Conclusion
p. 249-251
Texte intégral
1Il y a eu d’abord les papiers trouvés dans le secrétaire et le désir de faire se lever les voix qu’ils recélaient. Et ce fut tout un parcours, car elles ne se livrent pas directement, la pensée inscrite dans ces archives se présentant dans la réalisation concrète des mots posés entre la personne et le réel.
2C’est à partir de ce matériau essentiel et premier que se sont révélés ces personnages et l’objet de leurs discours. Ainsi, au fur et à mesure de l’analyse critique, on les a vus s’incarner. L’écriture a joué son rôle de médiation. Utilisée dans des moments de crise, elle a permis à Henry Leroy d’affronter « l’étrange défaite » ; à Renée et Suzanne, elle a servi de filtre dans un échange centré sur leur avenir de femmes ; quant à Charles Dubost, c’est du même pas qu’il s’engage dans l’acte scripturaire et dans l’après soi.
3Mais aussi, grâce à la traversée des disciplines, les démarches individuelles se sont élargies aux histoires plus larges dans lesquelles elles s’inscrivent. C’est ainsi qu’on a pu approcher toute une famille dans son mode de vie et sa culture, à travers l’expression particulière de chacun.
4De toute évidence, la notion d’espace autobiographique, qui m’a servi d’entrée pour l’approche des documents sélectionnés, est impliquée dans un autre champ épistémologique, plus large et plus difficile à déterminer.
5L’ensemble de ce travail m’a ramenée sans cesse au problème central de la visée de l’écriture pour leurs auteurs. Il s’agit bien du domaine des représentations où l’angle de vue de l’anthropologue s’impose. Et, « ce regard éloigné de nous-mêmes1 », préablable indispensable à toute démarche de ce type, se tourne nécessairement vers les pratiques contemporaines d’écriture.
6Une nouvelle posture de la recherche en sciences humaines m’a donc permis de me pencher sur ces papiers, qui ne sont pas visibles dans la société du livre. S’agit-il du « surdestinataire2 », récepteur conçu par Mikhaïl Bakhtine, ce tiers dont « la compréhension répondante » est projetée dans un temps historique indéfini (ou même inconsciemment imaginé), par l’émetteur ? Quoi qu’il en soit, il a été nécessaire d’adopter plusieurs points de vue, en particulier celui de l’historien pour la contextualisation des énoncés, mais bien plus encore, celui du linguiste qui tente de reconstruire le sens des énonciations et, au-delà, leur dimension symbolique.
7Il est incontestable que ces écrits témoignent d’une conception de l’écriture qui ne correspond pas au domaine de ce que l’on appelle aujourd’hui « littérature », ni même à celui des « récits de vie ». Et, pourtant, ils appartiennent à l’une des « raisons graphiques » de notre temps, celle qui entraîne les individus à passer par la trace écrite pour transmettre et exister.
8En effet, ces « identités narratives », nées d’une rencontre avec l’événement pour les récits de guerre, ou de la répétition du quotidien qui fait le tissu de toute correspondance, ou encore de la confrontation de l’individu avec sa propre disparition, « témoignent », chacune dans sa « poétique » particulière, en nous introduisant dans la culture où elles ont été réalisées. C’est ainsi que l’histoire de C. Dubost rend compte de l’une des grandes ruptures socio-historique du xxe siècle, la fin de la culture paysanne. Si cet homme n’avait pas laissé son Histoire d’un français moyen…, il ne nous manquerait rien de ce que nous savions déjà, par les livres ou notre expérience, sur l’exode rural. Cependant, nous ne saurions pas comment cette personne a pu intégrer, dans son existence, des bouleversements portant atteinte à sa structure profonde. Et l’analyse nous a montré une appropriation suffisamment opératoire de la pratique de l’écriture pour qu’il ait pu en faire un médiateur social, politique, personnel, entre le monde et lui-même. Écrire son autobiographie a donc été pour C. Dubost un acte identitaire.
9L’ écriture comme acte, comme « événement », dans lequel une culture se transmet et se pense elle-même, c’est bien le résultat le plus important qui ressort de cette entreprise. Les carnets de guerre d’Henry Leroy, les lettres de Renée Barbé, le Cahier rose, les Mémoires de Charles Dubost, doivent être considérés, à ce stade final de la réflexion, comme des actes scripturaires qui « inventent le quotidien », des « arts de faire » inscrits hors de l’institution littéraire.
10En effet, désormais institution sociale, la littérature se légitime elle-même3. Mais, l’entreprise principale de la iiie République, qui a donné pour mission à l’école publique et obligatoire d’apprendre à lire, écrire et compter « à tous les petits Français4 », a fait son œuvre. Elle a engendré l’écriture, comme « lieu commun » à tous, et, résultat paradoxal des valeurs révolutionnaires de 1792, a fondé une hiérarchie de l’écrit, avec ce que l’on pourrait appeler, pour imiter Norbert Elias, une Écriture de Cour, où l’on assiste au même phénomène de diffusion d’un modèle du centre vers la périphérie. L’écriture au xxe siècle est devenue un marqueur majeur d’identité de la « distinction ».
11 Mais alors, qu’en est-il de ceux pour qui écrire n’est pas une fin en soi, comme nos auteurs ? En premier lieu, l’on doit rappeler que notre société d’économie scripturaire « accule le sujet à maîtriser un espace, à se poser lui-même en producteur d’écriture ». Et ce nouveau pouvoir, conquis pour exister, implique « une mise à distance du corps vécu (traditionnel et individuel) », et donc aussi, tout ce qui en chacun a partie liée « à la terre, au lieu, à l’oralité ou aux tâches non verbales5. » C’est ainsi que cette conquête de l’abstraction, effet de la perte du corps parlant6, « raconte » d’une voix altérée par l’écriture et pourtant rendue nécessaire par cette irréductible séparation. N’est-ce pas ce qui ressort, après lecture, de la disparité discursive d’Histoire d’un français moyen…, écriture de ce corpus, dont le degré de littérarité est le plus déclaré et officialisé formellement ? Quant aux journaux de guerre, ils tentent de faire se rejoindre au plus près le corps marchant sur les routes de l’exode, les émotions provoquées par la présence physique et les menaces de l’ennemi, avec son inscription sur le papier. Tandis que la fonction première de la correspondance, sa fonction pragmatique, chargée de faire converser deux corps éloignés physiquement l’un de l’autre, ne peut que mettre en relief l’essence dialogique de toute production discursive, qu’elle soit orale ou écrite.
12Dans une société qui a tendance à survaloriser l’écrit, l’on ne peut s’étonner d’un marché du livre hypertrophié, et de l’extension à croissance démultipliée de l’écrit interplanétaire s’offrant sur la « toile ». Mais se développent, en même temps, des lieux d’écriture et de lecture, qui peuvent, parfois, prendre la forme de manifestations, d’événements.
13Et si l’on réfléchit à ces phénomènes socioculturels à la lumière de la pensée anthropologique, il semble possible de transférer la « quête d’énonciation » de tout énoncé antique à celle de tout texte occidental produit hors du champ littéraire. Créer ou recréer du « symbolique social » par le moyen d’une « signification pragmatique qui ne se réalise que dans l’événement7 » devient une nécessité identitaire (et par conséquent vitale) de notre contemporanéité.
14Ainsi, les écritures, qui nous ont occupée dans cet ouvrage, sont à prendre, dans cette perspective, comme symptômes d’une civilisation qui n’a plus d’autre choix que de confier sa mémoire à l’écrit.
Notes de bas de page
1 F. Dupont, Homère et Dallas, Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette, 1990, Éditions Kimé, 2005, p. 11.
2 M. Bakhtine, cité par T. Todorov, op. cit., p. 170.
3 F. Dupont, L’Invention de la littérature, op. cit., p. 280.
4 A. Chervel, … et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français, Paris, Payot, 1977.
5 M. de Certeau, op. cit., p. 204-205.
6 Problématique des écritures antillaises (exposée, entre autres, dans l’ouvrage collectif Écrire la parole de nuit, La Nouvelle Littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994).
7 F. Dupont, L’Invention de…, op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008