets13. Alors, dans ses Réflexions, il transforme Lekain en un autre lui- même et il s'en fait un ancêtre. Il le représente comme un acteur plein d'une sensibilité forte et profonde, d'une chaleur brûlante et communicative. Et il écrit, en dessinant son propre portrait : « Lekain, soumis malgré lui à l'influence de l'exemple, éprouvait le besoin de s'affranchir de ce chant monotone et de secouer ces règles de convention qui gênaient son génie ardent prêt à se développer ... Les amateurs de l'ancienne psalmodie ne retrouvaient pas en lui cette déclamation redondante et fastueuse, cette diction chantante et martelée, où le profond respect pour la césure et pour la rime faisaient tomber régulièrement les vers en cadence ».
12Il est certain que Lekain n'a pas eu de ces audaces. Mais Talma a besoin de le croire et de le faire croire pour justifier ce qu'il tente lui-même. Il entreprend en effet de donner au vers classique la liberté d'allure qui manque à celui-ci. Les conseils qu'il formule sur l'art de respirer à propos permettent déjà de juger de sa méthode. Voici comment il transcrit une tirade de Zaïre, en marquant les endroits où le comédien doit reprendre son souffle :
Lusignan, — le dernier de cette auguste race,
Dans ces moments affreux ranimant notre audace, —
Au milieu des débris des temples renversés,
Des vainqueurs, des vaincus — et des morts entassés, —
Terrible, — et d'une main reprenant cette épée,
Dans le sang infidèle — à tout moment trempée, —
Et de l'autre — à nos yeux montrant avec fierté
De notre sainte loi — le signe redouté, —
Criant à haute voix : — Français, soyez fidèles ! —
Sans doute à ce moment, le couvrant de ses ailes,
La vertu du Très-Haut, — qui nous sauve aujourd'hui
Aplanissait sa route, — et marchait devant lui. (II, 1)
13Certes il ne songe pas à dépouiller la césure et la rime de leur accent, mais il ne croit pas qu'elles doivent être toujours plus saillantes que les autres temps marqués du vers, et il conçoit fort bien que des arrêts plus importants, plus désignés par le sens pour une suspension de l'émission vocale ou pour une reprise d'air, puissent se trouver ailleurs. Évidemment il y a encore dans cet exemple une grande modération. Cependant il l'accompagne d'une déclaration très radicale : « Par cette méthode, dit-il dans ses Réflexions, vous éviterez la monotone psalmodie du mètre dont chaque hémistiche amène l'inévitable retour ; vous éviterez ce tintement insupportable de la rime, lequel suffirait à faire prendre en haine la versification même de Racine ; par là, enfin, vous arriverez à ce naturel qu'on vous trouve communément dans les pièces en prose, mais qu'on vous demande vainement dans celles qui sont en vers ».
14Les contemporains ont parfaitement défini le but où tendaient les efforts de Talma. Népomucène Lemercier indique qu'il variait les coupes et rompait les césures. Legouvé signale que souvent, par la vérité de l'accent, il corrigea ce que le style des poètes avait de trop soutenu dans l'élégance. Moreau enfin, en notant qu'il usa de cet artifice dans les dernières années de sa vie, divise de la manière suivante le début du rôle de Néron, dans Britannicus, en une transcription qu'il nous présente comme exacte14 :
N'en doutez pas, Burrhus, — malgré ses injustices c'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices ; — mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir le ministre insolent qui les ose nourrir. — Pallas de ses conseils empoisonne ma mère : — il séduit chaque jour Britannicus mon frère ; ils l'écoutent tout seul, — et qui suivrait leurs pas, les trouverait peut-être assemblés chez Pallas. C'en est trop, — de tous deux il faut que je l'écarté ; — pour la dernière fois qu'il s'éloigne, qu'il parte ; je le veux, je l'ordonne, — et que la fin du jour ne le retrouve pas dans Rome et dans ma cour. — Allez, cet ordre importe au salut de l'empire. — Vous, Narcisse, approchez ; — et vous, qu'on se retire.
15Quatre-vingts années plus tôt, quand Lanoue, sous le règne de Voltaire, s'avisait de procéder ainsi, il soulevait la violente indignation de l'auteur de Zaïre. Taima au contraire est généralement approuvé par son public, et chaleureusement applaudi, ce qui prouve une évolution considérable du goût. Naturellement les purs classiques s'étonnent, et Moreau constate que « des critiques injustes ou ignorantes » ont condamné ce système. Aussi bien, et d'un point de vue purement historique, peut-on relever que c'est là incontestablement une manière ingénieuse — elle est courante aujour-d'hui — de déformer Racine, quoique Moreau prétende que l'acteur obéissait ainsi aux leçons du poète. Il n'en est pas moins vrai que Taima a de nombreux partisans. Ceux qui le trouvent parfait, ce sont des classiques de moindre orthodoxie, des classiques partiellement novateurs, auxquels il ne semble pas qu'un tel procédé fasse descendre la déclamation jusqu'au ton bourgeois. Seulement une question fondamentale se pose, et il s'agit de savoir jusqu'à quel point Taima réalise son programme. A lire Moreau, on pourrait croire parfois que la scène du Théâtre Français, dès 1820, a vu passer la Révolution romantique. Mais pourtant il ajoute que Taima ne méprisait pas, comme on l'a prétendu, le nombre et la cadence, et qu'il n'avait pas horreur des beaux vers. Selon Népomucène Lemercier, s'il faut reconnaître qu'il tendait à « dépoétiser l'élégant idiome de Melpomène », et à réciter la poésie comme de la prose, il n'a pas du moins fait dégénérer la tragédie, ni renoncé au rythme et à la mélodie de l'alexandrin, ni dégradé le grand art jusqu'au naturel commun du drame. Andrieux de son côté note qu'il parlait « presque tout le rôle de Sylla », ce qui ne veut pas dire qu'il le parlait tout entier. Stendhal enfin met les choses dans une lumière très modérée, avec une restriction dont on va voir l'importance : « Notre déclamation, écrit-il15, est à peu près aussi ridicule que notre vers alexandrin. Taima n'est sublime que dans les mots ; ordinairement, dès qu'il y a quinze ou vingt vers a dire, il chante un peu, et l'on pourrait battre la mesure de sa déclamation ».
16À qui faut-il donc entendre ? Comment s'expliquent ces appréciations qui semblent s'exclure l'une l'autre ? Jusqu'à quel point Talma se sépare-t-il de la tradition ou lui reste-t-il fidèle ? Népomucène Lemercier se donne beaucoup de peine pour faire du grand acteur un représentant de l'école classique, pour le ranger au nombre de ceux qui militent en faveur de son propre système dramatique et qui défendent son idéal. Même s'il n'a raison que jusqu'à un certain point et d'un certain point de vue, du moins il a raison. Romantique, Talma ne l'est pas absolument en fait, ou, pour mieux dire, il ne l'est que rarement, et quand il trouve l'occasion de forcer la forme d'art qui lui est imposée. Il a des répliques foudroyantes et des cris sublimes, toutes les fois que le texte le favorise. Il rencontre des inflexions profondes et pénétrantes dans tel hémistiche ou dans telle fraction d'hémistiche, entre deux discours de confidents, ou, d'une façon moins fréquente, pour couper une tirade. On a vanté ses mots, le Connais- tu la main de Rutile ? qui transporte Stendhal dans le Manlius de La Fosse, le Que voulez-vous ? Du pain ? ... Du pain, je n'en ai pas, qui fait frémir Laferrière dans le Charles VI de Delaville, le Je ne sais pas, par lequel il répond à Laenas qui lui demande dans Sylla combien de proscrits il va porter sur sa liste. Personne non plus avant lui, nous dit-on, n'a mis davantage d'horreur tragique dans ce vers de Racine :
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
17Le Grâce, je suis son fils, que, tombant sur les genoux, il sanglote dans Hatnlet, remue tout aussi fortement ceux qui l'écoutent16. Il est non moins sûr qu'en quelques occasions il réussit à briser la mélodie monotone de l'alexandrin, et Legouvé nous rapporte que ces deux vers du même Hatnlet :
Votre crime est horrible, exécrable, odieux,
Mais il n'est pas plus grand que la bonté des dieux.
18s'ordonnaient mélodiquement d'une façon différente, le premier en gamme montante, le second en gamme descendante17. Il y a donc quelques passages où Talma ne chante pas. En outre, s'il est inutile de revenir sur la variété et la richesse de son jeu muet, du moins la frénésie douloureuse qu'il déploie dans les scènes pathétiques, les effets d'émotion qu'il recherche, les intonations touchantes et mélancoliques dont il est particulièrement prodigue à la fin de sa carrière, ainsi que Lafont se plaît à le noter18, tout cela colore sa déclamation d'une teinte romantique. Quant à prétendre qu'il ait su donner à son public l'impression d'une conversation parlée, d'un entretien simple sur le ton de la vie courante, voilà bien une autre affaire, et l'on peut facilement définir les limites de son modernisme.
19D'une manière générale, il n'a pas été aussi novateur que certains ont bien voulu le dire, ou plutôt il ne l'a été que par rapport aux comédiens de son temps, qui ne jouaient pas comme ceux du nôtre. On s'en rendra compte immédiatement si l'on porte son attention sur un point accessoire, mais qui fera préjuger du reste. D'après le témoignage des contemporains de Taima, et ainsi qu'il s'en est vanté lui-même19, la critique moderne lui attribue volontiers la gloire d'avoir réformé définitivement le costume au théâtre. Assurément il a manifesté certains soucis de réalisme, et il a présenté sur la scène des Grecs et des Romains habillés d'après le type que lui fournissaient les tableaux de David. De même, lorsqu'il a créé le rôle de Charles IX, il a lu consciencieusement Mézeray, et il s'est renseigné pour savoir ce que pouvaient bien être les modes de 1570 : on l'a vu alors avec la petite moustache et les cheveux ras, portant la fraise, la toque à plume couchée et le manteau court. Mais c'est plutôt là une accommodation qu'une copie fidèle de la réalité20. Quelques années après sa mort, on trouve déjà ses toges et ses chlamydes antiques assez médiocrement exactes, et Th. Gautier ne parle de ses innovations qu'avec un dédain très marqué21. D'autre part une toile conservée au Théâtre Français et qui le représente en Hamlet a excité les sarcasmes de Banville : « Vêtu d'une redingote en velours noir, que serre autour de sa taille une cordelière de soie à glands, et d'un pantalon collant blanc sur lequel se dessinent des bottes à la Souvarow, à glands et à cœurs ; coiffé d'un large chapeau à plumes, comme ceux qu'on portait sous le premier Empire en petit costume de cour, et que nous montrent encore au musée chalcographique les estampes d'Isabey, extasié, l'œil au ciel et le visage soigneusement rasé, sauf de tout petits favoris droits descendant à la hauteur de l'oreille, Taima tient dans ses mains l'urne du scrutin, en fer- blanc bronzé. Ce qui n'empêche pas les faiseurs d'ana de répéter à jamais que la réforme du costume est due à Taima, quoique ce tableau incorruptible soit là pour protester »22.
20Par conséquent il n'y a pas à s'étonner si, dans le strict domaine de la déclamation, le grand acteur n'a pas réussi à secouer complètement la tradition du classicisme. Il n'est pas niable qu'il n'ait tenté, par des coupes audacieuses, d'atténuer le retour de la césure et ce qu'il appelait le « tintement de la rime ». Mais il est hors de doute qu'il n'a pu le faire toujours, tellement était impérieuse la tyrannie d'un texte construit sur le balancement des hémistiches, et où chaque vers est bien souvent autonome. De très sérieux motifs entraînent en effet la conviction. On sait qu'Andrieux a été l'un des conseillers les plus écoutés de Talma. Or Andrieux est l'auteur de Lénore, pièce qu'il a adaptée d'un drame anglais de Nicolas Rowe ; dans sa préface, il se déclare partisan d'un style moins solennel et moins pompeux que celui des tragiques français, mais il signale qu'il a soigneusement évité la trivialité, le vague et la bouffissure de son modèle : pour un homme converti à la simplicité de ton, on avouera qu'il ne va pas bien loin, et d'ailleurs il suffit de le lire pour constater la froide, la glaciale, la fausse élégance de ses alexandrins. En outre, comme c'était la mode au xviiie siècle, il a épuré Polyeucte et Nicomède, cette dernière tragédie sur la demande même de Talma, qui a approuvé et adapté à la scène toutes les corrections introduites dans le texte ; on peut les examiner : on n'y trouvera pas un seul enjambement.
21Il est facile d'objecter que de telles libertés étaient bien inutiles, et que, puisque Talma traitait comme nous l'avons vu Voltaire et Racine, sa déclamation était tout aussi capable d'accommoder pareillement les vers d'Andrieux. Sans doute, mais alors la question est de savoir avec quelle fréquence il usait de ce procédé. C'est ici que Népomucène Lemercier nous apporte son témoignage, d'autant plus intéressant qu'il a été lui aussi l'un des oracles de Talma, et qu'il se félicitait de l'avoir dûment discipliné. Dans son Cours analytique de Littérature23, qui date de 1817, Lemercier proclame les mérites éminents de l'alexandrin, le vers le plus libre et le plus varié qui soit, le vers qu'on peut couper à quatre, à six, à huit, à dix syllabes. Naturellement, de même qu'il proscrit l'enjambement en termes exprès, il n'admet pas qu'on puisse supprimer dans la diction l'accent qui termine chacun des hémistiches. Il vient seulement montrer que dans l'alexandrin la coupe musicale dominante n'est pas invariablement attachée à la sixième syllabe, que celle-ci n'est pas forcément un temps privilégié, et que la voix ne fait pas forcément une chute sur la douzième. Il commente ainsi le récit de Théramène :
« A peine nous sortions des portes de Trézène,
22Vers suspendu par le sens, et que suit l'hémistiche détaché :
Il était sur son char.
23Maintenant la moitié d'un vers, et un autre tout entier, enchaînés dans une seule phrase :
Ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés.
24La double action que Racine peint ensuite est lente et égale : il poursuit en deux vers isolés :
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.
25Après, une période de quatre vers dont les deux premiers forment un premier membre sans qu'une virgule en sépare le sens, dont le troisième se marque en deux hémistiches bien suspendus, et dont le quatrième va tout d'une pièce :
Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
L'œil morne maintenant et la tête baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
26..Maintenant Racine va mettre la césure à la troisième syllabe, et en détachera neuf pour l'élégance du reste de son vers ; celui qui suit marche d'une pièce, le troisième se rompt deux fois en son premier hémistiche, et sa dernière moitié s'unit au dernier vers qui termine la phrase :
Cependant, sur le dos de la plaine liquide,
S'élève à gros bouillons une montagne humide :
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
27Désormais il prend le style descriptif, et la pompe de ce genre lui demande des nombres plus égaux :
Son front large est orné de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écaillés jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
La terre s'en émeut, l'air en est infecté ;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.
Tout fuit ;
28Ces deux syllabes ont une action rapide. Les dix qui restent donnent un vers de cinq pieds :
et, sans s'armer d'un courage inutile, Dans un temple voisin chacun cherche un asile. »
29En somme, sur vingt-deux vers, huit seulement, c'est-à-dire un peu plus du tiers, échappent à la formule traditionnelle. Tous les autres, malgré quelques fortes coupes qui luttent d'importance avec la césure, comportent une élévation dominante de la voix à la sixième syllabe, et une chute à la douzième. En outre, de ces quatorze alexandrins ainsi modulés, dix forment un groupe compact. C'est de cette manière, bien évidemment, que Talma déclame. Mais alors l'observation de Stendhal se vérifie : dès qu'il a un certain nombre de vers à dire, il ”chante” un peu. C'est qu'il est bien difficile, sauf cas exceptionnel, d'animer les lourdes tirades de Corneille ou de Racine, et même celles de Voltaire, celles-ci déjà bien assouplies pourtant par le poète. Talma y est pour une part le prisonnier de son texte, et pour une autre part le prisonnier de son temps. Les classiques, sauf exception, ne lui offrent pas non plus l'occasion de déployer toutes les véhémences dont il est capable. Quant à la simplicité qu'ils lui permettent, elle est aussi très limitée. Il fuit l'enflure, cela est certain, et, selon l'expression de Moreau, il fait descendre ses personnages des ”hautes échasses” sur lesquelles ses prédécesseurs avaient hissé les héros de tragédie. Mais Moreau note qu'on ne peut lui reprocher des manières trop bourgeoises, qu'il n'a jamais manqué de noblesse ni de grâce : « on peut même affirmer, ajoute-t-il très justement, que cela lui eût été impossible ». D'ailleurs Talma n'ignore pas que le genre littéraire auquel appartiennent les chefs-d'œuvre de Corneille et de Racine lui impose certaines obligations ; il le reconnaît dans ses Réflexions sur Lekain, où il essaie de concilier la simplicité avec la noblesse de ce style si élevé, sa grandeur et sa majesté avec « les beautés de la nature ». Au fond il se rend bien compte que ce sont là choses difficilement compatibles, que lui-même par exemple ne réussit pas à éliminer l'éloquence tendue de Corneille. Il se sent donc borné par la tragédie classique, et Shakespeare, platement édulcoré par Ducis, ne lui laisse même pas ses coudées libres. Devant lui se dresse une muraille qu'il ne réussit à franchir que très rarement.
30Mais une telle contrainte lui pèse et il en souffre. Et parce qu'il en souffre, s'il est loin encore d'être romantique en fait, il l'est du moins d'intention et de désir. Car Népomucène Lemercier se contredit lui-même. Il le revendique pour le classicisme, affirme qu'il n'est jamais tombé dans le faux, le vague et l'exagéré de la nouvelle école qui s'apprête à détrôner Boileau. Mais il ajoute : « Remarquerons-nous encore combien l'inconstance de son goût et de son caractère sema durant le cours de sa vie les germes des innovations pernicieuses auxquelles il prêtait l'autorité de ses impoétiques systèmes ? » Cette observation assez acide est à rapprocher de quelques lignes par lesquelles Andrieux, songeant sans doute à Talma, rejette une déclamation qui briserait le vers de manière qu'on n'y retrouvât « ni rythme, ni mesure, ni cadence », et qui les déferait avec autant de persistance que le poète a mis de soin à les composer. On peut conclure de ces réticences et de ces allusions que les néo-classiques, occupés à contenir et à réprimer Talma, ont vécu dans la crainte continuelle qu'un beau jour il ne jetât par-dessus bord, et définitivement, toutes les conventions qu'il admettait encore. À ce moment la jeune génération, constatant l'inutilité de la versification dans le débit théâtral, en déduirait peut-être qu'elle est inutile dans l'écriture. En tout cas eux-mêmes seraient dépassés, le glorieux répertoire classique serait mort à jamais, et leurs propres œuvres périraient dans le même oubli.
31Or ils ne se sont pas trompés quand ils nous ont laissé pressentir les révoltes de leur acteur dont les sentiments ne pouvaient manquer de leur être très exactement connus. C'est un fait que Talma, durant les dernières années de sa vie, sous l'influence du mélodrame de Caigniez et de Pixéré-court, et hanté comme il l'était par le souvenir de la scène anglaise, a rêvé d'un théâtre libéré qui lui donnerait les moyens d'être pleinement lui- même, mais qui pourtant ne serait pas en dehors de l'art. C'est un fait qu'il a cherché des poètes qui écriraient pour lui des rôles sans uniformité, où il pourrait faire vibrer tour à tour les diverses cordes de sa lyre, où il prendrait tous les tons, depuis le comique jusqu'au pathétique le plus intense, en des vers successivement lyriques ou familiers, soustraits quand il le faudrait aux règles de la césure fixe et de la rime. Là le texte le soutiendrait au lieu de le trahir ; il y trouverait la simple prose à côté de la poésie la plus élevée ; il serait vrai et naturel ; il ne serait plus ligoté par la raideur et l'apparat de la tragédie classique.
32Des témoignages concordants nous l'affirment, et l'un des plus importants est celui de Lamartine. En 1818, comme il vient de terminer sa tragédie de Satil, écrite en style racinien, et dans l'intention de la faire représenter au Théâtre Français, le jeune poète entre en relations avec Talma. Il nous a laissé de sa visite deux récits différents, d'abord dans une lettre à Virien du 20 octobre 1818, lettre qui fixe exactement la date de l'entrevue, puis dans un passage du Cours familier de Littérature24. La première version est d'un jeune homme plein d'amour-propre, qui, dans le désir de se faire valoir en révélant sa défaite, ne s'aperçoit même pas qu'il se contredit. Il insiste sur les éloges — sans doute de pure politesse — qu'il a reçus du grand acteur. Celui-ci l'a assuré que pour son compte il désirerait vivement jouer Saül ; il en a loué avec le plus grand enthousiasme les vers et le style ; mais il a ajouté que le comité de lecture refuserait certainement une telle pièce, et, pour la rendre jouable, il a proposé à l'auteur toute une série de retouches nécessaires. Or ce même homme, qui a tant admiré ces vers et ce style dont Lamartine est si satisfait, condamne soudainement les parties les plus élevées de l'ouvrage : « Ce qui le choque surtout, c'est, comme de raison, le plus beau, les scènes lyriques ; il n'a pas seulement osé les sentir par peur du comité. Il m'a prêché cinq heures de suite pour m'engager à lui refaire Saül de telles, telles et telles façons, dont l'effet serait, de son propre aveu, de lui ôter tout ce qu'il y a de grandiose et d'original, pour renforcer tout ce qu'il y a de plat, de vulgaire et de routinier ». Voilà qui va mal avec l'enthousiasme complaisamment signalé par le poète, mais voilà en revanche qui s'accorde singulièrement avec les pré-occupations que laissent apparaître les Réflexions sur Lekain.
33D'ailleurs la seconde version, quoiqu'elle repose sur des souvenirs déjà lointains et qu'elle place par erreur au printemps de 1818 cette visite sans résultat, est beaucoup plus véridique que la première. Il apparaît nettement que Talma, de son point de vue d'acteur, n'a rien admiré du tout, et que Saül ne correspondait pas à la conception qu'il se faisait d'un poème dramatique. En 1856, Lamartine, qui n'est plus un débutant et qui a eu toutes les consécrations de la gloire, peut bien en faire l'aveu. Inutile de dire qu'il a oublié les termes de sa lettre à Virien, et sans doute cette lettre elle-même : il écrit donc en toute sincérité et sans souci d'arrangement. Or il reconnaît de nouveau que Talma a refusé de jouer Saül parce que cette pièce lui a semblé trop classique, parce qu'il y a découvert dès la première scène une œuvre racinienne, d'une harmonie trop continue, écrite en alexandrins trop nobles et trop élégants, d'une mélodie trop uniforme. Il a signifié au poète que le Siècle de Louis XIV était bel et bien mort, que Shakespeare, créateur du drame, avait détrôné la tragédie, et que le théâtre obéirait désormais à des lois nouvelles : « Ne faites plus de tragédie : faites le drame ; oubliez l'art français, grec ou latin, et n'écoutez que la nature. Je n'ai pas eu d'autre maître, et voilà pourquoi on m'aime ». Sur quoi Lamartine, dans un soupir, murmure très justement : « Je n'étais évidemment pas né pour cette poésie à personnages et à combinaisons savantes qu'on appelle le drame ... Le théâtre parle, et ne chante pas assez pour moi ».
34Alexandre Dumas a de même approché Talma comme celui-ci était au terme de sa carrière. Son jeu et sa déclamation lui ont laissé un souvenir ineffaçable. Ce qui l'a frappé, c'est qu'il était différent dans tous les personnages qu'il représentait, que Néron, Oreste, Glocester, Sylla ou Regulus ne se confondaient pour lui ni par l'allure ni par la parole, qu'il passait tour à tour de la simplicité au sublime, qu'il trouvait quand il le fallait les inflexions de la mélancolie, ou celles de la terreur, ou celles de l'ironie. Il le met à part de tous les comédiens qui l'entourent. Il vante sa voix prenante, solennelle ou majestueuse, ou brève et haletante, ou chargée d'émotion et de larmes, et déchirée par les sanglots. Ces écarts, ces brusques oppositions, cette variété des tons, tout cela, systématiquement utilisé et développé, va constituer l'apport du romantisme dans le style poétique et la déclamation théâtrale. Talma, loin de méconnaître l'intérêt de ces procédés, en use toutes les fois que la tragédie classique lui en offre l'occasion. Cette teinte toute moderne, déjà assez apparente dans son art, explique l'admiration si nettement exprimée d'A. Dumas. Mais Dumas lui aussi nous confirme que le grand acteur, peu satisfait de ses propres réalisations, désirait bien davantage, et déplorait les entraves dont le chargeaient ses poètes, ceux du passé comme les contemporains, Ducis presque autant que Racine : c'est leur forme même, leur style et leurs vers qu'il eût voulu changer. À propos de L'Ecole des Vieillards, cette comédie de Delavigne qui lui valut un si notable succès, Dumas souligne bien qu'une telle œuvre, loin de lui permettre de déployer toutes les ressources de son talent, les bornait encore beaucoup trop à son gré. « C'était, écrit-il, encore autre chose que demandait Talma ; car il sentait qu'il y avait pour l'art des limites plus étendues, ou, bien plutôt, que l'art n'a pas de limites. Et en effet Talma avait été élevé à la large école de Shakespeare, qui mêle, comme la pauvre vie dans laquelle nous nous débattons, le rire aux larmes, le trivial au sublime. Il savait ce que c'était que le drame, lui qui a passé sa vie à jouer la tragédie et à n'oser jouer la comédie ». Et il dit encore25 : « Au milieu de cette brillante carrière, Talma fut poursuivi d'un éternel regret, celui de ne pas voir apparaître le drame moderne. Plus d'une fois je lui parlai de mes espérances. ”Hâtez-vous, me disait-il, et tâchez d'arriver de mon temps”. » Dumas et Lamartine ont donc recueilli les mêmes plaintes.
35Il en est de même pour Hugo, qui les énonce plus complètement encore26. Il est entré en relations avec Talma comme celui-ci était déjà très malade du cancer qui devait l'emporter. À ce moment le poète était en pourparlers avec Taylor pour faire représenter sur la scène du Théâtre Français son Cromwell, auquel il travaillait. Ils avaient songé l'un et l'autre à Talma pour créer le rôle du Protecteur, mais il fallut mettre en rapports l'auteur et son futur interprète. Rendez-vous fut donc pris au ”Rocher de Cancale”. Vieilli et très las, mais poussé par l'admirable conscience professionnelle qui l'attachait passionnément à son art, Talma se dérangea pour causer avec un jeune homme presque inconnu. Il gémit amèrement sur sa malheureuse destinée qui lui avait toujours refusé un rôle à sa taille. Il avait joué des tragédies, mais il n'y avait jamais trouvé cette vérité dont il était avide. Toutes étaient nobles et pompeuses ; aucune ne mettait sur la scène des personnages réels, tour à tour familiers et sublimes ; sous le prince, jamais ou presque jamais elles ne laissaient apercevoir l'homme. Il questionna le poète sur la pièce qu'il était en train d'écrire. Hugo lui exposa les idées de la célèbre Préface, lui parla de la rénovation du vers telle qu'il entendait l'accomplir, lui expliqua que dans sa pensée l'alexandrin devait d'une part être capable des plus hauts accents lyriques, et d'autre part se plier aux formes les plus courantes de la conversation. Puis il récita quelques scènes. La première, long discours de Milton à Cromwell, n'eut aucun succès, comme trop semblable aux ordinaires tirades de la tragédie. La seconde, dialogue composé sur un ton très simple, en eut beaucoup plus. Le poète se vanta d'avoir écrit le vers provocant par lequel débute sa pièce :
Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept ...
36« A chaque détail local, à chaque touche de réalité franche, Talma applaudissait : ”A la bonne heure ! c'est cela ! c'est ainsi qu'on parle ! ” — Et, la scène finie, il tendit la main à l'auteur en lui disant : ”Dépêchez-vous de finir votre drame, j'ai hâte de le jouer”. » À noter encore ce cri du comédien, comme Hugo lui faisait ressortir qu'il tendait à supprimer la tirade et le vers à effet : « Ah ! oui. C'est ce que je m'épuise à leur dire : Pas de beaux vers ! »
37Pourtant, malgré ces regrets tant de fois exprimés, malgré ces désirs qui le tourmentaient, il n'est pas supposable que Talma, s'il eût vécu, eût pu devenir un Frédérick-Lemaître ou même un Bocage. Il appartient en effet à une autre génération que ces acteurs, et il n'eût certes pas approuvé tout ce qu'ils ont osé. À plus forte raison ne l'eût-il pas osé lui-même. Je m'explique. Jusqu'à la fin de sa carrière, outre les pièces que lui offrait le répertoire, il demeura asservi à des révolutionnaires sans hardiesse, tels que Lebrun, ou Ancelot, ses fournisseurs habituels, et, de ceux-ci aux poètes romantiques, la marge reste grande. De même, quelque connaissance qu'il eût de la scène anglaise, il n'interpréta jamais Shakespeare qu'à travers les adaptations timides et platement prudentes de Ducis, qui fut pendant plus de vingt ans son poète favori. Sans doute s'est-il détourné ensuite du théâtre de Ducis, comme nous l'apprend Lemercier et comme il l'a dit lui-même à Hugo. Assurément aussi s'est-il lassé des audaces si mesurées d'un Jouy ou d'un Arnault. Mais, encore une fois, de cette tragédie si peu libérée, Charles VII chez ses grands vassaux ou à Ruy Blas, il y a un fossé si large et si profond que pratiquement, à l'âge où il était parvenu, il lui eût été impossible de l'enjamber. Bien qu'il ait appelé le drame de tous ses vœux, la tradition, son passé, l'atmosphère même du Théâtre Français auraient mis fin à ses ardeurs. Il était né trop tôt : il n'avait pas la préparation nécessaire, et il est bien probable que, parti pour traverser le grand fleuve, il aurait jeté l'ancre entre les deux rives, assez loin pourtant de celle qu'il avait désiré quitter.
38Ceci n'est pas une pure hypothèse. Samson, qui n'eut rien d'un romantique échevelé, mais qui fut, après l'avoir vu jouer, le témoin d'une autre époque, a porté sur lui un jugement qui le remet à sa vraie place. Selon lui, Talma appartenait à ce genre un peu froid de comédiens qui raisonnent tous leurs effets et se rendent toujours compte des procédés matériels et mécaniques de leur art. Il reconnaît qu'il savait accélérer le mouvement de sa voix, rendre son geste véhément, détacher tel mot avec plus de relief, mais il ne lui accorde rien d'autre. Il déclare même expressément qu'il se conformait toujours à la bienséance et que le dessin général de ses rôles demeurait noble et majestueux27. Il est aussi très remarquable que Dumas, tout en rendant un hommage mérité au talent originel de Talma, ne l'a pas mis sur le même pied que les acteurs qui dans la suite interprétèrent son propre théâtre : il n'a pas cru, selon toute apparence, que Talma, malgré tout son désir, fût capable de devenir un jour le comédien qui romprait d'une façon totale et définitive avec la déclamation traditionnelle. Ces réserves ont été nettement formulées par Laferrière : « Talma, par un effort de son génie, avait entrevu, surtout dans les deniers temps de sa vie, la fusion, en une seule et unique beauté, de la ligne païenne avec le sentiment chrétien ; mais, s'il devait à quelques impressions d'enfance, par exemple à ses séjours en Angleterre, de vagues prédilections pour la couleur et la vérité, de fugitifs pendants vers le lyrisme et la mélancolie, il n'en était pas moins resté fidèle à l'hexamètre et au césarisme romain »28. En d'autres termes, le classicisme chez lui l'emporte toujours de beaucoup sur le romantisme.
39V. Hugo, malgré l'entretien qu'il relate avec tant de satisfaction, en était lui-même intimement persuadé. Talma, au cas où il l'aurait chargé des destinées de Cromwell, n'était évidemment à ses yeux qu'un pilote de fortune, sans aucune expérience de la mer inconnue sur laquelle il devrait naviguer, tout au plus un pis-aller, comme le furent lors des représentations d'Hernani Michelot et la célèbre Mlle Mars. Nous en possédons même l'aveu significatif. Lorsque le fameux drame fut imprimé, « les amis toulousains de M. Victor Hugo, peut-on lire29, sentirent que leur néo-tragédie allait disparaître dans cette irruption violente d'un art entier et sans scrupules. La mort de Talma leur avait porté le premier coup, la Préface de Cromwell les acheva ». Ici le réformateur si ardent est nommément désigné comme le chef éventuel de la résistance. Tel fut bien d'ailleurs le sentiment dominant des classiques, comme aussi celui des romantiques, quand on eut fermé sa tombe. Un opuscule peu connu, publié en 1837 par un certain Cresp, exprime parfaitement l'opinion des premiers : « La mort de ce grand acteur, de cet acteur sublime dont le nom remplissait l'univers, a été, sous le rapport de l'art, une calamité d'autant plus grande, qu'en donnant la vie à ce genre bâtard qu'on appelle drame, elle a détruit la seule et vraie école de déclamation qu'il y eut en France, qui était le Théâtre Français ... Talma était le seul homme qui pût arrêter les progrès de mal... Vivant, il devenait nécessairement l'homme indispensable des V. Hugo, des Dumas ; et, disposé lui-même à régénérer notre littérature dramatique, il aurait dirigé ces auteurs dans cette révolution qu'ils ont faite maladroitement, et il l'aurait fait avec ce goût exquis et ce profond jugement qui, pendant quarante ans, ont soutenu sa gloire, la nôtre, et celle de son théâtre »30. Quant aux romantiques, ils eurent vite fait de traiter sa mémoire avec une désinvolture qui frisait le mépris, et il ne fut bientôt plus pour eux que le représentant symbolique d'une littérature définitivement abrogée. Dès 1830, raconte J. Janin31, tout comme les poètes parlaient avec pitié de Racine, ainsi les jeunes acteurs souriaient au nom de ce pauvre Talma, ”un bon homme mort à temps” », auquel Mlle Mars, comédienne tout aussi arriérée que lui, avait eu la fâcheuse inspiration de survivre. Th. Gautier enfin l'identifie avec la tragédie genre périmé, et l'écrase quand il le compare à Frédérick-Lemaître, qu'il place bien au-dessus de lui32.
40Pour toutes ces raisons, il faut donc considérer Talma comme un acteur de transition. C'est là le remettre à son rang véritable, en écartant toutes les légendes qui travestissent son talent et qui défigurent sa physionomie réelle. Par lui le xviiie siècle se relie au xixe, par lui plus que par aucun de ses émules, et il n'y a dans cette constatation rien qui puisse l'amoindrir. Il est indiscutable qu'il fut très grand et qu'il montra sur le théâtre un des plus beaux tempéraments qui y parurent. Il est non moins indiscutable qu'il tranche sur la médiocrité des comédiens qui l'entouraient et qui se rattachaient à l'école de Lekain. Car, s'il plonge assez profondément dans le classicisme pré-révolutionnaire, du moins il annonce le romantisme et il fait figure d'initiateur. Plus que nul autre à son époque, il a senti les défauts de la tragédie exsangue et banalisée des poètes de l'Empire et de la Restauration. Il ouvre une voie nouvelle.
41Quand il disparaît, il a déjà porté des coups très forts à la tradition. D'abord, sans trop se soucier des règles qui tyrannisaient encore la scène, il a peu à peu libéré son geste, à la grande indignation d'un Geoffroy : on l'a vu dans Sylla, ainsi qu'en témoigne une lithographie exécutée d'après H. Vernet, étendu de tout son long sur un canapé, en une pose que n'avait pas prévue le code des bienséances classiques. Il a joué ses rôles au lieu de les réciter, pour l'effet total, et non pour son succès particulier, avec un Allons ! nous y sommes tous ? qui groupait autour de lui ses partenaires au moment où le rideau se levait33. De Charles IX à Pinto, de Pinto à Sylla, de Sylla à Charles VI, sur cette longue voie triomphale il a fait effort pour débarrasser le héros tragique de sa majesté sans défaillance et pour le réduire à des proportions humaines : en cela il a précédé Hugo. Il a cru aussi qu'il n'y avait pas une tragédie dont le mode d'expression était immuable, mais des tragédies toutes différentes entre elles, où la déclamation devait se modifier de scène en scène selon les exigences des situations successives. En essayant de parler le vers toutes les fois que cela lui semblait possible, il a marqué qu'il entendait ramener son art à la mesure de la réalité courante, malgré la mélodie traditionnelle de l'alexandrin, malgré cette unité de ton que les esthéticiens du classicisme avaient jugée raisonnable et belle. Au lieu d'imiter servilement les comédiens emphatiques, enflés, à la manière uniformément brillante qui avaient fait les délices du xviiie siècle, il a opté pour une diction rompue, traversée de disparates, simple autant qu'il pouvait la rendre telle, parsemée aussi d'éclats pathétiques, dénuée enfin de cette agréable égalité que les contemporains de Voltaire, qui l'appelaient talent, préféraient au génie. Il a même entrevu le mélange des genres.
42Sans doute ses réalisations ont été incomplètes : l'époque voulait qu'il en fût ainsi. Mais il se dépasse infiniment lui-même par ce qu'il a souhaité d'être et qu'il n'a pas été. Semblable au Balthazar Claës de Balzac, une grande passion l'obsède, l'anime et le soulève. Il brûle d'un feu intérieur, celui-ci d'essence nettement romantique, et, à voir cette imagination tourmentée, on pense tout naturellement aux vers du poète :
Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents.
43Cette apostrophe fameuse de Musset à Don Juan caractérise bien la fièvre et l'inquiétude de Talma durant ses dernières années. Plein de volonté et d'espérance, mais toujours inassouvi, le grand acteur poursuit son rêve dans chacun de ses rôles, sans réussir jamais à étreindre l'insaisissable chimère dont son esprit est hanté. Il se sent dominé par la misérable technique des poètes de son temps et par la morne lourdeur de l'alexandrin classique. Il se voit le prisonnier de son art, un art d'interprétation et de dépendance, mais non de liberté. À chaque nouvelle pièce, il tente de soulever la chape de plomb sous laquelle il étouffe, et toujours il a conscience qu'elle retombe plus pesante sur ses épaules. Inlassable, il lutte cependant, tel Jacob contre l'ange. Vainement il cherche l'auteur qui écrira pour lui dans la formule de ses vœux. Déçu par les vieillards académiques, ne trouvant plus aucune satisfaction dans les fades adaptations de ce Ducis qui lui dénature Shakespeare, il se tourne vers les jeunes poètes. Il les presse et il les sollicite. Il les oriente vers le drame, ou les encourage quand ils y inclinent. Il n'envisage même pas qu'ils pourront aller beaucoup plus loin qu'il ne le désire, et que, une fois lancés sur la route qu'il leur montre, il lui sera peut-être impossible de les arrêter à la borne qu'il aura choisie. Sans crainte de subir cette dernière et cruelle désillusion, et déjà sur le bord de la tombe, il concentre encore toute sa passion d'artiste dans l'espoir qu'il verra luire enfin, ne fût-ce qu'un seul jour, le rayon de son idéal. Mais cette joie suprême lui est refusée, et il meurt, comme Moïse au seuil de la Terre Promise, aux rougeurs encore incertaines d'une aurore dont le radieux midi ne l'éclairera jamais. Tel a été Talma.
Notes de bas de page
1 Il s'agit de Frédérick-Lemaître.
2 Népomucène Lemercier, satire à part, porte le même jugement : « Sa diction acquit plus de fermeté, plus de force, plus de franchise et d'éclat ; et le dernier effort de son art fut d'en bannir la vaine et pesante déclamation, et de parler la tragédie d'un ton constamment simple, toujours noble, et souvent terrible ou sublime ».
3 Talma, Réflexions sur Lekain, 18
4 A. Dumas, T. IV, p. 75
5 Id., T. III, p. 5
6 Après 1830, dans une foule de pièces bonapartistes, bon nombre de comédiens ont tenu le rôle de l'Empereur. On peut citer : Frédérick–Lemaître, Génot, Gobert, Prudent, Cazot, Edmond, Mlle Déjazet
7 A. Dumas, T. III, p. 12
8 Moreau l'en a loué. N. Lemercier dit d'autre part : « Enfin, dans mon drame de Jane Shore, l'abominable et difforme Richard III se promena sur la scène avec la grâce tortueuse et la férocité sombre d'un tigre, dont tous les mouvements, tous les pas excitaient à la fois la surprise, l'épouvante et le rire le plus sinistre. Cette création shakespearienne fut jugée la plus savante et la plus extraordinaire du talent de Talma ».
9 À ce témoignage de Moreau il faut ajouter celui de Mme Talma (Quelques particularités ...) : « Il avait une si grande connaissance des effets de la scène que plusieurs auteurs le consultaient sur leurs ouvrages, lui remettaient leurs manuscrits et le priaient de faire, dans les scènes et dans les vers, les changements qu'il jugerait convenables. Ducis avait grande confiance en ses lumières. Il s'est trouvé dans les papiers de Talma le manuscrit autographe d'une des meilleures pièces du célèbre académicien, et sur ce manuscrit on remarque un assez grand nombre de vers corrigés, changés ou ajoutés par Talma, et écrits de sa main. Il avait refait aussi en entier le cinquième acte de Manlius, et le manuscrit autographe, ainsi que la tragédie de Ducis, ainsi que divers plans et analyses d'ouvrages dramatiques, faits et écrits par le grand artiste, ont été vendus et la plupart dispersés après sa mort ».
10 Talma, Réflexions sur Lekain
11 Mounet–Sully, Talma et le théâtre au temps de l'Empire.
12 Cf. ce qu'il écrit sur Britannicus (II, 3- : « On reconnaît dans Néron cette galanterie qui caractérisait la cour de Louis XIV ... Cette scène, qui vers la fin reprend sa véritable couleur, est au commencement fort difficile à jouer. Cette teinte d'affectation doucereuse refroidit l'acteur ; le mouvement passionné, imprimé d'abord au rôle de Néron, l'impétuosité de ses désirs, son trouble, son désordre, si bien peints dans la scène qui précède, paraissent tout à coup comme suspendus ».
13 C'est la préoccupation qu'il laisse apparaître dans diverses notes, hâtivement jetées sur le papier. Elles ne sont pas datées, mais, par leur classement, elles semblent bien remonter à cette époque. Cf. Papiers Lebrun, pièce 195, où il condamne la psalmodie lourde et uniforme, et pièce 196 : « Il est plus difficile d'être un grand acteur sur notre théâtre que sur les théâtres étrangers ; nos rimes, leurs vers blancs, notre scène bégueule et scrupuleuse ; nous ne pouvons pas tout nous permettre ; eux le peuvent ».
14 N. Lemercier, Notice sur T. ; E. Legouvé, Soixante ans de souvenirs, X ; Moreau, Mém. hist. et litt, sur T.
15 Stendhal, Racine et Shakespeare, p. 90. Il dit encore, ibid., p. 178 : « Les contemporains de La Harpe admirent le ton lugubre et lent que Talma porte encore trop souvent dans la tirade ; ce chant lamentable et monotone, ils l'appellent la perfection du tragique français ».
16 Id., ibid., p. 90 ; Laferrière, Mémoires, T. I, p. 113 ; A. Dumas, T. III, p. 59 ; N. Lemercier, Notice sur T.
17 E. Legouvé, T. II, 3.
18 Lafont, Discours sur la tombe de Talma, cité par Moreau.
19 Talma, Correspondance lettre au comte de Brühl, 23 mars 1820, p. 192-193.
20 Il faut voir ce costume Charles IX dans les toiles de Ducis le neveu pour en mesurer le degré de fantaisie.
21 Th. Gautier, Art dram., T. II, p. 48.
22 Th. de Banville, La Comédie Française ... Selon cet opuscule, publié sous l'anonymat, le premier observateur fidèle du costume aurait été Beauvallet, qui le premier parut dans Tancrède avec une épée historique et une cotte de mailles.
23 T. I, p. 476 sq.
24 III, 99.
25 A. Dumas, T. IV, p. 66 et 75.
26 Victor Hugo racontéT. III, p. 92. Ce texte soulève une question de date. On y lit que le poète a rencontré Talma quelques mois avant la mort de celui-ci, et il lui a lu différents passages empruntés à son drame. Vérification faite, les morceaux dont il s'agit appartiennent au troisième acte de la pièce. Une note de l'auteur nous apprend que ce troisième acte a été composé du 22 septembre au 9 octobre 1826. Or Talma meurt le 20 octobre. Le Dr Amédée Talma, son neveu, nous dit que le 9 octobre il était déjà dans un état alarmant, et au lit. Ou bien ladite note n'est pas très exacte, ce qui est fort possible ; ou bien l'entrevue ne peut prendre place que dans les derniers jours de septembre, trois semaines tout au plus avant le décès de l'acteur ; ou bien le poète et Talma se sont rencontrés dans le courant de l'été 1826, Hugo travaillant alors à une première version de Cromwell dont l'existence est révélée en ces termes : « Quelques semaines après, Talma étant mort, M. V. Hugo, n'ayant plus d'acteur, ne se pressa plus, et put donner à son drame des développements que n'aurait pas comportés la représentation » (ibid.). Biré a mis en doute ce remaniement et il a invoqué une lettre de Hugo à A. de Saint-Vabry, du 11 octobre 1826 : « Quant à moi, mon ami, je travaille à force à ce que vous savez. J'ai fait deux actes de 1500 vers chacun depuis votre départ » (Victor Hugo avant 1830, p. 422). Mais il ne faut pas accepter aveuglément tous les mots d'une lettre écrite au courant de la plume, et j'incline fortement à la dernière hypothèse. Il n'est pas vraisemblable en effet que le poète ait commencé son drame, s'il était sûr d'avance que ce drame ne serait pas joué. Et ce n'est pas à un moment où personne n'avait plus d'illusion sur la fin prochaine de Talma qu'un homme aussi avisé que Taylor pouvait songer à la voir reparaître sur la scène. Pourtant le grand acteur, retiré à Enghien au début de septembre 1826, y faisait encore des projets sur ses prochains rôles.
27 Samson, Lekain, Talma, Mlle Rachel.
28 Laferrière, T. I, p. 73-74.
29 Victor Hugo raconté, T. III, p. 79.
30 J. Cresp, Essai sur la déclamation oratoire et dramatique, 1837.
31 J. Janin, Litt. dram., T. V, p. 30.
32 Th. Gautier, Art dram., T. II, p. 173 ; t. VI, p. 105. En somme, ce sont les réformateurs modérés, et ceux-là seulement, qui ont pleinement goûté l'art de Talma. Sa mort a fait à P. Lebrun l'impression d'une perte irréparable. Il a exprimé ses regrets dans une note qui figure parmi ses papiers conservés à la bibliothèque Mazarine : « La simplicité, le naturel, la familiarité noble, l'individualité sont mortes avec lui ; le règne des tirades, de l'emphase, des caractères de convention, va revenir. Les comédiens ne comprennent pas autre chose ; les intrigues, les coups de théâtre, le mélodrame, ou la tragédie calquée sur de prétendues imitations de l'antique, voilà ce que nous allons revoir. Le reste sera sifflé, parce que les comédiens ne sauront reproduire pour le public les intentions des poètes ; les choses familières, étant dites avec déclamation, et d'une voix fausse et gonflée, paraîtront triviales » (Carton XXIX, 2).
33 J. Janin, Litt. dram., T. II, p. 53.
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