Chapitre II. La phonétique de la rime
p. 215-252
Texte intégral
I. LES VOYELLES
1En théorie, il est admis par tous les métriciens que les rimes d'orthographe différente doivent être approuvées quand elles présentent le même son, sauf dans certains cas qui seront examinés au cours de cette étude. La règle n'a donc qu'une valeur générale, mais repos va bien avec berceaux, comte avec compte, consumé avec j'allumais, balcons avec féconds, et L. Racine blâme Malherbe d'avoir voulu interdire innocence : puissance, grand : prend, Romains : chemins, où pourtant les finales sont de timbres semblables1. Au contraire des mots d'orthographe identique, mais qui ne sont pas prononcés de la même manière, ne doivent pas être appariés ; ainsi j'aimai : le mois de mai ne vaut rien, parce que j'aimai se termine par un e fermé (é) [e], tandis que l'e est ouvert dans mai (è) [ε]. La règle défend les variétés ouverte et fermée d'une même voyelle, à [a] et à [a], ò [כ] et ó [o], oè [œ] et oé [Ø]2. Comme l'ancienne terminologie, fondée sur la confusion du timbre et de la quantité, est toujours en usage, on dit et on écrit communément que la rime des ”brèves” et des ”longues” est prohibée.
2Les poètes bien souvent passent outre, et même ils tombent dans des contradictions que des critiques leur reprochent : « Si les voyelles longues, remarque Boindin3, riment avec les brèves, pourquoi n'ose-t-on faire rimer tache et tâche, jeune et jeûne ? et si elles ne riment pas, pourquoi employe-t-on sans scrupule celles de traces et grâces, Grèce et presse ? » Cependant, sur le principe lui-même, il n'y a pas de divergences. Louis Racine4 s'étonne de ce que son père, dans Alexandre, ait accouplé tache et lâche. Le P. Buffier, rencontrant chez Boileau une faute qui nous semble vénielle, n'hésite pas à la condamner : « La rime est défectueuse, mais tolérée, entre deux mots de même son, dont l'un se prononce long, et l'autre bref, comme goût et tout. Si M. Despréaux a employé cette rime, ce n'est point par cet endroit qu'il a été grand poëte. Voici ses deux vers :
Aimez-vous la muscade, on en a mis partout :
Sans mentir, ces pigeons ont un merveilleux goût. »5
3Sur l'association hâte : flatte qu'il rencontre chez Corneille (Médée, I, 4), Voltaire note : « Mauvaise rime, parce que flatte est bref, et hâte est long ». L'abbé Joannet6 veut lui aussi que les versificateurs respectent la règle : « Il faut éviter de faire rimer deux mots dont l'un auroit la finale brève, et l'autre longue, tels que sont les suivans, homme : fantôme, trône : couronne, etc. Les exemples de ces rimes défectueuses ne sont pas rares, même chez nos meilleurs poëtes, mais leur négligence ne fait pas loi. L'oreille désapprouvera toujours les sons disparates de ces rimes :
- Ce hideux bourreau, moins un homme
Qu'un patibulaire fantôme. (Gresset)- La vérité leur dresse un trône,
La candeur forme leur couronne. » (Id.)
4Beauzée7 est du même avis : « La rime ne seroit pas soutenable, si les dernieres syllabes correspondantes n'avaient pas la même quantité. Ainsi, dit M. l'abbé d'Olivet, ces deux vers seroient inexcusables :
Un auteur à genoux dans une humble preface
Au lecteur qu'il ennuye a beau demander grâce ;
5C'est la même chose que ceux-ci justement relevés par M. Restaut :
- Je l'instruirai de tout, je t'en donne parole
Mais songe seulement à bien jouer ton rôle.- Si ce n'est pas assez de vous céder un trône,
Prenez encor le mien, et je vous l'abandŏnne. »
6Sur somme : gnome (Gresset, La Chartreuse), La Harpe écrit : « très mauvaise rime » (III, 1,1, 3). Sur rênes : rennes (Roncher, Les Mois), il est sévère : « Rênes et rennes, dont l'un est très long, et l'autre très bref, riment d'autant plus mal, que les deux mots sont plus ressemblants » (III, 1, 2,6).
7Les remarques qui précèdent nous attestent une prononciation tout à fait semblable à la nôtre. Pourtant il ne faudrait pas toujours juger les poètes du xviiie siècle en prenant pour critérium les habitudes de notre parler moderne. Pendant longtemps encore les mots masculins dont la tonique est moyenne au singulier l'ouvrent ou la ferment au pluriel. D'une façon générale il en est ainsi devant toute s. En 1687, Hindret note que la finale est longue dans les mots en s précédés d'une consonne, avocats, soldats, abricots, mots, sujets, fiefs, ducs, faveurs. Ce témoignage, qui nous montre la persistance d'une particularité ancienne de notre langue, est répété par de la Touche (1696), le P. Buffier (1709), l'abbé d'Olivet (1736), Durand (1748), Antonini (1753). « Tous les pluriels, écrit également Dumas, sont longs universellement dans les noms, dans les verbes, dans les articles, en un mot, dans toute expression qui en est susceptible... Vous savez aussi bien que moi qu'il y a de la différence entre le Roĭ et les Roīs, le dŭc et les dūcs, le rŏc et les rōcs ; on ne prononce pas l's, il est vrai, mais on la fait sentir par un petit allongement sans affectation ». Antonini cite « des noms en as qui sont brefs au singulier, et longs au pluriel : le bras, les bras ; le pas, les pas »8. Pourtant je n'établis dans la liste qu'on va lire, et qui a été dressée d'après des textes précédemment énumérés9, aucune distinction entre le singulier et le pluriel de ces deux derniers mots, où la différence du timbre devait être fort peu sensible, puisque le Dictionnaire de l'abbé Féraud leur attribue également la valeur d'une ”longue”, et cela dans tous les cas. Sont donc phonétiquement très correctes au xviiie siècle les rimes suivantes, qui de nos jours ne le sont plus avec la même rectitude, notamment lorsque la prononciation du pluriel a été reformée sur celle du singulier :
J.-B. Rousseau –I– (á) pas : combats (26 ;01) ; : attentats (79) –(è) forêts : secrets (163) – (υ) doux : dégoûts –
II – nous : goûts (85).
Voltaire – Henr. – (á) pas : combats (31, 40, 66, 130, 136, 139, 161) : états (63) : soldats (96, 119, 134, 142, 167) : bras (132) : éclats (137) : ingrats (139) – appas : états (41) : appas (136, 157) – trépas : bras (44, 45, 72, 77) : soldats (61, 107) : états (75) : combats (88, 103, 136) – bras : coutelas (94, 167) – climats : combats (120) – (è) progrès : regrets (23) secrets : intérêts (69) – forêts : sujets (112) : guérets (153).
Ma. – (á) trépas : bras (217, 223, 225, 231) : éclats (232) – bras : pas (221, 222) – (è) secrets : intérêts (214).
Mé. – (i) trépas : bras (254, 269, 277, 292) – pas : attentats (256) : soldats (261, 289, 292) : bras (264, 268) – (è) forêts : regrets (272).
L. de M. - (à) pas : états (273) : débats (274) : assassinats (278) : soldats (282) – trépas : bras (283).
Ir. – (á) pas : soldats (372) : états (381) : combats (383, 391) – trépas : soldats (374).
Saint-Lambert – (á) bras : pas (41) : Lucas (83, 87, 91) : appas (85) : trépas (114) – pas : états (111) – (è) guérets : forêts (63).
Delille – I – (á) bras : trépas (83) : pas (99, 277) : bas (179) – pas : états (89) : débats (119) : soldats (173) : combats (185) : séparas (189) – trépas : éclats (143) : combats (167) – (è) forêts : mets (277)
II – (á) pas : éclats (9, 21) : états (31, 35,159) : attentats (49) : combats (143) – trépas : ingrats (37) : bras (53, 135) : combats (61, 207) : soldats (225) – fracas : éclats (115) – bras : combats (129) : mats (161) : pas (207, 237, 239) – (è) secrets : apprêts (29).
A. Chénier – I – (á) pas : délicats (3, 19, 79, 147) : bras (21, 131, 136, 178) : abandonneras10 (124) : vivras9 (134) : ingrats (209) – appas : combats (121) : bras (140) – (è) guérets : forêts - (ú) sûrs : murs (212).
II - (á) trépas : combats (13) – pas : combats (30, 171, 244) : ingrats (61) : bras (189, 212, 220) – cas : délicats (218) – (è) forêts : muets (56).
8En dehors de la différence de timbre qui distingue les singuliers des pluriels, il est un petit nombre de voyelles qui appellent des remarques particulières.
9A. – Dans les verbes, les secondes personnes du singulier en -as (tu feras, tu chantas), longtemps fermées, tendent à devenir moyennes à la fin du xviiie siècle, mais non sans résistance, puisqu'aujourd'hui encore, en Normandie, on prononce tu as, etc. en á. Il en est de même pour la troisième personne du subjonctif imparfait des verbes de la première conjugaison : qu'il chantât où á passe à a. Il s'ensuit que beaucoup de rimes changent de sonorité par rapport à ce qu'elles étaient à l'époque classique.
10E. – La terminaison -ere prend un timbre ouvert, alors que jusque-là elle l'avait fermé : « On voit encore, dit de Longue en 173711, quelques orateurs, ou des comédiens, prononcer comme masculins les e pénultièmes de frére, mére ; même la diphtongue ai, nécécére, vulguéré, pour frère, sévère, nécessaire, vulgaire, avec des accens graves ». L'abbé d'Olivet indique que -ere est douteux et que l'e y est « un peu ouvert » dans chimere, pere, sincère, il espere12. C'est également le sentiment de Restaut : « Les oreilles un peu délicates, écrit-il13, auront peine à accorder la rime de terre avec celle de pere, non pas parce qu'il y a deux rr dans terre et qu'il n'y en a qu'une dans pere, mais parce que l'e est fort ouvert dans terre et qu'il n'est qu'un peu ouvert dans pere, ce qui fait deux sons différens. En sorte que, par cette raison, terre ne rimera bien qu'avec des mots où l'e sera fort ouvert, tels que guerre et tonnerre ». La même observation se retrouve chez Domairon14. Mais Voltaire, à trois reprises différentes15, a pris parti pour le timbre è, notamment dans ses Commentaires sur Corneille, à propos de ces vers de La Mort de Pompée :
Lui que sa Rome a vu, plus craint que le tonnerre,
Triompher en trois fois des trois parts de la terre. (II, 2)
11« On voit bien là, remarque-t-il, le misérable esclavage de la rime. Ce tonnerre n'est mis que pour rimer à terre ; on s'est imaginé, grace à ces malheureuses rimes, si souvent rebattues, qu'il n'y avait que tonnerre et guerre qui pussent rimer à terre, à cause de deux rr qui se trouvent dans ces mots... L'usage fait tout ; mais c'est un usage bien condamnable de se donner des entraves si ridicules... On prononce terre comme père, mère ; et, puisque abhorre rime avec adore, terre doit rimer avec mère ». Il a écrit dans Alzire ces deux alexandrins :
La main, la même main qui t'a rendu ton père,
Dans ton sang odieux pourrait venger la terre, (III, 5)
12et il les a accompagnés de cette note : « Père doit rimer avec terre, parce qu'on les prononce tous deux de même. C'est aux oreilles et non pas aux yeux qu'il faut rimer,... un usage contraire ne serait qu'une pédanterie ridicule et déraisonnable ». L'Académie, en 1740, à partir du mot misère, a opté pour è dans toutes les finales en -ere, quelle que fût leur origine.
13Les désinences en -iere, en -eve et en -ege, primitivement fermées, ont pris un e ouvert dans le courant du xviiie siècle, mais l'ancien timbre a persisté très longtemps dans -ege. L'e de -iere est noté ouvert par l'Académie dès 174016.
14Tous les critiques sont unanimes à condamner les rimes normandes, mais les exemples qu'ils en donnent sont tous empruntés à des auteurs de la période classique. L'abbé Berthelin et de Wailly, en tête de leurs éditions du Richelet, interdisent Jupitèr : vanter, mèr : aimer, enfer : échauffer, chèr : approcher, « quoi qu'en ait pensé le P. Mourgues, qui prétend que l'e devient ouvert dans la dernière syllabe des infinitifs ». Restaut et d'Açarq appuient ce témoignage : « L'oreille, dit le premier, est blessée de la rime des mots en -er, avec l'é fermé, comme aimer, triompher, mériter, chercher, confier, etc., avec les mots terminés en -er avec l'e ouvert, comme la mer, l'enfer, Jupiter, cher, fier, etc. Ce défaut se trouve dans les vers suivants :
Hé bien, cher Acomat, si je leur suis si cher
Que des mains de Roxane ils viennent m'arracher... » (Baj., II, 3)
15À propos de ces deux vers alexandrins de Racine :
Songez-y bien, Madame, et si je vous suis cher...
Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher. (Bér., V, 6-7)
16d'Açarq note : « L'e ouvert de cher et l'e fermé de chercher ne riment point ». Plus loin les deux vers suivants, du même poète, sont également blâmés :
Et lorsqu'avec transport je pense m'approcher
De tout ce que les dieux m'ont laissé de plus cher (Ph., III, 5)
17Ce qu'il y a de certain, c'est que le rimes normandes embarrassaient beaucoup les acteurs. Dans son Commentaire sur Nicomède, Lekain a rencontré ces deux alexandrins :
Je le fais roi du Pont, et mon seul héritier,
Et quant à ce rebelle, à ce courage fier... (Nic, IV, 4)
18« Héritier, remarque-t-il, ne rime point avec fier, à moins que du temps de Corneille ce dernier substantif ne se prononçât comme le verbe fier : cet usage n'ayant plus lieu, sans rien changer au sens, ni à la texture du vers, on peut substituer l'épithète d'altier à celle de fier ».
19L'association e : oi était déjà fréquente au xviie siècle. Elle a été expliquée. Elle se présente encore dans la première moitié du xviiie siècle selon les deux graphies ai : oi et è : oi :
J.-B. Rousseau - I - connoître : naître (13, 153, 186) : maître (169) - maître : disparaître (117) : paraître (170) - reconnoître : naître (152)
II - connoître : naître (12, 30, 60, 94) : être (86) : maître (88) - paroître : maître (56) : être (80)
Saint-Lambert - naître : reconnoître (37) : paroître (42) - être : disparaître (114) : connoître (142).17
20Tout cela s'accorde en è. Puis la graphie change. Je relève paraître : reconnaître dans une édition de L'Orphelin de la Chine en 1774, connaître : maître dans une édition du Siège de Calais de du Bellay en 1765, maître : naître dans la tragédie Gustave, de Péron, rééditée en 1773, etc. Le nombre des auteurs et des imprimeurs fidèles à l'ancienne orthographe diminue de plus en plus, si bien que les rimes semblables aux précédentes disparaissent. Boindin a déclaré qu'elles étaient excellentes pour l'oreille. Demandre18 approuve croître : hêtre, où bien évidemment il compte sur la prononciation crètre.
21Dans beaucoup de mots, wè a triomphé de e et a fini par devenir wa : c'est le cas de croître, croire, accroire, droit, adroit, endroit, étroit, froid, ce qui a mis fin à des rimes jusqu'alors usitées. « Oè, dit d'autre part Thu-rot19, a été remplacé par oa d'abord dans les monosyllabes en -ois, comme bois, pois, noix et quelques infinitifs en -oir, comme pouvoir, puis dans les mots en –oi, foi, loi ». Mais inversement des wè sont devenus è. Toujours selon Thurot, qui s'appuie d'ailleurs sur un grand nombre de témoignages, on ne prononçait plus que Français dès le commencement du xviiie siècle, et on a dit monnaie vers 1760. De bonne heure –ois et –oit, dans les désinences verbales, ne sonnaient plus que è. De la sorte bien des rimes ont été acceptées qui plus anciennement avaient paru douteuses : « Je ferois, j'aimerois, etc., dit Voltaire20, ne se prononcent point autrement que traits et attraits ; cepenant on prétend que ces mots ne riment point ensemble, parce qu'un mauvais usage veut qu'on les écrive différemment. M. Racine avait mis dans son Andromaque :
M'en croirez-vous, lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l'enlever, seigneur, je la fuirois. (III, 1)
22Le scrupule lui prit, et il ôta la rime fuirois, qui me paraît, à ne consulter que l'oreille, beaucoup plus juste21 que celle de jamais qu'il lui substitua ». La leçon définitive est en effet celle–ci :
Au lieu de l'enlever, seigneur, fuyez-la pour jamais.
23Le timbre è nous est également attesté par d'autres grammairiens, parmi lesquels le P. Buffier : « L'usage ne permet guère non plus, remarque-t-il22, de faire rimer un verbe en –ois, –oit avec un mot qui aurait le même son, mais qui s'écriroit en –es ou –et, comme diférois avec progrès ou portoit avec mortel ». L'abbé Joannet présente la même observation : « On ne permet guère, si ce n'est dans les poésies d'un genre aisé, d'employer pour rime deux mots qui auroient le même son, mais qui ne seroient pas écrits de la même manière, tels que seroient un verbe et un substantif, comme les forêts : je dirais, cabaret : ferait ».
24La résistance, contre laquelle s'était déjà élevé Boindin23, provenait de la différence d'orthographe ; elle disparut quand –ois et –oit, dans l'écriture, eurent été remplacés par –ais et –ait. Mais il restait chez les grands classiques des rimes basées sur l'ancienne prononciation en wè, et qui, autrefois fort correctes, étaient devenues mauvaises. Dans le Traité de la Versification française qui précède son édition du Richelet, l'abbé Berthelin écrit24 : « Il est bon d'observer que les verbes terminés en –ois, –oit, riment mal avec des noms terminés en –ais, en –ois et en –oit. Ainsi la rime de ces vers est défectueuse :
- Ma colère revient, et je me reconnois.
Immolons en partant trois ingrats à la fois. (Racine)- – Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit.
Comment ! c'est un exploit que ma fille lisoit ? (Idem)
25« Il faut donc faire rimer ces verbes avec d'autres verbes qui ont la même terminaison ». De Wailly, dans son édition de l'an VII, cite les mêmes vers, et conclut de même, mais il rédige sa phrase d'une manière un peu différente : « Il est bon d'observer que les mots terminés en –ois, –oit, qui se prononcent oa, ne riment plus avec ceux également terminés en –ois, –oit, mais qui se prononcent –ais, –ait ». Il constate donc que l'usage a changé. Mais comment fallait-il donc prononcer les vers des anciens poètes ? C'est Restaut qui nous le dit25 : « Lorsque le François exprime un nom propre, il se prononce toujours avec le son de la diphtongue oi, comme dans ces vers de La Henriade :
La discorde inhumaine,
Sous l'habit d'Augustin, sous le froc de François,
Dans les cloîtres sacrés fait entendre sa voix. (I)
26Mais lorsqu'il signifie les habitants de la France, il se prononce présentement avec le son de la voyelle ai, comme s'il y avoit français, tant dans le discours soutenu que dans le discours familier. Il est pourtant nécessaire de le prononcer encore en oi dans les vers, quand il rime avec un mot qui a la même prononciation, sans quoi les oreilles seroient choquées de la dissonance des rimes. Comme dans ces autres vers de La Henriade :
- Ah, s'écria Bourbon, quand pourront les François
Voir d'un règne aussi beau fleurir les justes lois ? (I)- Que ne puis–je plutôt ravir à la mémoire
Des succès trop heureux déplorés tant de fois ?
Mon bras n'est encor teint que du sang des François. (III)
27Mais l'usage de prononcer François en ai dans toutes sortes de discours est devenu si général, que les poètes mêmes doivent éviter de le faire rimer avec des mots terminés en oi26.
28OE. – Le timbre des oe est le même qu'aujourd'hui et ne donne lieu à aucune remarque.
29O. – Ce son est représenté par différentes graphies, au, eau, o, toutes riment ensemble, sauf différence entre les variétés ouverte, moyenne et fermée.
30I et Í ; U et Ú ; U et Ú – Bien que ces rimes fussent interdites par les critiques, elles sont d'un usage assez courant, et blessent fort peu l'oreille, parce que l'accent ferme les moyennes et produit l'égalisation des timbres.
31Quant aux voyelles anciennement nasalisées dans des mots comme flamme, bonne, pomme, sonne, leur nasalité s'est perdue au cours du
32xviiie siècle et elles ont pris, sauf dans quelques parlers provinciaux, le timbre qu'elles ont aujourd'hui.
II. L'E MUET DE LA RIME FÉMININE
33Cette voyelle, à la fin des mots, possédait déjà toutes les variétés de nuances qu'elle présente aujourd'hui dans le parler ordinaire. On lui accordait des valeurs diverses selon les combinaisons dans lesquelles elle entrait ; elle se faisait entendre d'une manière plus ou moins sensible, et parfois même elle était complètement nulle. Voltaire voyait en elle une des grâces les plus certaines de la langue française, et il l'a défendue à plusieurs reprises en des termes chaleureux que tout le monde connaît. En 1751, en tête du Siècle de Louis XIV, il s'exprimait ainsi27 : « La musique française, du moins la vocale, n'a été jusqu'ici du goût d'aucune autre nation. Elle ne pouvait l'être, parce que la prosodie française est différente de toutes celles de l'Europe. Nous appuyons toujours sur la dernière syllabe, et toutes les autres nations pèsent sur la pénultième ou l'antépénultième, ainsi que les Italiens. Notre langue est la seule qui ait des mots terminés par des e muets, et ces e, qui ne sont pas prononcés dans la déclamation ordinaire, le sont dans la déclamation chantée, et le sont d'une manière uniforme, gloi–reu, victoi–reu, barbari–eu, furi–eu. Voilà, dit-on, ce qui rend la plupart de nos airs, et notre récitatif insupportables à quiconque n'y est pas accoutumé ». Quelques années plus tard, il entra en conflit avec un Italien, Deodati, qui s'était établi à Paris pour enseigner sa langue et qui avait critiqué le timbre morne et éteint de nos syllabes féminines : « Vous nous reprochez, lui écrivit-il le 24 janvier 1761, nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche ; mais c'est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire, toutes ces désinences heureuses laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches ». Il est encore revenu sur cette question, qui lui tenait à cœur, dans un article de son Dictionnaire philosophique28, en rappelant les lances qu'il avait rompues en faveur de l'e muet : « Je ferais voir à la lettre E que nos e muets, qui nous sont reprochés par un Italien, sont précisément ce qui forme la délicieuse harmonie de notre langue. Empire, couronne, etc. C'est ce que nous avons répondu à un Italien homme de lettres, qui était venu à Paris enseigner sa langue, et qui ne devait pas décrier la nôtre. Il ne sentait pas la beauté et la nécessité de nos rimes féminines ; elles ne sont que des e muets. Cet entrelacement de rimes masculines et féminines fait le charme de nos vers ».
34Ces textes, si intéressants qu'ils soient, manquent de précision, ou plutôt mélangent des choses assez différentes. Dans le premier, il s'agit d'e muets placés à la rime, ce qui apparaît clairement par le fait que Voltaire cite les mots barbarie, furie, qui ne peuvent entrer dans le corps du vers, mais on peut l'entendre aussi d'une façon plus générale, comme d'une remarque qui vaut pour la langue courante, sauf l'exception du chant. Dans le second, Voltaire n'envisage que la prononciation commune du français : il veut dire sans doute que l'e muet est susceptible de nuances très variées, et que, là où il n'est pas articulé, la consonne antécédente du moins se fait toujours entendre et le laisse pressentir29. C'est seulement l'article du Dictionnaire philosophique qui mentionne expressément les rimes féminines, mais avec la même énumération de mots que la lettre à Deodati, en laissant de côté ceux où l'e muet succède directement à la voyelle tonique et dont Voltaire nous a déjà dit que la voyelle atone se faisait sentir dans le chant seulement. Ce sont ces mots, empire, couronne, etc., qui sont des rimes féminines réelles et qui établissent l'alternance par rapport aux mots masculins qui se terminent par une voyelle accentuée, suivie ou non par une consonne non articulée. Tout cela est écrit d'une façon très rapide et aurait gagné à être expliqué plus nettement.
35Il nous faut donc rechercher des suppléments d'information. L'e muet de la rime féminine, en résumé, peut se présenter sous deux aspects différents : ou bien il fait suite à une consonne avec laquelle il forme une syllabe atone, ou bien il apparaît, sans aucun son intermédiaire, derrière la voyelle tonique. C'est dans le premier de ces cas que l'e muet semble s'être le mieux conservé. Cependant beaucoup admettent qu'il puisse disparaître, car on cesse de plus en plus d'attribuer une syllabe de plus aux vers féminins qu'aux masculins ; il est rare qu'on rencontre des définitions où on lise que l'alexandrin a douze syllabes quand il est masculin, et treize quand il est féminin, ce qu'on lisait régulièrement chez les critiques du Moyen Âge et du xvie siècle. Pour les métriciens du xviiie siècle, ce vers a toujours douze syllabes. C'est à peine si l'on trouve encore quelques formules discrètes et adroites qui se ressentent encore du passé, comme celle dont use le Dictionnaire de Trévoux : « L'e muet final ne se prononce point : bonne, donne se prononcent comme bonn, donn. Les vers féminins ont une syllabe de plus, mais cette syllabe portant sur un e muet, devient en quelque sorte muette, et est comptée pour rien ». Voilà qui explique sans doute le facile sacrifice que consentent beaucoup d'auteurs lorsqu'ils examinent la question qui nous occupe présentement.
36Il n'échappe à personne que dans la conversation ordinaire l'e muet derrière consonne tombe très fréquemment. On admet qu'il peut en être de même à la rime. J'ai déjà cité un texte de Boindin où il assure qu'il n'y a pas de différence à l'oreille entre « bal et balle, sommeil et sommeille, encor et encore, vis à écrou et vice (vitium) »30. De son côté l'abbé d'Olivet cite les vers suivants, du P. de la Rue, destinés à être mis en musique :
Esprits qui portez le tonnerre,
Impétueux tyrans des airs,
Qui faites le péril des mers,
Et les ravages de la terre...
37« J'avoue que mon oreille, dit-il31, n'en sait point assez pour distinguer le son de ces quatre rimes. Je n'entends qu'erre partout, en supposant qu'on ne fera pas mal–à–propos, et contre l'usage, sonner les s d'airs et de mers, où elles ne sont que signes du pluriel ».
38On constate que la différence entre certaines rimes féminines et d'autres qui sont classées comme masculines s'affaiblit de plus en plus. Comme le d de David, autrefois assourdi à la finale, se prononce désormais sonore et fait suivre son explosion d'un e, d'Olivet souhaiterait qu'on pût l'apparier avec un mot comme avide. Il fait à ce sujet une série de remarques qui complètent les précédentes : « Mais, dira-t-on, pourquoi David et avide, froc et croque ne riment–ils pas ? Parce que nos poètes, jaloux de l'oculaire, n'ont voulu compter comme rimes féminines que celles où l'e muet seroit écrit »32. Comme chèvrefeuil (caprifolium) était devenu chèvrefeuille sous l'influence de feuille, on considère qu'il y a une licence poétique dans ces deux vers de Boileau :
Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil,
Qui dirige chez moi l'if et le chèvrefeuil
39et Voltaire se croit autorisé à écrire au marquis d'Argens :
Qu'il est beau, généreux, d'Argence,
De venger la faible innocence !
40Cependant l'e muet derrière consonne est écrit, et les musiciens se croient obligés, comme le constate Voltaire, de lui donner une valeur qui outrepasse celle qu'on lui accorde habituellement. Cette manière d'articuler est insupportable à l'abbé d'Olivet. Elle lui semble aussi risible que si on prononçait en latin patèr-eu nostèr-eu qui èsseu etc. Il finit par croire que c'est le théâtre qui en est responsable : « Au moins est-il certain qu'au théâtre ce n'est pas chose rare qu'un acteur, et surtout une actrice, dont les talens sont admirez, fasse adopter un mauvais accent, une prononciation irrégulière, d'où naissent insensiblement des traditions locales, qui se perpétuent, si personne n'est attentif à les combattre ». Là–dessus, enchanté de voir accourir ce renfort, Voltaire lui écrit, le 5 janvier 1767 : « J'ai dit, il est vrai, dans Le Siècle de Louis XIV, à l'article Musiciens, que nos rimes féminines, terminées toutes par un e muet, font un effet très désagréable en musique, lorsqu'elles finissent un couplet... Médor est obligé de s'écrier :
Ah ! quel tourment
D'aimer sans espéran-ceu.
41La gloire et la victoire, à la fin d'une tirade, font presque toujours la gloireu, la victoi-reu. Notre modulation exige trop souvent ces tristes désinences. Voila pourquoi Quinault a grand soin de finir, autant qu'il le peut, ses couplets par des rimes masculines ; et c'est ce que recommandait le grand musicien Rameau à tous les poètes qui composaient pour lui. Les acteurs et les actrices de l'Opéra font ce qu'ils peuvent pour sauver la longue tenue de cette finale désagréable et ne peuvent souvent en venir à bout ».
42Malgré cette opposition, l'e muet survit bien souvent, à cause de la graphie, et il apparaît même lorsqu'il n'est pas écrit. Un curieux passage de Mme de Genlis, en 1818, dans son Dictionnaire critique et raisonné de la cour, nous en apporte le témoignage : « On n'a jamais mieux déclamé que Le Kain, Mlle Clairon et Mouvel33 : l'art de la déclamation a beaucoup perdu depuis trente ans. Mlle Vestris34 commença à la gâter par une prononciation vicieuse, que presque tous les acteurs ont imitée depuis. Elle mettait des e muets au dernier mot de tous les vers masculins terminés par une r ; par exemple elle eût dit :
J'ai cru sur mes projets, sur vous, sur mon amou-re,
Devoir en Musulman vous parler sans détou-re,
43et en appuyant sur ce re qu'elle ajoutait. Il est inconcevable qu'une prononciation aussi ridicule, non seulement n'ait pas été sifflée par le public, mais que personne, avant l'auteur de cet ouvrage, ne l'ait critiquée, et que les acteurs l'aient adoptée ». Mme de Genlis fait ici une erreur partielle. Cet e muet, ainsi ajouté, n'était pas une invention de Mlle Vestris, mais bien un des aspects du fameux hoquet tragique, qui a régné pendant tout le vxiiie siècle, et qui a créé, entre les rimes masculines et féminines, une affreuse confusion. On peut en suivre les traces jusqu'à notre époque. Aristippe nous l'atteste encore en 1826 : « Les acteurs ajoutent presque tous une syllabe aux e muets, et ils prononcent barbarie, eu : terrible, eu : sévère, eu : perdue :eu. Il en est de même pour les mots qui se terminent en r, comme cœur, e : horreur, e : malheur, e »35.
44Cette dernière remarque nous amène au cas où l'e muet succède directement à la voyelle tonique de la rime, position que les grammairiens, le plus souvent, examinent sans la séparer de la précédente, bien que la résistance de la voyelle féminine y soit moindre. Il semble bien que dans les deux premiers tiers du vxiiie siècle, l'e muet ainsi placé se maintienne assez souvent à la fin du vers, bien qu'il soit déjà profondément atteint. On sait en effet que les troisièmes personnes du pluriel de l'imparfait de l'indicatif et du contitionnel présent des verbes, bien que terminées en-oient, ainsi que les deux formes aient et soient, ne comptent que comme des rimes masculines36, selon une règle déjà ancienne que mentionnent tous les métriciens, le P. Buffier, Restaut, l'abbé Joannet, de Wailly parmi tant d'autres. Cette analogie ne manque d'agir, et d'ailleurs la prononciation courante ne permet plus de distinguer chanté et chantée, ami de amie, etc. Le P. Buffier déclare que, nul généralement dans la conversation, l'e muet qui suit une voyelle tonique doit toutefois se prononcer dans le discours soutenu et dans le chant. En 1733, Dumas appuie cette manière de voir : « Le P. Buffier, après bien d'autres grammairiens, prétend que dans les mots anée, aisée, le dernier e est entièrement muet, et qu'il ne fait qu'alonger l'e masculin qui le précède... Cependant, dans le discours soutenu ou dans le chant, il faut faire sentir cet e final ». En 1760, Boulliette nous en dit autant : « Précédé d'une voyelle à la fin d'un mot, il ne se prononce point et fait seulement traîner la voix sur la voyelle qui le précède, excepté à la fin des vers, où il forme une rime féminine et se fait prononcer ou chanter assez désagréablement eu, la vi-eu, je jou-eu, j'étudi-eu ». En 1766 Cherrier, à propos de la terminaison -oye, fait la emarque suivante : « Cet e muet hors des vers ne sert qu'à rendre longue la syllabe... j'emploi, qu'il voî, une oî ; mais, en lisant ou en récitant des vers, on feroit encore entendre l'e obscur suivant »37. Quatre années plus tard, l'abbé Sabatier de Castres38 reproche à ces alexandrins de Racine de manquer d'harmonie, « en ce que les rimes masculines ont une trop grande convenance avec les féminines », ce qui signifie qu'elles rendent à son oreille le même son :
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
Et qu'à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie. (Andr.)
45Il s'agirait donc, en mettant les choses au mieux, de maintenir dans la poésie une prononciation différente de celle du langage ordinaire. Comme Boulliette, Voltaire s'y oppose lorsqu'il s'agit de vers mis en musique : « Le chanteur, dit-il dans sa lettre du 5 janvier 1767 à l'abbé d'Olivet, est obligé de prononcer :
Si vous aviez la rigueur
De m'ôter votre cœur,
Vous m'ôteriez la vi-eu.
46Arabonne est forcée de dire :
Tout me parle de ce que j'aim-eu. »
47Mais il y a d'autres protestations qui visent la poésie déclamée. Dhanne– taire39 regrette que l'on fasse « trop sentir l'e muet des teminaisons féminines, telles que dans hyménée, empire, couronne, destinée, envie. Il y voit l'affectation, certainement parce que cette manière d'articuler devient exceptionnelle. « Pourquoi vouloir s'exprimer sur la scène autrement que dans la société ? Le public est-il là pour apprendre tous les raffinements de l'orthographe la plus étudiée ? Mais, dira-t-on, l'on doit cependant rendre Ye muet sensible dans le débit du vers... A la bonne heure, mais puisqu'il est nommé muet, du moins ne faut-il pas l'articuler avec un excès ridicule ; sans quoi on aurait l'air de gasconner ». En 1811, Larive40 revient à la charge : « Je dois signaler un défaut qui dénature et corrompt la prononciation : c'est l'habitude qu'on a d'ajouter une syllabe à tous les e muets et de prononcer barbarie, terrible, sévère, perdue ». En 1814, l'abbé Scoppa, qui a déclaré en s'appuyant sur Marmontel, que la voyelle féminine après consonne simple ou après voyelle ne se prononce pas, se plaint d'une manière d'articuler assez fréquente au Théâtre Français et qui blesse ses oreilles : « On donna à l'e muet le son de yeu, non seulement dans le chant, mais aussi dans le discours parlé : comme je l'entends prononcer par les acteurs du Théâtre Français dans les mots patrie, envie, jolie : patri-yeu, envi-yeu, joli-yeu (en faisant glisser un i mouillé, qui est une consonne, sur l'eu »41. Les causes de la persistance de la voyelle féminine qui succède directement à la voyelle tonique, quand cette persistance se produit, sont les mêmes que dans le cas précédemment étudié : il faut l'attribuer à l'écriture, à la règle bien connue de l'alternance, et au hoquet tragique. Mais elle rebute une grande partie du public, et bien souvent l'e muet dans cette position ne se fait aucunement sentir.
III. LES CONSONNES
48On continue de maintenir le précepte qui interdit d'associer deux mots masculins dont la voyelle accentuée est identique, mais dont l'un seulement ajoute à cette voyelle tonique une consonne qui, d'ailleurs, si elle est nasale, s'écrit indifféremment par une m ou une n. Ainsi tyran ne peut s'apparier avec grand ni avec rang ; la reine de Saba ne peut s'unir à combat ou à tabac ; changé ne peut s'associer à berger. La dernière de ces prescriptions, qui concerne l'r, n'est pas considérée comme fort importante par le P. Buffier, mais elle est énergiquement maintenue par Demandre, l'abbé Berthelin et de Wailly. La défense est la même lorsque l'un des deux mots s'achève par une r pure obligatoirement prononcée et l'autre par une r suivie de consonne : or et fort sont donc prohibés. Enfin, conformément à la tradition, que les manuels conservent encore aujourd'hui, deux rimes féminines, pour être valables, doivent également se terminer, l'une et l'autre soit par une voyelle, soit par une consonne, mais non pas l'une d'une manière et la seconde de l'autre : « Les troisièmes personnes plurièles des tems des verbes, dit le P. Buffier42, comme disent, fesoient, partassent ne sont point censées rimer avec des mots qui ne sont point au même tems de ces verbes, et qui ne finissent point comme eux par nt43, bien que d'ailleurs ce soit le même son. Ainsi disent n'est point censé rimer avec cime, bise, ni feroient avec prêt, raie, bien qu'ils se prononcent également avec un e ouvert long, frè, prè, rè, etc., ni portassent avec croasse, grimace. Les poètes restent presque toujours fidèles à ces usages, dont il nous restera à rechercher plus loin dans quelle mesure ils sont légitimes44. Les exceptions sont très rares. J.-B. Rousseau et Saint–Lambert n'en présentent aucune. J'ai cependant rencontré Carloman : Armand et mont : baron dans Le Glorieux de Destouches (V, 5), tyran : différent une fois chez Voltaire (Ma., 203), nord : essor une fois chez Delille (II, 189), lourd : calembour une fois dans Chénier (II, 238). En revanche Mlle Spiero en a recueilli plusieurs exemples chez Florian : bord : encor (I, 7) ; fort : encor (I, 18) ; maçon : pont (III, 13) ; vert : l'air (IV, 20) ; enfant : milan (V, 4) ; canton : tronc (II, 2) ; vallon : long (III, 13) ; paysan : impatient (V, 6) ; son catalogue d'ailleurs est loin d'être complet.
49Mais les désinences verbales ci–dessus désignées étant mises à part, on tient toutes ces rimes pour correctes lorsque les mots appartenant aux catégories précédentes sont au pluriel, ou lorsque, l'un des deux mots associés seulement se trouvant au pluriel, l'autre est terminé au singulier par une s. C'est là une règle ancienne, que les traités de versification maintiennent encore de nos jours : « Un mot terminé par une s, écrit Restaut45, par un x, par un z, ne rimeroit pas avec un mot qui ne seroit pas terminé par l'une de ces trois lettres. Ainsi aimable ne rimeroit pas avec fables, ni discours avec jour, ni vérité avec vanités ou méritez, ni genou avec vous ou courroux, ni cheveu avec heureux, etc. Il n'est pas nécessaire que les mots dont la rime est terminée par l'une de ces trois lettres soient du nombre pluriel, ni que ce soit la même lettre qui les termine. Ainsi le discours rimera avec les jours, célestes avec tu détestes vanités avec vous méritez, vous avec courroux, paix avec jamais... Quand les mots sont terminés par une s ou par un x, la convenance des consonnes ou des voyelles précédentes ne s'exige plus avec la même sévérité : il suffit que les dernières syllabes aient les mêmes sons : ainsi rangs rimera avec tyrans, balcons avec féconds, jours avec sourds et courts ». Comme tous les manuels se répètent, il n'y a pas lieu de s'appesantir. Naturellement aucun d'eux ne donne une explication qui justifierait la règle. Elle est la règle, et cela suffit. Cependant le P. Buffier proteste qu'on ne doit pas l'énoncer en disant qu'un singulier ne doit point rimer avec un pluriel, » car feront, qui est un pluriel, rime très bien avec rond, qui est un singulier, de même encore un accès avec les procès, et l'encens avec les sens ». Toutes les rimes masculines des textes que j'ai dépouillés sont conformes à cette prescription. Parmi les rimes féminines de Florian, Mlle Spiero a relevé l'exception admirable : coupables (V, 14) ; A. Chénier présente les deux alexandrins suivants :
Sourd à tes serviteurs, à tes amis eux-mêmes
Le front baissé, l'œil sec, et le visage blême... (I,195)
50On sait que l's non étymologique a été ajoutée par analogie aux premières personnes de l'indicatif présent et du parfait, et à la seconde personne de l'impératif d'un grand nombre de verbes. Cette s est devenue au xviiie siècle une orthographe tout à fait régulière. Mais les poètes du xviie négligeaient souvent de l'écrire à la rime quand elle les gênait, ce qui avait fini par être considéré comme une licence. Restaut46 i un grand nombre d'exemples tirés des poètes classiques. On lit chez Boileau :
Mais moi qui dans le fond fais bien ce que j'en crois,
Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,
51et d'autre part :
En les blâmant enfin, j'ai dit ce que j'en
croi Et tel qui me reprend en pense autant que moi.
52Ce sont surtout les formes je croi, je voi, je di, je sai, je doi, je reçoi qu'on rencontre ainsi écrites. Mais Racine présente je vous en averti, Molière je frémi et je le vi. On continue donc de se régler sur ces illustres modèles. D'où cette remarque de Restaut, qui, comme on peut s'y attendre, ignore tout de l'histoire de la langue : « On retranche souvent dans les verbes l's finale de la première personne du singulier du présent de l'indicatif et de la seconde personne de l'impératif de quelques verbes des trois dernières conjugaisons, principalement de ceux qui ont ces personnes terminées en –ois ou en –is. Et cette licence servira à confirmer ce que nous avons dit, que l'usage d'écrire en prose quelques–unes de ces mêmes personnes sans s avait été vraisemblablement introduit par les poètes, qui y laissent ou retranchent l's finale, selon qu'elle leur est nécessaire ou non pour la liaison des mots, ou pour la justesse de l'expression ». Pareillement on enlève l's finale à un certain nombre de mots comme remords, buis, Athènes, Londres, Thèbes. Voici à ce sujet un petit catalogue :47
J.-B. Rousseau — I : je te doi : à toi (25) – II : je voi : foi (64) – j'en convien : bien (83)
Voltaire — Henr. : je voi : moi (114) – Mé. : voi : toi (288) – L. de M. : roi : je voi (267, 289) – hautaine : Athène (270) – Ir. : moi : doi (367) – Tancrède : mort : remord.
Chénier — I : Hippocrène : Athène (57) – bui : lui (85) – je revoi : toi (213) – II : scène : Athène (14) – je le voi : toi (146).48
53En outre les traités interdisent de faire rimer deux mots masculins dont chacun est terminé par une consonne différente, étant admis toutefois, pour des raisons précédemment exposées, que t et d, p et b, c et g, enfin s, x et z, sont identiques. Ainsi flanc et sang, marchez et attachés vont bien ensemble, mais non pas rang et champ, ni vagabond et plomb. Les classifications de l'abbé Berthelin, auxquelles reste fidèle de Wailly, ne changent rien sous ce rapport aux listes de mots établies par P. Richelet au xviie siècle dans son Dictionnaire des Rimes. Les poètes se conforment rigoureusement à ces prescriptions, qui ne correspondent plus aux habitudes de la prononciation courante. Domairon réunit quelques–unes des règles que nous venons de rappeler dans un même paragraphe : « Deux mots qui seroient au singulier, mais dont l'un seroit terminé par une voyelle, et l'autre par une consonne, quoique précédée de cette même voyelle, ne rimeroient pas ensemble. Ne faites donc point rimer loi avec bois, voix ou exploit, non plus que genou avec courroux, etc. Les versificateurs rigides ne veulent même pas que détour rime avec secours, sultan avec instant, essor avec transport, parce que ces mots ne sont pas terminés par la même consonne, ou par une consonne équivalente. Mais ils font rimer ensemble instant et attend, accord et fort, etc. »49. Les prescriptions qui concernent l'équivalence des consonnes finales ne souffrent au xviiie siècle qu'un tout petit nombre d'exceptions. Je n'en ai rencontré aucune dans les textes que j'ai dépouillés de J.-B. Rousseau, de Voltaire, de Saint–Lambert, de Chénier. Pourtant Delille présente les exemples tremblant : flanc (I,141) et sanglant : flanc (I, 151) ; Mlle Spiero relève chez Florian sort : efforts (IV, 8) – pont : long (II, 5) – tronc : répond (II, 2) – d'à-plomb : long (II, 7) – long : profond (III, 11), et, je le répète, son catalogue n'est pas complet.
54Parallèlement aux rimes normandes, qui associent des mots où l'r finale est prononcée avec d'autres mots dont l'r n'est plus articulée, il existe d'autres rimes qui unissent des mots dont l's terminale ne se fait plus sentir dans le parler ordinaire à d'autres mots où l's continue de se faire entendre. Cette différence du moins est celle qu'on peut constater dans notre usage moderne. Soit par exemple les fins de vers Titus : vertus. Nous faisons sonner l's dans le premier de ces mots, mais non dans le second. De J.-B. Rousseau à A. Chénier, les poètes ne reculent pas devant de pareils accouplements. L'abbé Berthelin et de Wailly mettent ensemble Atys et apprentis, etc. ; héros, éclos, Argos, Lemnos, os, Minos, etc. ; reclus et Crassus, etc. Voici à ce propos tout un catalogue d'exemples :
J.-B. Rousseau — I – sens : innocent (12) : puissants (17) : accents (26) : impuissant (84, 164) : encens (93) – tous : vous (15–16) : nous (20) – mœurs : coeurs (17, 78) : humeurs (51) : vainqueurs (107) – Janus : parvenus (48) – légetis) : cher (27) : passagers (65) : déroger (83) – vertus : Phébus (84) : Clytus (54) : Titus (155) – Thêtnis : soumis (54) : remis (78) : ennemis (125) – Varus : accrus (65) – Procris : chéris (69) – Atropos : héros (76, 96) – Cérès : secrets (87) : arrêts (165) – Mars : hasards (93) : parts (127) – Cad– mus : émus (95) – Rhécus : vaincus (101) – Persépolis : amollis (136) – Vénus : ingénus (166) – Argos : flots (172) — II – mœurs : rumeurs (10) : langueurs (82) : cœurs (98) – Iris : esprits (13) – Vénus : retenus (24) – Mécénas : cas (36) – sens : ans (42, 52) : menaçants (49) : encens (54, 87) : puissants (94, 97) – Mars : épars (48) – Midas : ébats (72) – tous : jaloux (79) : nous (82) – Phébus : attributs (80).
Voltaire — Henr. Mars : arts (32) : hasards (60) : Césars (93) : remparts (161) –Medicis : récits (40) : surpris (49) –fils : replis (41) : remis (111) : réunis (122) : unis (123) : cris (137) : attendris (137) : Louis (156, 164) : accomplis (170) – tous : coups (49) : nous (113) : genoux (120) : vous (168) – sens : présents (50) – Contras : trépas (59) – Athos : flots (70) – fleurs de lis : assis (119).
Ma. – tous : genoux (193) : vous (214) – imposteurs : mœurs (200) – fils : ennemis (216) – sens : languissants (223)
Mé. –fils : réunis (252) : cris (254, 294) : trahis (257) : esprits (264, 289) : mis (267) : inouïs (270) : saisis (276, 281) : admis (280) : éblouis (282) : remis (283) : frémis (285) : permis (286) : pris (188) – Euryclès : palais (260) – Mar– bas : pas (264) – Sirris : mépris (264) – tous : vous (265) – Thémis : commis (268).
L. de M. – Minos : héros (257, 269) – fils : amis (261) : inouïs (290) – Phares : traits (273) : apprêts (290) – Mars : regards (273) – mœurs : honneurs (300).
Ir. – tous : genoux (384).
Saint–Lambert – Cérés : guéret (37, 51, 82) : forêts (70) : bienfaits (93) : engrais (109) – sens : printemps (49, 56) : languissants (57, 96) : renaissans (58) : présens (113) : ans (117, 151) : impuissans (125) : ravissans (138) – Mars : arts (53, 144) – Lycoris : esprits (56) – mœurs : possesseurs (65) : honneurs (100, 148) : erreurs (142, 145) – Omus : suspendus (70) – Atlas : frimats (107) – Lesbos : héros (107) – Lemnos : fourneaux (135) – Nomus : confondus (138) – Burrhus : vertus (138) – Teos : nouveaux (144) – Iris : surpris (147).
Delille — I – Cérès : forêts (45) : prêts (97) : près (257) – Mars : remparts (45) – Abas : mats (55) – fils : promis (65) : ennemis (87, 159) : récits (101) : lambris (173) : blanchis (177) : cris (177) –pas : Eurotas (81) : Dymas (161) – Simoïs : pays (91) – bras : Gyas (91) : hélas (175) – hymen : sein (93) : inhumain (251) – Grecs : suspects (139) – tous : nous (141) : courroux (175, 233, 259) : vous (273) : coups (281) – Délos : mots (145) : flots (239) – Pallas : bras (149) : soldats (165) – Ténédos : flots (151) – Hélénus : parvenus (249) : obtenus (251) – Pyrrhus : plus (261) — II – sens : naissants (19) : impuissants (23) – Paphos : mots (15) – fils : réunis (15) : assoupis (153) : lambris (197) : attendris (217) : chéris (237) : avis (243) – hélas : trépas (47) – Argos : flots (105) – Vénus : fus (135) – Latinus : obtenus (195) – Cypris : débris (213) – mœurs : inventeurs (237) – Inus : inconnus (243).
Chénier — I –flots : Macos (15) :Délos (68, 198, 200) : Lesbos (166) – Cérès : forêts (58, 81) – Thamyris : prix (67) – tous : cailloux (72) – Vénus : inconnus (72) – Périphas : repas (73) – Pallas : combats (84) : Dryasipas (111) – hélas : appas (124) : pas (267) – fils : suis (128, 133) : fléchis (128, 133) : assoupis (129) : appesantis (130) : assis (195) : unis (195) – sens : caressants (187) — II – Newton : nom (7) : ton (21) : Buffon (29) – mœurs : auteurs (15) – Thaïes : secrets (15) – Thétis : appesantis (16) : cris (105) : départis (255) – sens : séduisants (17) : savants (284) – Phébus : plus (18) – léger : venger (64) : changer (211) – fils : ennemis (93) : prix (270) – Manassès : apprêts (146) – tous : époux (231).
55Quelques-uns des mots qui figurent dans cette longue liste, sens, tous, mœurs, léger, fils, fleurs de lis, hymen, suspects, appellent des remarques particulières qui seront présentées plus loin. Auparavant il importe de noter que les règles reproduites par les traités de versification formulent des prohibitions et plus rarement établissent des tolérances, que les poètes obéissent étroitement aux premières, sauf en de rares exceptions, mais profitent largement des secondes. La question est de savoir si les unes et les autres sont légitimes, ce qui se réduit à rechercher si les consonnes finales sont muettes, ou si elles se font réellement sentir. Au xviiie siècle, dans la conversation courante, toutes ces consonnes finales se sont généralement amuïes, et l'on articule déjà comme on le fait aujourd'hui. Lorsqu'elles se rencontrent au bout d'un fragment de sens fortement délimité et qu'elles peuvent être éventuellement suivies d'un silence, ce qui est le cas auquel il faut assimiler la rime dans le vers, la plupart d'entre elles ont perdu toute valeur. Le plus souvent t et d sont muets (cha[t], ni[d], ou le d est une restitution étymologique) ; g et c également (lon[g], bour[g], esto– ma[c]) ; b et p de même (plom[b], lou[p]). L'r est nulle seulement dans les infinitifs et dans le plus grand nombre des substantifs en –er, dans les infinitifs, les substantifs et le plus grand nombre des adjectifs en –fer, même dans les substantifs en –eur (où l'r reparaît pourtant à la fin du xviiie siècle). L's n'est pas marquée par la voix (tu li[s], bra[s]), sauf exception ; il faut en dire autant de I'x (heureu[x]) et du z (vcne[z]). La consonne qui précède l's du pluriel ne se fait entendre que si on l'articule lorsque le mot est employé au singulier (comba[ts], mais fier[s], vif[s] : ici encore il y a des cas particuliers : œulfs], bœu[fs]). On notera pourtant que la consonne finale survit parfois encore dans les parlers provinciaux.
56Au contraire t subsiste dans quelques mots (fat, net), et d dans des noms propres (Le Cid) ; g ne s'articule que dans joug ; c sonne dans différents vocables (sac, bec, etc.) ; p se prononce assez rarement (cep, cap) et b, à part radoub, seulement dans les noms propres. L'r en revanche se fait sentir assez souvent : on l'articule dans les terminaisons en –ar : ard et art, dans un certain nombre de substantifs en –er (fer, ver, etc.), dans toute les finales en –air, oir, ir, or, ur, our, dans fier, hier. L's sonne dans quelques mots (un as, cens, hélas), dans les substantifs d'emprunt, noms propres et autres, qui sont tirés des langues anciennes ou étrangères (angélus, Marius, etc.). Le f se maintient presque toujours (soif, neuf), malgré quelques exceptions (cle[f]) et quelques vocables indécis (cerf, nerf) ; il en est de même de 17, sauf à la finale de quelques mots (saoullj) et dans quelques terminaisons en il (fusi[l], genti[l]). A signaler un phénomène important : c'est que, là où on les fait sonner, le b, le d, le g, tout au moins dans la conversation courante, demeurent des consonnes sonores et ne prennent plus le timbre de leurs variétés sourdes p, t, k : l'usage sur ce point a changé depuis le xviie siècle et ne devrait plus autoriser des associations comme cap : Joab. Tandis que Milleran en 1692, Dangeau en 1694 et le P. Buffier en 1709 enseignent encore qu'on doit entendre un t à la fin du mot David, déjà, avant la fin du règne de Louis XIV, Boindin proteste contre cette manière d'articuler en répondant au P. Buffier : « L'on ne comprend pas comment il peut dire que le d final du mot David se prononce comme un t. Ce seroit une prononciation tout à fait suisse ». Dans le joug la finale sourde est attestée encore par Harduin en 1757 et par Cherrier en 1766 ; mais Boindin témoigne en sens contraire, Boulliette, Demandre et Domergue indiquent que l'on fait sentir le g final « comme gue ». Dans les noms propres hébreux terminés par b, la prononciation en p tombe en désuétude dès le début du xviiie siècle. En 1696, De la Touche dit que le b se conserve sonore, et, en 1769, Demandre déclare : « Le b garde l'articulation qui lui est propre et la fait sentir... dans Joab, Job, Jacob, etc. »50.
57Nous laisserons de côté certains points de détail pour en arriver à des mots contenus dans notre dernière liste d'exemples, mots d'un emploi assez courant, et que nous avons réservés. Nous allons les examiner l'un après l'autre, tels qu'ils se faisaient entendre dans le langage ordinaire du xviiie siècle. Pour sens, il y a hésitation, mais on prononce généralement l's, qui finit par s'établir régulièrement (De Longue, 1725 et Domergue, 1805)51, sauf devant consonne (cf. : cela n'a pas le sen[s] commun). Dans tous, l's est toujours articulée devant une pause ou à la fin d'un fragment de sens52 L'usage est partagé pour le mot mœurs : on a tendance à y marquer l's, soit pour éviter la confusion avec tu meurs53, soit parce que ce mot étant exclusivement un pluriel, sa prononciation n'a pu être refaite sur celle du singulier ; cependant beaucoup disent les mœur[s], comme le voudrait encore Littré, comme on dit les odeurs, les douleurs. L'adjectif léger est l'occasion de tout un débat. Jusqu'au milieu du xviiie siècle, l'r est encore prononcée, ainsi que le note le Dictionnaire de l'Académie en 1762 : Harduin déclare qu' « à présent la plupart font l'e final fermé, et léger rime bien avec berger ». Antonini maintient l'r dans le discours soutenu ; de Wailly observe que beaucoup de personnes, dans la conversation, ne la font pas entendre, ce qui passait, cent ans plus tôt, pour un provincialisme ; elle disparaît définitivement au début du XIXe siècle54. On a hésité d'autre part entre fi, qui est issu de l'ancien cas régime filium > fil, et fis, qui représente l'ancien cas sujet filius > filz ; cette dernière manière de dire est blâmée en 1751 par Villecomte, qui l'attribue aux Parisiens, selon Féraud, « quand il ne termine pas la phrase, on ne fait pas sentir l's » ; selon Domergue, « les sentimens sont partagés ;... on dit mon fi et mon fis. Cette dernière prononciation, plus marquée, me paroît convenir mieux à l'intérêt que ce mot réveille »55. Dans hymen, l'n sonne, comme dans amen et Eden, tandis qu'examen au contraire commence à recevoir la prononciation qu'on lui donne aujourd'hui56. Dans suspect (et aspect), l'usage est hésitant : les uns articulent les deux consonnes c et t ; d'autres seulement la première ; d'autres ni l'une ni l'autre. Demandre57 traite de licences les rimes suivantes, sans doute parce qu'elles modifient l'aspect du mot, mais il les excuse, certainement parce qu'elles correspondent à une prononciation usuelle :
- Les oiseaux en plein jour voyant le Duc paroître
Sur lui fondent tous à son hideux aspec.
Quelque parfait qu'on puisse être,
Qui n'a point son coup de bec ? (Sarasin)- Ote–moi ce chef dont l'aspec
Sur mes gens a fait un tel échec. (Richer)
58On voit comment l'association Grecs : suspects, que nous présente Delille, peut être légitime. Enfin, dans fleurs de lis, l's n'était pas marquée58.
59Toutefois ces constatations n'ont de valeur que pour le langage ordinaire. Dès qu'il s'agit de vers, il arrive en effet que la déclamation s'efforce de maintenir rigoureusement l'accord des timbres de la rime, et elle le fait d'autant plus facilement qu'il existe toujours au xviiie siècle deux prononciations, l'une propre à la conversation commune, l'autre, beaucoup plus conservatrice et quelque peu archaïque, qui appartient au discours soutenu et à la poésie. Nous avons examiné la première. Reste maintenant à définir la seconde, qui corrige des irrégularités apparentes et rétablit des homophonies menacées par l'évolution continue du parler courant.
60Soient d'abord les séries classiques dont il a déjà été fait mention59, hiver : achever, aimer : semer, etc., très nombreuses à l'époque classique, et qu'on désignait sous le nom de « rimes normandes ». La question est de savoir comment, au xviiie siècle, on articulait ces finales, dont les poètes alors ne font plus usage, mais qu'on trouve en abondance chez les auteurs de l'époque classique. Les timbres y restaient-ils discordants, ou bien s'efforçait-on de les accommoder l'un à l'autre ? Il semble qu'il y ait eu hésitation. Quelques–uns laissaient à ces mots leur prononciation normale, de telle sorte qu'il n'y avait pas homophonie60, ce qui explique les protestations du P. Buffier, de d'Açarcq et de l'abbé Berthelin. Pour que ces rimes fussent exactes, deux procédés étaient possibles : ou bien on pouvait donner à l'e un son fermé et laisser tomber l'r, à la normande ; ou bien l'e, dans les deux mots accouplés, devenait ouvert, avec maintien de la consonne terminale. Comme tous les provincialismes étaient proscrits, c'est cette dernière façon de dire, déjà décrite par le P. Mourgues, qui l'emportait sur les autres, et de beaucoup. Rencontrant dissimuler : air dans la Médée de Corneille (I, 4), Voltaire, peut–être en se reportant au P. Mourgues, a écrit cette note : « J'observerai seulement ici, à propos de ces rimes, dissimuler et en l'air, qu'alors on prononçait dissimulair pour rimer à air ». Dans une autre remarque, sur enfer : triompher (Pompée, V, 3), il paraît bien attester qu'on corrigeait les timbres pour les adapter l'un à l'autre : « Enfer ne rime avec triompher qu'à l'aide d'une prononciation vicieuse ». Mais les grammairiens nous apportent des renseignements complémentaires. « Dans les verbes, dit Régnier–Desmarais en 1705, qui se terminent en r ou en ir à l'infinitif, comme aimer, chérir l'r ne s'en prononce jamais dans la conversation, ni devant une consonne, ni lorsque le verbe finit le sens... Mesme on néglige souvent de la prononcer devant une voyelle... Mais, dans la prononciation soutenue, comme lorsqu'on parle en public, ou qu'on déclame des vers, il faut, soit à la fin du sens ou du vers, soit devant une voyelle, faire toujours sentir l'r ». L'Anonyme de 1727 s'exprime ainsi : « De fort bons auteurs françois ont dit... que ces sortes de rimes, mer : armer, peuvent passer dans de grands poèmes, ajoutant qu'alors il faut, en dépit de l'oreille, prononcer durement les silabes douces. Aussi ai–je souvent observé que ce mauvais conseil étoit suivi par la plupart des comédiens de Paris, même par la maîtresse du duc d'Orléans, je veux dire la belle Desmares61, qui d'ailleurs avoit la prononciation si délicate ». Antonini de même remarque que « dans la prononciation soutenue » on rend ouvert l'e des infinitifs : « J'ai entendu d'habiles gens qui, dans la prononciation soutenue, rendoient ouvert l'e fermé de tous les infinitifs, quoique le mot suivant ne commençait point par une voyelle. C'est pousser l'affectation un peu loin ». Domergue62 nous apprend que La Harpe, orateur de cours publics et qui soignait sa diction, articulait ainsi, qu'il disait aimer et un danger imminent. C'est sans doute dans les liaisons que l'r avait d'abord ouvert l'e primitivement fermé ; on voit que les substantifs avaient suivi le même chemin que les infinitifs de la première conjugaison.
61D'après ces témoignages on peut conclure, semble-t-il, même en l'absence de toute indication précise, qu'on prononçait vit : David, en faisant sonner un t dans ces deux mots, de manière à sauvegarder l'homophonie de la rime. D'autre part les grammairiens signalent, en opposition avec le phénomène que nous venons de mentionner, que quand un mot terminé par une voyelle nasale rime avec un autre mot terminé par le groupe voyelle pure + consonne nasale, l'accommodation du vers déclamé s'opère par la réduction du second type au premier. « On prononce hyméne soit en prose, soit en vers, dit Roche en 1777, excepté quand la rime exige qu'on prononce himén ». C'est évidemment pour cette raison que Domergue se refuse à blâmer Voltaire d'avoir associé Eden et jardin63. Il y a là une licence autorisée. Ainsi s'explique la légitimité des combinaisons hymen : sein et hymen : inhumain, rencontrées chez Delille. Les exemples Newton : ton, Newton : Buffon, etc., que nous présente A. Chénier, reposent sur la réduction analogue de ce nom propre étranger à la prononciation courante des voyelles nasales.
62Il est d'usage fréquent, aussitôt qu'on parle sur un ton solennel, de faire sonner la consonne finale des mots, particulièrement l's. Cette manière d'articuler est noble ; elle paraît convenir à l'emphase qu'exige la poésie ; elle remplit la bouche et les oreilles. Sans doute Dobert, dès 1650, déclare « qu'on ne prononce point du tout l's final la pluspart du tans à la fin du vers ou de la fraze, ny jamès par le milieu, sinon kand une voyelle suit »64. Mais d'autres grammairiens, au xviiie siècle, nous prouvent que cette habitude ne s'est pas encore perdue. Beaucoup de personnes, nous dit Harduin en 1757, « soit dans le débit oratoire, soit dans la déclamation du tragique et du haut-comique, affectent de prononcer les consonnes finales de certains mots, selon les règles ordinaires de la prononciation françoise. Cette affectation tombe principalement sur l's finale des noms, et sur l'r des infinitifs en er, que ceux dont je parle prononcent, non seulement à la fin du vers ou d'un membre de phrase, mais encore dans les endroits qui n'admettent aucune suspension et même lorsque le mot suivant commence par une consonne. Il est sensible que cela augmente considérablement le nombre des articulations composées, défaut qui ne paraît point racheté par le prétendu mérite qu'on attribue à cette pratique de donner plus d'énergie ». Cette manière d'articuler, comme le laisse entendre Harduin, s'étend à bien d'autres consonnes qu'à l's et à l'r, expressément mentionnées par lui, et notamment au.t Nous en avons la preuve par cette remarque de Demandre : « Lorsqu'une ou plusieurs consonnes, de celles qui se font entendre à la fin d'un mot, soutiennent l'appui et le suivent, la rime est bonne sans être riche, comme tribunal : égal, languir : soupir, salut : rebut, état : sénat, cercueil : orgueil, douceur : pécheur, pouvoir : espoir, etc.65. Dhannetaire nous fait connaître qu'au théâtre on fait souvent « sonner la dernière syllabe de certains mots, comme s'ils étoient terminés par un e muet, ainsi que dans état, détruit, effet, horreur »66. Une autre observation mérite encore d'être retenue. C'est Domergue qui nous l'apporte : « Les Grecs, les Romains, disent encore quelques actrices fidèles aux mauvaises traditions, et cela pour se faire mieux entendre, comme si l'on n'entendait pas assez bien les Grec, les Romain. Cette dernière manière est la seule avouée par l'usage actuel »67.
63Une prononciation semblable, extrêmement conservatrice, explique que les poètes obéissent docilement aux interdictions formulées par les traités. Parce qu'ils comptent sur cette façon d'articuler, on conçoit qu'ils n'aient pas osé rimer tyran avec grand ou rang, ni apostolat avec estomac, ni changé avec charger, ni or avec fort. On comprend pourquoi ils n'ont pas uni bise avec ils visent, climat avec calma. Mais d'autre part les corrections orthographiques qu'ils n'avaient pas rejetées (Athène, Londre) ou les archaïsmes qu'ils conservaient encore (je doi, je reçoi) avaient aussi quelque raison d'être. De même l'autorisation de rimer les pluriels (tyrans : grands, etc.) des mots qui ne peuvent s'unir au singulier s'explique parfaitement, ainsi que l'équivalence de certaines consonnes finales dont les variétés sonores s'assourdissent toujours (rang : blanc, etc.) ou la légitimité d'associations comme Porus : disparus. Cependant l'amùissement des consonnes terminales a gagné depuis longtemps le vers et règne dans un grand nombre de prononciations, comme on peut s'en convaincre par deux observations du P. Buffon en 1709. Voici la première : « Un mot qui finit par une s, un z ou un x n'est pas censé rimer avec un mot qui ne finiroit point par une de ces trois lettres, bien que ces deux mots eussent précisément le même son, comme forêt avec ciprès, les goûts avec égoût, ou je comparois avec portoient ». Voici la seconde : « L'usage ne permet point de rimer... des mots qui auroient la même prononciation, mais dont l'un s'écriroit par une r à la fin, et l'autre sans cette r, comme danger et plongé »68. De Wailly déclare d'une manière analogue : « Il y a cependant des sons parfaitement semblables qui ne font pas une rime. Arrêt, par exemple, ne rime pas avec marais »69.
64Nous terminerons par deux observations d'une importance secondaire. La première a trait à 17 mouillé. Les grammairiens appellent « sons pleins » les voyelles a, o, è, ai, ei, oi, au, eau, eu, ou, les nasales an, am, en, em, in, im, ain, ein, aim, on, om, un, um, les diphtongues ie, oi, ui, ieu, ien, ion, oin. Ces voyelles et ces diphtongues, selon leur opinion70, n'ont pas besoin pour rimer de consonne d'appui, mais l'e ferme, l'i et l'u n'appartiennent pas à cette catégorie. Il est donc interdit d'associer llé par l mouillé avec llé par / non mouillée(chevillé : allé). De Wailly71 condamne ces vers de J.-B. Rousseau :
Et sur ce bord entaillé
Où Neuilli borde la Seine,
Reviens au vin d'Auvilé
Mêler l'eau d'Hippocrène.
65L'abbé Joannet blâme également mouillé : révélé, et le P. Buffier rapellé : émaillé72. On trouvera d'autre part dans la Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette73, à propos de Louis Racine et de son père, un curieux passage qui est le suivant : « A l'égard des rimes d'industrieux avec merveilleux, il [L. Racine]... a de la peine à se rendre, car leur son est fort approchant, s'il n'est pas parfaitement uniforme. Et, pour confirmer son sentiment, il m'a cité sur le champ ces deux vers de M. Racine, son père, dans Mithridate :
Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs,
Mais vous ne savez pas encore tous vos malheurs,
66dont la rime est encore moins exacte que celle de merveilleux et industrieux. A cette époque on savait encore articuler 1'l mouillée et on était capable de la discerner ; on se montrait donc assez difficile. A plus forte raison, après la voyelle tonique, les deux variétés de 1'l ne peuvent être appariées : de Wailly74 interdit non seulement la fille : la file, ce qui va de soi, mais encore péril : puéril, parce que 1'l de péril, à cette époque, était encore bien souvent prononcée mouillée.
67Enfin, comme on l'a vu par des témoignages de l'abbé d'Olivet et de Voltaire rapportés ci–dessus, il n'y a plus aucune différence, après la voyelle tonique, entre rr et r. Le Traité des Belles–Lettres blâme encore Boileau d'avoir fait rimer terre avec chaire et cite à ce propos la critique de Coras. Mais il ne s'agit toujours que de la voyelle tonique, qui seule motive cette condamnation, parce qu'elle est ouverte devant rr et fermée devant r.
IV. REMARQUES GÉNÉRALES SUR LE RÉGIME DE LA RIME
68A dix reprises différentes, Voltaire a proclamé que la rime était faite pour l'oreille, et non pour l'œil, qu'un usage contraire ne serait qu'une pédanterie ridicule et déraisonnable. « Cette opinion est partagée très ostensiblement par de nombreux critiques qui sont prodigues de déclarations semblables. On la retrouve chez Boindin, dans le Traité des Belles– Lettres, chez Restaut, chez l'abbé Mallet parmi tant d'autres. Ainsi divers auteurs se complaisent à faire ressortir que des associations comme je permets : jamais, chemin : Romain, vallons : vagabonds, brûlant : flancs sont autorisées par la métrique française, parce qu'elles ne blessent pas l'audition, bien que les mots ainsi appariés soient de graphie différente. Mais tout cela n'empêche pas qu'on ne conserve une certaine prédilection pour ce que certains appellent « l'oculaire » et que la rime pour l'œil ne conserve encore des partisans plus ou moins avoués. « On ne fait guère rimer, dit Restaut75, une personne de verbe terminée en ois ou en oit ayant le son de l'è ouvert, avec un mot qui aurait le même son, mais qui s'écrirait différemment : comme j'aimois avec jamais, manquoit avec banquet. Il faut ordinairement recourir à une autre personne du verbe terminée par les mêmes lettres ». Sabatier de Castres nous apporte le même témoignage : « On ne permet que dans les comédies, les chansons et autres poésies d'un genre aisé, d'employer pour rime deux mots qui ont le même son, mais qui ne sont pas écrits de la même manière, tels que seroient un verbe et un substantif, comme les forêts : je dirois, tabouret : feroit »76. L. Racine est d'avis que « la rime est toujours plus agréable quand elle contente les oreilles et les yeux »77. Marmontel enfin se livre à une véritable apologie de la rime pour l'œil : « La rime est la consonnance des finales des vers, écrit-il78. Cette consonnance doit être sensible à l'oreille : il faut donc qu'elle tombe sur des syllabes sonores, mais ce n'est point assez : on veut aussi qu'elle frappe les yeux. Pourquoi ? pour la rendre plus difficile, et pour ajouter au plaisir que fait la solution de ce petit problème. Je n'en vois pas d'autre raison. C'est un défi donné aux versificateurs. Afin donc que les vers riment aux yeux en même temps qu'à l'oreille, on veut que les deux finales présentent les mêmes caractères, ou des caractères équivalents : par exemple, sultan ne rime point avec instant, instant et attend riment ensemble ».
69Théoriquement la rime pour l'œil, qui nous est artificieusement représentée comme un aspect de cette difficulté vaincue dans laquelle beaucoup de critiques font résider le charme de la poésie, ne suffit pas lorsque la prononciation des finales, dans les deux mots accomplis, est différente. Ainsi on est d'accord pour reconnaître que place : espace ne vaut rien du tout. Cependant il y a loin de la théorie à la pratique, et c'est à cette hantise de la rime pour l'œil qu'il faut attribuer tant d'associations imparfaites où les voyelles toniques ont la même orthographe dans les deux vers qui vont ensemble, tandis que leurs timbres ne sont pas identiques, si bien que la parité graphique finit par cacher des quantités de négligences et de malfaçons. La tradition d'ailleurs protège l'erreur, car beaucoup d'homopho– nies ont été irréprochables alors que la prononciation a changé : par exemple homme allait bien avec fantôme et environne avec trône lorsque l'o était nasalisé ; l'habitude de les unir a persisté, quoique les timbres soient devenus différents. Très capable de discerner qu'il y a plusieurs variétés d'e ouvert et d'e fermé, qu'il y a un u moyen qui ne se confond pas avec l'u fermé, le xviiie siècle, auquel nous pourrions parfois envier sa délicatesse d'audition, et qui est en principe très sévère sur la distinction nécessaire de ce qu'il appelle les « brèves » et les « longues », glisse insensiblement à l'indulgence et à la facilité. A côté d'interdictions radicales, il admet des tempéraments. « La rime est défectueuse, mais tolérée », dit le P. Buffier à propos de certaines fins de vers qui unissent des voyelles moyennes avec des ouvertes ou des fermées. Voltaire lui–même ne se montre pas intransigeant : « Tous les mots, dit–il79, qui se prononcent à peu près de même doivent rimer ensemble. Il me paraît que c'est la règle générale concernant la rime ». Quant aux poètes, ils sont naturellement enclins au relâchement, non seulement parce qu'ils ont sous les yeux l'exemple de leurs prédécesseurs, qui n'ont jamais été très stricts, mais parce qu'ils ont besoin d'une grande abondance de mots qu'ils peuvent apparier. De là cette quantité imposante d'homophonies approximatives qu'on rencontre dans leurs œuvres. On s'en rendra compte par la liste suivante :
J.-B. Rousseau — I. (A) – grace(s) : trace(s) (12, 26, 134, 162, 185) : efficace (44) : audace (121) : race (160) – disgrace(s) : audace (20) : traces (65,102,109)
– âge(s) : rivage (41) : courage (75, 87) : images (94) : hommage (144) : mages (148) : partage (181) – réclame80 : trame (43) – miracle : spectacle (48, 133) – flamme : Pergame (67) – fable(s) : inconcevable (95) : aimable (165) – Parnasse81 : place (110) : masse (113) : Horace (180) : âme : diffame (124)
II. (A) – âge : hommage (7) : étage (39) – Parnasse : place (7, 73) : populace (11) : race (31) : audace (69) : Horace (79) – grace(s) : place (13, 86) : Horace (51) : grimace (54) : face (70) : traces (77, 78) : efficace (94) – disgrâce : place (18) – espace : trace (43) – fables : palpables (44) – (I) – épître : pupitre (26) – (U) – sûr : impur (9) : mur (30) – sûre : mesure (49) – (u) – voûte : route
Voltaire — Henr. (A) – disgrâce : audace (61) – accable : impénétrable (71) – âge(s) : sauvage (86) : sages (116) : images (119) – espace : embrasse (111) – sable : lamentable (163) – grace(s) : audace (142, 164) : traces (153) – (E). chaîne : romaine (119) – même : aime (132) – (I) – abîme : crime – (O)
– trône82 : environne (122) – (U) – sûr : mur (104) – parût : accourût (161).
Ma. – (A) – âge : courage (198) : ouvrage (214) : otage (217) – grâce : audace (198) – (E) – chaînes : incertaines (223) – (I) – abîmes : victimes (211) – (O) – trône : étonne – (U) – coûte : doute (221).
Mé. – (A) – disgrâce : audace (256) – âge : courage (264) : rivage (265) – grâce : audace (269) – âme : madame (276, 285) – (E) – entraîne : soudaine (274) : incertaine (292) – enchaîne : haine (278) – (I) – abîme : crime (275, 278) – (O) – trône : environne (278) – (u) – sûre : injure (290) – (u) – coûte : doute (222)
L. de M. — (A) – mânes : profanes (260) – âge(s) : courage (262) : esclavage (266) : hommages (268) : outrage (285) – grâce : audace (265) – flatn– me(s) : femmes (267) : Datame (279, 298, 299) – infâme : Datame (291) – âme : Datame (293, 296) – (E) – répète : trompette (287) – (O) – trône : couronne (253) : Mérione (276, 294) : Bellone (278) : ordonne (282) – Mino– taure : honore (256) – (u) – croûte : doute (253).
Ir. – (A) – accable : inébranlable (376) – (E)– – moi–même : aime (375, 382) – Irène : souvienne (388) : haine (389) – (u) – dû : répandu.
Saint–Lambert – (A) – âge(s) : ombrages (69) : courage (75) : usage (82, 138) : sage (138) : soulage (150) – grâce : audace (85,140) – espace : trace (99)
– (E) – chaîne : plaine (63) – forêt : secret (84) – même : aime (147)
Delille — I – (A) – âme : Pergame (47, 235) : femme (81) : rame (243) – sable : effroyable (53) : secourable (55) – accable : lamentable (73) : déplorable (83) – flammes : femmes (97) : trames (159) – âge(s) : courage (143, 183) : image (177) : carnage (179) : hommages (187) : rivage (241, 279) : langage (263) – espace : place (153) – mânes : profanes (249) – entrelace : cuirasse (261) – cables : implacables (267) – (E) – rênes : haleines (49) – chaînes : inhumaines (67) – stratagème : aime (93) – secrète : regrette (143) – traîne : haine (53) – apprête : interprète (261) – (I) – abîme : cime (53, 59, 269) : victime (89, 167, 273) – île : indocile (57) : asyle (243) : Sicile (257) – (U) – brûle : Iule (149)
II – (A)–grâce : embrasse (19) : menace (55) : place (125) – âme : femme (27, 147) : trame (37, 55, 61) : rame (39, 161) : Pergame (141,157) – accable : inébranlable (43) – flamme(s) : femme (51, 59, 219) : rame(s) (113, 117, 149) : Pergame (121) – espace : trace (123, 201) – âge : courage (129) : langage (145) : rivage (155) – sable : épouvantable (129) – disgrâce(s) : audace (135) : menaces (151) – mânes : profanes (207) – (7) – abîme : crime (37, 61) : victime (159) – (O) – Minotaure : abhorre (191)
A. Chénier — I – (A) – grâce : audace (30) – flamme : femme (74) – âge : visage (102) : image (133) : courage (208) – âme : femme (212) – (E) – tête : muette (212) : retraite (147) : musette (237) – même : aime (212) – (I) – abîmes : cimes (4) – île : Sicile (21) : ville (74) – (O)– trône : couronne (203).
II — (A) – âge(s) : images (16) : apprentissage (95) – âme : femme (146) – grâce : menace (181, 199) : grimace (187) : place (294) – pâle : Céphale (186)
– entasse : masse (209) – âmes : profanes (221) – fables : aimables (296) – (E) : poète : trompette (221) – (O) – trône : couronne (95, 214, 224, 229) – rôle : parole (227).
70On voit que tous les poètes ont fait usage de ces rimes qui, parfois, comme âme : femme, sont pour ainsi dire inséparables l'une de l'autre. Peut–être Chénier y a-t-il mis un peu plus de discrétion que ses prédécesseurs ; mais il n'y a pas renoncé plus qu'eux. Peut–être certains avaient–ils le sentiment obscur que sous un fort accent quelques voyelles moyennes avaient tendance à s'ouvrir ou à se fermer, ce qui rétablissait la parité des sens : par exemple apprête et interprète, dans un débit pathétique, pouvaient égaliser leurs timbres. Pour le reste les versificateurs comptaient sur ce vieux procédé de l'accommodation, en usage au Moyen Âge, pratiqué et complaisamment défini dans la suite, et qui avait résisté à toutes les révolutions littéraires. Il est d'un emploi commode et calme les scrupules des poètes, facilement convaincus que les diseurs, même au bout de plusieurs siècles, ne manqueront jamais de rétablir les homophonies défaillantes. Les critiques la recommandent. « Une voyelle brève, dit Restaut83, peut absolument rimer avec une longue, quand elle a de sa nature un son assez plein, et que la différence du bref au long n'étant pas trop sensible, elle peut être aisément aidée et corrigée par la prononciation. Ce qui regarde principalement les voyelles a et ou : ainsi, quoiqu'elles soient brèves... dans préface et tout, M. Despréaux a fait rimer ces mots avec grâce et goût ». L'abbé Berthelin et de Wailly, en tête du Dictionnaire des Rimes de Richelet, reproduisent soigneusement ce précepte. L'accomodation paraît si naturelle et si nécessaire que le peintre Wicar, dans des vers que j'ai cités précédemment84, se donne la peine de l'indiquer ; il associe âge : image, où les timbres sont désaccordés ; mais il écrit image, en sollicitant ainsi un a fermé. Cependant cet artifice tombe peu à peu en désuétude, tandis que l'usage des poètes, appuyé sur la tradition, se perpétue jusqu'à nos jours : au début du xixe siècle, dans les théâtres, les comédiens préfèrent prononcer des rimes fausses, plutôt que de modifier les sons auxquels les oreilles de leurs auditeurs sont habituées.
71Dans un certain sens, l'épuration commencée par le classicisme continue. Les rimes provinciales demeurent interdites et sont pourchassées par les critiques, selon la doctrine qu'a fait triompher Malherbe. Celles qu'on peut découvrir sont extrêmement rares. J'ai noté Eure : nature et Eure : structure (131 et 153) dans La Henriade (1723–1728), œuvre de jeunesse de Voltaire, puis encore Bayeul : Longueil (ibid., 80), où, pour obtenir la concordance des sons, il fallait forcément prononcer oèy, oèl ou èy, ces deux dernières manières d'articuler étant dialectales85. Mais Voltaire, pour avoir exceptionnellement associé ces mots, ne désire pas qu'on l'imite. Rencontrant chez Corneille l'association tu sais : essais (Menteur, IV, 9), il proteste avec vigueur : « Tu sais ne rime pas avec essais ; c'est ce qu'on appelle des rimes provinciales. La rime est uniquement pour l'oreille. On prononce tu sais comme s'il y avait tu sés, et essais est long et ouvert ». Donc, lorsqu'il se retrouve sur le terrain de la théorie pure, il reste fidèle aux enseignements classiques.
72Le xviiie siècle n'aime pas davantage les rimes qui ont un caractère archaïque trop prononcé, encore qu'il en admette qui aient quelque peu vieilli et que son usage retarde souvent sur l'évolution de la prononciation contemporaine. Il voudrait faire disparaître les anomalies qu'il rencontre dans les textes des meilleurs auteurs. Les éditions qu'il en donne s'insurgent très souvent contre les homophonies qui exigent une façon d'articuler ancienne, ou qui font appel à des formes périmées. On se souvient que Lekain, se heurtant chez Corneille à la combinaison héritier : fier, a proposé de remplacer ce dernier mot par altier. Dans Molière, au lieu de :
Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point les yeux aux défauts qu'on lui treuve
(Gr. Ecr., T. V, p. 456)
73l'acteur Grandval, peut-être sur la suggestion de Voltaire, corrigeait ainsi :
Non, sans doute, et les torts de cette jeune veuve
Mettent cent fois le jour ma constance à l'épreuve.
74D'une façon analogue, on ne tient pas absolument à être mis dans l'obligation de rétablir, en déclamant, la parfaite homophonie de deux voyelles à timbre voisin, et on préfère, quand on en a l'occasion, amender les vers des poètes classiques pour effacer de leurs œuvres des discordances choquantes. Dans ces deux alexandrins de Molière :
Etre avare, brutal, fourbe, méchant et lâche
N'est rien à votre avis, auprès de cette tache,
(Gr. Ecr., T. III, p. 266)
75de nouvelles éditions substituent tâche à tache aux dépens du sens. Des critiques comme le P. Buffier et La Harpe, si peu nombreux soient-ils, sentent bien que l'accommodation est un artifice peu glorieux et qu'il vaudrait mieux rimer exactement.
76Les règles paraissent si bien fondées sur la raison qu'elles en deviennent indiscutables. On préfère, plutôt que de les rejeter, les tourner autant qu'on le peut, et c'est ici qu'intervient la notion de la licence poétique, à laquelle les poètes ne veulent pas renoncer. Elle conduit à des fautes qui révoltent le bon sens, à des attentats contre la morphologie et contre la syntaxe. Voltaire écrit, pour rimer avec mon zèle me guide,
Quant à mes intérêts, que toi seul en décide. (Ad. du Guesclin, II, 7)
77A. Chénier fait mieux encore :
Puis il ouvrait du Styx la rive criminelle,
Et puis les demi–dieux et les champs d'asphodèle. (L'Aveugle)
78Demandre86 cite des vers de Racine avec cette remarque : « Il faut mettre au nombre des licences permises en poésie, et qui seroient des fautes en prose, ces phrases et autres semblables :
- Appelez-vous régner, lui céder ma couronne,
Quand le sang et le peuple à la fois me la donne ?- Que ma foi, mon honneur, mon amour y consente ?Mais vous qui me parlez d'une voix menaçante...
79Il faudrait donnent, y consentent selon les règles de la grammaire »87. Ainsi s'établissent des prescriptions minutieuses qui réglementent la licence elle–même : « Il est permis, disent l'abbé Berthelin et de Wailly en tête du Dictionnaire des Rimes de P. Richelet, de retrancher une lettre dans certains mots, non seulement pour le besoin de la rime, mais encore pour la structure du vers. Ainsi l'on conserve ou l'on supprime à sa fantaisie la dernière lettre des mots suivans, et de quelques autres : Athènes, Thèbes, fourmis au singulier, encore, jusques, de tous les présens des verbes terminés en is, en ais, ou en ois : je fais, je crois, je dis, je frémis, j'avertis, je suis du verbe suivre (j'excepte le verbe substantif suis, sum, dont je n'ai jamais vû qu'on ait retranché l's). On ne doit pas non plus la retrancher au prétérit parfait terminé en is. Ainsi Molière a pris une trop grande licence en disant :
Hélas ! si vous sçaviez comme il étoit ravi,
Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
80malgré le sentiment de Ménage, qui prétend que Vaugelas s'est manifestement trompé en blâmant ces vers de Malherbe :
Que j'avais lorsque je couvri
D'exploits d'éternelle mémoire
Les plaines d'Arqués et d'Ivry.
81Quelques auteurs retranchent aussi l's au présent de l'indicatif des mots terminés en iens : je tiens, je me souviens, etc. Mais je ne crois pas que cette liberté soit suffisamment autorisée ».
82Selon Demandre en effet, seules sont tolérables les licences dont on a des exemples chez de grands écrivains88 89, tandis que les autres doivent être rejetées. On aboutit ainsi à des règles incohérentes qui ne procèdent d'aucune idée directrice et qu'on impose cas par cas. Voltaire, dans son Epître à Boileau, se moque du « législateur du Parnasse » :
Je vis le jardinier de ta maison d'Auteuil
Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvrefeuil.
83Mais il se montre tout aussi timoré quand il écrit Versaille (Ep., CVIII) pour accorder ce mot avec raille. Gentil–Bernard a associé Zenon d'Athène : cour romaine, Ecouchard-Lebrun je le croi : de toi, A. Chénier je revoi : est–ce toi, Roncher je voi : moi. Quelle satisfaction pouvaient-ils trouver, eux comme bien d'autres poètes, à changer ainsi une orthographe devenue usuelle, et ne faisaient-ils pas autre chose que de sacrifier à la rime pour l'œil ? On pourra objecter que dans beaucoup de déclamations, l's était encore articulée à la fin des mots. Mais cette prononciation, qui se maintenait dans les genres sérieux, avait disparu dans les genres légers, comme elle avait disparu dans le langage courant, et nombre d'acteurs y avaient renoncé, même dans la tragédie, parce qu'ils y découvraient trop d'affectation. L'Anonyme de 1727 n'approuve pas ceux qui conseillent « de prononcer durement les silabes douces ». C'est là une méthode qu'Harduin n'a « jamais pu goûter » et contre laquelle s'insurge aussi Dhannetaire : « Pourquoi, dit-il90, vouloir prononcer sur la scène autrement que dans la société ? Le public est-il là pour apprendre tous les raffinemens de l'orthographe la plus étudiée ? » Malgré ces rappels à l'ordre, et bien que le sens dans lequel évolue la langue ne laisse place à aucun doute, les poètes n'en continuent pas moins de rimer comme leurs prédécesseurs. Roucher, qui a ôté son s à je vais pour le faire rimer avec moi a pourtant eu l'audace d'écrire, sans qu'il en soit résulté quelque cataclysme :
Et soudain, comme un trait, meute, coursiers, chasseurs,
Du rempart des taillis ont franchi l'épaisseur (Les Mois, Novembre)
84Mais cette liberté n'a été dans son œuvre qu'un éclair fugitif, et personne ne l'a suivi, puisqu'après lui les mêmes interdictions subsisteront, flanquées du même catalogue de licences et de corrections orthographiques tolérées.
85Le xviiie siècle a péché par timidité. Ce qui lui a manqué presque complètement, c'est l'esprit d'initiative et la volonté de réaliser des réformes dont de rares critiques sentaient la nécessité. Boindin est l'un de ceux qui ont fait ressortir avec le plus de force les contradictions du système en vigueur, ainsi que ses faiblesses : « Rien n'est plus vague, a-t-il dit91, que les règles qu'on se prescrit sur la rime, ni moins conséquent que l'usage qu'on en fait. Car je voudrois bien qu'on m'apprît si la règle est faite pour les yeux ou pour l'oreille, si les voyelles longues et les voyelles brèves riment ensemble, et si on peut faire rimer une diphtongue avec la dernière des deux voyelles dont elle est composée ? » Il aurait désiré qu'on apportât des retouches très étendues aux lois qui régissent l'homophonie des fins de vers, puisque, en tenant compte de la prononciation de son temps, il proposait qu'on pût faire rimer joye avec haye. La prononciation du français a varié depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu'à la Restauration. Il n'aurait pas été possible, dès cette époque, d'autoriser des associations comme un soldat : des combats, parce que, dans les milieux de la bourgeoisie parisienne, comme dans beaucoup de provinces, la différence du timbre des deux toniques, l'une moyenne au singulier, l'autre fermée au pluriel, était encore très sensible. Mais beaucoup de réformes, qui pouvaient légitimement être tentées, n'ont jamais été accomplies. On aurait pu réviser la classification des rimes masculines et féminines et en changer les bases, car l'oreille ne pouvait guère distinguer nu de venue, ni froc de défroques. Il n'y aurait eu aucun dommage à admettre bise : brisent, aimassent : carcasses, canon : Clermont, tomba : tabac, lourd : bourg et autres semblables, dont on a à peine quelques exemples, le plus souvent dans des genres légers. Ainsi auraient disparu les dernières survivances teintées d'archaïsme qui séparaient encore le discours soutenu du parler ordinaire, de telle sorte que l'unification de la prononciation française aurait été réalisée, et que, selon le vœu de Dhannetaire, on aurait articulé au théâtre comme on le faisait dans le train courant des relations sociales. Il aurait été également facile de proscrire définitivement les fausses rimes comme grâce : face, trône : couronne, ou cens : je sens et Régulus : révolus92. Malheureusement on ne voit pas qu'un homme de lettres de grand renom ou un critique d'une autorité reconnue ait eu l'audace d'imposer ces modifications à des règles ou à des habitudes que plusieurs générations avaient observées.
86Voltaire, dans ses Lettres sur Œdipe, tout en affirmant que la rime est faite pour l'oreille, ironise : « Si on ne voulait rimer qu'aux yeux, dit-il, cuiller rimerait avec mouiller ». il a parfaitement raison, mais, dans bien des cas, c'est pourtant là qu'en est le xviiie siècle, victime à la fois de « l'oculaire », comme dit le P. Buffier, et de la tradition. Il obéit aux suggestions de l'œil. Ce qui le prouve, c'est qu'il a accepté certaines réformes lorsqu'elles s'accompagnaient d'un changement dans l'orthographe. Dirois : forêts a été prohibé tant que la désinence du conditionnel — comme aussi celle de l'imparfait — a été écrite ois ; mais elle est devenue correcte dès que l'on a imprimé ais. Pour la même raison Varus : apparus est resté intangible. On pourrait multiplier les exemples semblables. D'autre part il suffit que des rimes aient été employées par de grands poètes classiques pour qu'elles se perpétuent chez leurs successeurs. Pourquoi peut-on associer fantôme avec somme ? parce que des rimes semblables étaient courantes au xviie siècle, qui les avait héritées du xvie et ainsi de suite. De là des préceptes formulés de la manière suivante : » il est permis... » ou « il n'est pas permis... », qu'on rencontre à profusion dans les traités de versification, avec des exemples tirés de Corneille, de Racine, ou de Molière, sans qu'aucune raison soit donnée pour justifier soit l'autorisation, soit la défense. On peut retrancher l's à la première personne de l'indicatif présent du verbe tenir, dit Demandre93 ; mais il est sévèrement interdit d'en faire autant à la seconde, et personne n'a la curiosité de rechercher quel est le motif de cette différence. Il s'ensuit que les lois auxquelles est assujettie notre métrique, particulièrement sur l'article de la rime, sont dues aux caprices d'une fantaisie mystérieuse, dont les arrêts sont d'autant moins discutés qu'ils sont plus incompréhensibles. Docilement les poètes s'y conforment, avec cette conséquence qu'ils légueront à leurs successeurs un instrument dont plusieurs cordes rendent déjà des sons faux, bien loin qu'ils aient su pénétrer dans des champs qui s'ouvraient tous les jours plus largement devant eux, et dont ils auraient pu rapporter d'abondantes moissons.
Notes de bas de page
1 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Hiatus”, T. IV, p. 68. Cf. A. François, La Lgue Postel., T. II, p. 2082.
2 Les transcriptions phonétiques sont des éditeurs.
3 . Harduin, p. 106.
4 . Beauzée, T. I, p. 31.
5 . J. de Maistre, T. VII, p. 307. A. Retté a cité ce passage dans le Mercure de France, juillet 1899.
6 . Voltaire, Lettre du 19 mars 1770.
7 . De Longue, p. 41 ; Harduin, p. 106 ; cf. A. François, T. II, p. 2083.
8 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Hiatus”, T. VI, p. 69-70.
9 . D'Alembert, Lettres à Voltaire, 11 mars 1770 et 26 mars 1770.
10 . Quicherat, p. 388 sq.
11 . Tous ces textes dans Thurot, T. II, p. 9 et p. 89-90.
12 . Prince de Ligne, Lettres à Eugénie, p. 87.
13 . M. Wilmotte, p. 12.
14 . Papiers Lebrun, Carton 29, n° 123.
15 . Ce texte doit retenir l'attention pour ce qu'il nous apprend des idées de Talma sur la césure : il sait parfaitement qu'elle n'est pas caractérisée par un silence.
16 . Dangeau, p. 19 sq.
17 . Restaut, p. 458 ; abbé Joannet, T. I, p. 22 sq.
18 Demandre, T. II, p. 332.
19 Thurot, T. II, p. 752.
20 Voltaire, Lettres sur OEdipe, V, T. II, p. 53.
21 Il pense ici à la consonne d'appui.
22 Le P. Buffier, Abrégé, p. 502.
23 Boindin, T. II, p. 92.
24 Abbé Berthelin, p. XLI.
25 Restaut, p. 447.
26 Il résulte de ce texte que dans Molière plaît : accroît (G. Ecr., T. IV, p. 485), secrète : adroite (T. IV, p. 465), accroit : est (T. VI, 365), s'articulaient au XVIIIe siècle en è, mais qu'on disait wa dans joie : monnoie (T. V, p. 445).
27 Voltaire, T. XIX, p. 199.
28 Voltaire, T. XXXVIII, p. 346. Dans une lettre à l'abbé d'Olivet du 5 janvier 1767, Voltaire signale qu'il y a une différence entre la prose et la poésie.
29 Voltaire, quand il a pris la défense de l'e muet, avait des précurseurs, Le Laboureur, dans ses Avantages de la Langue française (1669, p. 224), et Charpentier. Celui–ci, dans son livre, De l'Excellence de la Langue française (1683), lui a fourni son point de départ : « Nostre e féminin ou muet imite à peu près dans le son de la parole ce que font les musiciens dans les concerts d'instruments quand, après avoir touché fortement les cordes du luth, ils affaiblissent le son tout d'un coup et font qu'il semble que l'harmonie s'esloigne. Et comme la moitié des mots sont terminés par cette voyelle breve, et qu'elle se mesle encore dans le corps du mot, il en résulte un mélange... parfait de syllabes longues et brèves ».
30 Boindin, T. II, p. 975 ; cf. également Traité des Belles-Lettres, p. 32. – R. de Souza a étudié le problème de l'e muet dans un article d'une lecture utile et auquel je renvoie : ”La question de l'E muet au XVIIIe siècle”, dans le Mercure de France, 1e r mai 1922.
31 Abbé d'Olivet, p. 53.
32 Id., p. 51. Je cite encore ce passage : « Nous–mêmes, pour faire retentir nos consonnes isolées, ou finales, nous ne les accompagnons pas toujours de notre e muet. Car nous écrivons David et avide, un bal et une balle ; un aspic et une pique ; le sommeil et il sommeille ; mortel et mortelle ; caduc et caduque ; un froc et il croque, etc. Jamais un aveugle de naissance ne soupçonneroit qu'il y eût une orthographe différente pour ces dernières syllabes, dont la désinence est absolument la même » (p. 49).
33 Mouvel (1745–1812), acteur et auteur dramatique, a débuté au Théâtre–Français en 1770 et s'y est fait remarquer dans les rôles tragiques. Il devint membre de l'Institut en 1795 et fut le père de Mlle Mars.
34 Françoise-Rose Gourgaud, épouse Angiolo Vestris, a joué à la Comédie–Française de 1768 à 1803.
35 Aristippe, p. 130.
36 A l'indicatif présent au contraire, les désinences en oient et en ient (ils envoient, ils crient) comptent comme rimes féminines.
37 Cf. Thurot, T. I, p. 171–174.
38 Sabatier de Castres, à l'article ”Cadence”.
39 Dhannetaire, p. 187.
40 Larive, T.II, p. 118.
41 Abbé Scoppa, Vrais Principes, T. III, p. 22.
42 Le P. Buffier, Abrégé, p. 503.
43 Finissait : fesoient est interdit. Cf. Sabatier de Castres, au mot ”Rime”.
44 Un cas particulier est celui des mots qui se terminent en er au singulier. Une controverse s'est élevée à leur sujet. « La plupart de ces mots, lorsqu'ils sont au pluriel, dit l'abbé Berthelin (p. XXXVI) au sujet des consonnes finales différentes, riment fort bien avec d'autres pluriels qui n'ont pas les mêmes lettres. Ex. grands, sens, flancs, rangs, différens... J'ai dit : la plupart de ces mots ; car il n'en est pas ainsi de la lettre r, quoiqu'elle ne se prononce pas quelquefois, comme en dangers, qui ne rime pas avec ouvragés, malgré le sentiment du P. Buffier, qui prétend que cette règle n'est pas fort essentielle, même par rapport au singulier, où la rime d'un mot sans r avec un autre mot, qui a un r à la fin, est encore plus vicieuse... Elle est si essentielle que je défie le P. Buffier de citer un poëte qui s'en dispense, si ce n'est peut–être ceux qui retranchent de plusieurs mots les lettres qui ne se prononcent pas, comme on le pratique dans un ouvrage périodique, où l'on écrit rochés, qui pourrait alors fort bien rimer avec touchés ». De Wailly est de la même opinion que Berthelin.
45 Restaut, p. 480–481.
46 ld., p. 486.
47 ld., p. 485.
48 On notera que Chenier est en contradiction avec lui-meme. Du moment qu'il rime memes : bleme, il ne devrait faire aucune difficulte a conserver l'orthographe reguliere et a ecrire buis : lui, Athenes : scene, etc.
49 Domairon, p. 10.
50 Thurot, T. II, p . 115,117,125.
51 Id.,ib.,p. 21.
52 Id., ib., p. 19 et 625
53 Id., ib., p. 84.
54 Id., T. I, p. 57–58.
55 Thurot, T. II, p. 81.
56 Id., ib., p. 474.
57 Demandre, T. I, p. 494 ; Thurot, ib., p. 104. On notera que La Harpe (III, 1, 1, 2) traite d' « insuffisante » la rime abject : sujets.
58 Thurot, T. II, p. 32.
59 Cf. supra, p. 219.
60 Dumas, en 1739, prétend qu'il en était ainsi au Théâtre–Français, mais d'autres témoignages contredisent le sien.
61 Mlle Desmares (1682–1753) a appartenu à la Comédie–Française de 1699 à 1721. Nièce de la Champmeslé, elle se fit remarquer à la fois dans la comédie et dans la tragédie.
62 Thurot, T. I, p. 60–62, et T. II, p. 154–155. Le Traite des Belles–Lettres, p. 35, admet les rimes chair : precher et clair : aveugler.
63 Id., T. II, p. 474.
64 Id., ib., p. 36.
65 Demandre, T. ii, p. 338.
66 Dhannetaire, 1re éd., p. 246.
67 Thurot, T. II, p. 67.
68 Le P. Buffier, Abrégé, p. 502–503.
69 De Wailly, en tête du Dict. des Rimes de P. Richclet.
70 Restaut, p. 476.
71 De Wailly, p. 518.
72 Abbé Joannet, T. I, p. 45 et le P. Buffier, Abrégé, p. 505. <u>72.28</u> <u>nov.1731, t.II</u>, p. 85.
73 De Wailly, p. 518.
74 De Wailly, p. 518.
75 Restaut, p. 480.
76 Sabatier de Castres, au mot ”Rime”.
77 L. Racine, Rem. s. les Trag. de J. Rac, T. I, p. 149.
78 Marmontel, El. de Litt., T. VI, p. 110, au mot ”Rime”.
79 Voltaire, Commentaires sur Corn. ; Le Menteur, IV, 9.
80 Hindret indique que l'a est bref dans réclame.
81 L'a était peut–être moyen dans Parnasse, du moins dans certaines prononciations.
82 On rapprochera de cette rime trône : matrone, qui se rencontre chez J.-B. Rousseau. Pour ce dernier substantif, c'est l'orthographe donnée par l'abbé Féraud. Pourtant, à la même place (I, 67), la troisième rime est Pétrone. On trouve également trône : amazone (II, 11) ; mais ce dernier mot est long selon Domergue et Féraud. Pour certains mots les grammairiens manifestent quelques divergences. Je tiens compte de l'opinion la plus courante, me défiant des provincialismes.
83 Restaut, p. 484.
84 Cf. supra.
85 En 1620, Du Gardin, qui est de Douai, a écrit : « œil, eul, ueil contreriment soleil, orgueil, ayeul ».
86 Demandre, T. II, p. 498.
87 On notera qu'au xviie siècle, en prose, l'accord du verbe se faisait encore parfois avec le dernier sujet. On notera qu'au xviie siècle, en prose, l'accord du verbe se faisait encore parfois avec le dernier sujet.
88 Th. Corneille voulait que l'on écrivît toujours avec s les mots Athènes, Thèbes, Mycènes ; mais l'usage, déclare de Wailly, s'est déclaré contre lui.
89 Demandre, T. I, p. 494.
90 Dhannetaire, p. 246. Il déplore aussi que certains acteurs fassent sentir la consonne finale dans ce vers : « Suivez mes pas, j'en atteste les Dieux ».
91 Boindin, T. II, p. 92.
92 Dès les premières années du xixe siècle, comme on peut s'en convaincre par le témoignage de Domergue précédemment cité (cf. supra, p. 235), on ne faisait plus sonner l's dans des mots comme je sens et révolus.
93 Demandre, T. I, p. 491.
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1998
Histoire du vers français. Tome VII
Troisième partie : Le XVIIIe siècle. Le vers et les idées littéraires ; la poétique classique du XVIIIe siècle
Georges Lote
1992
Histoire du vers français. Tome III
Première partie : Le Moyen Âge III. La poétique. Le vers et la langue
Georges Lote
1955
Une théorie de l'État esclavagiste
John Caldwell Calhoun
John Caldwell Calhoun et Gérard Hugues Gérard Hugues (éd.)
2004
Le contact franco-vietnamien
Le premier demi-siècle (1858-1911)
Charles Fourniau, Trinh Van Thao, Philippe Le Failler et al.
1999