Chapitre II. Talma sous l'empire
p. 308-318
Texte intégral
1Or l'Empire succède à la Révolution, et Talma modifie son jeu en même temps que se transforme la société française. A la vérité, il n'y a qu'une différence de degré entre cette nouvelle manière et la précédente. Mais le changement, s'il a échappé à des observateurs superficiels, a cependant été assez sensible pour qu'il ait été noté, apparemment d'après les confidences de Talma lui-même, par un certain nombre de critiques consciencieux, au premier rang desquels il faut nommer Népomucène Lemercier. Le nouveau maître, en montant sur le trône, rend à la France la sévérité de tenue qu'elle avait oubliée. Après les éclats véhéments de la Terreur et la fête vulgaire, souvent débraillée du Directoire, il réintroduit parmi les Français le bon con, la gravité et la réserve, le souci de la bienséance, avec, comme conséquence, une certaine froideur dans l'attitude et dans les manières. « A ce temps de publique effervescence, dit fort bien Lemercier en désignant ainsi la Révolution, succéda celui des disciplines calculées du Consulat et de l'Empire : un nouvel ordre, imposé par une ambition réfléchie et dominatrice, restreignit les violents effets des muses dramatiques. Napoléon, imitateur intéressé des allures monarchiques, voulut qu'un spectacle de la cour donnât le ton au spectacle de la ville : les acteurs du Théâtre Français devinrent les comédiens ordinaires de l'Empereur et Roi. Talma fut le plus bel ornement de ce théâtre rouvert à l'étiquette, et fermé aux explosions des applaudissements populaires … Refroidi par le silence de la salle, captivé dans ses mouvements par la crainte des discordances avec la gravité d'une assemblée à qui l'emportement des passions ne semblerait qu'un écart ridicule Talma crut devoir modérer ses transports ».
2Lemercier n'est du reste pas le seul qui ait remarqué cet abaissement du diapason, au sortir de la grande tourmente. Grétry lui aussi en a été frappé, fait d'autant plus significatif que son art et l'art de la déclamation sont étroitement apparentés : « Dans le flagrant de la révolution politique, a-t-il remarqué1, la musique s'exprimoit par des accents exaspérés ; à mesure que l'orage révolutionnaire s'est calmé, la musique s'est humanisée, le ton est descendu. On peut regarder la musique comme un assez bon thermomètre des mœurs... Non seulement les dissonances les plus revêches étaient de mode pendant la crise révolutionnaire, mais le ton des orchestres et des instruments à vent était monté considérablement, pour faire briller leur marchandise, les facteurs de pianos faisoient de même ; l'organe humain, forcé de sortir de son diapason, eut beaucoup à souffrir de cette exaltation ; les cris remplacèrent les sons ; les plus beaux organes perdirent bientôt leur velouté, leur souplesse et leur justesse d'intonation.
3Ce qu'il y a de curieux en cette affaire, et spécialement pour ce qui concerne Talma, c'est que Napoléon lui-même fait savoir ce qu'il veut. Nous le retrouvons ici tel qu'il fut toujours, imprimant dans tous les domaines la marque de sa forte et originale personnalité, donnant des instructions à ses comédiens comme il en donne à ses peintres ou à ses maréchaux. Il reçoit fréquemment Talma aux Tuileries, et il lui conseille la sobriété. Il critique la façon dont il a joué César dans La Mort de Pompée ou Néron dans Britannicus ; il lui accorde des éloges, ou bien il lui présente des objections. Il l'incline surtout vers la simplicité et l'engage à réprimer ses violences : un roi de tragédie doit être aussi vrai qu'un roi qui règne : « Il y a autour de moi, lui dit-il2, des ambitions déçues, des rivalités ardentes, des catastrophes, des douleurs cachées au fond des cœurs, des affections qui éclatent au dehors. Certes, la voilà bien, la tragédie : mon palais en est plein, et moi-même, je suis assurément le plus tragique des personnages du temps. Eh bien ! nous voyez-vous les bras en l'air étudier nos gestes, prendre des attitudes, affecter des airs de grandeur ? Nous entendez-vous pousser des cris ? Non, sans doute. Nous parlons naturellement, comme chacun parle quand il est inspiré par un intérêt ou une passion. Ainsi faisaient avant moi les personnages qui ont occupé la scène du monde et joué aussi des tragédies sur le trône. Voilà des exemples à méditer ».
4Talma, au fond de lui-même, n'a pas varié dans ses goûts : « Entre deux personnes qui se destineraient au théâtre, écrit-il vers 1809 à un destinataire inconnu3, dont l'une serait douée d'une imagination vive et mobile, de cette faculté d'exaltation si rare, de cette aptitude facile et prompte à se pénétrer du caractère et de la situation des personnages tragiques, et dont l'autre aurait reçu de la nature une profonde intelligence et une grande finesse d'esprit, je préférerais sans contredit la première... La première aura beaucoup de défauts sans doute, beaucoup de désordre, mais l'inspiration lui fera créer, souvent même à son insu, de grandes beautés, des effets vrais, neufs et inattendus ; l'autre ne sera que sage et réglé dans ses mouvements ». Toutefois, au lieu de se fier à son inspiration, comme il l'avait fait volontiers jusque–là, il cède à la pression des circonstances et soumet ses rôles à une étude minutieuse, préoccupé de n'y rien négliger et de traduire les intentions des écrivains avec le juste relief qu'elles méritent. Certes il ne renonce pas à utiliser les moyens qui distinguent son talent, mais il se contient et il se modère. Tout dépend d'ailleurs du moment et de la composition de la salle devant laquelle il paraît, ainsi que de la pièce qu'il interprète. S'il s'agit d'une tragédie classique et qu'il s'y montre devant Napoléon, il pousse son personnage à l'héroïque et au sublime. Devant le « parterre de rois » d'Erfurt, intimidé par une assemblée aussi illustre, il manifeste un jeu contraint et raide dont il a conscience lui– même au point qu'il le fait remarquer à ses familiers. Généralement, dans les grands ouvrages qui composent le répertoire, il vaut bien plus par l'intelligence que par le pathétique ; il s'applique à des effets serrés ; il fuit la sensibilité larmoyante et la galanterie. S'il faut caractériser sa manière, on peut dire qu'il vise au grand et à l'épique, qu'il déclame dans le dur style empire, un style à la fois sec, sévère et tendu, avec je ne sais quoi de ramassé que souligne encore la stricte économie de ses poses.
5Il ne s'ensuit pas qu'il ne se sente gêné par la facture de l'alexandrin classique : « Rien de plus difficile à dire, note-t-il4, que les vers qui tombent deux à deux, qui par couple expriment une pensée différente de deux vers en deux vers. Rien de plus monotone ; car, dans la nature, les idées découlent les unes des autres ; elles ont un lien entre elles ; les unes demandent plus d'extension que les autres, et les renfermer ainsi toutes dans une même espèce de langage, donne à la versification une grande monotonie ». Mais les tragédies de Corneille, et même celles de Racine, lui deviennent favorables, tandis qu'il échoue toujours, à moins de cas exceptionnel, dans le théâtre de Voltaire, et c'est sans doute à quoi Roederer fait allusion dans une conversation avec Mme de Staël, lorsqu'il prétend qu'il y a des pièces classiques françaises où le grand acteur n'excelle pas encore5. En résumé, Talma met dans ces rôles moins de cris et d'égarement, moins de vivacité et de force que pendant la période précédente ; il se garde de l'excès en tous sens ; il évite les degrés extrêmes de l'émotion et de la terreur. Ainsi les héros antiques qu'il dessine, exception faite pour Oreste, Œdipe et quelques autres, sont de plus en plus semblables, par leur grandeur et leur austérité, à ceux de ce David auquel Jouy, le jour de ses funérailles, l'a expressément comparé.
6Pourtant, de même que David s'échappe dans la vie moderne par ses portraits et par ses grandes toiles d'actualité contemporaine, de même Talma n'est pas toujours ou Grec ou Romain. Il s'arrache en effet à toute cette histoire si lointaine par des rôles tels que ceux d'Harold, de Marigny, de Henri IV, du duc de Guise, de Tippo-Saïf, et surtout par le théâtre de Ducis qui le ramène à Shakespeare. Là encore on constate qu'il n'a sans doute plus la même franchise d'allure et de diction que pendant les années révolutionnaires et qu'il est loin d'interpréter dans une formule tout à fait libre les personnages qu'il incarne. Mme de Staël est la première à reconnaître que, s'il ne fait pas du Bayard de De Belloy un fanfaron qui étale ses prouesses, il colore du moins son réalisme voulu d'une certaine teinte de dignité. Elle remarque de même qu'il atténue les aspérités du théâtre anglais : « Il y a dans cette pièce, lui écrit-elle à propos de Hamlet6, toute défectueuse qu'elle est, un débris de tragédie plus forte que la nôtre, et votre talent m'est apparu dans ce rôle comme le génie de Shakespeare, mais sans ses inégalités, sans ses gestes familiers devenus tout à coup ce qu'il y a de plus noble sur la terre ». Cependant la vérité qu'il apporte à ses personnages, si faible soit-elle, suffit à le mettre hors de pair. C'est qu'il n'a pas éliminé complètement l'émotion et le pathétique, qualités qui lui avaient valu ses premiers succès. Il les réserve pour les pièces modernes, ainsi que pour les rôles d'Oreste et d'Œdipe, et il y joint un jeu muet d'une rare puissance.
7On a longtemps gardé le souvenir de son entrée saisissante dans Hamlet, à reculons, comme s'il allait voir apparaître le spectre du roi de Danemark que Ducis se contente d'évoquer dans ses vers. Mme de Staël a été vivement frappée par cette inspiration si heureuse : elle nous montre les yeux de l'acteur fixés avec une expression d'effroi sur l'ombre qu'il est seul à apercevoir. D'autres encore nous ont dit son visage décomposé, son tremblement, sa voix altérée lorsqu'il prononçait ces paroles : « Fuis, spectre épouvantable ! » Au contraire, en opposition avec cette pantomime savante, il prononçait tout le monologue sans un geste, absorbé dans la profondeur de sa méditation7. Si Napoléon a voulu au théâtre un jeu naturel, il n'a sans doute pas pensé qu'il fallût rendre glacés des personnages ardents de passion écrasés par les tristesses de la vie ou inquiets devant la mort : bien que les poètes de l'empire aient reculé devant des paroxysmes qui effarouchaient leur goût timide, Talma l'a bien entendu ainsi.
8Au point de vue de la déclamation, Népomucène Lemercier loue le grand acteur de l'accord qu'il maintenait toujours entre ses intonations et le texte qu'il interprétait : cette qualité, banale aujourd'hui, ne l'était pas alors, et il ne s'agit point là d'un mince éloge. Talma a continué d'user des variations de vitesse comme moyen d'expression ; il ne craint pas d'aller tour à tour très vite ou très lentement, et ”déblayer” est un procédé auquel il a volontiers recours. Il sait aussi le parti qu'un bon comédien peut tirer des différences des registres. À de certains moments, et selon que la situation l'y invite, dans les passages de violence et d'enthousiasme, il pousse des notes éclatantes avec toute la vigueur de son medium. A d'autres, il prend une voix basse et mystérieuse, assourdie et profonde, sans se préoccuper de savoir si tous les spectateurs l'entendront, pourvu du moins qu'ils le devinent et qu'il les touche. C'est encore Mme de Staël qui nous le montre dans le rôle de Macbeth, racontant comment les sorcières lui ont promis la couronne :
Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux
'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entre eux,
S'approchaient, me montraient avec un ris farouche :
Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.
Je leur parle, et dans l'ombre ils s'échappent soudain,
L'un avec un poignard, l'autre un sceptre à la main ;
L'autre d'un long serpent serrait le corps livide.
Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
M'ont laissé pour adieu ces mots : tu seras roi.
9Il chuchote pour ainsi dire ces dix pauvres alexandrins comme si la terreur d'une telle entrevue l'étreignait encore, et il prononce le dernier d'un air inquiet, en plaçant son doigt sur sa bouche, « comme la statue du Silence », dit Mme de Staël8. Au contraire, dans les passages d'un lyrisme allègre et expansif, ou dans les vers de description, il a un débit facile et plein. Le plus souvent, comme les pièces modernes et les tragédies imitées de Shakespeare mettent à la scène des personnages dominés par des passions souffrantes et maladives, comme l'infortune de ces héros nouveau style les jette à l'abattement et à la prostration, Talma, qui subit toujours l'influence de l'école anglaise, se plonge dans leur douleur fatale et s'engloutit dans leur découragement. Il joue même dans une teinte analogue certains rôles classiques. Donc, à côté d'éclats saisissants, mais qu'il ménage beaucoup plus que par le passé, il a des tons tristes et mélancoliques grâce auxquels il exprime le déséquilibre des âmes en détresse.
10Chante-t-il ? Pendant ses premières années de théâtre il l'a toujours fait, dissimulant à peine la mélopée circonflexe de l'alexandrin par des pauses fréquentes, qu'il ne prodigue pas encore autant qu'il le fera plus tard, ou par de considérables reliefs qu'il accorde à des syllabes importantes. Or, sous l'Empire, il commence à se libérer : « Il y a des critiques, note-t-il9, qui exigent que l'on cadence, que l'on fasse sentir la mesure des vers dans les moments même les plus passionnés. Ces gens-là en même temps veulent de l'illusion. Mais comment faire ? ils ôtent aux acteurs, qui ne peuvent produire de l'illusion qu'autant qu'ils sont naturels, les moyens de produire cet effet ». Certes il continue de détacher le mot dans toute l'ampleur que le sens exige, et il y réussit admirablement, avec une vérité et un naturel parfaits. Dans chacun de ses rôles il a quelques traits lumineux, signalés par tous les critiques, entre autres par le bordelais Géraud, qui le voit jouer en 181310. Son J'ai froid, dans l'Abufar de Ducis, est déjà célèbre ; son Qu'en dis-tu ? dans le Manlius de La Fosse, ne l'est pas moins. Il les isole, sans considérer si oui ou non le reste du vers demeure dans l'habituelle formule mélodique. Mais voici qui montre bien mieux encore où il tend. Un précieux témoignage de Mme de Staël analyse sa fameuse réplique dans le rôle d'Oreste :
O Dieux ! Quoi ? ne m'avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?
11« On dit que Lekain, rapporte-t-elle, quand il récitait ce vers, appuyait sur chaque mot, comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l'ordre qu'il avait reçu d'elle. Ce serait bien vis-à-vis d'un juge ; mais, quand il s'agit d'une femme qu'on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est l'unique sentiment qui remplisse l'âme. C'est ainsi que Talma conçoit la situation : un cri s'échappe du cœur d'Ores te ; il dit les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours croissant : ses bras tombent, son visage devient en un instant pâle comme la mort... » La manière de Lekain, en cet endroit, est compatible avec le schéma chanté de l'alexandrin ; celle de Talma ne l'est point. Même remarque pour son J'étais jeune et superbe du rôle d'Œdipe, qu'il prononçait d'une voix timide, tandis que les autres acteurs relevaient la tête au mot superbe, placé à la césure, pour mieux le faire sonner11.
12Toutefois ce ne sont encore là que des éclairs. Dans la tirade, il ne cesse pas d'être lourd, uniforme et monotone. Le critique bordelais Géraud12, loin de s'en plaindre pour son propre compte, avoue que certains amateurs lui en font un reproche, mais il lui prête des paroles qui sont un véritable plaidoyer : « Il est un ordre de sentiments et de pensées, lui aurait dit Talma, qui prescrit les inflexions de la voix ; il est, dans l'expression des passions violentes, une foule de choses qui veulent être dites d'un accent pesant et concentré. Ceux que cette manière scandalise sont des esprits frivoles et distraits qui n'ont jamais rien su observer ». Cette défense est spécieuse. En réalité, le plus souvent Talma ”chante”, et il ne le fait point par système, comme il veut bien le prétendre, car dans la dernière période de son existence il se donnera une peine infinie pour varier sa diction. Il chante parce que la tradition du théâtre français le veut ainsi, et parce que la facture de l'alexandrin, brisé à la césure et arrêté à la rime, l'y invite. Il est lourd parce qu'il se sent écrasé par la pompe de la tragédie et que la sévérité du style empire est ennemie de la grâce et de la légèreté.
13Or, telle qu'elle est, sa déclamation déplaît aux purs classiques. Même elle les indispose et elle les irrite. Sa noblesse, parce qu'elle est dépourvue d'agrément et de facilité flatteuse, ne les frappe pas le moindrement du monde. Son réalisme, si faible encore soit-il, leur semble une simplicité condamnable, et ils l'accusent de manquer de dignité. La résistance a pour chef Geoffroy, ennemi décidé de Shakespeare, adversaire infatigable du drame et du mélodrame, qui voit dans les Allemands, surtout dans les Anglais, les funestes corrupteurs de notre scène. Pour toutes ces raisons, il déteste Diderot, Beaumarchais et Ducis. Mais il n'aime pas davantage Talma, et pendant plus de dix ans, de la tribune du Journal des Débats, où il rédige le feuilleton théâtral, il le crible de ses brocards et le harcèle de ses critiques acérées. Talma ne cède pas, car il est soutenu par les applaudissements de toute une partie du public. Pourtant, un jour de décembre 1812, impatient de ces attaques, il entre dans la loge occupée par Geoffroy et trois autres personnes, dont deux dames, lui intime l'ordre de quitter la salle et se livre sur lui à des voies de fait : le public s'émeut ; l'on accourt et l'on sépare les combattants. Le 15, l'article des Débats raconte l'incident sur un ton d'ironie mordante, avec, en conclusion, des conseils adressés aux jeunes gens qui débutent au théâtre, conseils dont l'intention satirique perce sous chaque mot : « Prenez garde ! ne soyez ni lents, ni lourds, ni monotones, ni larmoyants ; évitez le débit brusque, haché, déchiqueté en phrases entrecoupées. Le véritable talent tragique ne consiste point en contorsions et en grimaces : c'est l'art de dire les vers, d'exprimer les sentiments, de peindre les passions avec les accents et les inflexions qui sont la véritable langue du cœur. Conservez la noblesse et le génie jusque dans les situations les plus déchirantes … Laissez les étrangers jouer la tragédie comme des énergumènes et des fous ; laissez-leur les spectres, les ombres, les échafauds, les noires horreurs, et tout l'attirail d'une vaine fantasmagorie ; soyez dans la tragédie des hommes, des héros, des Français ; sachez plaire et toucher ; sachez même inspirer la terreur, mais par des moyens qui conviennent à des spectateurs judicieux et délicats ; soyez terribles quand il le faut, mais sans jamais chercher à vous rendre des objets horribles et hideux ».
14Cette page ne fait que résumer d'anciens griefs qui méritent d'être examinés en détail. En somme, ce que Geoffroy reproche à Talma, c'est de ne pas être Lekain, et il le lui dit à plusieurs reprises. Celui-ci gardait le ton classique et maintenait la tragédie dans ses voies traditionnelles. Talma au contraire la dégrade en lui infusant le virus anglais. Il s'est mis « à la tête de la société des amis du noir » : il outre l'expression de la sensibilité au point qu'il tombe dans le burlesque et le ridicule ; il recherche des effets grossiers, qui confinent à la trivialité. Il n'est pas assez égal ; il sacrifie chaque rôle à quelques instants de délire, violents et exagérés, qui éteignent tout le reste. « Quel est l'auteur noble, naturel, décent, qui ne paraîtra insipide et glacé, s'il faut avoir pour plaire les accès de la frénésie ? La véritable déclamation tragique, toutes les nuances du sentiment et des passions, tout l'artifice de l'expression théâtrale ne seront plus sentis et n'auront plus de charme. Ce qui n'est que bien dit et bien pensé, ce qui est raisonnable, juste, éloquent, pathétique, restera sans effet. L'on n'admirera que ce qui fait peur, que ce qui fait mal, que ce qui fait pâlir et frissonner, et ce qu'il y a de fâcheux, on finira par se blaser sur les objets les plus effroyables au point de ne plus faire qu'en rire ; ce sera le tombeau de la tragédie ». Là où Talma n'est pas forcené, Geoffroy le trouve insipide, traînant et plat, oublieux de ce principe que les rois de théâtre doivent laisser paraître une dignité sans défaillance. Il agit sur les facultés émotives sans s'adresser à l'esprit ; il fait trop bon marché de l'intelligence qui seule devrait le guider ; il use de toute sorte d'artifices qui ne sont que des « suppléments à la sensibilité intérieure », d'autant plus que « le pathétique est un excellent manteau pour toutes les sottises ». Plus sage, il intéresserait les spectateurs à tous les instants, tandis que ses convulsions ne les font frémir que pendant quelques minutes ; il ne sait pas débiter les vers, immortelle langue des dieux qui doit toujours flatter l'oreille.
15Evidemment, si Talma manque de finesse, de grâce et de majesté quand il joue les pièces de Ducis, la faute en est à l'extravagant et absurde Shakespeare, dont le théâtre, par les situations comme le style, est en dehors du sens commun, un barbare et un sauvage dont les « farces lugubres » pervertissent l'esprit français13. Mais que dire de Talma quand il accommode au goût anglais les purs chefs-d'œuvre de notre scène, quand il entreprend d'annexer Racine au genre atroce ? La manière dont il interprète l'Oreste d'Andromaque révolte Geoffroy : « M. Talma, écrit-il le 7 florial an VII [27 avril 1800] a pris à contre-sens le personnage d'Oreste : ce fils d'Agamemnon doit être sombre, mélancolique, pénétré d'une passion d'autant plus forte qu'il est obligé d'en étouffer la violence, mais son tour doit être ferme, noble et fier ; son accent doit exprimer un sentiment profond et concentré. J'ignore pourquoi il lui a plu de le faire psalmodier sur un ton piteux, dolent et lamentable, de le représenter comme un amant langoureux et transi, qui débite des jérémiades... Cependant cet acteur paraît avoir rendu au gré du public les fureurs d'Oreste. Pour moi, je pense qu'il a moins représenté une fureur causée par le désespoir d'une passion violente qu'un état de démence. Ce n'étaient point les fureurs d'Oreste, mais les extravagances d'un fou de Charenton ». L'année suivante, nouvel article plus favorable, car Talma s'est modéré. Mais il retombe, et le critique le foudroie en une page indignée dans laquelle il maintient le point de vue classique : « Talma est toujours en possession des plus vifs applaudissements dans les fureurs d'Oreste : il les joue avec une effrayante vérité, qui doit frapper la multitude. Lekain avait une manière : pénétré de la noblesse de son art, il était persuadé qu'il fallait conserver à Oreste une sorte de dignité, même dans des moments d'aliénation. Dans ses idées, un héros tragique dont l'esprit est troublé par l'excès de la passion du malheur, devait avoir d'autres accents, une autre pantomime qu'un fou de Charenton. Il ne croyait pas que la fureur d'Oreste dût ressembler à une attaque d'épilepsie. Lekain s'efforçait donc d'ennoblir ce délire d'un prince qu'une horrible fatalité avait dévoué aux Euménides. Talma a pris une autre manière : il a plus de naturel et de vérité, mais moins de noblesse et même d'intérêt. Il peint exactement un malheureux qui a perdu la raison, il rend fidèlement tous les symptômes de la frénésie ordinaire ; il étonne, il épouvante ; Lekain était plus touchant et plus pathétique... La manière de Lekain était non– seulement beaucoup plus difficile à saisir, mais encore bien plus conforme aux règles de l'art et à l'esprit de la tragédie, qui ne se propose pas d'imiter des infirmités physiques, mais des sentiments et des passions »14.
16En revanche Talma a pour lui tous les tempéraments émotifs que la froide raison classique ne contente plus. C'est déjà un signe caractéristique qu'en 1810 il ait donné à la future Mme Dorval, alors enfant, la révélation d'un jeu passionné et touchant15 à ces trois vers de Hamlet :
On remplace un ami, son épouse, une amante ;
Mais un vertueux père est un bien précieux
Qu'on ne tient qu'une fois de la bonté des cieux.
17La voix pénétrée de larmes du grand acteur l'agita si profondément qu'elle poussa un sanglot et s'évanouit. Il est non moins notable que, parmi les néo-classiques, Talma a été l'interprète préféré de ceux qui, comme Ducis, s'ouvraient aux souffles puissants de la mélancolie shakespearienne. D'autres écrivains, plus disposés encore à la nouveauté, l'ont salué comme l'artiste qui seul ébranlait leur sensibilité. Mme de Staël a vu en lui le plus parfait comédien de son temps, l'honneur et la gloire de notre scène, et elle lui a reconnu du génie. En particulier les représentations auxquelles elle a assisté en 1809 ont été pour elle un éblouissement. Elle a vanté l'immense tristesse qu'il mettait dans le personnage d'Abufar, la force et la variété de son jeu dans le rôle de Hamlet. « D'autres ont besoin de temps pour émouvoir et font bien d'en prendre ; mais il y a dans la voix de cet homme je ne sais quelle magie qui, dès les premiers accents, réveille la sympathie du cœur ». Chateaubriand n'est pas moins admiratif. On sait encore le grand éloge que Kotzebue a fait de lui16. Goethe, qui l'a vu en 1808, à Erfurt d'abord, puis à Weimar, dans Britannicus, dans Andromaque, dans La Mort de César et dans Abufar, ne cache pas la satisfaction qu'il a éprouvée : « Si l'on analyse le talent de Talma, dit-il17, on y trouvera l'âme moderne tout entière : tous ses efforts tendaient à exprimer ce qu'il y a de plus intime dans l'homme. Quand il jouait cette tragédie hypocondriaque qui se passe dans le désert, avec quelle passion le voyait-on chercher à rendre sensibles aux yeux tous les sentiments, toutes les idées qui doivent naître dans les solitudes de l'Arabie... On reconnaîtra dans son âme cette recherche de la douleur et des émotions pénibles qui caractérise le romantisme. On vit ainsi disparaître peu à peu de la scène l'héroïsme vigoureux, tel qu'il se montre dans les luttes républicaines que peint Corneille, dans les douleurs royales que peint Racine, dans les grands événements historiques que peint Voltaire ; à la place de cet héroïsme se glissèrent peu à peu les émotions du sentiment intime ». Or ni Goethe, ni Mme de Staël, ni Chateaubriand n'ont un goût purement classique. Leurs hommages, qui s'opposent si nettement aux critiques d'un Geoffroy, comme aussi la qualité des louanges qu'ils décernent à Talma, tout cela suffit à nous renseigner, et nous indique vers quelle école littéraire, déjà dès l'Empire, est entraîné le grand acteur.
Notes de bas de page
1 Grétry, Réflexions d'un solitaire, T. II, p. 112.
2 Tissot, Souvenirs historiques sur la vie et la mort de Taima.
3 Papiers Lebrun, n° 122.
4 Papiers Lebrun, pièce 190.
5 Taima, qui a connaissance de ces critiques de Roederer par une lettre de Mme de Staël du 8 juillet 1909, citée par Moreau, s'en montre très vexé. Il voudrait « guerroyer avec lui » sur ces rôles qu'il n'a pas encore saisis. « Vous me conseillez, écrit-il encore à Mme de Staël, de m'occuper de Tancrède et d'Orosmane, et je suis fort de votre avis, mais il faut vaincre ma paresse ou plutôt ma défiance, non pour Tancrède que j'aime et que je trouve facile à jouer, mais au moins pour le rôle d'Orosmane que depuis quarante ans on est habitué à entendre chanter sur de certaines notes et dans lequel je ne substituerais qu'avec crainte une diction simple et vraie aux accents un peu compassés de l'étiquette, comme vous dites qu'on lui a toujours donnés. Ce sont de vieux airs que chacun croit savoir et répète comme il peut, et vous ne trouverez personne qui ne prétende vous dire : Zaïre, vous pleurez, comme on le disait autrefois » (Papiers Lebrun, pièce 113).
6 Lettre du 4 juillet 1809, citée par Moreau ; il s'agit de la pièce de Ducis, Hamlet (1769) :
7 Th. Gautier, T. I, p. 293 ; Mme de Staël, De l'Allemagne, II, 27 ; Samson, ”Lekain, Taima, Mlle Rachel”, dans la Revue des cours littéraires, T. III.
8 Mme de Staël, De l'Allemagne, II, 27.
9 Papiers Lebrun, n° 190. Cette pièce, comme beaucoup d'autres, n'est pas datée, mais paraît antérieure à la chute de l'Empire.
10 M. Albert, Taima à Bordeaux,
11 Mme de Staël, De l'Allemagne, II, 27.
12 M. Albert, Taima à Bordeaux.
13 Les contemporains, d'une manière générale, sont d'accord pour penser que Taima subit l'influence de la déclamation et du jeu des acteurs d'Outre-Manche. Mme de Staël le lui écrit quelques années plus tard, mais il ne veut pas en convenir et il lui répond dans ces termes : « Ayant été élevé en Angleterre, on a cru et on a dit que j'avais cherché à fondre la manière des Anglais dans la nôtre. J'étais trop jeune alors pour fréquenter le théâtre et pour faire beaucoup d'attention à un art auquel je ne me destinais pas à cette époque. Une espèce d'instinct, d'inspiration, m'a porté à mettre dans ma déclamation un ton naturel et pourtant élevé » (Correspondance avec Mme de Staël, éd. G. de la Batut, lettre du 5 avril 1809). Il est curieux que Taima essaie ici de se disculper, et qu'il prétente même n'avoir pas connu le théâtre anglais pendant sa jeunesse.
14 24 juin 1804 (4 messidor an XII). Beaucoup de textes ont été cités par Des Granges dans son livre Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l'Empire. Il y en a d'autres dans Regnault–Warin. Les principaux articles sont les suivants : 19 brumaire an IX, 16 florial an IX, 25 brumaire an X, 14 florial an XI, 20 pluviôse an XI, 20 nivôse an XIII. On consultera aussi le Manuel dramatique à l'usage des auteurs et des acteurs (1822), résumé du Cours de littérature dramatique de Geoffroy, pp. 16, 92,108,162,169,231.
15 A. Dumas, Mémoires, T. III, p. 188.
16 Kotzebue, auteur de nombreux mélodrames, a été surnommé justement le Pixérécourt allemand.
17 Goethe, Auswärtige Literatur und Volkspoesie, Französisches Hauptheater (1828).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les métamorphoses de l'artiste
L'esthétique de Jean Giono. De Naissance de l'Odyssée à l'Iris de Suse
Jean-François Durand
2000
Spinoza et les Commentateurs Juifs
Commentaire biblique au Premier Chapitre du Tractus Theologico-Politicus de Spinoza
Philippe Cassuto
1998
Histoire du vers français. Tome VII
Troisième partie : Le XVIIIe siècle. Le vers et les idées littéraires ; la poétique classique du XVIIIe siècle
Georges Lote
1992
Histoire du vers français. Tome III
Première partie : Le Moyen Âge III. La poétique. Le vers et la langue
Georges Lote
1955
Une théorie de l'État esclavagiste
John Caldwell Calhoun
John Caldwell Calhoun et Gérard Hugues Gérard Hugues (éd.)
2004
Le contact franco-vietnamien
Le premier demi-siècle (1858-1911)
Charles Fourniau, Trinh Van Thao, Philippe Le Failler et al.
1999