Chapitre I. La déclamation ne saurait être qu’une imitation de la nature
p. 7-13
Texte intégral
1La déclamation est un art et, comme tous les arts, elle ne saurait se borner à reproduire purement et simplement les accents de la nature. Ainsi que l'a dit Boileau dans des vers bien connus1, le rôle de l'homme est de rendre acceptable au bon goût la vérité inculte et brutale. Il n'est point l'inventeur de cette doctrine, que d'autres, et notamment Vauquelin de la Fresnaye2, ont exposée avant lui. On sait déjà qu'elle gouverne la poésie et la peinture. La musique elle aussi lui est soumise : « La musique dramatique ou théâtrale, a écrit J.-J. Rousseau3, concourt à l'Imitation, ainsi que la poésie et la peinture : c'est à ce principe que se rapportent tous les Beaux-Arts, comme l'a montré M. Le Batteux ». Cette façon de voir est partagée par les critiques les plus réputés du xviiie siècle, par l'abbé Du Bos, par Séran de la Tour, qui soumet aux lois de l'imitation « le pinceau et le burin », par Marmontel, convaincu que le style ne doit pas être semblable à la langue parlée, que l'écrivain par conséquent ne copie pas la nature, mais l'arrange et la pare, ainsi qu'on peut le constater dans la tragédie, où nous ne voyons que des images supérieures à la réalité, bien loin qu'elle consente parfois à nous présenter une vérité hideuse et sévère.
2Il serait donc vain de croire que la déclamation puisse se soustraire à cette règle générale. Dans le poème qu'il a consacré à l'esthétique de la diction, Dorat n'oublie pas de mentionner la loi souveraine, et il le fait presque dans les termes dont a usé Boileau :
Tel objet est choquant dans sa réalité
Qui plaît au spectateur, s'il est bien imité.
3Le langage courant, en ce qui concerne l'expression des sentiments par la parole, distingue donc l'art, défini comme nous venons de le dire, et basé sur l'imitation, de la nature, proscrite par la décence. Ce sont là les termes consacrés par l'usage, et qui se retrouvent sous la plume de tous les spécialistes. L'art, auquel vont leurs suffrages, plaît à la raison sans trop accorder à la sensibilité. En ne laissant rien au hasard, il engendre la mesure et l'égalité et permet de mettre dans la diction toute la noblesse requise. Considéré par rapport à la forme poétique, il conserve le vers syllabique que la nature ne manquerait pas de détruire.
4Il faut noter qu'au xviiie siècle la théorie classique de la déclamation laisse place à l'effort de l'acteur, qu'elle l'autorise à composer ses rôles et même qu'elle l'y invite. Mais sa liberté d'action demeure forcément limitée, puisqu'on lui demande de se conformer coûte que coûte à une beauté idéale conçue par les imaginations, et qu'il est seulement possible de réaliser par une série de retranchements opérés sur la réalité. On concède il est vrai que le comédien doit partir de la nature, c'est-à-dire qu'il lui faut user d'observation. Il saura donc que la tristesse rend les inflexions plus graves, que la joie au contraire élève le diapason de la voix, et qu'il lui est interdit de conserver les mêmes intonations pour deux passions opposées. Force ou faiblesse de la parole, acuité ou profondeur du registre, tout cela doit être en rapport avec les sentiments à exprimer : il est interdit de confondre les moyens et de les employer l'un pour l'autre, sous peine de contresens : « Et qui est-ce qui ignore, interroge Grétry, qu'il n'y a rien de plus beau que le vrai, dont l'art imitateur doit se rapprocher le plus qu'il peut ? » Même Mme Talma ne défend pas au comédien d'étudier le peuple, afin qu'il apprenne de lui l'exactitude des accents et à quels mouvements de l'âme peuvent servir les ressources diverses de l'organe. C'est qu'en effet la haute société n'est pas toujours une excellente école : les grandes passions s'y affaiblissent ou s'y dénaturent, et n'y trouvent souvent qu'une expression neutre, tandis que le peuple au contraire n'a pas l'habitude de composer sa joie ou son désespoir4.
5Mais là s'arrête l'utilisation de la nature. Lorsque l'acteur a su observer, il lui reste à faire appel à l'art, c'est-à-dire aux règles, et c'est cela qui constitue la partie la plus importante de sa tâche : grâce aux règles il est possible de réduire la vérité fruste à de sages proportions, afin qu'elle nous donne agrément et plaisir. Par dessus toutes choses l'homme de théâtre doit se pénétrer des enseignements de l'Antiquité, car, si le monde est une bonne école, il est du moins indispensable de connaître les belles mesures auxquelles il faut ramener la réalité trop souvent excessive. Le goût des Grecs et des Latins, qui est celui des meilleurs esthéticiens du siècle, est un guide très sûr dans l'imitation5.
6Celle-ci s'opère selon des moyens que la critique classe avec beaucoup de précision. Tout d'abord l'art suppose un choix dans la diction, choix qui correspond à celui du poète qui bâtit une tragédie ou une comédie : « Le poète qui écrit comme on parle, déclare Marmontel6, écrit mal. Sa diction doit être naturelle, mais de ce naturel où le goût ne laisse rien de froid, de négligé, de diffus, de plat, d'insipide … L'opération du goût, dans l'art d'imiter le langage, ressemble à celle du crible qui sépare le grain pur d'avec la paille et le gravier ». Il va d'ailleurs de soi que les éliminations varient selon le sujet proposé : la sélection est plus ou moins complète et plus ou moins utile selon la qualité de l'image qu'il s'agit de renvoyer. Le choix qu'un acteur fait de ses intonations rassemble les traits de son personnage et les rend plus frappants : c'est donc par lui que se compose un rôle et qu'on lui donne toute la portée qu'il peut avoir. Mais d'autre part la raison persuade que la réalité prise en bloc serait souvent un piège, car, selon l'expression de Diderot quand il se fait le défenseur de la doctrine classique, elle est faite de grimaces choquantes, ou bien encore de duretés qui rebutent. En particulier des clameurs convulsives, si elles nous assourdissent avec trop de persistance, nous paraissent affectées, et c'est justement ce que La Harpe reproche au récitatif de Gluck7.
7De plus la nature, présentée telle quelle, contient des éléments disparates qu'un art judicieux égalise habilement, pour ne point blesser notre oreille ou pour plaire à nos conceptions préalables. « Il est arrivé à plusieurs hommes, observe Chastellux8, de voir une épouse abandonnée, un père outragé, un maître irrité, etc. Mais différentes circonstances ont pu empêcher les témoins de ces spectacles terribles ou attendrissants d'en être touchés autant que leur sensibilité pouvait le permettre. Si la figure de l'épouse en larmes est dépourvue de grâce et de beauté ; si la douleur d'un père outragé est aigre et querelleuse ; si le magistrat ou le prince irrité manque ou de majesté dans les traits, ou de force dans l'expression, l'effet doit naturellement s'affaiblir ; il manque par quelque chose, et cette exception, si petite qu'elle soit, suffit pour aliéner notre âme et détruire notre sensibilité ». Et Diderot à son tour de s'écrier dans son Paradoxe : « Réfléchissez, je vous prie, sur ce qu'on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme en nature ? Nullement : un malheureux de la rue y seroit pauvre, petit, mesquin … Qu'est-ce donc que le vrai ? C'est la conformité des signes extérieurs, de la voix, de la figure, du mouvement, de l'action, du discours, en un mot de toutes les parties du jeu, avec un modèle idéal ou donné par le poëte ou imaginé de tête par l'acteur »9.
8Enfin tout ce qui est dans la nature n'est pas bon à reproduire. Il suffit de rappeler que la pompe du débit a été considérée comme indispensable à la scène, le comédien doit choisir des intonations nobles et décentes, éviter le trivial et le bas : « L'imitation, déclare Mme Talma, s'arrête au dégoûtant ». On voit La Harpe reprocher à Gluck d'avoir fait parler ensemble Achille et Agamemnon, au second acte d'Iphigénie en Aulide, comme s'il s'agissait d'une querelle entre gens vulgaires. Il n'est en effet nullement convenable à la dignité des deux héros qu'ils s'emportent au point de s'oublier eux-mêmes : « Ce conflit de menaces et de cris qui s'entrechoquent, manque absolument de la noblesse qui doit caractériser cette scène, et n'inspire point la terreur que l'on doit ressentir lorsqu'on voit en présence deux hommes tels qu'Achille et Agamemnon »10.
9Par conséquent l'utilité artistique du choix ne saurait être niée. Il sert à établir pour l'oreille cette vérité de convention sans laquelle il n'est point de déclamation satisfaisante, et on en use pour éliminer radicalement ce qui, dans la réalité totale, s'éloigne trop du degré auquel la diction doit se maintenir. Mais il y a dans la nature des éléments moins distants du diapason fondamental ; ceux-là n'ont pas besoin d'un traitement aussi rigoureux et peuvent être accommodés au ton convenable : d'où un second procédé que met en œuvre une bonne imitation, et qui consiste à amender la nature. Ainsi ont fait les grands peintres, nous dit l'abbé Mallet11 : « L'imitation consiste donc principalement à approcher de la vérité, à l'esquisser pour ainsi parler, quoiqu'avec certaines précautions, certains ménagements qui tendent à l'embellir, à diminuer ce qu'elle a de trop rude et de trop grossier, … comme les figures de Raphaël et de Jules Romain, qui pour être un peu plus grandes et un peu plus majestueuses que la nature, n'en sont que plus admirables : c'est en cela, je pense, que réside le grand art de l'imitation, qui demande un discernement exquis ». Le sculpteur Bouchardon lit Homère avant de se mettre au travail, afin de savoir à quel degré de majesté il doit monter ses statues : « Depuis que je lis Homère, s'écrie-t-il, les hommes me paroissent hauts de vingt pieds »12. La poésie, qui obéit au principe ut pictura poesis, outre ou tempère donc la nature pour obtenir des proportions et des couleurs plus belles. « Il doit y avoir dans la poësie un second vrai, note l'abbé Mallet13, dont l'usage consiste à adoucir ce qu'une imitation trop naïve auroit de choquant, à embellir ce qu'elle auroit de grossier, à rectifier ce qu'elle auroit de défectueux, aussi tout ce qui ne sçauroit être susceptible de ce second vrai, ne produiroit que bassesse en poésie ».
10Si maintenant nous passons à la déclamation, nous voyons que l'art y prend aussi les formes d'une correction : l'acteur ramène la parole des personnages de théâtre à la mesure que notre imagination leur accorde. Or nous ne pouvons concevoir un héros s'il n'est paré d'élégance et de dignité, de même que nous nous refusons à entendre une princesse qui crierait comme une harengère. Pour notre plaisir, il est donc nécessaire que la vérité soit estompée et embellie : « Car, quoiqu'on dise qu'il faille en tout consulter la nature, observe l'abbé Mallet, cette maxime néanmoins a des bornes, et ne doit point être prise dans toute son étendue. La Nature a des imperfections que l'Art doit corriger, des défectuosités qu'il doit déguiser, en lui conservant néanmoins toujours certains caractères grands et distinctifs qui empêchent qu'on ne la méconnoisse ». Et, au cours de ses démonstrations, il prend l'exemple illustre de Bérénice. De son vivant la noble princesse, lorsqu'elle a été abandonnée par Titus, a dû laisser échapper des cris désagréables à l'oreille. Une actrice pourtant ne pourrait les reproduire sur le théâtre ; elle les atténuera donc et les modulera harmonieusement, car seules les expressions de la douleur les plus belles réussissent à nous toucher. Le fait même qu'un personnage historique figure dans une tragédie oblige l'interprète qui joue son rôle à nous le présenter sous un certain aspect, conformément à l'optique spéciale de la scène. Suard, à propos de Gengis-Kan14, le marque très nettement : « Je ne veux pas qu'on me montre Gengis-Kan, dans ses entretiens avec Idoine, respectueux, galant comme le Cid, délicat comme Tancrède, ou même généreux comme Orosmane ; mais je voudrais bien qu'on ne donnât point dans l'excès contraire, qu'on ne me le représentât pas brutal, emporté, comme peut l'être un Scythe, mais un Scythe dont on ne ferait pas un héros de tragédie »15.
11Il se peut que les corrections à opérer tendent à rabaisser le ton d'un rôle démesuré que le poète a trop écarté du vraisemblable : alors le comédien, par une voix molle et égale, adoucit son personnage. Mais le plus souvent il le hausse au contraire de plusieurs degrés, afin de lui donner cette noblesse et cette majesté sans lesquelles l'art n'existe pas. Donc le débit, selon les cas, doit se modérer ou s’enfler de façon à satisfaire aux exigences d'une saine raison. Les théoriciens de la déclamation, qu'ils soient acteurs ou critiques, s'accordent à souligner ces deux aspects de l'imitation par retouches. Sticotti défend de porter au dernier excès les accents de la douleur, car c'est là le propre des petites âmes, sans compter encore que l'énergie démesurée touche à la démence et la grâce affectée à la contorsion. « Point de cris, prononce de même Talma16, point d'efforts de poumons, point de ces douleurs communes, point de ces pleurs vulgaires qui amoindrissent et dégradent le personnage ». En outre le xviiie siècle fait sienne cette proposition attribuée au grand Baron, qu'« un comédien devrait être nourri sur les genoux des reines ». Diderot, au cours d'un long développement, soutient à peu près la même idée : « Nous voulons, écrit-il17, que cette femme tombe avec décence et mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien mourait dans l'arène, aux applaudissements d'un amphithéâtre, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qu'est-ce qui remplira votre attente ? Est-ce l'athlète que la sensibilité décompose et que la douleur défigure, ou l'athlète académisé qui pratique les leçons sévères de la gymnastique jusqu'au dernier soupir ? Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien ainsi que le gladiateur ancien ne meurent pas comme on meurt sur un lit : ils sont forcés de jouer une autre mort pour nous plaire ; et le spectateur délicat sentiroit que la vérité d'action dénuée de tout apprêt est petite et ne s'accorde pas avec la poësie ». Ce sont des considérations analogues qui guident le musicien quand il veut régler la déclamation de ses personnages. Lui aussi corrige la nature, que son imitation s'efforce d'embellir : « Voici en général ce que j'observerais, dit Grétry18 : en mettant en musique les caractères odieux, sur-tout s'ils sont traités avec leurs développemens par le poëte, je chercherois à pallier leurs défauts, en rendant leurs inflexions plus mélodieuses que baroques ». Dernière observation enfin : si la vérité idéale, basée sur le choix et la retouche, n'était point commandée par des motifs esthétiques, elle le serait du moins par une considération toute pratique, qui, elle aussi, interdit la copie pure et simple de la nature. Comme le font remarquer l'abbé Mallet et Grétry, le théâtre vit de conventions, et tout y est factice, ce qu'indique Diderot lui-même dans le passage qu'on vient de lire : par conséquent la déclamation, loin de reproduire la vérité brutale, doit demeurer d'accord avec les fictions qui régissent la scène.
Notes de bas de page
1 Ils ont été cités précédemment, cf. xviiie siècle, t. VII.
2 Comme il fait plus beau voir un singe bien portrait.
Un dragon écaillé proprement contrefait.
Un visage hideux de quelque laid Thersite,
Que le vrai naturel qu'un sçavant peintre imite,
Il est aussi plus beau voir d'un pinceau parlant
Dépeinte dans les vers la fureur de Roland,
Et l'amour forcené de la pauvre Chimène,
Que de voir tout au vray la rage qui les mène. (Art poëtique, I)
3 J.-J. Rousseau, Dict. de Musique, article ”Imitation”. — Cf. abbé Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même Principe.
4 Mme Talma, ch. XI. — Charlotte Vanhove (1771-1860), fille de l'acteur Van-hove, monta sur la scène dès son plus jeune âge. Elle paraît pour la première fois à la Comédie-Française en 1785, c'est-à-dire à l'âge de quatorze ans, avec le plus grand succès. On l'applaudit dans tous les genres, comédie, tragédie, drame. Mariée de bonne heure, puis divorcée, elle épousa Talma en 1802. Elle quitta le théâtre en 1802. Devenue comtesse de Chabot par un troisième mariage, elle a publié sous ce nom un volume, Talma, Études sur l'art théâtral, 1835.
5 Abbé Batteux, Principes de la Littérature, V, 1, 6 ; Chamfort et De la Porte, Dictionnaire dramatique, article ”Déclamation”.
6 Marmontel, Éloge de la Littérature, au mot ”Drame”.
7 La Harpe, journal de Politique et de Littérature, 5 octobre 1777.
8 Chastellux, Encyclopédie, t. III, Suppl., au mot ”Idéal”.
9 Diderot.
10 La Harpe, journal de Politique et de Littérature, 5 octobre 1777.
11 Abbé Mallet, Principes pour la Lecture des Poètes, t. II, p. 3.
12 Chamfort et De la Porte, au mot ”Déclamation”.
13 Abbé Mallet, ib., ibid.
14 Dans L'Orphelin de la Chine (1755), de Voltaire.
15 Suard, p. 385.
16 Talma, Réflexions …
17 Diderot, Observations …
18 Grétry, t. II, p. 257.
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