Chapitre I. La première manière de Talma
p. 297-305
Texte intégral
1Talma est le produit d'une double formation, l'une française, l'autre étrangère, celle-ci très profonde, et dont il est indispensable de tenir compte si l'on veut fixer les divers aspects de son talent. Il est une déclaration de Kotzebue qui pourrait donner le change : « En différentes occasions, écrit celui-ci dans ses Souvenirs de Paris en 1804, j'ai déjà énoncé ma façon de penser sur la manière dont on joue la tragédie en France. Je ne peux la souffrir, parce que c'est une manière. Tous les héros français sont faits sur le même modèle, tous expriment de la même façon les sentiments et les passions. Qui a vu une tragédie les a vues toutes. Talma seul mérite d'être excepté ; il avoue lui-même qu'il cherche à réunir la manière allemande à la manière française ». Kotzebue fait erreur. Si Talma a parlé comme il le rapporte, c'est qu'un homme de théâtre est avant tout sensible aux compliments et se garde bien de contredire ceux qui l'applaudissent. La confusion s'explique par la similitude qui existe à la fin du xviiie siècle entre le jeu des acteurs allemands et celui des acteurs anglais, ceux-ci étant les maîtres de ceux-là, qui les ont imités. Mais Talma, qui n'a aucun contact direct avec le théâtre germanique, en a beaucoup avec celui d'Outre-Manche. Geoffroy, son adversaire acharné, ne s'y est jamais trompé, et à plusieurs reprises il l'a renvoyé avec force au peuple de Londres, public barbare et sans culture, le seul auquel une déclamation aussi extravagante que la sienne eût mérité de plaire.
2C'est qu'en effet Talma a vu jouer dans sa jeunesse les plus grands acteurs d'Angleterre, Kemble et Mrs. Siddons, pour lesquels il eut une admiration passionnée. Ils l'ont initié à un art différent de celui qu'autorisait notre tradition scénique, et c'est par eux qu'il a pleinement goûté l'œuvre de Shakespeare. Voilà qui explique comment il s'orientera de bonne heure vers Ducis, avec lequel il sera intimement lié et qui s'est fait le pâle adaptateur du grand dramaturge anglais. Cette tragédie de Ducis, qui nous paraît aujourd'hui bien fade, a été jugée terrifiante par les contemporains. Il est d'ailleurs certain que Talma lui a fait rendre au-delà de ce qu'elle nous semble pouvoir donner, justement à cause de cette influence britannique qu'il subissait et qui l'amena à traiter plus ou moins tout le répertoire classique français de la même manière que le théâtre de Ducis. S'il a joué ses rôles avec cet emportement terrible, ces accents profonds et sombres que signale N. Lemercier, c'est d'Outre-Manche que lui en sont venus le goût et l'impulsion première. Le fait qu'il a été sur le point de débuter à Londres, sur le théâtre de Drury-Lane, montre à quel point il s'était incorporé la langue, les mœurs et l'esprit anglais. C'est là-bas qu'il a appris à ne pas trop se soucier des règles de la bienséance classique, à s'abandonner à son instinct, à simuler sans contrainte l'égarement des passions les plus violentes, à rechercher les intonations qui font frissonner les spectateurs. D'aucuns l'en ont blâmé, lui reprochant de mettre de la fureur où il faut du sentiment, de dépasser toujours la juste mesure, de corrompre ses rôles par une impétuosité sauvage et de mauvais aloi. Même en tenant compte des nouveautés qu'avait imposées à notre scène le drame bourgeois conçu par Diderot, tout cela dans son origine est anglais.
3Cependant il est manifeste que Talma doit aussi quelque chose à la tradition de notre théâtre. C'est sans doute ce qu'il y a de moins saillant dans son talent, mais il ne faudrait pas le prendre pour un étranger que les hasards de l'existence auraient jeté tout à coup sur une scène française. Sa première éducation est parisienne, et il ignore si peu la tragédie classique qu'il la joue tout enfant à la pension Verdier, le jour de la distribution des prix ; du reste, une fois entré au théâtre, il n'abandonnera jamais le répertoire, qui lui fournira l'occasion de succès signalés. Mais, cette tragédie, il ne la comprend pas comme Lekain ou même comme Larive, car il est l'élève de Molé, le plus notable des acteurs qui se sont efforcés d'accoutumer le public français aux outrances et aux effusions pathétiques du drame bourgeois. Les théories de Diderot se combinent donc avec l'influence anglaise pour imposer à Talma, interprète des œuvres classiques, un certain idéal qui n'est évidemment pas celui de Voltaire. Molé d'ailleurs n'est pas son seul maître, car Fleury et Dugazon1 ont contribué eux aussi à le former, et ils ont exercé leur action dans le même sens : « Voulez-vous captiver les femmes et les jeunes gens ? lui conseille Dugazon2. Débutez dans le genre sensible : tout le monde aime, a dit Voltaire, et personne ne conspire. Toutefois ce qui était bon de son temps pourrait bien ne pas valoir grand'chose du nôtre. Pour plaire d'abord à la multitude, qui sent beaucoup et ne raisonne qu'un peu, adoptez ou le genre admiratif ou le genre terrible : ils saisissent soudain ».
4Voilà donc Talma nettement orienté, et par un acteur parisien. Avant d'entrer à la Comédie française, il s'est fait applaudir en jouant le rôle de Saint-Albin dans Le Père de Famille. À partir de 1789, il va tout droit aux personnages qui conviennent particulièrement à son talent un peu sombre et à son tempérament exalté. De Racine, il joue de préférence l'Oreste d'Andromaque ; au contraire il est gêné et contraint dans les autres tragédies du même poète, s'y montrant fade et insignifiant, les tournant au galant et à l'insipide, faute de les bien sentir, à moins qu'il ne les pousse au ténébreux. S'il s'attaque à Corneille, il ne réussit pas à en rendre l'héroïsme allègre et bien équilibré, et il le corrige en lui infusant sa propre personnalité. Il y a surtout un type de théâtre dans lequel il échoue encore bien davantage : c'est celui que le xviiie siècle appelle le « chevalier français », création de Voltaire et de son école. Alexandre Dumas l'a admirablement défini3. Est chevalier français Zamore, qui se joue avec des plumes multicolores sur la tête, sur le dos et à la ceinture. Est chevalier français Orosmane, vêtu d'une longue simarre de taffetas blanc pailleté. Est chevalier français Philoctète, l'archer à la flèche infaillible. Ces rôles où se font applaudir les élèves de Lekain, ne sont pas du tout dans le genre qui convient à Talma. Il manque de la légèreté brillante qui serait nécessaire ; il ne sait rendre ni les tendresses de l'amour, ni la magnanimité d'une nature généreuse ; d'une façon générale la tragédie de Voltaire lui est antipathique, bien qu'il ne veuille pas l'avouer4. « Il ne savait pas le gentilhomme, note Chateaubriand5 ; il ne connaissait pas notre ancienne société ; il ne s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la galanterie, l'allure légère des mœurs, la naïveté, la tendresse, l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie ; il n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en héros d'un moyen âge de sa création : Othello était au fond de Vendôme ».
5Talma ne doit donc que fort peu de chose à l'époque de Louis XIV et à celle de Louis XV. Il est surtout de son temps, ce qu'ont clairement aperçu les plus avisés de ses contemporains. La Révolution en effet l'anime, et il marche d'accord avec elle : d'elle à lui s'établissent des correspondances très apparentes. C'est elle, alors qu'elle était encore à son aurore, qui, par le rôle de Charles IX, lui a permis de sortir de l'obscurité6, comme si d'avance elle se reconnaissait en lui. À mesure qu'elle progresse, il se met à l'unisson. Il excelle à rendre les grandes passions qui font vibrer la France nouvelle : la liberté et le patriotisme. Comme les mièvreries sont passées de saison, comme la mort est partout présente, que les héros d'un jour sont destinés à devenir les condamnés du lendemain et que la vie qui s'écoule est faite d'une succession de commotions violentes, la sensibilité de Talma se modèle sur la fièvre publique. Son talent est à la fois chaleureux et âpre, puissant et dominateur ; il a de l'impétuosité, de la force et de l'enthousiasme. Mais sa fougue est irrégulière : il est indifférent au bon et au mauvais goût ; il ne se soucie en aucune manière de la distinction ; il se complaît dans les frissons de l'atroce et du terrible ou dans les répressions du désespoir : « Les circonstances tumultueuses au milieu desquelles son art s'était signalé, remarque Népomucène Lemercier7, contribuèrent à l'effet des nouveautés hardies qu'il tenta. Ses mouvemens et ses intonations participaient de la disposition énergique des esprits, de la vigueur des pièces républicaines et des transports qu'elles excitaient dans le peuple. La fatalité, la vengeance, le désespoir et la fureur se peignirent en traits de feu sur son visage et par ses accens. Cependant... il laissait à désirer dans son jeu trop frappant une vérité plus noble et mieux choisie ».
6Or la Révolution est grecque et romaine — peut-être plus grecque que romaine —, et les hommes de la Convention s'efforcent d'imiter les personnages de Plutarque, en les chargeant du reste de leur propre exaltation. Talma est entraîné par leur exemple. Il se jette sur cette antiquité ; il s'empare d'elle dans les pièces de Corneille et de Racine dès qu'elle lui semble s'y être quelque peu conservée, et il la promène sur la scène en l'ajustant aux conceptions de son époque. Comme on peut s'y attendre, il la déforme, mais il devient ainsi, d'une manière imprévue, l'interprète original de toute une partie de notre théâtre classique. C'est encore Chateaubriand qu'il faut citer ici : « Qu'était-il donc, Talma ? écrit-il8. Lui, son siècle et le temps antique. Il avait l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des chœurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil humain : voilà ce qu'il savait... Grec, il arrivait, pantelant et funèbre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois mille ans par les Euménides. Français, il venait des solitudes de Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur. Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'œuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portée change en Rembrandt les Raphaël les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeurée inconnue ».
7Pour compléter leur illusion, les Révolutionnaires s'entourent volontiers d'un décor antique. Le peintre David, l'artiste qui reflète le mieux leurs aspirations, est l'auteur du Serment des Horaces, de Brutus de retour chez lui après avoir condamné ses deux fils, de Socrate au moment de prendre la ciguë, et il médite déjà L'Enlèvement des Sabines. C'est encore lui qui devient l'organisateur et le metteur en scène des fêtes officielles, toutes inspirées par le souvenir de Rome et de la Grèce. Quelques-unes des toiles dont on vient de lire les titres sont antérieures à la chute de l'Ancien Régime. Celles-là peuvent être considérées comme l'exact présage des temps nouveaux. Toutes, dès qu'elles paraissent, sont admirées universellement et sans réserve. Peintes avec une curiosité d'antiquaire et une passion d'archéologue — sans que la science de l'auteur toutefois soit infaillible —, elles fixent un idéal, et c'est celui qu'adopte aussitôt Talma.
8L'art de David a été pour lui une révélation. C'est l'histoire, il en est convaincu, qui surgit tout entière devant ses yeux éblouis. En particulier il est frappé de la simplicité du costume antique tel qu'il le voit figuré dans les tableaux du maître, et il décide de le porter à la scène. Certes le costume n'est dans sa pensée qu'un accessoire et ne suffit pas à lui seul pour faire un bon acteur, mais c'est un accessoire indispensable. Dans ses rôles modernes, les habitudes du mélodrame et du théâtre anglais, sans qu'il tombe toujours juste, l'inclinent déjà à quelque recherche. Mais, à la fin du xviiie siècle, malgré le tapage fait autour de la pseudo-réforme dont Mlle Clairon s'est montrée si fière, les Grecs et les Romains de la tragédie classique revêtent encore des accoutrements de fantaisie. Les Romains portent des vêtements de satin blanc bordée de franges, des corsets lacés, des écharpes et des cheveux poudrés. Jules César est habillé de soie, avec des nœuds de rubans qui retiennent ses boucles. Lui et ses contemporains se garnissent les côtés de deux énormes paquets de crin qu'on appelle des ”hanches”. Philoctète s'orne la tête d'un casque à crinière rouge et ruisselle de broderies. Arnault nous raconte que Vanhove, qui devint plus tard le beau-père de Talma, s'était fait confectionner, pour jouer tous ses rôles de roi, Mithridate, Agamemnon, ou même celui du vieil Horace, une somptueuse cuirasse de velours vert, enrichie d'écaillés d'or, et d'un trophée composé de canons, de tambours, de fusils groupés avec un art exquis, cuirasse « dans laquelle il s'était ménagé deux poches, l'une pour son mouchoir, et l'autre pour sa tabatière »9.
9Plus tard, rassemblant ses souvenirs, Talma gémira sur l'état dans lequel il avait trouvé le théâtre au début de sa carrière : « Je me souviens que dans ma jeunesse, en lisant l'histoire, les personnages que j'avais vus sur la scène s'offraient toujours à mon imagination comme les acteurs me le avaient offerts. Je voyais Grecs et Romains en beaux habit de satin, bien poudrés, bien frisés. Je supposais Agrippine, Hermione, Andromaque, traînant sous les portiques les longues queues de leurs robes de velours, étoffe que ne connaissaient, je crois, ni nos belles Grecques, ni nos dames romaines. Je les voyais chargées de diamants, qu'on n'apprit à tailler qu'au xve siècle ; je prenais nos anciens chevaliers, si rudes, si simples, pour des marquis de la cour de Louis XIV ou de la Régence »10. La sévérité des personnages de David lui fait remarquer ces anachronismes, et il réagit avec décision. Il y a d'autant plus de mérite qu'au moment où il prend cette initiative, il est confiné dans les utilités de théâtre et manque encore d'autorité. C'est au début de 1789 que dans le Brutus de Voltaire, où il représente Proculus, et où il n'a à dire qu'une quinzaine de vers, il paraît pour la première fois vêtu de laine, sous une véritable toge romaine. Le public applaudit, mais les camarades sont scandalisés d'une telle audace, et Mlle Contât11, le rencontrant dans les coulisses, s'écrie avec stupéfaction : « Ah ! mon Dieu ! il a l'air d'une statue ! » Il a d'ailleurs bientôt cause gagnée, quand la chute de l'Ancien Régime met définitivement à la mode les héros de l'Antiquité.
10Mais il ne s'en tient pas là. Devenu l'ami de David, il sollicite les conseils directs de ce peintre, qui s'appuie sur le témoignage des vases et des médailles. Grâce au concours d'un certain Alexandre, sculpteur en bois et fondeur, il s'occupe de réformer le mobilier théâtral et de le mettre en harmonie avec les Grecs et les Romains qui passent sur la scène. Et puis il soigne ses attitudes, qu'il s'efforce de rendre historiquement exactes. Il réduit donc ses gestes ; il les veut rares et modérés, car il se persuade par l'étude des documents que les sculpteurs d'Athènes ne recherchaient jamais l'expression aux dépens de l'harmonie, et du reste des monuments trop brusques et trop répétés dérangeraient les longs plis du vêtement antique qu'il a entrepris de remettre en honneur. Mais il prend des libertés que les lois du protocole traditionnel n'autorisent pas : par exemple, il étend fréquemment les bras. C'est qu'il ne se soucie pas des règles, du moment que les gestes dont il use lui sont attestés. Les recherches auxquelles il se livre l'emportent même jusqu'à des puérilités, et il y déploie une conviction qui fait sourire. Comme on représente souvent les Romains avec une jambe pliée et le bout du pied servant d'appui, il transporte cette attitude à la scène, ce qui, notera Samson12, donne à ses poses une certaine uniformité. Qu'il tombe dans l'affectation et le maniérisme, cela lui est égal, du moment qu'il a des modèles anciens qui le couvrent de leur autorité quand il les reproduit exactement. Il désire avant tout être vrai.
11Quant à sa déclamation, les influences qu'il subit, soit anglaises, soit françaises, agissent dans un sens convergent pour lui donner un caractère émotif très prononcé. L'alexandrin dans sa bouche prend une couleur particulière. Non pas que Talma renonce déjà à marquer la césure et la rime. Il ne semble pas que d'emblée il ait entrepris d'appliquer au vers classique un traitement aussi radical, ni que, dans cette première période de sa carrière, l'obligation de privilégier l'hémistiche lui soit apparue comme une gêne insupportable : Népomucène Lemercier spécifie en effet très nettement qu'il se montre alors « scrupuleux observateur de la prosodie ». Mais, dès Charles IX, il use d'une diction haletante dans les passages pathétiques, et, selon le procédé déjà employé par Adrienne Lecouvreur et Lekain, puis développé par Molé conformément à ce qu'exige le style fiévreux du mélodrame, il entrecoupe et hache le vers de silences répétés. Il traverse ce débit brusque et heurté d'emportements terribles et d'éclats furieux pour traduire la passion exaltée. Il se donne alors tout entier et avec un véritable paroxysme. Il lui arrive de crier ses répliques d'un effort continu, ce que reconnaissent Legouvé père, Moreau et Stendhal13.
12Mais généralement il ne recherche ces effets que dans le dialogue coupé. Dans la tirade, s'il lui arrive de passer rapidement sur toute une série d'alexandrins, de ”déblayer”, selon le mot technique en usage au théâtre, pour s'appesantir ensuite sur quelques syllabes plus importantes, à la manière de Mlle Dumesnil, il lui est plus habituel de déclamer dans un mouvement régulier et lent. Pense-t-il qu'il retrouve ainsi l'harmonie et la belle ordonnance de l'art grec ? C'est bien possible, car Andrieux, avec qui il entretint des relations suivies, nous laisse entendre quelque chose d'approchant : « Notre tragédie a emprunté du théâtre d'Athènes, lisons-nous dans la Notice sur Mlle Clairon, un certain grandiose de l'expression … : c'est par là que notre tragédie l'emporte sur celles des autres peuples de l'Europe, chez lesquels la scène tragique admet trop souvent des détails familiers exprimés dans un langage sans noblesse ». Talma ne renonce donc pas tout à fait à la majesté du débit traditionnel, car il considère que cette majesté est inhérente au genre. Même il l'exagère parfois : ses adversaires les plus imbus d'esprit classique dénoncent en effet la monotonie et la lourdeur de sa diction lorsqu'il doit réciter une suite de vers quelque peu étendue. Ils blâment sa mélopée traînante qu'avouent également ses partisans les plus déclarés, tel Moreau14. Cependant il ne conserve pas à cette somptuosité de la déclamation tragique sa couleur habituelle, car il la transforme totalement par des tons mélancoliques et plaintifs, par des inflexions larmoyantes, comme s'il était chargé de toutes les fatalités de l'univers. Ainsi, soit dans ses brèves répliques, soit dans ses longues tirades, et par des procédés différents, il assombrit les héros de la tragédie française : il hurle et gémit tour à tour ; il sacrifie l'harmonie séduisante, trop uniforme sans doute, mais du moins plane et facile, de l'alexandrin classique.
Notes de bas de page
1 Fleury (1751-1822) fait partie depuis 1774 de la Comédie française. Il y joue la tragédie, la comédie et le drame. - Dugazon (1741-1809) est surtout un acteur de comédie.
2 Cité par Regnault-Warin, p. 144.
3 A. Dumas, Mémoires, T. IV, p. 22.
4 Mme Talma, p. 239.
5 Chateaubriand, T. II, p. 256 (année 1802).
6 Le Charles IX, de M.-J. Chénier, est de 1789.
7 N. Lemercier, ”Notice sur Talma”, dans la Revue encyclopédique, 1827.
8 Chateaubriand, T. II, p. 256.
9 Cf., à ce propos, Arnault, Souvenirs d'un sexagénaire ; A. Dumas, Mémoires, T. IV, p. 22-23 ; Larive, Cours de déclamation.
10 Papiers Lebrun, 44 ; lettre de Talma au comte de Brühl à Berlin, 23 mars 1820.
11 Louise Contat (1760-1813) joue à la Comédie Française à partir de 1776 : élève de Préville, elle s'est surtout consacrée à la comédie et à créé le rôle de Suzanne, dans Le Mariage de Figaro.
12 Samson, Revue des cours littéraires, T. III.
13 Legouvé père, Décade philosophique, 1798 ; Moreau, Mémoires historiques et littéraires sur Talma, 1826. Cf. encore Aubert de Vitry, Dictionnaire de la conversation, 1839, avec l'aveu de Talma ; Stendhal, Journal, 20 et 26 avril 1804. N. Lemercier est le seul à affirmer le contraire : il confond donc les époques. Il existe dans les Papiers Lebrun une curieuse lettre de Talma (n° 79) au citoyen de Chamois, qui lui avait fait quelques observations à propos d'Horace : « Il m'a paru que j'avais beaucoup trop crié et forcé mes moyens, que je n'avais pas mis assez de simplicité dans ma diction et dans mes gestes ».
14 Elle n'a pas échappé à la critique de Stendhal : « Talma fut ferme et enflé, écrit celui–ci dans son Journal le 19 juillet 1804. L'enflure est le défaut général de nos acteurs ; je crois que cela peut venir en partie du bavardage éternel des pièces de Racine et de Voltaire. Là où il fallait deux mots, il y a dix vers : il faut bien en marquer le débit de quelque manière. Dès que Talma revient au naturel (hier une fois), je me sens le cœur remué ».
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