Chapitre II. Vérité absolue et vérité relative
p. 15-25
Texte intégral
1La grande question est donc de savoir si la déclamation a le droit légitime de reproduire la nature dans son intégralité, c'est-à-dire s'il lui est permis d'user de toutes les inflexions qui sont courantes dans la vie quotidienne. La réponse des classiques est négative, mais il n'en est pas moins intéressant de les suivre dans leurs discussions et d'exposer leurs arguments. Assurément ils rencontrent quelques résistances qui laissent de bonne heure présager les libertés du drame bourgeois. Avant Diderot, certains critiques se font les adversaires d'une diction ampoulée ; parmi ses contemporains, il en est d'autres qui, sans se rallier au genre dont il a donné la formule, se déclarent partisans de la vérité. Peu importe évidemment qu'ils entendent par ce mot tout autre chose que nous, et que leur idéal soit encore fort modeste. Du moins la tendance qu'ils représentent ne doit-elle pas nous laisser indifférents, car il s'agit là d'un mouvement d'opinion qui se répandra de plus en plus dans la suite. Cette vérité, depuis Adrienne Lecouvreur jusqu'à Brizard1, en passant par Mlle Dumesnil et Bellecour2, a de nombreux partisans parmi les acteurs : il en est beaucoup en effet qui, avec plus ou moins d'ampleur et de sincérité, s'abandonnent à ses suggestions. Sans anticiper sur un débat qui sera résumé plus loin, il faut bien noter la position que prend l'abbé Dubos3 dès 1719 : il considère que le premier mérite du déclamateur est de se toucher lui-même, que seule une forte émotion intérieure peut animer la parole du comédien s'il veut réussir à remuer notre cœur : dans ces assertions alors si osées nous ne voulons voir qu'un classicisme à peine fléchissant, bien que Talma plus tard ait pensé de même. D'autres pourtant, quelques années après l'abbé Dubos, vont encore beaucoup plus loin. Louis Riccoboni4, en s'appuyant sur l'exemple de Baron et d'Adrienne Lecouvreur, déclare tout net qu'il est absurde de rechercher le plaisir dans la fiction quand on peut le trouver dans la nature ; il proteste contre les contraintes de la mode et fait passionnément appel au bon sens du public pour ruiner de ridicules habitudes qui procèdent d'idées manifestement fausses. Il soutient avec énergie que l'acteur doit nous donner l'illusion de la réalité, agir et parler comme le personnage qu'il incarne, au lieu de demeurer dans tous ses rôles un mannequin conventionnel toujours semblable à lui-même. En 1766 Dorat, quoiqu'il loue la tradition, est partisan d'un art plus émotif et plus spontané. Il affirme quelques années après que l'irrégularité est parfois sublime, tandis que la perfection est pleine de froideur ; l'instinct l'enchante, même s'il égare la raison, parce qu'il va chercher son juge dans l'âme du spectateur5. Le Paradoxe sur le comédien reconnaît lui aussi le charme de la vérité, sans toutefois que son auteur accorde une pleine et entière adhésion aux idées que défendent L. Riccoboni et Dorat.
2Il est inutile de poursuivre une énumération qui pourrait être plus longue. On notera seulement que cette doctrine conduit tout droit au romantisme, et que la déclamation du drame, avec toutes ses audaces, est déjà en germe dans les théories des critiques qui veulent renouveler la diction du vers tragique et du vers comique. Cependant il faut signaler quelques arguments par lesquels on s'efforce de défendre la nature en démontrant qu'elle est identique à la raison, qu'elle répond par conséquent aux exigences de l'esthétique classique. Un partisan anonyme de Gluck, à qui des adversaires reprochent le mouvement et la chaleur de sa musique, comme contraires aux règles de l'art véritable, repousse avec force des attaques dont l'injustice l'a choqué : « La pointe de la douleur dont on est atteint au spectacle doit laisser du baume dans la plaie, dit-il en citant la phrase même d'un de ces détracteurs6. Sans s'arrêter à ce balsamique et plaisant langage, on pourroit avertir l'auteur que le baume que la pointe de la douleur laisse dans la plaie n'est ni l'harmonie, ni l'élégance, ni le charme des accens funestes et douloureux ; qu'au contraire ils ne serviroient qu'à émousser la pointe dont il parle. Le véritable baume de cette plaie, c'est le sentiment constant que la passion qu'on exprime, la douleur qu'on montre n'est pas une douleur réelle ; c'est de là proprement que naît le plaisir. Donc cet auteur se trompe fort dans sa comparaison, quand il nous renvoie à une mère qui perd son fils. Car une telle mère est véritablement malheureuse ; mais une mère de théâtre ne l'est pas, elle feint de l'être, et plus cette feinte est naturellement exprimée, plus elle nous fait souffrir, et plus notre plaisir sera vif en nous rappellant que ce n'est qu'une imitation. Je m'imagine que s'il avoit bien voulu se souvenir de tout cela, il seroit un peu familiarisé avec l'idée d'entremêler la déclamation de fragmens d'un chant tumultueux et coupé, qu'il appelle chant mutilé ». Ainsi, loin qu'il soit indispensable de les corriger et de les embellir, les accents les plus réalistes devraient être autorisés dans la diction théâtrale, parce qu'il s'agit toujours d'un spectacle irréel et de malheurs imaginaires. Plus osée encore, si l'on considère les idées de l'époque, est la proposition soutenue à la fois par L. Riccoboni et par Nougaret7 : à leur avis, les rois, les princes et les héros, César, Alexandre et Annibal étaient des hommes en tout point semblables aux autres hommes, qui sentaient et souffraient comme nous : sur la scène ils doivent donc marcher et surtout parler conformément aux lois du bon sens et de la raison, c'est-à-dire comme nous le faisons nous-mêmes, sans affectation ni recherche.
3Néanmoins l'opinion ne prend pas le change. La nature est écartée du théâtre par la critique classique pour une foule de motifs très précis : si l'on admet que la déclamation ne peut aller sans nuances et doit comporter des plans différents, du moins veut-on interdire à l'acteur de reproduire l'exacte vérité. En effet, observe Marmontel, l'écrivain, l'auteur d'une tragédie ou d'une comédie, n'écrit pas dans un style spontané et simple ; au contraire il choisit ses mots et il arrange ses phrases. Il serait donc absurde que l'acteur prétendît réduire à l'échelle de la réalité, par le moyen de sa parole, des œuvres qui n'ont pas été composées dans cette intention. Agir de la sorte établirait d'ailleurs une disparate choquante, une disharmonie dont tout homme de goût sentirait vivement l'inconvenance. De plus nous demandons à la scène des fictions éclatantes, nous avons même inventé le vers pour avoir un spectacle plus brillant et d'une qualité supérieure : appliquer une diction vraie à des productions qui littérairement sont parées et que nous ne pouvons concevoir sans ornements, cela constituerait une inconséquence. L'abbé Mallet8 interdit à l'acteur les inflexions outrées et ”gigantesques”, les cris trop rudes dont les oreilles sont étourdies sans que l'intelligence en soit davantage éclairée : autant de conseils qui ne tendent pas à dépouiller la poésie dramatique, ou, d'une façon générale, la scène, de la splendeur qui leur revient, mais qui ont au contraire pour but de la leur conserver. C'est que le théâtre est fort différent de la vie : il mériterait même notre aversion s'il ne savait pas s'en éloigner quelque peu. Marmontel insiste sur cet argument : « Je ne vais point au spectacle pour n'y voir et n'y entendre que ce que je vois et ce que j'entends en me mettant à ma fenêtre »9. Grétry juge pareillement : « Au théâtre tout est factice, le personnage, son langage, les instrumens qui l'accompagnent, ses habits, les décorations. Si nous voulions voir des scènes plus naturelles, nous les verrions dans l'intérieur de nos maisons, dans nos rues »10.
4D'autre part, la vérité de la déclamation comporterait des effets trop vulgaires et d'une déplaisante grossièreté. Les cris11, le délire et les hurlements sont à la fois pénibles et communs. Beaucoup de critiques, sur ce chapitre, sont d'une intransigeance qui ne veut pas désarmer. « Il ne faut rien présenter, dans les arts d'agrément, dit Lacépède12, qui soit opposé à ce que la nature nous offre ; mais il ne faut pas toujours la dévoiler en entier : lorsqu'elle est hideuse ou désagréable à voir, il faut jeter sur ses tableaux un voile assez clair pour que l'imagination devine aisément ce qu'on lui cache, mais qui n'en dérobe pas moins aux yeux les détails trop révoltans. Si les cris des passions n'étoient affoiblis, ni tempérés, ils pourroient quelquefois être plus désagréables par eux-mêmes que l'impression qu'ils feroient naître n'aurait de charmes ; ils révolteraient l'oreille plus qu'ils ne déchireraient le cœur ». Marmontel13 déclare qu'une diction trop vraie tend à déplacer les modes du plaisir artistique en ébranlant physiquement l'auditeur par des moyens pitoyables. L'expression triviale de la douleur et de la plainte, propre à charmer des barbares en s'adressant à leurs sens, n'est pas faite pour le peuple éclairé qui a donné naissance à Racine et à Voltaire, et qui aime avant toutes choses les pures jouissances de l'esprit. L'incorrect, le bas et le dégoûtant, introduits dans les plus beaux rôles de la tragédie française, ne nous permettent plus de reconnaître Agamemnon, Joad, Phèdre ou Mérope : leur déclamation, si on la rend commune, fait ressembler ces personnages aux bourgeois et aux bourgeoises des faubourgs. Le Paradoxe sur le comédien manifeste la même répugnance : la nature intégrale est rebutante et laide14.
5Ces idées s'affirment avec force au cours des polémiques que suscitent les opéras de Gluck. La musique d'Armide ne trouve point grâce devant ses ennemis. En 1777, un écrivain inconnu, sous le masque d'un vieillard qui s'adresse à son neveu, publie un très curieux article15 : « Si vous aviez mon âge, ma béquille à lorgnette et mes petits yeux gris, vous pourriez avoir eu jadis le plaisir de voir la belle Armide aux jours brillans de sa gloire. C'étoit alors qu'on l'admiroit ! Hélas, la pauvre fille est prodigieusement changée ! elle est aujourd'hui méconnoissable. Depuis son retour d'Allemagne, on ne saurait tirer d'elle ni chant ni parole. Comme elle ne cesse d'extravaguer, son tuteur a soin de faire couvrir par un bruit effroyable de violons, de cors, de timbales, toutes les sottises qui peuvent lui échapper. Malgré cette précaution, le public a observé que, dans sa fureur, elle applique sans cesse à des vers heureux, pleins de vigueur et d'harmonie, l'accent dur et grossier d'une vivandière ; et qu'au lieu de manifester par d'aimables airs la douce passion qui vient de calmer son âme, les sons anti-mélodieux qu'elle pousse avec effort n'imitent que les cris effrayans des chats dans leurs amours nocturnes. Voilà, mon cher neveu, des expressions de colère et de tendresse prises dans la nature, mais sur des modèles bien étranges ! » À la même date, l'attaque de La Harpe, dans le Journal de Politique et de Littérature, est tout aussi violente : au lieu de faire chanter Armide, le musicien l'avait fait crier interminablement. Gluck alors jugea qu'il ne pouvait se dispenser de répondre aux critiques d'un homme aussi considérable, et il le fit dans une lettre qu'il envoya au Journal de Paris : il offrait d'écrire à nouveau son opéra selon les indications de La Harpe, en mélodies tendres et fluides, mais il prédisait que cette nouvelle version, pour des motifs très valables, ne rencontrerait pas un meilleur accueil : « Si quelque mauvais esprit s'avisoit de me dire : ”Monsieur, prenez donc garde qu'Armide furieuse ne doit pas s'exprimer comme Armide enivrée d'amour. — Monsieur, lui répondrais-je, je ne veux point effrayer l'oreille de M. de la Harpe : je ne veux point contrefaire la nature, je veux l'embellir ; au lieu de faire crier Armide, je veux qu'elle vous enchante”. S'il insistoit et s'il m'observoit que Sophocle, dans la plus belle de ses tragédies, osoit bien représenter aux Athéniens Œdipe les yeux ensanglantés et que le récitatif ou l'espèce de déclamation notée par laquelle étaient exprimés les plaintes éloquentes de cet infortuné roi devoit sans doute faire entendre l'accent de la douleur la plus vive, je lui répondrois encore que M. de la Harpe ne peut pas entendre le cri d'un homme qui souffre ». Mais il n'est pas probable que cette riposte ironique ait convaincu l'adversaire de l'illustre musicien.
6Autre considération encore : suivre la nature, la reproduire telle quelle est aussi trop facile, et l'acteur qui veut être vrai y parvient sans la moindre peine, puisqu'il lui suffit d'employer des moyens accessibles à la médiocrité et à l'ignorance. S'emporter comme un laquais ou pleurer comme un page est à la portée de tout le monde et ne révèle aucun talent particulier. Le pathétique est trop simple et s'obtient sans aucune étude. Tout comédien, selon Marmontel16, peut reproduire les cris de Philoctète ou les rugissements d'Oreste ; mais ces mouvements forcés et violents qui touchent peut-être le cœur restent en dehors de l'art. Le bon acteur doit montrer avant tout qu'il est habile, capable de mesure, qu'il sait combiner ses effets et les maintenir dans de justes limites. Le théâtre ne réclame pas une liberté qui peut dégénérer en licence ; il vit au contraire de retenue et de discrétion. Du reste la nature amènerait des disparates beaucoup trop vives ; la plupart des critiques constatent qu'elle n'est pas soutenue, qu'elle manque d'égalité, qu'elle aboutit à des cris de convulsionnaire, et que ceux-ci côtoient d'autres passages beaucoup trop ternes qui l'emportent par leur continuité et leur persistance : on tombe alors dans l'incorrection, la platitude et l'insipidité. Diderot, dans le Paradoxe sur le comédien17, est d'accord avec Dazincourt pour affirmer que la sensibilité, l'âme, ou, comme on disait, les entrailles, ne sauraient être une excuse pour manquer tout un rôle dont une ou deux répliques à peine seraient rendues d'une manière originale. Le classicisme maintiendra ses condamnations jusqu'à la fin du siècle. Selon La Harpe, la nature est l'ennemie du bon goût et de la bienséance. Suard18 en 1804 est encore loin d'être converti : « Les éclats de voix, dit-il, les grands mouvemens, proscrits en général par la décence, annoncent presque toujours dans celui qui les emploie l'oubli de soi-même ».
7L'idéal de l'époque est en effet tout différent. Ce que doit rechercher l'acteur, ce n'est pas la pure vérité, mais seulement une vérité réduite à l'échelle de nos conceptions humaines et de nos sentiments, car, comme l'a écrit Boileau,
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
8La déclamation se contentera donc d'une vérité seconde, selon l'expression de l'abbé Mallet, ou d'une vérité relative, selon le mot de Marmontel19, en vertu d'une règle qui est valable pour tous les arts : « Dans l'imitation poétique, écrit ce dernier, la vérité relative est souvent contraire et toujours préférable à la vérité absolue … Un peintre qui dans l'éloignement peindroit les objets dans tous leurs détails, avec leur forme, leur couleur et leur grandeur naturelle, exprimeroit la vérité absolue et n'observeroit pas la vérité relative. Un poëte qui feroit penser juste tous ses personnages rempliroit de vérités un ouvrage qui seroit faux d'un bout à l'autre ». En d'autres termes, l'idée de nature n'a de valeur que par rapport à nous-mêmes, et l'art, pour être acceptable, doit revêtir les formes que conçoit notre esprit. Or, d'une manière générale, nous ne concevons pas, nous ne pouvons éprouver un plaisir qui nous serait procuré par des causes déplaisantes, et, spécialement en matière de diction, nous résistons à des intonations sans grâce. L'expérience démontre que tout ce qui est hideux nous choque et se trouve en directe opposition avec les jouissances que nous recherchons : une esthétique basée sur l'horreur est donc à proprement parler une absurdité.
9De là l'obligation d'une vérité seconde. Jean-Jacques Rousseau lui-même se déclare l'adversaire d'une musique qui ne serait pas agréable. Un anonyme déclare que les musiciens comme les poètes doivent toujours mêler de volupté les impressions douloureuses, afin de charmer l'esprit et les sens. Selon La Harpe, on ne va pas au théâtre pour entendre les cris d'un homme torturé par la douleur, et la souffrance ne peut se traduire par des inflexions brutales. Il reproche à Gluck de ne point toucher son cœur parce qu'il ne sait pas en même temps ravir son oreille : « Je veux remporter dans ma mémoire une plainte harmonieuse, qui retentisse encore long-temps dans mon oreille, et me laisser le désir de l'entendre encore et de la répéter moi-même. Mais, si je n'ai entendu que les clameurs du désespoir, des gémissements convulsifs, je puis trouver cela fort vrai, mais si vrai que je n'y reviendrai pas »20. La Harpe nous assure que ces lignes lui ont valu l'approbation écrite de vingt musiciens. Nous l'en croyons sans peine si nous nous reportons à Grétry pour lequel la première condition des beaux-arts est de plaire, même au prix d'erreurs manifestes. Cette théorie de la convention utile, de la félicité mensongère est infiniment caractéristique du goût qui régnait alors : « La vérité physique, dit Grétry, est invariable ; la vérité morale est souvent de convention ; la vérité des arts, tantôt physique, tantôt morale, consiste surtout à flatter nos sens. C'est dans les arts seuls, et dans les arts d'agrément, qu'il est permis, qu'il est même ordonné à l'artiste de substituer l'erreur qui plaît à la vérité matérielle, si celle-ci a moins de charmes. Leur unique but est de plaire, de séduire, de consoler l'homme de ses misères, de l'instruire par l'attrait des plaisirs purs, de lui dévoiler les beautés de la nature, de lui montrer les charmes inexprimables des grâces, compagnes de la décence … Les arts nous trompent innocemment pour nous rendre plus heureux, et le bonheur rend seul l'homme sociable, indulgent, et ami de l'humanité ».
10Donc la vérité relative ou vraisemblance est la seule qui puisse nous satisfaire. Car les jouissances que nous ressentons dépendent pour une grande part de notre éducation et de nos habitudes d'esprit. Objectivement parlant, il est fort possible que les rois et les héros ne soient au fond que des hommes comme nous, mais nous avons accoutumé de croire qu'ils ne nous ressemblent pas et nous n'éprouverions aucun agrément si nous les entendions parler avec nos intonations courantes. Il nous semble en effet, note La Harpe avec une foule d'autres critiques, que la différence des classes sociales doit amener nécessairement une différence dans la tenue générale et dans les inflexions du langage. On en arrive ainsi à dégager un principe fondamental, formulé d'abord pour la tragédie, mais qui s'étend bien au-delà, dans des limites qu'il importera de définir. Ce principe est qu'il ne saurait y avoir de déclamation sans noblesse, parce que la pompe et la majesté sont le facteur déterminant de notre plaisir. Non pas qu'au xviiie siècle le public soit partisan de l'emphase continue telle que l'avaient aimée les contemporains de Corneille. Les acteurs usent à l'ordinaire d'un ton plus modéré qu'à l'époque de Louis XVI et marquent certainement dans leur débit beaucoup plus de nuances qu'on ne le faisait alors. Mais, s'il est admis qu'ils ne doivent pas adopter une diction uniformément véhémente — que certains auteurs, L. Riccoboni par exemple, jugent fausse et ennemie du bon goût — on leur demande du moins de se maintenir toujours à un degré de dignité au-dessous duquel leur art ne serait plus qu'un jeu misérable, et l'on rattrape ainsi une bonne part de ce qu'on avait concédé. « Parler noblement et dignement, écrit Larive21, sans enflure et sans trivialité, est le sublime de l'art… Le parler noble est l'expression du sentiment et de l'héroïsme : la déclamation vide et boursouflée n'est qu'une bouffissure de ton qui éteint la vérité ». Il s'agit bien évidemment ici de cette vérité relative dont Marmontel s'est fait le champion. Elle consiste dans un raisonnable milieu ; elle n'est pas exagérément emphatique, mais elle se garde surtout de ce qui peut sembler bassesse ; elle doit éviter un double péril, celui d'être excessive et celui d'être bourgeoise22. Pourtant, si elle s'écarte de ces deux extrêmes, elle est toujours plus éloignée du second que du premier : il reste en effet entendu que le débit de l'acteur est une parure pour le texte qu'il récite ; selon le mot de l'abbé Mallet23, il est aux pensées ce que le jour est aux tableaux ; il en rehausse le prix et la beauté.
11Sur cette question essentielle, tous les critiques, sauf les théoriciens du drame, sont d'accord. Dans l'opinion des classiques, la vérité pure, la nature, déshonorerait la scène. Au contraire la noblesse est nécessaire à l'art d'une façon générale, car l'art est par excellence une manifestation aristocratique ; il vit de grandeur et de magnificence ; il ne peut s'appliquer qu'à des objets élevés, non pas à ceux qui sont bas et mesquins. Toute autre conception serait un défi au bon sens. Les peintres savent la valeur de cet axiome. Les musiciens également ; et même, s'ils sont obligés à des choix parfois un peu médiocres, ils se souviennent toujours qu'ils doivent hausser le ton et la couleur s'ils veulent obtenir des effets acceptables. Un compositeur a-t-il à faire chanter un orgueilleux, un ambitieux ou un glorieux ? Grétry lui enseigne comment il doit procéder : « La musique qui peint leurs accens doit être modulée, agitée, chromatique, sans jamais cesser d'être noble ; la noblesse est l'antidote qui rend ces caractères supportables, même avantageux pour les arts »24. Il dit encore, à propos de la colère, que « si elle n'est ennoblie par des sentimens tragiques, elle n'est qu'une charge dégoûtante »25. Le principe, puisqu'il est universel, s'applique également à la déclamation. Dans la tragédie, un débit majestueux est de rigueur ; le style l'engendre de lui-même, et il est logique que la forme parlée reste d'accord avec la forme écrite. Diderot, dans le Paradoxe sur le comédien, s'élève contre une diction trop pathétique, qui trouble le cœur et la tête, qui altère la parole et la surprend : « Cette vérité de nature, écrit-il26, dissone avec la vérité de convention. Je m'explique ; je veux dire que ni le système dramatique, ni l'action, ni les discours du poète ne s'arrangeraient point de ma déclamation étouffée, interrompue, sanglotée ». L'abbé Mallet est du même avis et proteste que le goût de son siècle est fondé en raison27. Larive, avec tous les comédiens de son temps, insiste sur la nécessité des convenances. Si quelques-uns s'en écartent, soit qu'ils tombent dans une enflure outrée, soit qu'ils exagèrent la simplicité, ils en sont aussitôt blâmés, et Voltaire redresse vertement les acteurs de son théâtre quand ils ne se maintiennent pas au degré de noblesse nécessaire28.
12Pourtant la pompe de la diction n'est pas un privilège que possède seule la tragédie. Mme Talma exige que la déclamation de la comédie se pare elle aussi d'une certaine dignité. Assurément, dans ce dernier genre, les inflexions sont moins contraintes, mais on doit toujours y observer les convenances29. Le geste lui-même, qu'il s'agisse de la tragédie ou de la comédie, est soumis à une sévère discipline. Il ne faut pas qu'il devienne trop impétueux ou vulgaire. On le veut grave, majestueux et bien réglé. « Le geste, dit l'abbé Mallet30, sera énergique et véhément dans les endroits pathétiques, mais non pas brusque et violent ; la bienséance ne permet les écarts dans aucun genre ». Voici quelques vers de Dorât où se manifeste le point de vue classique :
Evitez cependant cette chaleur factice
Qui séduit quelquefois, et vit par artifice,
Tous ces trépignemens et des pieds et des mains,
Convulsions de l'art, grimaces de pantins …
Ces gestes embrouillés, toujours hors de saison,
Ne sont qu'un froid dédale où se perd la raison. (Décl., II)
13On conçoit les motifs qui dictent ces conseils : l'exécution dramatique doit toujours présenter un caractère d'unité, par conséquent le caractère élevé et grave de la diction doit trouver sa correspondance dans le geste, tellement il est vrai que tout principe qui s'impose au bon sens comme une indiscutable vérité trpuve nécessairement son application dans tous les domaines. La règle classique que nous venons de définir se condense dans la formule qu'emploie Marmontel : caput artis decere31.
Notes de bas de page
1 Brizard (1721-1791) a débuté par la peinture comme élève de Carie Vanloo, a joué d'abord à Lyon et n'est venu à Paris qu'en 1757 ; tragédien estimé, il s'est fait remarquer dans les rôles du vieil Horace et de Mithridate. C'est dans les pièces de Ducis qu'il récolta ses plus beaux triomphes.
2 Bellecour (1725-1778) était fils du peintre Gilles Colson ; son jeu était assez froid, et il articulait durement ; après avoir joué dans la tragédie, il se cantonna dans la comédie, où il représenta les grands seigneurs et les aimables mauvais sujets. Sa femme faisait les soubrettes.
3 Abbé Dubos, 1, 41.
4 L. Riccoboni, p. 266-268.
5 Dorat, Réponse à une Lettre écrite de province …
6 Mémoires sur Gluck, p. 226.
7 L. Riccoboni, p. 266-267 ; Nougaret, p. 351.
8 Abbé Mallet, Principes pour la lecture des Orateurs, T. III, p. 324-325.
9 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Drame”.
10 Grétry, T. III, p. 250.
11 Il faut soigneusement distinguer entre les dépenses dynamiques considérables qui s'étendent sur tout un rôle et l'effort occasionnel, le sursaut de force qui s'applique de place en place à quelques syllabes privilégiées au milieu de vers débités sans éclat. Le premier procédé, qui comporte quelques reliefs peu sensibles dans un ensemble à teinte uniforme, est légué au xviiie siècle par la tradition : en ce sens les critiques réformateurs reprochent à tel ou tel acteur de crier. Le second procédé, par lequel s'établissent des contrastes violents et heurtés, offense le goût classique. En cet autre sens les cris, parce qu'ils dérangent l'harmonie du vers, sont prohibés. On reconnaît en eux la Nature, exubérante et sans contrainte.
12 Lacépède, T. I, p. 88.
13 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Drame”. Cf. aussi Larive, 1, 19.
14 Voici le texte : « Poètes, travaillez-vous pour une nation délicate, vaporeuse et sensible ? Renfermez-vous dans les harmonieuses, tendres et touchantes élégies de Racine. Elle se sauverait des boucheries de Shakespeare… Si vous osiez lui dire avec Homère : ”Ou vas-tu, malheureuse ? Tu ne sais donc pas que c'est à moi que le ciel envoyé les enfants des pères infortunés ; tu ne recevras point les derniers embrassemens de ta mère ; déjà je te vois étendu sur la terre ; déjà je vois les oiseaux de proye rassemblés autour de ton cadavre, t'arracher les yeux de la tête, en batant les ailes de joye” : toutes nos femmes s'écrieroient en détournant la tête : ”ah ! l'horreur !” Ce seroit bien pis, si ce discours, prononcé par un grand comédien, étoit encore fortifié de sa véritable déclamation » (T. VIII, p. 393).
15 ”Aux auteurs du Journal de Paris”, dans Le Journal de Paris, 31 octobre 1777.
16 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Tragédie”.
17 Diderot, T. VIII, p. 413-415.
18 Suard, p. 382.
19 Abbé Mallet, Principes pour la lecture des Poëtes, T. III, p. 319 ; Marmontel, El. de Litt., article ”Vérité relative”.
20 Sur toute cette théorie de la vérité aimable, cf. J.-J. Rousseau, Dictionnaire de Musique, au mot ”Expression”. Mémoires sur Gluck, p. 168. La Harpe, Journal de Politique et de Littérature, 5 octobre 1777 (à propos de l'Armide de Gluck). Grétry, T. II, p. 93 ; il dit encore, T. II, p. 104 : « L'art consiste dans les moyens de représenter agréablement la nature ». D'une façon analogue, Marmontel déclare (El. de Litt., au mot ”Drame”) : « Le mérite du poëte, le charme du spectacle ne consistent pas seulement à nous offrir des tableaux dont nous soyons émus, mais dont nous nous plaisions à l'être ».
21 Larive, I, 19.
22 Regnault-Varin, p. 223, n.
23 Abbé Mallet, Orateurs, T. III, p. 319. Il marque encore (ib., p. 361-362) le point exact auquel il convient de maintenir une bonne diction : « Or, les ports de voix, les éclats et les cris périodiques, les sifflemens, le ton ampoulé, les gestes forcés et empesés de la plupart des acteurs dans le tragique, sont-ils conformes au bon goût et dictés par la nature ? Le comique est peut-être moins imparfait, mais son enjouement et sa familiarité seroient, je crois, des règles bien bizarres de décence et de gravité ».
24 Grétry, T. II, p. 231. 25.Id., ibid., p. 311.
25 Id., ibid., p. 311.
26 Diderot, T. VIII, p. 420.
27 Abbé Mallet, Principes pour la lecture des Orateurs, T. III, p. 338-339.
28 Par exemple, Lettre à La Noue, 27 juillet 1748.
29 Mme Talma, chap. XIX.
30 Abbé Mallet, ibid., T. III, p. 351.
31 Marmontel, El. de Litt., au mot ”Déclamation théâtrale”, T. II, p. 330.
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