Chapitre II. Les strophes
p. 131-152
Texte intégral
1Les strophes ou stances, en dehors des strophes libres, sont, comme on le sait déjà, des formations métriques toujours semblables entre elles, qui se succèdent en quantité indéterminée, et dont l'ensemble constitue un poème ou un fragment de poème. Les vers qui les composent sont syllabiquement égaux ou inégaux, au choix de l'auteur, qui fixe dès l'abord le schéma le plus propre à l'expression de sa pensée. Surtout dans le cas de vers inégaux, l'effet cherché par la combinaison de mètres différents n'est pleinement atteint que si une déclamation respectueuse des nombres fait sentir les disparités du dessin syllabique. Le xviiie siècle nous a laissé au sujet des strophes quelques témoignages de son goût : il tient compte non seulement des mètres joints ensemble, mais encore de la succession des rimes, ainsi que des grands repos ménagés à l'intérieur de l'édifice et qui provoquent tel ou tel mouvement mélodique : « La stance, dit Marmontel1, est une période poëtique symétriquement composée. Il est bien vrai qu'assez souvent elle contient plusieurs sens finis, et qu'aussi quelquefois le sens n'en est que suspendu, mais je la prends, pour la définir, dans sa forme la plus régulière, et, au gré de l'oreille comme au gré de l'esprit, la stance la mieux arrondie est celle dont le cercle embrasse une pensée unique, et qui se termine par un plein repos ». Que ce programme soit toujours exactement rempli ou qu'il ne le soit pas, c'est ce que nous verrons par la suite. La strophe trouve son emploi naturel dans l'Ode, le plus haut genre de poésie lyrique qu'ait connu le classicisme. Avant Marmontel, La Motte nous présente une importante déclaration : « Ce que l'Ode a d'essentiel est précisément sa forme ; j'entends ce nombre et cette cadence, différente selon les langues, mais qui, dans quelque langue que ce soit, lui est toujours particulière ... Parmi nous les odes ne se chantent point ; et leur harmonie consiste seulement dans l'égalité des stances, dans le nombre et l'arrangement des rimes, et dans certains repos mesurés que l'on doit ménager exactement dans chaque strophe. Il s'en suit que l'Ode n'est pas faite pour être lue seulement, et qu'on n'en peut sentir toute la grace qu'en la récitant avec une attention exacte à sa cadence et à ses repos »2.
2Les Iambes d'A. Chénier, ainsi qu'il a été dit, ne sont pas des strophes. On peut aussi refuser ce nom à la Terza Rima, qui ne reparaîtra qu'à l'époque impériale et d'une manière éphémère3, puisque sa rime centrale reste sans écho, et que chaque tercet a besoin d'un complément. Ne la méritent que les formations auxquelles rien ne manque et qui sont en elles-mêmes complètes. En conséquence l'enjambement d'une stance à l'autre est sévèrement interdit, car chacune doit former un tout complet. La Motte a bien constaté qu'Horace ne s'était pas astreint à observer cette règle, et Restaut a fait la même remarque4, mais pour eux c'est là une preuve de l'infériorité de la poésie latine par rapport à la poésie française. « Une loi essentielle, dit également Jaucourt5, c'est de ne point enjamber d'une strophe à l'autre ». La règle de l'autonomie ne saurait être en aucun cas transgressée. C'est au point que Demandre censure vivement Arnaud d'Andilly pour avoir relié par leurs rimes deux stances consécutives :
Et ta faible raison, après divers combats,
Trahit ses sentiments par la crainte du blâme.
C'est la voix qui le livre aux bourreaux inhumains.
Miserable, crois-tu, fouillant ainsi ton âme,
Te laver de ton crime en te lavant les mains ?
Mais ici mon esprit de colere s'enflamme :
Rien ne peut égaler le transport qu'il ressent,
Lorsqu'il voit. Seigneur, que ton sang innocent
Coule de tous côtés par un supplice infâme ! ...
3La disposition des rimes étant invariable dans toutes les strophes, il est même recommandé, pour mieux marquer la séparation et sauf les réserves qui seront indiquées plus loin, de commencer la seconde par une rime masculine, si la première se termine par une rime féminine, ou par une rime féminine si la première se termine par une rime masculine. En d'autres termes, si le schéma est abba pour des quatrains, le premier doit se présenter sous la forme MFFM, le second sous la forme FMMF, le troisième sous la forme MFFM, et ainsi de suite. Certaines formations amènent d'elles-mêmes cette succession, mais il en est d'autres qui rendent nécessaire la plus vive attention du poète. Voici des strophes à cet égard très correctes de J.–B. Rousseau :
Nous honorons du nom de Sage
Celui qui, content de son sort,
Et loin des vents et de l'orage
Goûtant les délices du Port,
Sçait au milieu de l'abondance
Dans une noble indépendance
Trouver la gloire et le repos.
Mais cette sagesse tranquille,
Vertu dans un mortel stérile,
N'est point vertu dans un Héros.
Pour jouir d'une paix chérie
Les cieux ne nous l'ont point prêté ;
Il est comptable à sa patrie
Des dons qu'il tient de leur bonté.
Cette influence souveraine
N'est pour lui qu'une illustre chaîne
Qui l'attache au bonheur d'autrui,
Tous les brillans qui l'embellissent,
Tous les talens qui l'ennoblissent,
Sont en lui, mais non pas à lui. (Odes, IV, 7)
4Mais en voici d'autres, que Domairon, sans en nommer l'auteur, cite comme peu agréables, parce que, dit-il6, l'oreille de l'auditeur souffre de trouver, en passant d'une stance à l'autre, deux vers masculins ou féminins qui ne riment pas ensemble :
Rois, chassez la calomnie.
Ses criminels attraits
Des plus paisibles états
Troublent l'heureuse harmonie.
Sa fureur, de sang avide,
Poursuit partout l'innocent.
Rois, prenez soin de l'absent
Contre sa langue homicide.
De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur :
La vengeance est dans son cœur
Et la pitié dans sa bouche.
5A son avis une pareille négligence ne peut être permise que dans la poésie familière.
6Demandre et Restaut ne paraissent pas beaucoup tenir à ce précepte. En revanche, l'abbé Joannet, Jaucourt et Marmontel le formulent avec rigueur7. « Si une strophe, dit Joannet, finit par un vers masculin, la suivante doit commencer par un féminin, ou bien le premier vers de la seconde strophe doit être masculin si le dernier de la précédente est féminin. Nous trouvons cependant un exemple du contraire dans une ode de Racine tirée du Ps. 145, Mon âme, louez le Seigneur. Mais, comme cet exemple est unique dans ce grand poëte, on ne doit pas s'en autoriser. On se dispense de cette règle dans les chansons ». Marmontel à son tour s'exprime ainsi : « Je dois faire observer encore que les poésies régulières n'admettent guère, d'une stance à l'autre, la succession de deux vers masculins ou féminins de rime différente. C'est une dissonance qui déplaît à l'oreille ; et si Malherbe se l'est permis dans des stances libres et négligées, comme dans celle-ci :
Tel qu'au soir on voit le soleil
Se jeter aux bras du sommeil,
Tel au matin il sort de l'onde.
Les affaires de l'homme ont un autre destin :
Après qu'il est parti du monde,
La nuit qui lui survient n'a jamais de matin.
Jupiter, ami des mortels,
Ne rejette de ses autels
Ni requêtes, ni sacrifices, etc.
7Ni ce poète, ni Rousseau n'ont pris souvent cette licence dans le style pompeux de l'Ode. Ils ont bien senti l'un et l'autre que la succession de deux finales du même genre et de différent son, comme matin et mortels, étoit déplaisante à l'oreille, et que, dans un poème qui par essence doit être harmonieux, il falloit l'éviter »8.
8Les strophes irrégulières laissent au poète pleine liberté quant au choix des mètres, au nombre des vers et à la disposition des rimes ; il est seulement tenu de respecter l'alternance des rimes et on exige de lui qu'il ne fasse pas se succéder deux rimes masculines ou féminines qui ne rimeraient pas ensemble9. Dans les strophes régulières il est au contraire soumis à des lois beaucoup plus strictes. Une fois qu'il a décidé du schéma métrique qui convient à son sujet, il n'y peut plus rien changer, non plus qu'à l'ordre des rimes. Il reste pourtant qu'il a le droit d'user de stances paires ou impaires, à son gré. Demandre préfère les premières, qui lui paraissent plus « analogues au génie de notre poésie », parce que celle-ci « cherche toujours à apparier ses rimes » ; mais il ne rejette pas les autres, qui ont quelquefois leur beauté. L'abbé Joannet10 indique que ces dernières sont d'un bon emploi dans les sujets badins et qu'elles appellent des petits vers de six, de sept ou de huit syllabes, soit en suites continues, soit mélangés, parce qu'ainsi composées, leur vivacité et leur mouvement précipité répondent agréablement à la nature des idées. Les autres critiques ne font à cet égard aucune observation. Communément il semble entendu que les différentes strophes comprennent de quatre à dix vers : ce sont les seules que décrivent les ouvrages théoriques. Cependant Jaucourt11 admet qu'on peut en construire de douze, de treize, de quatorze et de seize vers, toutes très rares ; celles de l'Ode du Jeu de Paume, d'A. Chénier, sont de dix-neuf vers. Les mètres dont elles sont formées ne doivent pas être considérés comme indifférents : « Les grands vers et ceux de huit syllabes, dit Joannet12, surtout dans les strophes de dix vers, ont une harmonie plus neuve et plus soutenue que ceux de six ou de sept syllabes, qui de leur côté ont une cadence plus aisée et plus vive. C'est pourquoi il me paraît qu'il seroit plus à propos, pour exécuter un grand dessein, de se servir de vers de huit syllabes, et de strophes de neuf et de dix vers, ou de vers de douze syllabes mêlés avec ceux de huit ou de six, dans des strophes de sept vers au moins. Ces strophes nombreuses, et ces sortes de vers ont une démarche plus majestueuse, sont plus sonores, et me semblent plus propres à renfermer de grands tableaux. Dans les sujets gracieux, les vers de dix syllabes, et les strophes de six ou huit vers doivent être d'un usage fort heureux. Ces sortes de strophes ont un air aisé, cette espèce de vers a une cadence naturelle, un mouvement gracieux qui sont bien conformes à de pareils sujets ». On reconnaît là une application des idées qui ont cours sur la valeur expressive des diverses mesures syllabiques et qui ont été précédemment exposées.
9Il est une règle que formulent tous les critiques et à laquelle ils attachent une importance considérable. Les poètes l'observent avec beaucoup de docilité, ce qui n'est pas sans entraîner de graves conséquences en ce qui concerne l'unité de la stance. Il est admis, comme on l'a vu par un texte de Marmontel cité au début de ce chapitre, que la strophe doit embrasser une pensée unique. Mais d'autre part on désire, ce qui est assez contradictoire, qu'elle se découpe en quelques sens finis, qui entraînent des repos à place fixe. On ne doit jamais, dit l'abbé Joannet13, qui insiste beaucoup sur cette question, écrire plus de quatre ou cinq vers sans pause, car « une pensée qui occupe quatre ou cinq vers avant de rien présenter à l'esprit qui le satisfasse, est trop longue ». Il précise donc la place à laquelle doivent intervenir ces arrêts : « Dans les stances de sept, de huit, de neuf et de dix vers, on doit observer un repos après les quatre premiers vers, c'est-à-dire qu'il faut que le sens y soit tellement achevé, que l'esprit du lecteur n'ait pas besoin des vers suivans pour comprendre le sens du premier quatrain ; quoique cependant le sens de ce quatrain puisse être enchaîné avec les vers suivans. Il doit y avoir aussi un repos après le premier tercet des stances de dix vers, c'est-à-dire après le septième vers. La sixième et la cinquième stance de la cinquième ode sacrée de Rousseau n'ont point de repos : jugez du mauvais effet qu'y a produit cette négligence ».
10De semblables indications, que nous retrouvons plus loin, nous sont données à propos des autres strophes. Mais Joannet y ajoute une recommandation qui n'est pas dénuée d'intérêt, et qui prouve chez ses contemporains une finesse d'oreille à laquelle il faut rendre hommage. Il interdit de finir un sens au pénultième vers, car alors « le pénultième vers forme une chute trop prompte, qui nuit beaucoup à l'harmonie de la stance. On s'apperçoit de ce mauvais effet dans celles dont les derniers vers sont autant de pensées détachées :
Je vois les noirs chagrins voler sous ces lambris
Qu'a taillez l'adroite sculpture.
O dieux ! préservez-moi d'être riche à ce prix.
Conservez-moi ma vie obscure. (La Motte, Les Vœux)
11Ces phrases rompues et sentencieuses ne plaisent point à l'oreille. Elle aime l'harmonie, et le style coupé ou décousu ne lui est pas favorable. D'une façon analogue, le repos après le premier vers est prohibé : La Harpe14 cite cette strophe du poète Thomas, l'une des gloires du xviiie siècle :
Le compas d'Uranie a mesuré l'espace.
O Temps ! être inconnu que l'âme seule embrasse,
Invisible torrent des siècles et des jours,
Tandis que ton pouvoir m'entraîne dans la tombe,
J'ose, avant que j'y tombe,
M'arrêter un moment pour contempler ton cours. (Le Temps)
12Le blâme est fortement motivé : « Le premier vers, sans aucune liaison avec le second, reste isolé, et forme une phrase finie. Cette faute ne concerne que le rythme, mais elle est très-condamnable, comme absolument contraire à la marche lyrique, qui doit toujours, surtout dans un exorde, s'emparer de l'oreille par une suite progressive de formes harmoniques. Cette affectation toute nouvelle de s'arrêter au premier vers est tout à fait baroque ; elle lui donne une sorte de secousse très-désagréable ». Donc ce qu'on exige des grands repos intérieurs, c'est qu'ils divisent la stance en masses assez larges, afin de produire à une ou plusieurs reprises des chutes profondes de la voix. C'est pour cette raison que tout vers isolé est blâmé par le goût de l'époque, et que Marmontel est peu favorable à l'emploi d'un groupe de deux vers, comme de volume trop réduit, pour terminer la strophe, à moins qu'il ne s'agisse de deux alexandrins succédant à des mètres plus courts. Il est très remarquable que les jugements des critiques leur sont inspirés bien moins par l'exemple des poètes du xviiie siècle que par celui plus récent de J.–B. Rousseau. En effet Rousseau est le modèle parfait que Marmontel et La Harpe recommandent sans cesse à l'admiration de leurs contemporains. « Ses strophes, écrit celui-ci15, de quelque nature qu'elles soient, sont toujours nombreuses, et il connaît parfaitement l'espèce de cadence qui leur convient. C'est peut-être, de nos poètes, celui qui a le plus travaillé pour l'oreille ... Rousseau possède au plus haut degré cet heureux don de l'harmonie, l'un de ceux qui caractérisent particulièrement le poète. » Disons encore que les schémas établis par Marmontel laissent conclure que la segmentation de la stance devait être très nette : si tel groupe de vers délimité par un repos s'achève par une rime masculine, le suivant commence toujours par une féminine, ou inversement ; il n'y a d'exception que dans le huitain, où ce critique admet, pour des rimes redoublées, la succession FMMF : FMMF16.
13On se souvient que J. Péletier du Mans, au xvie siècle, avait exigé que, dans les strophes hétérométriques les mètres les plus longs soient placés en tête, et les plus courts en queue. Cette règle avait été généralement observée à l'époque classique, mais avait subi quelques infractions. On en rencontre encore au xviiie siècle chez les lyriques les plus réputés, parmi lesquels il faut nommer J.–B. Rousseau. En voici un exemple de Gilbert :
Où courent, les cheveux épars
Ces vierges, ces époux, ces mères,
Et ces enfants et ces vieillards,
Inondés de larmes amères ?
Pourquoi ces temples ébranlés
Par l'airain qui gémit dans l'ombre ?
Pourquoi ces citoyens sans nombre,
Partout errans ou rassemblés.
Du sommeil, des amours interrompant les heures
Font-ils de cris plaintifs retentir nos demeures ? (Ode à la Reine)
14L'arrangement des rimes lui aussi fait l'objet de deux prescriptions essentielles. Tout d'abord les rimes plates sont proscrites, quoique certains poètes ne se croient pas toujours obligés de respecter cette règle, car elles soutiennent mal le ton de la poésie lyrique et manquent de grâce dans les stances légères. En second lieu, toutes les strophes, le plus généralement, doivent être terminées par une rime masculine : « Je dois faire observer, déclare Marmontel17, ... que la clôture n'en est bien marquée que par un vers masculin, et qu'une désinence muette ne la termine jamais bien. Aussi, dans le haut ton de l'Ode, nos poètes ont-ils évité cette cadence molle et faible. Rousseau, dans ses Odes sacrées, se l'est permise une seule fois et une fois dans ses Odes profanes. Ce n'est que dans l'Ode familière et badine, dont la grace est la nonchalance, qu'il sied de donner à la stance ce caractère de mollesse ». Gilbert, dans l'exemple qu'on a lu ci-dessus, est passé outre à cette défense. Voici d'autre part une strophe où Louis Racine a pris la même liberté :
O mon Dieu ! sauvez-moi, je péris, accourez !
Calmez ces vents cruels contre moi conjurés,
Repoussez promptement ces flots que la tempête
Rassemble sur ma tête !
15Elle est condamnée par La Harpe en termes véhéments : « L'oreille est tellement déconcertée de cette misérable chute, qu'elle imagine d'abord que la strophe n'est pas finie et va se relever par un grand vers masculin ... Comment l'auteur n'avait-il pas remarqué que depuis Malherbe, à qui nous devons notre rythme lyrique, la phrase métrique de l'Ode doit toujours être terminée, comme l'est d'ordinaire la phrase musicale, par un vers masculin, repos naturel de l'oreille, et qu'elle ne trouve pas dans une rime féminine, à cause de l'e muet et de la syllabe sans valeur ?” Voltaire se plaint lui aussi de ces finales dans les livrets d'opéra. Pourtant, comme Marmontel, La Harpe les tolère dans les genres légers : « Il n'y a guère d'exception, continue-t-il, que dans les stances de quatre tétramètres, qui forment du moins des mesures égales et ne tiennent pas l'oreille dans la suspension. Telle est celle-ci, qui commence une épître familière de Chaulieu :
Si vos yeux ont eu le pouvoir
De m'empêcher d'être poëte,
Daignez un jour me venir voir,
Vous rendrez ma santé parfaite.
16Des couplets en vers de quatre pieds peuvent aussi finir par une rime féminine dans les opéras, dans les chansons, etc. Mais observez que tout cela ne ressemble point à des odes : dans celles-ci l'harmonie est assujétie à des lois sévères ».
17Il est utile d'étudier maintenant les strophes classées, qui vont de quatre à dix vers, et d'étudier à leur sujet ce que disent les critiques. Les plus petites sont les quatrains. Ils sont toujours construits sur deux rimes, qui peuvent présenter des combinaisons différentes. Les deux meilleures sont abab, qui est approuvée à l'unanimité, et abba, dont cependant l'abbé Joannet et Domergue ne parlent pas, sans doute par inadvertance. Demandre est le seul qui autorise expressément des rimes plates aabb : « On peut encore, dit-il18, mettre les rimes de suite sans les croiser ; mais alors il faut que l'espece et la variation des vers fasse sentir que ce sont des stances ». Il en donne l'exemple suivant, dont il ne nomme pas l'auteur :
Prendrai-je pour sujet les jeux de la fortune ?
Rien ne lui convient mieux, et c'est chose commune,
Que de lui voir traiter ceux qu'on croit ses amis
Comme le chat fait la souris.
18Ainsi que toutes les strophes, les quatrains peuvent être isométriques ou hétérométriques, et on y emploie les vers de toute mesure, pourvu, naturellement, que ces mesures s'accordent bien entre elles.
19Les cinquains s'écrivent aussi sur deux rimes, dont l'une est triple, fait remarquer Marmontel, comme c'est le cas dans toutes les stances impaires. Il indique les combinaisons ababa, abaab, abbab, dont les deux premières, à son avis, sont les seules qui conviennent à l'Ode. Demandre et l'abbé Joannet y ajoutent aabab et abbaa. Aucun critique n'exige un repos à l'intérieur du cinquain, mais on constate que les poètes ont tendance à le couper au second ou au troisième vers. On le rencontre d'ailleurs assez rarement.
20Les sixains au contraire abondent. Ils présentent généralement trois rimes différentes. Mais ils peuvent n'en avoir que deux, comme dans l'exemple suivant, de J.–B. Rousseau, que cite Marmontel19 :
Ce n'est point par effort qu'on aime,
L'amour est jaloux de ses droits.
Il ne dépend que de lui-même,
On ne l'obtient que par son choix :
Tout reconnoît sa loi suprême,
Lui seul ne connoît point de lois.
21Certaines stances, ainsi que le fait remarquer Demandre20, ne sont autre chose qu'un quatrain suivi de deux vers, selon la succession de rimes abbacc ou ababcc.
- Seigneur, dans ton temple adorable,
Quel mortel est digne d'entrer ?
Qui pourra, grand Dieu, pénétrer
Le sanctuaire impénétrable,
Où tes saints inclinés, d'un œil respectueux,
Contemplent de ton front l'éclat majestueux.- Seigneur, de qui je tiens la couronne et la vie,
L'une et l'autre sans toi, par un fils inhumain
Me va bientôt être ravie,
Viens donc à mon secours, prends ma défense en mains ;
Entends mes tristes cris, vois ma peine excessive
Et prête à ma prière une oreille attentive.21
22Inversement les deux vers rimant ensemble peuvent se trouver en tête de la strophe, et le quatrain leur faire suite, selon les combinaisons aabccb et aabcbc :
- Aimable paix, Vierge sacrée,
Descens de la voûte azurée,
Viens voir tes temples relevés,
Et ramène au sein de nos villes
Ces dieux bienfaisans et tranquilles
Que nos crimes ont soulevés.- Renonçons au stérile appui
Des grands qu'on implore aujourd'hui.
Ne fondons point sur eux une espérance folle.
Leur pompe, indigne de nos vœux,
N'est qu'un simulacre frivole,
Et les solides biens ne dépendent pas d'eux.22
23De ces quatre schémas différents, les deux premiers, nous disent Restaut et Demandre, n'exigent aucun repos à place fixe, les deux derniers au contraire en veulent un à la fin du troisième vers. Dans tous les cas examinés, l'unité de la strophe est assurée, parce qu'une rime réunit les deux parties de la strophe malgré le repos intérieur. L'avant-dernier de ces enlacements de rimes, remarque Marmontel, est celui que Malherbe et J.– B. Rousseau ont le plus fréquemment employé, comme le plus harmonieux. Le dernier au contraire ne se rencontre qu'une seule fois chez Rousseau. D'autres formules de sixains avec coupe au troisième vers seraient encore possibles, ajoute Marmontel, mais elles ont été rebutées par les poètes. Il fait observer encore que l'alexandrin, qui peut servir à constituer des quatrains, des cinquains et des sixains isométriques, doit être exclu des strophes de plus longue étendue, à cause de sa marche pénible et lente23, mais cette règle ne va pas sans exceptions24. De très belles stances hété-rométriques de six vers sont celles qui, débutant par quatre alexandrins, se terminent par deux hexasyllabes ; elles sont favorables, déclare La Harpe, « aux peintures fortes, rapides, effrayantes, à tous les effets qui deviennent plus sensibles quand le rythme prolongé dans les grands vers doit se briser avec éclat sur deux vers d'une mesure courte et vive ». Mais il trouve aussi un certain mérite à la succession inverse. Il loue en effet ce mouvement chez J.–B. Rousseau, dans un exemple cité ci-dessus25 : « Ces deux alexandrins, écrit-il26, où l'oreille se repose après quatre petits vers, ont une sorte de dignité conforme au sujet ». On apprécie beaucoup aussi la formation 12, 12, 6 : 12, 12, 6, dont beaucoup de poètes ont usé.
24Le septain comporte toujours trois rimes différentes qui se suivent selon des combinaisons diverses, abbacac, aababcc, aabcbcb, aabcbbc, ababccb.
25L'abbé Joannet ne donne que les trois premières et ajoute que la troisième lui paraît la moins bonne ; Demandre, sans traiter la question, donne un exemple de la quatrième ; la cinquième, qui n'est mentionnée par aucun critique, a été employée par J.–B. Rousseau. La succession la plus usitée est la première à laquelle a eu aussi recours J.–B. Rousseau, et qu'approuvent Restaut, Demandre, Marmontel et de Wailly ; selon Marmontel, c'est même la seule façon de rendre harmonieuse la strophe de sept vers. Tous les critiques considèrent qu'elle doit se diviser, par l'effet d'un repos intérieur, en un quatrain et un tercet : « On compose ordinairement les stances de sept vers, écrit Demandre27, d'un quatrain et d'un tercet, mais il faut que le sens soit coupé et donne un repos après le troisième ou le quatrième vers, selon que la stance commence par le tercet ou par le quatrain ». Chacune de ces deux dispositions est appuyée d'un exemple. Voici le premier :
Tel aujourd'hui t'embrasse et soutient ta querelle
Dont l'esprit infidèle,
Dès demain voudra t'opprimer.
Et tel autre aujourd'hui contre toi s'intéresse,
Que pour toi dès demain tu verras s'animer,
Tant pour haïr que pour aimer,
Au gré du moindre vent tourne notre faiblesse.
26Voici le second :
L'hypocrite en fraude fertile
Dès l'enfance est pétri de fard.
Il sait composer avec art
Le fiel que sa bouche distille,
Et la morsure du serpent
Est moins aiguë, est moins subtile
Que le venin caché que sa langue répand.
27Aucun autre critique ne mentionne la coupe au troisième vers. Elle est beaucoup plus rare que la coupe au quatrième, la seule qu'ait observée J.– B. Rousseau.
28Le huitain peut se scinder par un repos en deux quatrains construits sur deux rimes redoublées, selon le type suivant, que Marmontel propose après l'avoir rencontré chez J.–B. Rousseau :
Travaillons, Vénus nous l'ordonne.
Excitons ces feux allumés,
Déchaînons ces vents enfermés,
Que la flamme nous environne ;
Que l'airain écume et bouillonne,
Que mille dards en soient formés,
Que sous nos marteaux enflammés
A grand bruit l'écume résonne.
29Un huitain d'un autre type, recommandé par Restaut et de Wailly, et com-posé lui aussi de deux quatrains, comporte quatre rimes. Le schéma peut être abab : cdcd :
Venez, nations arrogantes,
Peuples vains et voisins jaloux,
Voir les merveilles éclatantes
Que sa main opère pour nous.
Que pourront vos lignes formées
Contre le bonheur de nos jours,
Quand le bras du Dieu des armées
S'armera pour notre secours.28
30Ou bien il peut être abba : cddc, selon le modèle suivant, que Marmontel emprunte à Mme Deshoulières :
La campagne a perdu les fleurs qui l'embellissent.
Les oiseaux ne font plus d'agréables concerts,
Les bois sont dépouillés de leurs feuillages verts,
N'est-il point encor temps que mes craintes finissent ?
Qui peut empêcher le retour
De ce jeune héros, si cher à ma mémoire ?
Hélas ! n'a-t-il donc point assez fait pour la gloire
Et ne doit-il rien à l'amour ?
31Cependant il est préférable, comme le veut l'abbé Joannet, que chacun des quatrains présente un ordre de rimes différent, soit abab : cddc, soit abba : cdcd. Voici un échantillon de cette dernière combinaison, d'après les Poésies érotiques de Parny :
Quoi ! tu gémis d'une inconstance !
Tu pleures, nouveau Céladon !
Ah ! le trouble de ta raison
Fait honte à ton expérience.
Es-tu donc assez imprudent
Pour vouloir fixer une femme ?
Trop simple et trop crédule amant,
Quelle erreur aveugle ton âme ?
(II, A un Ami trahi par sa Maîtresse)
32Une dernière construction, signalée à la fois par Restaut, Demandre et de Wailly, qui ne s'expriment pas toujours très clairement, respecte elle aussi la coupe au quatrième vers, mais consiste à placer, soit en tête, soit à la fin du quatrain, deux vers de même rime, tandis que deux autres rimes se partagent le reste du huitain : « On peut encore dans les stances de huit vers, dit Restaut29, arranger les rimes de manière qu'elles commencent ou finissent par deux vers de même rime, et que, des six vers qui restent, il y en ait trois sur une rime, et trois sur une autre ». Cela fait donc deux variétés. De Wailly déclare que la première n'est pas commune, sans en transcrire aucun échantillon. Il donne un exemple de la seconde30, le seul que j'aie pu découvrir ; la succession des rimes répond à la formule abba : abcc :
Quelque misanthrope animal,
Qui toujours pique, mord ou pince,
Dira que mon style est bien mince
Et mon Pégase un franc cheval :
Mais il n'importe ; bien ou mal, Je dois remercier mon prince,
Et j'aime mieux passer pour rimeur languissant
Que pour rimeur méconnaissant.
33Le neuvain exige lui aussi une coupe au quatrième vers et s'écrit sur quatre rimes, qui se présentent dans l'ordre suivant abab : ccdcd. Le premier vers ne doit pas rimer avec le quatrième, ni le cinquième avec le neuvième. C'est la seule forme dont ait usé J.–B. Rousseau, qui l'a employée quatre fois31. Mais il n'est pas interdit d'en chercher d'autres : « Nous ne trouvons qu'un seul arrangement pour les stances de neuf vers, dit Demandre32, ce qui n'empêche pas les auteurs de se faire d'autres marches, que les regles générales de la versification ne désapprouvent point, et que le goût autorise. Dans l'arrangement usité, la stance est composée d'un quatrain suivi d'une stance de cinq vers : dans l'un et l'autre (c'est-à-dire dans le quatrain et dans le cinquain) le premier vers ne doit point rimer avec le dernier ». Il faut en outre que si le quatrain se termine par une finale masculine, le cinquain débute par un vers de rime féminine, ou inversement. Voici un exemple de J.–B. Rousseau :
Le roi des cieux et de la terre
Descend au milieu des éclairs ;
Sa voix, comme un bruyant tonnerre,
S'est fait entendre dans les airs.
Dieux mortels, c'est vous qu'il appelle ;
Il tient la balance éternelle
Qui doit peser tous les humains ;
Dans ses yeux la flamme étincelle,
Et le glaive brille en ses mains. (Odes, I, 4)
34Comme on l'a fait pour le septain, le huitain et le neuvain, on a beaucoup allégé la forme du dizain depuis le xviie siècle. Il n'y entre presque plus d'alexandrins, alors que Brébeuf et d'autres poètes avaient utilisé cette mesure pour construire de massives strophes isométriques. On en rencontre de semblables chez Millevoye, mais elles ne sont qu'une exception. De temps en temps des stances hétérométriques laissent apparaître un ou deux vers de douze syllabes, généralement on emploie l'heptasyllabe et plus souvent encore l'octosyllabe sans adjonction d'un autre mètre. Le dizain, déclare l'abbé Joannet, se compose essentiellement d'un quatrain et d'un sixain, ce que nous disent également Restaut et de Wailly33. Le repos du sens à la fin du quatrième vers est fondamental. Il peut être le seul de la stance :
Vois-tu de l'Europe entière
S'armer les fleuves jaloux,
Et pleins d'une ardeur guerrière
Choquer leurs flots en courroux ?
C'est la Tamise insolente.
C'est la Vistule opulente.
C'est la Sprée aux fiers roseaux,
C'est le Rhin, l'Ebre et la Seine,
Et le fougueux Boristhène
Dont Mars enflamme les eaux. (Lebrun, Odes, III, 5)
35Mais généralement le sixain se divise en deux parties. Une coupe que Demandre juge peu harmonieuse consiste à scinder ce sixain en un qua-train et un distique. Cette construction doit être très rare ; je n'en connais en effet qu'un seul exemple, dans l'ode de Gilbert A la Reine :
Gardez ces restes précieux,
Gages derniers de ma tendresse,
Et que le nom de mes aïeux
Sur vos bouches vole sans cesse.
Vantez en eux des bienfaiteurs,
Et non point vos antiques princes ;
Louis commande à ces provinces,
Comme eux il a droit à vos cœurs. Que dis-je ? ah ! que vos cœurs à Louis seul se donnent.
C'est moi, c'est mes aïeux, leurs ombres qui l'ordonnent.
36Le schéma est très net ; il se traduit par la formule abab : cddc : ee. Mais la répartition la plus courante est celle qui coupe le dizain en un quatrain suivi de deux tercets. Plusieurs combinaisons de rimes peuvent alors se présenter. La succession abab : ccd : eed, utilisée par J.–B. Rousseau, La Faye, Imbert, Lefranc de Pompignan, Lebrun, est extrêmement répandue, avec une variante abba : ccd : eed qui devient beaucoup moins fréquente qu'au xviie siècle. C'est à cet arrangement de rimes abab : ccd : eed, dont on vient d'avoir un échantillon extrait d'une ode de Lebrun, que va le suffrage des critiques. Cependant Domairon34 fait aussi l'éloge de la formule abba : ccd : ede (variante : abab : ccd : ede), qu'on rencontre chez Malherbe et dont il donne cet exemple :
Combien plus sage et plus habile
Est un roi qui, par ses faveurs,
Songe à s'élever dans les cœurs
Un trône durable et tranquille ;
Qui ne connoit point d'autres biens
Que ceux que ses vrais citoyens
De sa bonté peuvent attendre ;
Et qui, prompt à les discerner,
N'ouvre les mains que pour répandre,
Et ne reçoit que pour donner.
37Marmontel préfère la construction abab : ccd : eed, qu'il juge la plus magnifique et la plus majestueuse, tandis que le type abba : ccd : ede, quoique beau encore, ne possède à ses yeux « ni la même pompe, ni la même impulsion ». Il reproche à Malherbe d'avoir souvent marqué un repos au sixième vers et d'avoir lié le septième avec les trois derniers, ou bien de n'avoir pas divisé le sizain, deux fautes qui blessent inévitablement l'oreille.
38Malgré l'assertion des critiques, selon laquelle la stance doit former un tout complet, l'exposé qui précède montre que l'unité n'y est bien souvent qu'une illusion, et que le morcellement de la strophe, déjà fortement commencé au xviie siècle, se poursuit avec une rapidité toujours croissante. La cohésion par le moyen des finales homophones n'est obtenue que dans les strophes les plus courtes, et seulement quand elles sont construites sur deux rimes, ce qui peut se présenter même dans le huitain. Dans d'autres organisations du huitain, dans le neuvain et dans le dizain, la diversité des rimes empêche au contraire que l'auditeur ait l'impression d'un ensemble indissoluble. L'obligation de la coupe intérieure est d'autre part une cause d'émiettement très efficace. Quand des métriciens nous enseignent qu'un sizain se compose d'un distique et d'un quatrain, ou d'un quatrain et d'un distique, il suffit qu'une ponctuation sépare ces deux parties pour que le sizain ne soit plus perçu comme tel par notre oreille. De même deux quatrains sur des rimes différentes, bout à bout, restent deux quatrains, mais ne forment pas un huitain. La division du neuvain en un quatrain et un cinquain n'est pas moins évidente. Quant au dizain, la formule abab : ccd : eed, le plus souvent usitée, et dont la plupart des autres ne sont que des variantes, laisse nettement apparaître un quatrain d'une part et un sizain de l'autre, qui tirent chacun de leur côté et ne donnent pas le sentiment d'une unité solidement établie. À cela certains seront tentés de répondre que cette unité est rendue sensible à la longue par le retour des homophonies masculines et féminines aux mêmes places dans les strophes successives et par le fait que la rime doit changer de sexe lorsque débute une l'auditeur ou à la mémoire de l'oreille. Il ne reste donc qu'à s'en remettre aux indications du sens, qui souvent sont assez faibles, à moins qu'on ne veuille avoir recours à un artifice de déclamation, en marquant d'un long silence la fin du huitain, du neuvain ou du dizain. La séparation la plus sensible est celle qu'établit la typographie, mais elle est pour les yeux, non pour les oreilles, et elle ne va pas plus loin que le papier.
39Il y avait anciennement un excellent moyen de rendre perceptible la fin de la strophe, et de telle manière que personne ne pût s'y tromper : c'était l'emploi d'un vers-refrain. Mais le refrain n'était exigé que dans certains poèmes à forme fixe, et les poèmes à forme fixe étaient tombés en désuétude. On peut donc dire que pratiquement, pendant les périodes classique et postclassique, le refrain a disparu de notre littérature. Cependant il opère un retour offensif à la fin du xviiie siècle, où on le trouve assez fréquemment dans des pièces intitulées Chansons, ou Romances, ou Ballades, après que quelques précurseurs, comme le président Hénault et Lattaignant35, eurent essayé de le remettre à la mode.
40Il se présente sous des aspects assez différents. Parfois, comme on en avait déjà des exemples au xviie siècle, il se borne à quelques mots, comme dans la romance suivante de Florian :
Ce matin, dans une bruyère,
J'allais dénicher ces oiseaux,
Quand un vieux berger en colère
Est venu me dire ces mots :
Méchant, ton adresse cruelle
Mériteroit qu'on la punît.
J'ai répondu : « C'est pour Estelle » ;
Le vieux berger plus rien n'a dit.
Des petits la mère tremblante
Me suit dans les bois, dans les champs,
Elle crie, elle se lamente,
Et me demande ses enfants :
« Rends-les moi, rends-les moi, dit-elle ;
De mes amours c'est le doux fruit ».
J'ai répondu : « C'est pour Estelle ».
La fauvette plus rien n'a dit.
Heureux oiseaux, à ma bergère,
Dans vos chants peignez mon ardeur ;
Hélas ! une loi trop sévère
M'interdit un si doux bonheur.
Mémorin, timide et fidèle,
Craint Raimond, se cache et gémit ;
Son cœur parle toujours d'Estelle
Mais sa bouche plus rien ne dit. (Estelle, III)
Son cœur parle toujours d'Estelle
Mais sa bouche plus rien ne dit. (Estelle, III)
41À côté de ce refrain écourté, et qui même ne se répète pas toujours très exactement, on en trouve d'autres qui embrassent un vers entier. Les deux premières strophes d'un poème de Millevoye :
Il faut partir : l'amour en vain murmure.
En Orient vont flotter nos drapeaux.
Sors à ma voix des langueurs du repos ;
Je veux moi-même attacher ton armure.
L'honneur t'appelle, il te répétera :
Fais que dois ; advienne que -pourra !
Grave mon nom sur le fer de ta lance,
Et de ta dame accepte le portrait ;
Il est sans art, mais c'est moi trait pour trait.
Art du pinceau vaut moins que ressemblance.
Dans les dangers il te protégera :
Fais ce que dois, advienne que pourra.
(Millevoye, Le Refrain du vieux Temps)
42Ailleurs le vers par lequel finit la stance est celui par lequel elle débute, et il varie avec chaque strophe. On trouvera un exemple de cet encadrement dans la chanson suivante, du président Hénault :
Quoi, vous parlez sans que rien vous arrête,
Pour aller plaire en de nouveaux climats !
Pourquoi voler de conquête en conquête ;
Nos cœurs soumis ne suffisoient-ils pas ?
Quoi, vous partez sans que rien vous arrête !
Vous trouverez deux sources dans ces plaines ;
Leurs claires eaux arrosent ce séjour
Deux déités gouvernent les fontaines :
L'une est Hébé, l'autre le tendre Amour ...
Vous trouverez deux sources dans ces plaines.
L'une, pour plaire, offre une eau salutaire ;
L'autre, plus pure, a le don d'enflammer.
Ne boirez-vous qu'à celle qui fait plaire ?
Goûtez de celle au moins qui fait aimer.
L'une, pour plaire, offre une eau salutaire.
(A Mme de Goutant, partant pour Forges-les-Eaux)
43D'un type assez différent est la pièce de Millevoye intitulée Harald aux longs cheveux, qui possède deux refrains réduits chacun à un hémistiche, l'un pour le vers de tête de chaque strophe, l'autre pour le vers de queue :
Dans la Norvège, Harald aux longs cheveux
S'en revenait de la côte africaine.
Du haut des monts, une flèche soudaine
Vint en sifflant percer son bras nerveux,
Près du torrent où la fille étrangère
Pleurait, assise au tombeau de sa mère.
La vierge en pleurs, d'Harald aux longs cheveux
Entend le cri, s'approche et le rassure ;
L'eau du torrent a lavé sa blessure ;
Un baume utile est offert à ses voeux :
« Noble inconnu, dit la fille étrangère,
Reposez-vous au tombeau de ma mère.
etc.
44Parfois le refrain qui encadre la stance, et qui ne varie pas (ou à peine) jus-qu'à la fin du poème, est extérieur au couplet. Pourtant, s'il est d'un vers, il s'accorde par sa rime avec un vers du début de cette stance, tandis qu'une autre rime, dans la dernière strophe, prépare la dernière répétition du refrain :
Reposons-nous sous la feuille de chêne.
Je vous dirai l'histoire qu'autrefois,
En revenant de la cité prochaine,
Mon père, un soir, me conta dans les bois :
(O mes amis, que Dieu vous garde un père !
Le mien n'est plus.) — De la terre étrangère,
Seul dans la nuit, et pâle de frayeur.
S'en revenait un riche voyageur.
Reposons-nous sous la feuille de chêne.
Un meurtrier sort du taillis voisin.
O voyageur ! ta perte est trop certaine ;
Ta femme est veuve, et ton fils orphelin.
« Traître, a-t-il dit, nous sommes seuls dans l'ombre,
Mais près de nous vois-tu ce chêne sombre ?
Il est témoin : au tribunal vengeur
Il redira la mort du voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
etc.
45Et voici le couplet final :
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Le meurtrier devint pâle et tremblant.
La verte feuille et la claire fontaine.
Et le lait pur, tout lui parut sanglant.
Il se trahit, on l'écoute, on l'enchaîne,
Devant le juge en tumulte on l'entraîne.
Tout se révèle, et l'échafaud vengeur
Apaise enfin le sang du voyageur.
Reposons-nous sous la feuille de chêne.
(Millevoye, La Feuille de Chêne)
46Mais, si le refrain est de deux vers, ces deux vers se suffisent à eux-mêmes et sont complètement indépendants, sans qu'ils aient besoin de s'appuyer sur une rime située dans le corps de la strophe. On lira ci-dessous les deux premières stances d'un autre poème de Millevoye, L'Arabe au Tombeau de son Coursier :
Ce noble ami, plus léger que les vents,
Il dort couché sous les sables mouvans.
O voyageur ! partage ma tristesse ;
Mêle tes cris à mes cris superflus ;
Il est tombé, le roi de la vitesse !
L'air des combats ne le réveille plus.
Il est tombé dans l'éclat de sa course :
Le trait fatal a tremblé sur son flanc ;
Et les flots noirs de son généreux sang
Ont altéré le cristal de la source.
Ce noble ami, plus léger que les vents,
Il dort couché sous les sables mouvans.
Du meurtrier j'ai puni l'insolence ;
Sa tête horrible aussitôt a roulé :
J'ai de son sang abreuvé cette lance,
Et sous mes pieds je l'ai longtemps foulé.
Puis, contemplant mon coursier sans haleine,
Morne et pensif, je l'appelai trois fois ;
En vain, hélas ! ... il fut sourd à ma voix ;
Et j'élevai sa tombe dans la plaine.
Ce noble ami, plus léger que les vents,
Il dort couché sous les sables mouvans. etc.
47Ces encadrements reparaîtront à l'époque parnassienne ; mais alors ils ne devront sans doute rien à l'exemple de Millevoye.
48De toute évidence, ce procédé établit une cloison solide qui isole chaque strophe et empêche toute confusion. Mais le refrain ne peut être que d'un emploi très restreint parce que, quelles que soient les qualités qu'on puisse lui reconnaître, il ne convient pas au style de la grande Ode lyrique, qui veut un ton héroïque et sublime et ne cherche pas à caresser l'oreille par des accents flatteurs. Il est convenu en effet qu'on doit l'exclure de la haute poésie. La Poëtique françoise à l'Usage des Dames36 prend bien soin de nous avertir qu'on lui trouve une grâce charmante dans l'Opéra, mais ne lui ouvre pas l'accès des autres genres. Il est très répandu dans les couplets de l'Opéra-Comique, puis encore dans les Romances et les Ballades, où se déchaînent les souffles douteux de ce qu'on appelle le « goût troubadour ». Mais bien souvent celles-ci sont décrites en langage marotique, et le fait qu'il y est introduit nous apporte la preuve qu'on le considère comme un ornement dénué de noblesse et de gravité. Domairon37 le relègue dans la Chanson, qui, nous dit-il, « traite des sujets familiers, amusants, tendres et badins », dans un style approprié. On ne l'utilise donc que d'une manière tout à fait exceptionnelle : en général les strophes du xviiie siècle se passent de son secours, et alors on aperçoit clairement que le grand défaut dont elles souffrent est le manque d'unité et de cohésion.
Notes de bas de page
1 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Stances”.
2 La Motte, T. I, p. 25.
3 L. Gorsse, qui l'a introduite de nouveau en France en 1805 a prétendu le contraire, mais à tort (Préf., p. XXIII) : « Les poètes italiens composent leurs élégies de petites stances contenant trois vers et de là nommées tercets, les vers y sont rimés de trois en trois, mais dans chaque tercet est intercallé un vers qui ne trouve ses deux rimes que dans le tercet suivant, en sorte qu'il en résulte dans chaque tercet un vers non rimé, quoique le sens de la phrase soit fini, ce qui est contre les règles ordinaires de la versification française, et même contre les lois de notre sonnet ».
4 La Motte, T. I, p. 53 ; Restaut, p. 491.
5 Jaucourt, dans l'Encyclopédie, au mot ”Stance”.
6 Domairon, p. 20.
7 Demandre, T. II, p. 374-375 ; Restaut, p. 491 ; abbé Joannet, T. I, p. 57 ; Jaucourt, dans l'Encyclopédie, au mot ”Stance” ; Marmontel, El. de Litt., au mot ”Stances”, T. VI, p. 163.
8 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Stance”, T. VI, p. 162. « Une stance, écrit à ce propos Quicherat (p. 574 sq.), ne doit pas commencer par une rime de même nature que la stance précédente ». Cette règle est assez nouvelle : le xviiie siècle l'ignore : « Cette distinction en stances, dit Port-Royal, fait qu'une stance ayant commencé et fini par une rime féminine, celle qui suit commence aussi par une autre rime féminine, sans que cela soit contre la règle qui oblige de mêler les masculins avec les féminins, parce que chaque stance se considère séparément ». L'usage nouveau fut définitivement introduit par J.-B. Rousseau, que suivirent La Motte et Voltaire. Mais il y a encore des exceptions au xviiie siècle, et même au XIXe.
9 Demandre, T. II, p. 383.
10 Abbé Joannet, T. I, p. 69.
11 Jaucourt, dans l'Encyclopédie, au mot ”Stance”.
12 Abbé Joannet, T. I, p. 68.
13 Ibid., p. 64.
14 La Harpe, III, 1, 8, 4.
15 Ibid., II, 1, 9.
16 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Stance”, p. 168.
17 Ibid., ib, T. VI, p. 161.
18 Demandre, T. II, p. 377.
19 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Stance”, p. 165.
20 Demandre, T. II, p. 378.
21 Ces deux exemples chez Restaut, p. 493.
22 Ces deux exemples chez Demandre, T. II, p. 379.
23 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Stance”, T. III, p. 175.
24 Je le montrerai à propos du dizain.
25 Cf. supra, p. 139 : Seigneur, dans ton temple adorable ...
26 La Harpe, éd. de 1826 (Led****), T. VIII, p. 369.
27 Demandre, T. II, p. 379.
28 D'après Restaut, p. 494.
29 Restaut, p. 494.
30 De Wailly, p. 532.
31 J.-B. Rousseau, Odes, I, 4 ; I, 12 ; II, 2 ; IV, 3.
32 Demandre, T. II, p. 381.
33 Abbé Joannet, T. I, p. 61 ; Restaut, p. 494 ; de Wailly, p. 531.
34 Domairon, p. 17.
35 Il y en a même deux exemples dans les Poésies diverses de J.-B. Rousseau. L'un est un vaudeville, l'autre est une pièce intitulée Epithalame. Dans celle-ci le refrain, de deux vers, se trouve en tête de la strophe, dont il ne fait pas partie. Les stances sont séparées par ce refrain, qui change après la quatrième ; un autre le remplace pour les quatre dernières, mais n'est pas répété à la fin du poème. — Gaillard, en 1749 (T. II, p. 162) a fait ressortir que « les refrains, placés à propos, forment un effet charmant dans la poésie lyrique », en appuyant son opinion sur quelques exemples, parmi lesquels celui-ci, emprunté au Roland de Quinault :
Quand on vient dans ce bocage,
Peut-on s'empêcher d'aimer ?
Que l'amour sous cet ombrage
Sçait bien tôt nous désarmer !
Sans effort il nous engage
Dans les nœuds qu'il veut former.
Quand on vient dans ce bocage
Peut-on s'empêcher d'aimer ?
Que d'oiseaux sous ce feuillage !
Que leur chant nous doit charmer !
Nuit et jour par leur ramage
Leur amour veut s'exprimer.
Quand on vient dans ce bocage
Peut-on s'empêcher d'aimer ?
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