Chapitre II. Voltaire
p. 271-281
Texte intégral
1Diderot excepté, le nom qui domine celui de tous les écrivains énumérés jusqu'ici est assurément celui de Voltaire. Il ne nous a pas laissé sur l'art dramatique et sur la déclamation théâtrale quelque gros traité technique comparable à celui de Rémond de Sainte-Albine ou au poème de Dorat ; mais il a agi sur ses contemporains par sa parole, par sa correspondance, par des préfaces, au hasard d'articles dispersés dans ses œuvres, et dans lesquels, le plus souvent en quelques lignes, il se prononçait sur les questions qui concernaient la poésie et le théâtre, toujours prêt à conduire une attaque ou à organiser une résistance, selon ses dispositions du moment.
2Nous ne savons presque rien de son goût avant 1730, sinon qu'il appréciait le jeu de Baron et surtout celui de Mlle Lecouvreur, pour laquelle, dit Beuchot, il éprouva plus que de l'amitié. En 1714, il lui avait dédié l'Anti-Giton, conte en vers, mais c'est seulement beaucoup plus tard qu'il nous a donné les motifs de son admiration. Instruit par les Jésuites, très fidèles gardiens de la doctrine classique, il a sans doute lu, dès leur publication, les Réflexions critiques de l'abbé Dubos. Cependant l'événement considérable qui, selon toute apparence, a le plus contribué à la formation de ses idées, est son séjour en Angleterre, où, dès 1726, il voit jouer les œuvres de Shakespeare. À cette époque, la tragédie française a fait la conquête de nos voisins, et ils la préfèrent aux pièces de leur grand poète national. Celles-ci néanmoins n'ont pas cessé d'être représentées sur les scènes d'Outre-Manche et y attirent toujours un assez nombreux public ; elles y sont jouées par des acteurs qui usent d'une déclamation assez différente de celle alors en usage chez nous. Voltaire les entend et les observe. Comme il est à l'affût de la nouveauté, parce qu'il espère trouver en elle le succès, et comme il est déjà favorable à un art moins raide que celui auquel étaient accoutumés les contemporains de Louis XIV, il lui vient à l'idée de mettre à profit son expérience ainsi acquise. Mais il a l'intention de n'imiter ses modèles insulaires qu'avec modération et sagesse, car il n'est pas Anglais.
3Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il rentre en France avec tout un programme : il faut transformer la scène française, y mettre du mouvement, du spectacle et de la vie. Voltaire considère dès ce moment que les accessoires de la représentation ne sont pas dénués d'importance, que le machiniste, le décorateur, et en premier lieu le comédien doivent concourir au succès des pièces. Bonald a justement marqué combien ce point de vue était alors nouveau : « Voltaire, écrit-il1, fit révolution dans l'art dramatique : il voulut être représenté beaucoup plus qu'être lu, et professa même la maxime de frapper fort pour la multitude plutôt que de frapper juste pour les gens instruits. Il mit dans ses pièces beaucoup plus de machines et de fracas, et quelquefois il rapprocha des yeux du spectateur des actions matérielles que la morale publique, d'accord avec les préceptes des maîtres de l'art, recommande d'en tenir éloignées. Cet auteur changea même l'acception du mot passions théâtrales, qui, pour Corneille comme pour Aristote, est l'équivalent d'affections les plus légitimes, et qui, dans Voltaire, signifie les mouvements du cœur les plus violents, et tels que, pour les traduire sur la scène, il faut — je me sers de ses expressions — avoir le diable au corps … Voltaire, le premier, présenta en quelque sorte les comédiens au public, et les interposa entre l'auteur et les spectateurs … ».
4En tête de Brutus, tragédie qui voit pour la première fois les feux de la rampe le 11 décembre 1730, figure l'important Discours sur la Tragédie, adressé à Lord Brolingbroke. Voltaire y expose ses idées, mais fait des réserves sur l'art de Shakespeare, parce que ce grand dramaturge ignore le bon goût et les règles. Pourtant il lui reconnaît un « génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime ». En outre il se plaint que les tragédies françaises, dans leur forme traditionnelle, soient « plutôt des conversations qu'elles ne sont la représentation d'un événement ». Il estime qu'il faut rendre ces conversations vivantes. Alors, à propos de Brutus, Mlle Gaussin, qui y tient le principal rôle, reçoit ces conseils2 : « Souvenez-vous de ne rien précipiter, d'animer tout, de mêler des soupirs à votre déclamation, de mettre de grands temps. Surtout jouez avec beaucoup d'âme et de force la fin du couplet de votre premier acte. Mettez de la terreur, des sanglots, et de grands temps dans le dernier morceau ». Voltaire, préoccupé par le problème de l'expression, réagit donc contre une froideur et des habitudes de monotonie qu'il condamne, et il veut une diction « sensible » : en même temps il rompt l'hémistiche et s'efforce d'aérer le débit théâtral.
5Il semble aussi qu'à partir de son retour d'Angleterre il apprécie plus encore qu'il ne l'avait fait jusqu'alors la manière de Mlle Lecouvreur. Elle meurt en 1730. Dans une Epître qui lui est consacrée, il lui décerne des éloges enthousiastes3, car, lorsqu'elle déclamait ses rôles, elle se laissait guider par la nature. Il suppose que la Muse de la tragédie lui avait fait les dons les plus précieux, qu'elle lui avait accordé le goût et le pathétique. De Vénus, il déclare qu'elle avait reçu d'incomparables séductions. L'Amour s'était montré pour elle tout aussi généreux :
Je veux qu'elle aime — A peine eut-il parlé
Que dans l'instant vous devîntes parfaite ;
Sans aucun soin, sans étude, sans fard,
Des passions vous fûtes l'interprète.
6Il compose l'oraison funèbre que l'acteur Grandval lit sur la scène du Théâtre Français et il vante aux spectateurs les rares mérites de la défunte comédienne, en des phrases qui dépassent la femme pour aller à l'artiste : « Elle était digne de parler devant vous, messieurs ; elle faisait sentir dans tous ses personnages toute la délicatesse, toute l'âme, toutes les bienséances que vous désiriez ». En 1731 il lui consacre encore quelques mots dans Le Temple du Goût, et deux ans plus tard il leur adjoint une courte note dans laquelle il signale que Mlle Lecouvreur est « la première qui ait introduit au théâtre la déclamation naturelle ». Enfin il se résume en 1735 par un quatrain destiné à orner le portrait gravé de l'actrice :
Seule de la nature elle a su le langage ;
Elle embellit son art, elle en changea les lois.
L'esprit, le sentiment, le goût fut son partage,
L'amour fut dans ses yeux et parla par sa voix.
7Vers 1730, les idées de Voltaire sont déjà formées, avec tous les caractères qu'elles vont conserver pendant de longues années. Il les développe avec abondance jusqu'aux environs de 1760, époque à laquelle Diderot a déjà constitué le drame bourgeois. Elles demandent à être précisées. En leur fond, elles sont classiques. En effet, ce que Voltaire entend par ”nature” est différent des tons de vérité que nous recherchons aujourd'hui. Pour lui, la ”nature” ne peut être qu'une imitation de la réalité, et l'acteur doit ”embellir” son débit4 : il pense sur ce point comme l'abbé Dubos. En outre il est très ferme partisan de la séparation des genres : la simplicité familière est du domaine de la comédie, et c'est ainsi qu'il la joue lui-même, au témoignage de Marmontel5, sur son petit théâtre particulier, aux Délices ou à Ferney. Quant à la déclamation tragique, il ne la conçoit que beaucoup plus tendue. Il y veut de la force et de la majesté ; il en bannit une récitation trop rapide. Cette noblesse nécessaire s'obtient en articulant avec solennité et d'une voix forte : « A l'égard des comédiens, écrit-il6, Sarrasin m'a parlé avec plus que de l'indécence, quand je l'ai prié, au nom du public, de mettre dans son jeu plus d'âme et de dignité … La Noue a déclamé contre la pièce beaucoup plus haut qu'il n'a déclamé son rôle ». À propos de Sémiramis, il donne ses instructions au même Lanoue : « Il y a cependant un point sur lequel j'aurais quelques représentations à vous faire ; c'est sur l'idée où vous semblez être que le tragique doit être déclamé un peu uniment. Il y a beaucoup de cas où l'on doit, en effet, bannir toute pompe et tout tragique ; mais je crois que, dans les pièces de la nature de celle-ci, la plus haute déclamation est la plus convenable. Cette tragédie tient un peu de l'épique … ; le cothurne est ici chaussé un peu plus haut que dans les intrigues d'amour, et je pense que le ton de simplicité ne convient point à la pièce »7.
8Or Lanoue s'efforçait d'éliminer toute pompe de son débit et voulait oublier, quand il étudiait ses rôles, que c'étaient des vers qu'il devait réciter. Collé raconte qu'il les disait comme quelqu'un qui les aurait lus. Voltaire, après avoir trouvé qu'il avait beaucoup de mérite, peut-être pour le ménager, ne tarda pas à lui reprocher non seulement son physique disgracieux, mais encore la vulgarité de sa diction, et en particulier qu'il parlait trop bas. En juillet 1751, il écrira au comte d'Argental que, si Lanoue doit représenter le personnage de Cicéron, il faudra le mettre « trois mois au soleil, en espalier », afin qu'il puisse ensuite déclamer avec la véhémence nécessaire. À d'autres comédiens il donne des conseils analogues. Lorsque la Clairon s'avise de rendre sa diction plus simple, à partir de 1752, il est d'avis qu'elle fait tort au vers et qu'elle lui ôte toute majesté : il s'en montre choqué. Lekain, quand il débute, lui paraît méconnaître le ton qui convient à la tragédie : « Je conseille à Mme Denis, dit-il dans une lettre à d'Argental8, de lui faire crier à tue-tête dans les endroits de débit où sa voix est toujours, jusqu'à présent, faible et sourde. C'est peut-être le défaut le plus essentiel et le plus difficile à corriger ».
9Mais Lekain ne s'améliore pas, et sans doute ne se rend pas exactement compte de ce que Voltaire attend de lui. En 1755, il se rend aux Délices, et il y joue selon sa manière habituelle. Il a raconté lui-même que l'effet produit fut très différent de celui qu'il prévoyait : « Loin de voir, sur le visage de M. de Voltaire, l'approbation que j'y cherchais, je démêlai dans ses traits l'empreinte d'une indignation, et même d'une espèce de fureur, qui trop longtemps concentrée dans son âme, éclata enfin par une explosion terrible : Arrêtez, me cria-t-il, arrêtez ! … Le malheureux ! Il me tue ! Il m'assassine ! A ces mots, la société se lève, l'entoure, veut le calmer ; mais il se livre de nouveau à toute sa colère … Il sortit enfin, et courut s'enfermer dans son appartement. J'annonçai mon départ à Mme Denis … Toutefois, avant de partir, je fis demander à M. de Voltaire un moment d'entretien. Qu'il vienne s'il veut, dit-il … J'entrai chez lui ; il prit son manuscrit, et, dès la première scène, je reconnus combien je m'étais trompé dans la manière dont j'avais conçu mon personnage ». Et Lekain ajoute que Voltaire récita le rôle d'un « ton sublime, imposant, passionné »9. Il aimait en effet la pompe et la véhémence, ce que n'ignoraient pas la plupart des acteurs du Théâtre Français. Le témoignage de Marmontel confirme d'ailleurs celui qu'on vient de lire : l'auteur de Zaïre, nous dit-il10, affectait dans la tragédie « une emphase trop monotone, une cadence trop marquée », tandis qu'il débitait les vers comiques avec beaucoup de naturel. En somme, quand il fait parler des héros, Voltaire ne rompt pas absolument avec l'uniformité tendue qui était de mode au temps de Louis XIV. Mais il incline à l'humaniser et à l'assouplir légèrement. Tout en lui conservant son caractère, il l'abaisse d'un degré, comme le prouvent et son admiration pour la Lecouvreur, et aussi certaines de ses lettres, qui ne sont pas toutes des flatteries intéressées, décernées à des acteurs dont il a besoin.
10Assurément, c'est là ce qu'il doit à l'exemple des comédiens anglais, comme aussi bien c'est pour avoir vu jouer Shakespeare qu'il songe à mettre du spectacle dans son théâtre. Quoique assez modérément, il recherche en effet le pathétique, et même, sous la teinte générale de majesté qui lui semble appartenir à la tragédie, il n'est pas l'ennemi des nuances. Une déclamation froidement monotone lui déplaît, et il critique la Dumesnil à ses débuts, lorsqu'elle joue Mérope en 1749 : au quatrième acte, dans la scène qu'elle joue avec Polyphonte, elle n'a qu'une déclamation molle et glacée. C'est alors que se place le mot déjà signalé par Bonald : « Il faudrait, dit l'actrice, avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me faire prendre. — Eh ! vraiment oui, Mademoiselle, c'est le diable au corps qu'il faut pour exceller en tous les arts. Oui, oui, sans le diable au corps, on ne peut être ni bon poète, ni bon comédien ». Il charge le texte de ses pièces d'exclamations et d'interjections qui sont comme un délire verbal assez artificiel, mais qui soutiennent convenablement la voix et qui lui donnent l'occasion de développer convenablement sa force. Il insiste aussi pour que les accents du vers soient nettement marqués, et il indique même les inflexions oratoires11. De plus il demande que le comédien soit sensible et sache pleurer, qu'il mette dans sa diction des soupirs et des pauses répétées, qu'il parle quelquefois d'une voix haletante et accablée. Il l'écrit en 1730 à Mlle Gaussin. Il l'écrit vingt ans plus tard à Mlle Clairon : « Si vous aviez le quart de la docilité dont je fais gloire, vous ajouteriez des perfections bien singulières à celles dont vous ornez votre rôle. Vous vous diriez à vous-même quel effet prodigieux font les contrastes, les inflexions de voix, les passages du débit rapide après la déclamation douloureuse, les silences après la rapidité, l'abattement morne et s'exprimant d'une voix basse, après les éclats que donne l'espérance, ou qu'a fournis l'emportement. Vous auriez l'air abattu, consterné, les bras collés, la tête un peu baissée, la parole basse, sombre, entrecoupée. Quand Iphise vous dit :
Pammène nous conjure
De ne point approcher de sa retraite obscure,
Il y va de ses jours. […]
11vous lui répondriez, non pas avec un ton ordinaire, mais avec tous ces symptomes de découragement, après un ah très douloureux :
Ah ! que m'avez-vous dit ?
Vous vous êtes trompée.
12En observant ces petits artifices de l'art …, vous arriveriez à cette perfection à laquelle vous touchez, et qui doit être l'objet d'une âme noble et sensible »12. Pourtant ce pathétique si désirable exclut la frénésie et les véhémences outrées : Voltaire, qui commence par admirer Mlle Dumesnil quand elle inaugure sa déclamation passionnée, la trouve bientôt trop violente et même, pour ainsi dire, vulgaire.
13Il admet aussi que certaines nuances sont utiles, pourvu qu'elles ne nuisent pas à la pompe du débit. Dans la lettre à Mlle Clairon citée ci-dessus, il marque que des différences d'acuité doivent être recherchées par l'acteur : l'organe a des notes claires et des notes sombres dont il doit se servir tour à tour, et il ne saurait toujours réciter sur le même ton. Qu'il n'oublie pas non plus les variations de vitesse, pourvu qu'il en use judicieusement. Lorsque Mlle Clairon étudie le rôle d'Electre, Voltaire, sur le texte qu'il lui envoie, note quelques indications. Il en use ainsi depuis trente ans avec les comédiens qui interprètent ses pièces, lui dit-il en manière d'excuse, et elle doit bien se persuader qu'il y a des endroits où il faut accélérer le débit, d'autres où il faut le ralentir : c'est ainsi que les musiciens varient leurs mouvements, opposant l'allegro à l'adagio. Dès les premières représentations d'Oreste, il lui écrit encore : « Monsieur le Maréchal de Richelieu dit que vous avez joué supérieurement, et que jamais actrice ne lui a fait plus d'impression ; mais il trouve que vous avez mis un peu trop d'adagio. Il ne faut pas aller à bride abattue, mais toute tirade demande à être un peu pressée, c'est un point essentiel »13. Il va de soi, étant donné le système général de Voltaire, que ces différences de vitesse ne doivent comporter aucune exagération. Il en est de même des variations de force. Tout ce qu'il veut inculquer à ses interprètes, c'est l'idée que la déclamation de la tragédie, malgré la pompe que ce genre implique et qu'il doit conserver, s'accommode fort bien de plans étagés, de dépressions et de reliefs, pourvu que les contrastes ne présentent rien d'excessif.
14La doctrine de Voltaire, qu'il défend dans un nombre considérable de lettres et de préfaces, semble très ferme. Cependant il abandonnera les solides positions sur lesquelles il s'est retranché pour en choisir de plus avancées. Cet événement se produira après que Diderot aura écrit Le Fils naturel et Le Père de Famille, accompagnés des Entretiens et du Discours sur le Poème dramatique. Alors Voltaire, qui craint d'être dépassé, mais qui ne veut à aucun prix rester en arrière, se décide à faire des concessions14. Jusqu'à cette époque, tout en s'inspirant des Anglais pour l'action scénique, il avait maintenu le point de vue classique et traditionnel. Il avait protesté contre l'excès et l'exagération des gestes. Il avait aussi reproché à Lekain un jeu trop réaliste15. « On dit que Lekain, avait-il écrit à d'Argental le 4 août 1756, s'est avisé de paraître, au sortir du tombeau de sa mère, avec des bras qui avaient l'air d'être ensanglantés : cela est un tant soit peu anglais, et il ne faudrait pas prodiguer de tels ornements ».
15Bientôt pourtant, débordé, voyant que les applaudissements vont à des innovations qu'il a d'abord condamnées, il cède au courant vainqueur. Il le fait sans doute sous diverses influences, dont l'une au moins, celle de Diderot, nous est connue. « Si vous voyiez la Clairon traversant la scène, lui écrit celui-ci16, à demi renversée sur les bourreaux qui l'environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tombants, comme morte ; si vous entendiez le cri qu'elle pousse en apercevant Tan-crède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l'art oratoire n'atteignent pas ». Déjà, en 1759, cédant à la pression du public lettré, Voltaire s'est montré chaud partisan de la réforme financée par le comte de Lauraguais, et grâce à laquelle la scène allait être débarrassée pour toujours des spectateurs qui l'encombraient, ce qui désormais enlèverait aux représentations le caractère de pures récitations qu'elles avaient eu jusqu'alors. Pendant de longues années il se montre un converti assez docile. Assurément il est assez visible qu'il met toujours Shakespeare au-dessous de Corneille et de Racine, bien qu'il lui accorde de temps en temps son tribut d'admiration. Il lui reconnaît en 1761 « quelques traits de génie, quelques vers heureux, pleins de naturel et de force ». Il avoue au$si que le monologue de Hamlet n'est pas sans beauté : « C'est un diamant brut qui a des taches : si on le polissait, il perdrait de son poids »17. Son classicisme en effet s'atténue et ne se manifeste plus que par de rares déclarations. L'une est de 1760, lorsqu'il indique à Lekain qu'au théâtre l'intérêt est dans le fond et le style, non pas dans l'appareil et les attitudes : protestation d'une rigoureuse orthodoxie doctrinale, et conforme à l'intellectualisme traditionnel. On en relève une autre en 1767, quand il expose au même acteur que la familiarité doit être bannie de la tragédie18. Enfin la déclamation pathétique et vivante de la Dumesnil continue de lui déplaire.
16Il ne se laisse donc pas entraîner sans résistance, mais il est certain qu'il se laisse entraîner, et que souvent même il a l'air de passer à l'avant-garde. Il charge de gros spectacle Olympie en 1762 et Les Scythes en 1767, afin d'amuser les yeux et de frapper les nerfs des spectateurs. En 1761 il approuve les outrances de Mlle Dumesnil, tandis que sept années auparavant il l'a blâmée d'être trop ardente et de rechercher des effets heurtés qui la font ressembler à une convulsionnaire. À diverses reprises, il réclame une déclamation naturelle, en donnant à ce mot de ”nature” le sens que Diderot lui accorde, et non plus celui que lui attribuait Boileau. Il lui faut de l'attendrissement, des pleurs, des sanglots, une fougue impétueuse, une passion qui feront tressaillir la salle. Il gourmande Mlle Durancy parce qu'elle n'est pas assez sensible, félicite Mme de la Harpe parce qu'elle sait l'être19. En 1773 il prie d'Argental de tancer Lekain : qu'il ne fasse pas trop les beaux bras, qu'il n'essaie point de radoucir sa voix, qu'il sache jouer l'évanouissement, qu'il soit partout un peu brutal comme il convient à son rôle de sauvage, et Voltaire sera content20. Toute cette abdication de l'intellectualisme classique, toutes ces concessions au réalisme bourgeois se résument d'une façon concrète et caractéristique dans une lettre de 1766, après le grand succès que vient de remporter Sedaine. Comme Voltaire est sur le point de faire représenter Les Scythes, il écrit à d'Argental que les comédiens doivent jouer cette tragédie « comme le Philosophe sans le savoir ». « Le contraste qui anime la pièce d'un bout à l'autre doit servir la déclamation et prête beaucoup au jeu muet, aux attitudes théâtrales, à toutes les expressions d'un tableau vivant »21.
17Mais son goût véritable, celui qu'il tient de sa formation première, finira par avoir le dessus, et il ne mourra pas sans avoir battu en retraite pour revenir à son point de départ. Le drame bourgeois, quoique lui-même puisse faire, a plus de succès que sa tragédie, dont il y a bien des chances qu'il vienne à bout. Toujours céder ne sert à rien, et mieux vaut assurément la résistance qu'une longue suite d'abdications et de concessions inutiles. D'autre part Shakespeare se révèle de plus en plus comme un concurrent redoutable. Lorsqu'en 1776 Letourneur fait paraître sa traduction, Voltaire, inquiet déjà depuis quelque temps, se décide à intervenir. Il s'adresse d'abord à d'Argental, le confident de ses joies et de ses mauvaises humeurs. Il est visible qu'il tremble de colère devant le scandale de ce « misérable », de cet « impudent imbécile » de traducteur qui sacrifie tous les Français à son idole, à un vil Anglais pour lequel Diderot et Sedaine ne cachent pas leur admiration. Il faut donc écraser cette cabale, et Letourneur est mitraillé à bout portant : « Il n'y a point en France assez de camouflets, assez de bonnets d'âne, assez de piloris pour un pareil faquin. Le sang pétille dans mes vieilles veines en vous parlant de lui… Ce qu'il y a d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France ; et, pour comble de calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespeare … Je ne m'attendais pas que je servirais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille pour en orner le front d'un histrion barbare »22. À partir de ce moment, il semble bien que la rupture soit complète, et que tout ce qui, de près ou de loin, touche au drame bourgeois, inspire à Voltaire une invincible répulsion. Garrick, dont le jeu est si vanté dans les milieux de l'Encyclopédie, n'est plus pour lui qu'un acteur outrancier23, englobé dans la mésestime qu'il nourrit pour le théâtre anglais et pour Shakespeare.
18Les textes manquent, qui pourraient nous faire voir par le détail jusqu'à quel point l'auteur de Zaïre revient à ses anciennes idées sur la déclamation, car il meurt en 1778, deux ans après avoir écrit à d'Argental la lettre qu'on vient de lire. Lorsqu'il disparaît, remarque J.-J. Olivier24, les acteurs ont conquis le droit de se jeter à terre, de paraître en désordre sur la scène, de crier25, de pleurer et de sangloter. Cette exubérance des gestes, ce pathétique véhément permettent assurément de conclure à une diction libérée, mais sont le fait de Molé et de Mlle Dumesnil bien plus que de Lekain ou de Mlle Clairon, comédiens chers au châtelain de Ferney. C'est à Diderot spécialement qu'il faut faire honneur de ces nouveautés, car il en est le père responsable, et non pas à Voltaire. Toutes les grandes innovations que celui-ci a admises lui ont été imposées par la nécessité et par le désir du succès, ou sous la pression d'une concurrence qu'il redoutait. S'il n'avait subi ni l'influence de ses rivaux ni celle du public, il n'eût jamais consenti les concessions auxquelles il se laisse entraîner. Il désirait seulement qu'on rompît la cohésion de l'hémistiche, qu'on l'aérât, et qu'on introduisît plus de sensibilité dans la diction du vers, ce qui doit lui mériter quelques éloges. Mais son goût véritable s'exprime parfaitement entre 1730 et les environs de 1755. Il est classique, quoique d'un classicisme mitigé et pénétré d'émotion. Il est modéré, mais non réfractaire au progrès, à la condition toutefois que ce progrès ne bouleverse pas de fond en comble la tradition. C'est un goût de juste milieu. On ne saurait rien dire de plus.
Notes de bas de page
1 Bonald, Mélanges ; De l'Art dramatique et du Spectacle.
2 Voltaire, Correspondance, déc. 1730.
3 Idem, Epître à Le Couvreur.
4 Idem, Corr., 3 avril 1739.
5 Marmontel, Mémoires, V.
6 Voltaire, Corr., 4 octobre 1748.
7 Idem, ibid., 27 juillet 1748. Dans la préface de Zaïre, il reproche également aux comédiens de ne pas mettre assez de pompe dans leur diction.
8 Idem, Corr., 26 juin 1750.
9 Lekain, lettre du 10 janvier 1756.
10 Marmontel, Mémoires, VII.
11 Cf. supra, p. 92.
12 Voltaire, Corr., janvier 1750, à propos de la tragédie d'Oreste.
13 Idem, ibid. ib.
14 À l'en croire, la tentative de Diderot l'enchante. Le 27 février 1761, il écrit à Damilaville qu'il est « enivré du succès du Père de Famille ». Son enthousiasme est peut-être simulé. Il est vrai que ce succès constitue une bonne réponse à la Comédie des Philosophes.
15 Lekain faisait le personnage d'Arsace dans Sémiramis.
16 Diderot, Lettre à Volt., 28 nov. 1760.
17 Voltaire, Appel à toutes les nations de l'Europe, 1768.
18 Idem, Corr., 16 déc. 1760 et 14 février 1767.
19 Idem, Appel à toutes les nations de l'Europe : Corr., 16 mars et 11 avril 1767.
20 Idem, Corr., 11 janv. 1773.
21 Idem, ibid., 20 nov. 1766.
22 Idem, ibid., 19 juil. 1776. Il compose au même moment, toujours contre Shakespeare, une Lettre à l'Académie, lue par d'Alembert à la séance du 25 août.
23 Il l'avait jadis porté au pinacle. Cf. Les Scythes, préface, 1768 : « … le plus grand acteur qu'ait jamais eu l'Angleterre, M. Garrick, qui a effrayé et attendri parmi nous ceux mêmes qui ne savaient pas sa langue ».
24 J.-J. Olivier, p. 355.
25 Ce ne sont plus les mêmes cris qu'au xviie siècle, c'est-à-dire une dépense de force uniforme étendue à tout un rôle, mais des inflexions véhémentes limitées à quelques syllabes et qui dominent avec d'autant plus d'éclat une déclamation en moyenne beaucoup moins tendue.
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