Un individu sorti de la lignée
p. 227-247
Texte intégral
1Une autobiographie littéraire est pensée dans son ensemble, tous les éléments participent à la structure générale. Mais lorsque l’on a affaire à un texte écrit au fil de la plume et de la mémoire (dans ce que peut en traduire le langage), il est nécessaire de considérer avec plus d’attention ce qui fait charnière entre les morceaux. En effet, même si l’écrivant y met un ordre, nous avons constaté d’autres mouvements plus ou moins maîtrisés, qu’il est intéressant d’analyser pour cette raison. De plus, et toujours parce que c’est la mémoire qui gouverne l’autobiographe, un sous-texte échappe au lecteur qu’il ne fait qu’entrevoir à la relecture. Les transitions, qui ne s’annoncent pas comme telles, sont le plus souvent porteuses d’implicite.
2En tant que rituel, le service militaire joue encore un rôle important du point de vue social et individuel, à l’époque de Charles. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux la maladresse du paragraphe qui suit le sommaire positif sur cette période pour en décrypter toute la teneur.
Mi paysan, mi bourgeois
Je suis rentré au Mont de l’If pour y retrouver la vie inchangée. Entre le travail je chassais, à ce propos je remarque que la politique de ma Mère jouait à plein. De toute ma jeunesse je n’ai vu que deux fois des étrangers chasser à la maison !! Je montais aussi à cheval. Mais le travail primait et j’avais toujours la charge des chevaux. Qu’allais je devenir ? Brouillard brouillard !! Cela s’est un peu éclairci quand mes parents ont décider1 d’aller vivre avec mon Grand’Père vieillissant au Triolet. Mon Père me confia la ferme à gérer à son compte. J’ai pu alors commencer à exercer mon besoin d’autorité mais sans rien changer à la marche de l’exploitation. J’étais très mal placé mi paysan, mi bourgeois, je n’allais avec personne.
3Pour la première fois, Charles parle de lui-même en dehors d’un groupe d’appartenance : pas un seul « nous » et dix « je » sur neuf lignes de texte, ce qui rompt avec le style habituel. Jusqu’ici, le narrateur s’est présenté comme partie intégrante d’une lignée, d’un milieu, d’un groupe familial, d’une ferme, d’une école, d’une Institution ou d’un régiment. Cependant, même si pensées et désirs ne s’expriment qu’au moyen d’actions, l’intensité de ce passage frappe le lecteur. La pelote embrouillée du centre est enserrée entre deux phrases qui s’éclairent mutuellement, frappantes d’acuité, de limpidité, d’équilibre et de portée. Il convient donc, pour relier la première et la dernière, de démêler les fils contenant l’idée sous-jacente.
4Rentrant chez lui, Charles réendossait le rôle d’ouvrier de son père, charretier en titre. S’il voulait devenir son propre patron sur la ferme, il fallait qu’il change de « position » en se mariant, selon les règles d’un temps où, groupe domestique et exploitation agricole sont confondus, l’organisation du travail étant fondée sur la complémentarité des activités masculines et féminines. Et, tant que l’exploitation familiale demeure le cadre de la production, « [l]’évolution moderne de l’agriculture ne rend pas caducs de tels modèles », et la stratégie matrimoniale continue de garder certains aspects traditionnels, nous dit Martine Segalen2.
5Mais textuellement il n’en est pas question, ce sont les liens implicites qui nous guident vers cette interprétation. Le mot « inchangée », de la phrase d’introduction, est développé dans les quatre suivantes qui fonctionnent par deux, la seconde contenant le « problème » soulevé. La mention de la chasse amène mécaniquement la remarque du narrateur sur la décision maternelle de ne recevoir que la famille (c’est la troisième occurrence), et la conséquence sur le choix d’une épouse. Quant à monter à cheval, ses horaires difficiles de responsable d’écurie ne lui en faisaient tirer aucun avantage. Après cela, « Qu’allais-je devenir ? » exprime vraiment le désarroi d’un avenir matrimonial perdu dans le « brouillard » ! Le statut de Charles avait changé : au départ de ses parents, devenu gérant de la ferme, il n’en restait pas moins ligoté par sa réalité sociale de paysan éduqué qui « n’allai[t] avec personne. »
6Cette déclaration, même provenant d’un vieux monsieur de 83 ans, a de quoi surprendre par sa clairvoyance.
7Nous y retrouvons l’ensemble des critères de la définition du bourgeois par J.-P. Chaline. Se mesurant aux « […] trois conditions de fortune, mode de vie et conscience collective3 », cette appartenance lui venait essentiellement de son grand-père paternel. Car, la famille de Louis Dubost s’en était éloignée du point de vue de la fortune. Mais son mode de vie, le soin attentif et indéfectible apporté à l’éducation, la maintenait structurellement dans ce milieu. Ce sont les études qui ont amené le glissement du grand-père d’une catégorie à l’autre par la possibilité d’acheter une charge, puis de devenir propriétaire terrien. Le choix d’inscrire son fils à Join-Lambert4, puis à Yvetot « au Petit Séminaire » et la volonté de Louis d’assurer à son propre fils la même éducation, malgré ses difficultés financières, montrent assez que, ce qui s’affirme comme un avantage global sur les autres couches de la population, est à chercher « dans le mode d’éducation propre à la classe supérieure5. »
8Le sentiment d’appartenance au milieu bourgeois par l’éducation, et par un « mode de vie » plutôt qu’un « train de vie », s’accompagnait forcément du réflexe social concernant les usages matrimoniaux, en faisant préférer un mariage dans son milieu. Les critères de choix étaient l’argent, mais surtout la famille, l’éducation, la « situation » et la religion pratiquée. Cependant, il le dit lui-même, et on peut aisément croire qu’il le vivait ainsi, Charles était ancré dans le monde paysan par son activité professionnelle et ce, depuis plusieurs générations. Ce n’était pas pourtant pas la condition rurale en elle-même qui pouvait gêner une alliance. Mais elle devenait un handicap s’il désirait s’unir avec une jeune fille de la bourgeoisie, du fait de la difficulté grandissante à vivre de ses terres, parfaitement connue des bourgeois rouennais.
9Lorsqu’on lit l’acceptation rétroactive de ce qu’il nomme « la politique de [s]a mère » en la déclarant « bénéfique » parce qu’elle lui avait permis d’« attendre quelques années avant d’atteindre le Bonheur », il est difficile d’imaginer que Charles a déjà fait l’objet de tractations matrimoniales. Jean-Pierre Chaline en décrit les précautions et démarches avec les lettres de demande d’informations sur tel ou tel parti, les réunions mondaines où l’on met en présence les jeunes gens à marier, et autres intrigues de salon. S’il n’y avait pas de réunions chez les Dubost, les recherches prenaient d’autres formes. Ainsi, l’on apprend, par une autre voix, qu’une alliance avec un paysan n’est pas particulièrement attractive. Ce témoignage est intéressant parce qu’il ne s’agit pas d’une reconstitution, quelque soixante années plus tard, mais d’une lettre où il est question du mariage de Charles, qui préoccupe ses parents et ses proches, lui-même compris. Ce document vient d’une branche alliée de la famille et nous donne une vision extérieure sur le sujet. Madame Decaëns mère, tante de Charles par alliance du côté maternel, écrit ceci, à propos d’un dimanche de 1930, passé au Mont de l’If :
Germaine toujours cordiale et franche, – on a du plaisir à la voir à cause de cela – me racontait ses difficultés à propos du mariage de Charles, le dernier projet qui souriait beaucoup, tant du point de vue de la fortune que du travail, a échoué parce que le père de la jeune fille trouvait que la culture devenait mauvaise (ce n’était pas Melle Roussel) ce n’est pas si facile que cela et vraiment elles travaillent comme on ne le fait pas généralement dans leur situation [… ]6
10Et en effet, les femmes de la maison, la mère et les deux sœurs, n’ont pas la vie facile, parce que ces dernières « travaillent » plus qu’on ne le fait dans leur milieu. C’est ce qu’un père de cette même classe citadine ne souhaite pas pour sa fille… Ayant toujours vécu en ville, elle pourrait ne pas voir d’un œil favorable le mélange « mi paysan, mi bourgeois ».
La Rencontre
11Nous sommes préparés à aborder ce moment central dans l’histoire de Charles par la transition que nous venons de lire, et par le choix d’un mode narratif, qu’il n’utilise que pour cet épisode. Dans des distorsions temporelles, il condense ce qui lui semble accessoire et fait durer des instants aux enjeux essentiels. Ainsi, sur deux pages, le narrateur alterne des informations rapides et de véritables petites scènes.
12Moment central également, du point de vue rétroactif de l’autobiographe, qui, par la composition du passage, rend « miraculeuse » cette rencontre. Il présente d’abord un avenir bouché par le refus de « recevoir » de sa mère et par son statut social partagé entre deux milieux, et plonge ensuite le lecteur dans un récit en plusieurs étapes, dont on connaît déjà la fin heureuse.
13Comme beaucoup d’alliances matrimoniales de l’époque7, l’histoire commence par un mariage dans lequel on demande à Charles d’être garçon d’honneur. En 1925, sa tante Bernard Decaëns, marie son fils avec « une demoiselle Leroy de Laigle ». C’est donc par la famille, où les mariages entre cousins sont pratique courante, que vont s’ouvrir de nouvelles perspectives pour notre héros. La sociabilité fonctionnant par réseaux, le narrateur peut relier le nom de Leroy à deux élèves de Join Lambert, qui s’y trouvaient « de [s]on temps ». Ces croisements dans les itinéraires ne doivent pas surprendre. La famille Leroy a des parents résidant à Rouen et il est tout à fait dans la logique d’une bonne éducation d’envoyer ses enfants en pension ou demi-pension, loin de chez soi, mais dans un établissement « de réputation ». De ce fait, cette alliance d’un cousin avec une famille de profession libérale et de même orientation religieuse, avait tous les caractères de la réussite dans l’ordre social et familial.
14Mais Charles ne se perd pas en considérations sociologiques, il évoque d’une façon humoristique le souvenir de son premier contact avec « un grand idiot », l’un de ses futurs beaux-frères, dont il reçut un jour « un grand coup de pied dans le derrière », sous le préau de la cour de récréation, à Join Lambert !
15Car ici, l’histoire individuelle prend le pas sur l’histoire familiale. En effet, dans le milieu catholique de ces années-là, on préférait les mariages d’inclination (s’ils correspondaient au « milieu » auquel on appartenait) au mariage de raison, qui pouvait rendre une jeune fille neurasthénique et mauvaise mère, et surtout, aboutir à des « fautes conjugales » ou, pire encore, au divorce. Ainsi, la recherche d’une épouse, où se joue une situation sentimentale, permet l’auscultation des sentiments. Par ailleurs, pour le jeune agriculteur, le choix d’une femme est primordial. C’est son avenir social qui est en jeu. À l’arrivée de la jeune épouse dans la maison, les parents cèdent la place et le nouveau couple leur succède sur l’exploitation. C’est, en tout cas, la représentation qu’en avait Charles à l’exemple de son père.
16Aussi, après une première partie où domine le factuel, on est frappé par l’expansion des sentiments personnels, dans la description de cette scène. Charles se questionne, appréhende l’événement, s’évalue, donne son appréciation sur les personnes qu’il rencontre et particulièrement sur sa demoiselle d’honneur « sa bouche était charmante, elle avait de jolies jambes »... Et, en un petit tableau très vivant, le narrateur réussit à produire un effet d’écriture, reliant la clarté de la construction syntaxique à une expression directe, pour parler du moment qu’il appréhende entre tous : « Et vint pour moi le moment horrible, la danse. Poucette s’y lança de tout son corps qu’elle avait gracieux et elle était heureuse dans les bras de ses amis. Et moi j’étais dans mon coin comme un idiot auprès du piano sur lequel Loulou tapait comme une brute. Et ce fut long, long. » Mais la fête finie, Charles se retrouve dans la même condition qu’auparavant où la vie reprend « monotone et sans issue ».
17En lisant la suite, on pourrait penser que les jeunes gens s’étaient plus et choisis à cette date, mais l’on constate que les parents de Charles, et peut-être lui-même (une autobiographie gomme en général ce type d’informations en montrant une seule construction possible qui devient « la destinée » de son auteur), ont tenté d’autres partis, ont eu d’autres « projets » entre 1925 et 1933 (nous en avons connaissance de deux, au moins, par la lettre citée plus haut). Parce que, si la « petite Poucette » était un parti possible, si elle lui plaisait de surcroît, il n’aurait pas fallu tant de temps pour que les démarches, faites huit ans plus tard, soient entreprises et menées à bien.
18Ainsi, dans de nombreuses expressions, on peut voir les marques de la reconstitution a posteriori de sa propre histoire, qu’il raconte au travers de la seule réalisation qu’il a vécue, bien sûr ! C’est parce que Charles estime avoir été heureux en mariage qu’il peut ajouter « quand je pense encore que le destin aurait pu bouleverser ma vie, j’en ai encore des frissons. » ; car il ne peut se fier à ses impressions et sentiments de l’époque, plus difficiles à démêler, en raison de la complexité de la recherche d’une alliance matrimoniale, dans ces années-là, et dans la situation particulière du jeune homme. « Enfin elle revint et les années passaient » souligne justement que la famille n’avait pas encore pensé à cette solution qui pouvait tirer les deux partis d’un mauvais pas.
19De son côté, en 1933, la jeune fille de vingt-six ans ne faisait pas, selon sa mère, ce qu’il aurait fallu pour trouver à se marier, comme en témoigne cette lettre écrite par Marguerite Leroy à sa fille Louise, qui s’inquiétait comme son frère, pour l’avenir de leur sœur :
Jacques voudrait bien aussi que tu lui conseilles d’être un peu plus coquette. C’est lui qui m’en a parlé et m’a dit que puisque c’est à toi qu’elle confie ses espoirs et hélas ! ses déceptions ! de te charger de l’y engager. […] et malheureusement Suzanne considère comme une sottise ridicule de chercher à se rajeunir. L’autre jour je lui citais la coiffure d’une jeune fille (chignon à 2 boucles tombantes) comme charmante et elle me répondait que c’était ridicule quand on avait 25 ou 26 ans. Je n’ai pas insisté, mais je trouve qu’elle a tort. Qui veut la fin veut les moyens. Tâche de le lui faire comprendre8…
20Comme Charles, Suzanne avait eu plusieurs entrevues de présentation, dans les années précédentes. Les diverses correspondances familiales et amicales en ont laissés des traces. Et sur cette question, l’année 1933 a été particulièrement active de la part de la famille. Une autre lettre de sa mère à sa sœur aînée, datée du 21 mai, fait allusion à une proposition, par un intermédiaire, d’un jeune homme : « représentant d’une grosse maison de cafés du Havre, ayant tout à fait nos idées au point de vue religieux, m’a-t-il dit. Je l’ai vivement remercié, car je trouve qu’ils sont vraiment gentils de s’intéresser tant à ce qui [nous] préoccupe9. »
21À l’automne 1933, date de l’entrevue aménagée par Louise Decaëns à Caudebec, pour sa sœur et son cousin par alliance, Charles a vingt-neuf ans…
22Six lignes suffisent au narrateur pour montrer comment les choses ont abouti. Et encore une fois, il s’avère bon conteur par son efficacité dans l’évocation alliée à l’équilibre de la construction : un rythme rapide, impulsé par des segments courts, encadre le tableau central sur lequel le regard s’arrête. L’invitation, les étapes jusqu’au moment où il voit le « spectacle charmant » sont enlevés promptement. Et ce qui s’en suivit accélère encore l’aboutissement jusqu’au point final, par la succession de six petites phrases au rythme ternaire de plus en plus serré.
Un jour alors que mes parents étaient deja partis au Triolet, Louisette m’invita à déjeuner avec sa sœur. Je m’y rendis avec plaisir. Louisette à la cuisine m’indiqua la salle10. J’ouvris la porte : spectacle charmant, je vis une fille demi troussée devant, jusqu’à la taille derrière qui se chauffait joliment les fesses devant un grand feu. Notre timidité s’évapora. Nous passames de bons moments. Je la reconduisis le soir à Rouen. Elle oublia sa valise dans ma voiture. Nous nous revîmes. Et Noël arriva11.
23Ce qui constitue le point de focalisation du regard devant le feu de la cheminée est apparemment déterminant pour le jeune homme qui mène « les choses rondement ». Mais ce sont tout de même les sentiments qui donneront le coup d’envoi, si l’on en croit le lyrisme déclenchant l’accélération des événements : « Et voilà quand on a une fille dans les bras qui vous fait confiance, qui vous prend pour son libérateur et que vous voyez le brouillard derrière vous et devant un grand soleil on est fou, fou. » On a déjà vu que, chez le narrateur, le redoublement de l’adjectif révèle l’intensité d’une émotion, le « fou, fou » sonne comme la conclusion heureuse du « long, long » de la première rencontre. Et la métaphore du brouillard ne peut que nous ramener à l’ouverture de ce chapitre sur la même image, rendant encore plus évidente la vision du « grand soleil ».
24Toutefois, il faut se souvenir combien Suzanne avait été tourmentée entre l’entrevue de Caudebec et la fête de Noël, où elle donne son accord. Elle l’exprime lettre après lettre à son amie Renée, qui lui ressasse le conseil du sang-froid pour prendre sa décision comme elle le ferait pour quelqu’un d’autre ! Mais on ne peut savoir exactement ce qu’il en est de ses hésitations puisque nous n’avons que les réponses de Renée. En revanche, à son autre amie, Yvonne Mannevy, le 9 décembre 1933, date à laquelle elle n’a toujours pas donné sa réponse à Charles, elle confie : « t’expliquerai ce qui me rend si perplexe en attendant prie un bon coup pour moi ma vieille Von ». Ces précisions, qui restent en grande partie énigmatiques, sont utiles néanmoins pour montrer que Charles ne l’a pas emporté si facilement, et que, pour Suzanne, la conclusion n’était pas aussi sûre. Même s’il s’apparente par certains côtés à de nouveaux modèles matrimoniaux, le mariage bourgeois fait toujours l’objet de stratégies classiques. Et l’on peut imaginer que, si la personne de Charles était plutôt sympathique à la jeune fille, sa situation de célibataire prolongé avait peut-être de quoi la rendre « perplexe »…
25À partir du moment où Suzanne a donné son accord, le « je » de Charles, qui s’était déjà fondu dans un « on » et un « vous » généralisant et quasi universel de « folie amoureuse », devient le nouveau « nous » du couple qui décide « tous les deux d’accord » de « faire les choses rondement » et de fixer la date du mariage « contre le gré de la belle-mère » en plein hiver, le 8 février… Le choix de cette saison ne doit pas étonner outre mesure. Pendant très longtemps la période des mariages dépendait des interdits de l’Église (l’Avent et le Carême) et des périodes de grands travaux agricoles (les mois de juillet et d’août) ; il faut ajouter, pour le xixe siècle, la répugnance à se marier en mai, mois du culte marial. C’est pourquoi les noces étaient célébrées surtout en février et en novembre. Le choix de Charles et Suzanne correspond donc à un respect conjoint des mouvements saisonniers et des prescriptions religieuses, alors qu’ils font preuve d’une indépendance relative à l’égard des parents, qui annonce peut-être les premiers pas vers une union de type « association d’individus12 ».
26C’est sur ce nouveau compagnonnage qu’insistent des termes qui condensent l’accord, la rapidité et la liberté. Sûr du plein consentement de sa femme, le narrateur se sert d’une écriture mimétique de la fusion pour évoquer le voyage du couple qui « n’y croyait pas », jusqu’à « la terrasse d’un café à Calvi (Corse) », dans la dissolution d’un hors temps, insistant sur le caractère impensable d’une telle union.
27Pour l’auteur, il est très net que « retour à la réalité » signifie, en même temps, retour sur le devant de la scène. Cet épisode primordial de sa vie n’a pas donné lieu à des interventions de sa part, tant la fonction expressive était à l’œuvre et ne pouvait laisser place à l’intrusion de l’informatif et du référentiel. Le « je » de l’instance narrative reprend pied dans le réel pour expliquer à ses lecteurs privilégiés (qu’il oublie lorsqu’il est au milieu de son récit, comme précédemment) en quoi cela consistait pour lui et surtout pour son épouse. Et pour la seconde fois, avec un sens certain de la lecture historienne des choses, il fait dépendre la compréhension d’une situation à un nécessaire retour au passé, en consacrant quelques lignes à l’éducation reçue par sa femme pour montrer qu’elle n’était pas préparée à la vie à la campagne. En effet, comme toutes les jeunes filles de la bourgeoisie de ce début de siècle que les parents tenaient à préparer au mariage correctement, Suzanne Leroy avait suivi des études jusqu’au brevet élémentaire, appris à coudre et cuisiner, pratiquait le dessin, l’aquarelle et le pastel, bref avait appris tout ce qui était requis pour faire une excellente maîtresse de maison. Car, faire des études, pour une adolescente de ce milieu « c’est se préparer à remplir son rôle de femme au foyer : tenir une maison, diriger des domestiques, être l’interlocutrice de son époux et l’éducatrice de ses enfants13. » Mais, Charles insiste sur ce qui lui paraît sortir du commun et pouvait rendre à la jeune fille la tâche plus difficile. On apprend que Suzanne, en fille « très intelligente », profita de la culture « très profonde » de son père, et fit, de cette façon, « un certain secondaire » ; qu’étant « très artiste avec un goût certain », elle eut « certains succès » aux Beaux-Arts, auquel elle « s’attacha ». L’insistance porte donc sur des qualités et des goûts qui sont l’apanage de gens cultivés et citadins, que le narrateur avait d’ailleurs admirés chez son aïeul. Charles se refuse à donner des contours nets à l’image valorisée qu’il trace de sa femme. Dans ce portrait, il s’agit de la présenter comme le produit, particulièrement réussi sur le plan artistique, d’une éducation bourgeoise et citadine, aux antipodes de son monde rural. Ils ne sont réunis que par l’amour de la campagne, mais pour elle, d’une « campagne » de citadins14…
28En effet, la situation de « la maîtresse d’une maison de ferme équipée de 2 bonnes de 12 et 14 ans, avec 5 ou 6 ouvriers à nourrir à heures fixes » ne pouvait en rien être comparée à la vie d’une élève des Beaux-Arts15. Et la difficulté commençait déjà par l’inconfort de la maison, « difficilement habitable », selon son mari. Conscient « du guêpier » dans lequel il l’« avai[t] fourré », il n’a de cesse de la glorifier : « Je ne dirai jamais assez quel courage, quelle abnégation quel amour il a fallu à ma femme pour faire face à toutes ces tâches, à toutes ces charges qui se dressaient devant elle avec la même égalité d’humeur. Tout pour elle était nouveau, mais elle a imprimé au Mont de l’If son sceau personnel et son originalité. » Et l’on peut être porté à sourire devant « l’égalité d’humeur » de « toutes ces charges qui se dressaient devant elle », mais on peut aussi constater que l’écrit et ses contraintes n’arrêtent pas le flot emphatique du discours de Charles, qui va son train selon son enthousiasme, son dynamisme sentimental, son objectif de transmission et le contrat autobiographique qu’il s’est fixé.
29Pour lui décerner un titre, il attribue à Suzanne un « sceau », utilisant les poncifs de l’imagerie moyenâgeuse de la Dame du Château qui « ouvre sa porte », reçoit les hommages de ses vassaux, mais reste « cette citadelle imprenable » dont peut se glorifier son Seigneur et maître. C’est cet hommage qu’il rend à la fidélité de sa femme sous la rubrique « La famille – les relations ».
Le trou noir
30Procéder « par volets » pour « notre parcours à deux », c’est la solution adoptée par le narrateur pour faciliter la suite du récit. Cette organisation a une implication immédiate sur l’énonciation et particulièrement sur sa dimension temporelle. En effet, pour chaque petite unité thématique, l’auteur va parcourir la même tranche de vie, qui s’étend de 1934 à 1975, la « fin de son temps ». C’est ainsi que se réinstalle la chronologie. On l’a vu, évoquer la Rencontre a entraîné l’insertion de la conscience individuelle dans l’historicité autobiographique, par l’introduction massive des marques de la fonction expressive. Mais dans la suite, où la vie professionnelle occupe une place centrale (les dix titres de la deuxième partie envisagent tous un aspect social de la vie du narrateur), l’homme public, dont les actes définissent le caractère, selon le modèle romain de la biographie, tient le devant de la scène. Il convient donc de repérer maintenant comment le narrateur, qui a une représentation de lui-même tournée vers l’extérieur et utilise des formes orales plus qu’écrites, mêle ou non la ligne diégétique individuelle à celle de l’histoire de la famille et de la ferme, conjointes dans la transmission.
31Techniquement, il est obligatoire, lorsqu’on aborde le sujet de la transmission, de s’inscrire dans une chronologie, on l’aura compris avec l’insistance de l’auteur à dater les différentes reprises de la ferme du Mont de l’If. Mais, de plus, celui qui prend le relais le fait dans un contexte plus large. Pour ce qui le concerne, Charles met en partie sur le compte de la durée de la crise « aussi bien agricole qu’industrielle » qui avait commencé en Europe en 1930, les nombreux « problèmes à résoudre pour [l]e tirer d’une situation inextricable. » Et, comme son père exactement trente ans avant lui, Charles doit faire face à un héritage difficile. La rupture avec la gestion de la génération précédente passe par un geste de séparation, il vend les vaches atteintes de la maladie comme Louis l’avait fait avec le « troupeau de 100 brebis » laissé par son père, à la mort du berger.
32Pas de dates précises dans ce passage, mais un enchaînement d’événements donné sur un rythme de plus en plus rapide, qui précipite les choses vers la chute finale « dans un grand trou noir », clôturant brutalement le sujet. Rien n’a pu laisser supposer jusqu’ici que « les soucis de la ferme », dont il n’a pas été question, soient responsables d’un tel effondrement. De fait, l’auteur insiste plutôt sur le bon accueil que lui a réservé le milieu professionnel pour l’aider à accomplir sa révolution agricole, en passant de l’assolement triennal aux cultures industrielles et sept ou huit assolements. Car il considère comme essentielles les relations avec ses pairs dont il fait la condition de la réussite. Et il se montre toujours l’homme du lien, prenant le contre pied de l’isolement social dans lequel était resté son père. Pour lui, le choix de cette transformation nécessite d’avoir des contacts avec d’autres exploitants. Son engagement dans le syndicalisme traduit ce souci de solidarité à la vie et au devenir de l’agriculture.
33Tout en se donnant à voir comme un homme d’action, qui a un grand sens de la sociabilité (nous l’avions déjà vu s’exercer dans des cercles plus restreints), l’auteur fait beaucoup d’efforts pour ne pas se mettre en avant. Ce que Charles tente d’exprimer ici, c’est qu’il a fait partie des grands, mais sans en avoir cherché d’avantage personnel. Au contraire, il se montre actif pour le bien commun, et pour ce qui lui tient le plus à cœur, semble-t-il, l’« amitié avec tous les exploitants ».
34La suite ne fera que confirmer le rôle joué par l’auteur dans sa période la plus pleine, vingt-cinq années, environ. Il additionne alors les responsabilités qui l’amènent à s’engager politiquement. Sur ce plan, comme sur le plan syndical, il dit répondre à une demande et être « sans ambition ». S’il accepte de se présenter « sur la liste aux élections de députés du département », c’est en étant « sûr de ne pas être élu ». Et de conclure, en mettant au compte de son succès auprès des femmes son renoncement à faire de la politique au niveau national : « d’accord avec ma femme qui craignait que ma vertu ne tienne pas le coup vis à vis des filles de Paris. »…
35Il y a donc contradiction apparente entre l’insistance sur une activité extrême, l’ouverture vers l’extérieur, l’existence de nombreux amis, le charisme de Charles et, le point d’arrêt : « la politique, le syndicalisme, le teillage, les soucis de la ferme tout cela a été trop fort, je suis tombé dans un grand trou noir. Terrible. » L’enchaînement a de quoi surprendre. Le narrateur laissera dans l’indéfini ce moment de rupture. L’ellipse est totale, temporelle et événementielle, nous n’en saurons pas plus. Pas d’arrêt visible à cet endroit, l’écriture continue avec la même régulière petite taille, la même épaisseur de lettres. Et c’est encore à sa femme qu’il doit d’être sauvé « elle m’en a tiré au bout de combien de temps ? et combien de dégâts ? » Mais le lecteur reste avec le mystère de cette béance et de ses interrogations.
36Il n’en sera plus question et on peut légitimement se demander ce qui a pu faire « plonger » cet homme plein d’allant et d’énergie. Le silence qui entoure la neurasthénie est le résultat de la conscience d’une faiblesse qui ne peut se dire. Car les maladies commencent à s’avouer dès lors qu’elles sont guérissables. Il en est ainsi de la tuberculose dans les années 1940, et du cancer aujourd’hui16. Or, ce que Charles nomme le « trou noir » n’est pas suffisamment repérable par ses symptômes. Dans le monde rural, c’est le suicide qui constituait en général l’aveu de ce type d’impuissance ou de découragement. En 1955-1957, dates autour desquelles Charles « fait de la dépression », comme on disait à l’époque, on n’en parle que dans un cercle restreint. Car ces maladies psychiques restent dans l’aire du secret. D’ailleurs, les papiers de famille sont muets là-dessus ou presque, et lui-même, on le voit, se refuse à aborder le sujet dans son autobiographie. Cependant, à l’inventaire du secrétaire, en 1997, s’ajoute une série de dix lettres (du 12 au 20 juillet 1957), adressées par Charles à sa femme pendant son séjour dans une clinique psychiatrique de Caen, que Suzanne avait toujours gardées dans le tiroir de sa table de nuit.
37Pourtant, le phénomène est général. Les progrès de l’individuation engendrant de nouvelles souffrances intimes, « la neurasthénie et la psychasthénie » se répandent à la fin du xixe siècle, avec leurs effets secondaires, que suscite l’accentuation du caractère compétitif de l’existence17. Et en effet, même si la métaphore ne nous permet pas d’en déterminer la ou les causes, le texte, lui, accumule les « tracas ». Le caractère elliptique, et ce qu’il révèle d’incompréhension sur ce dérèglement personnel, se combinent pour nous faire admettre qu’il s’agit bien de troubles concernant la conception de l’auteur sur lui-même, et particulièrement sur sa condition de paysan, à l’âge où « l’après soi » se présente dramatiquement vide, dans une époque où l’on enregistre une disparition de plus en plus importante du nombre d’agriculteurs. Et l’on ne peut que remarquer que les dates de décès de ses parents (1953 et 1958) encadrent celles du début de la maladie de Charles. Ce qui signifiait, sur le seul plan professionnel et pour le moins, des changements dus à la succession, au rachat des terres à ses sœurs, et en conséquence une augmentation des emprunts contractés.
38Mais dans ce récit, l’expression des sentiments pour sa femme épuise celle du sujet sur lui-même ; c’est dans l’événementiel, où les bouleversements internes n’ont pas leur place, que le narrateur se mesure. Alors, après mention de sa plongée dans la dépression, il ne peut que repartir sur ses activités et, dans un rebond et un rapprochement étonnants, entame le thème des discours. Cette contiguïté augmente le contraste du retour au personnage sociable, convivial et amoureux des femmes : « Toutes mes nombreuses occupations, assurément trop dispersées m’ont amené à faire beaucoup de discours, et j’aimais bien ça : familiaux, dix ans de mariage, fiançailles, mariages, chez des amis pour des réunions un peu folles (j’avais trouvé le truc de remplacer la danse (toujours épouvantable pour moi) par un petit discours de circonstance généralement bien goûté en particulier par les filles. » Il se souvient aussi des occasions où il a harangué la foule, où il a été acclamé : « au cirque de Rouen par 3000 agriculteurs » pour des discours « contre les préfets de De Gaulle anti agricoles ».
39C’est ce qui se joue dans l’arène publique qui intéresse vraiment notre autobiographe. D’ailleurs, homme de parole, homme du lien, il ne montre que l’aspect de sa vie professionnelle, qui l’amène à présider des réunions, à soutenir l’action des « grands », à se faire élire comme « porte-parole » des agriculteurs de son canton ou de son département. Aspect éminemment social que Charles semble avoir effectivement assumé si l’on en croit les articles nécrologiques des journaux, dans lesquels on présente l’une des grandes figures « du syndicalisme de l’après-guerre en Seine-Maritime », un « mutualiste convaincu, [qui] fondera la centrale linière cauchoise ». Bref, un homme d’action, un rassembleur.
S’adapter ou disparaître
La vie d’un éleveur
40La souplesse du dispositif par rubriques permet au narrateur de faire se succéder différents segments narratifs en prenant de grandes libertés quant à leur ordre, ainsi qu’en opérant des déformations sur la durée des événements, à l’intérieur de chacun d’eux.
41À cet égard, le volet « Et mon élevage » fait exception par une structure qui suit la carrière du narrateur, comme l’indiquent les repères temporels et leur succession dans le temps. À travers cette page, Charles galope au rythme de ses succès dans les ventes de taureaux reproducteurs de race normande, depuis son installation. Pas de date précise pour ce parcours d’éleveur où la guerre sert de repère. Pourtant, si la périodisation s’avère approximative, s’il y a confusion entre succès d’après-guerre et d’avant guerre, l’ensemble s’accorde dans ses grandes lignes avec l’histoire de l’élevage et du développement de la race normande dans ses particularités cauchoises.
42J’ai montré plus haut, au regard de la répartition des pâturages en Normandie, que la situation de la ferme du Mont de l’If ne favorisait pas particulièrement l’élevage et développement de la race d’origine. En 1892, Charles Nicolas Dubost était un précurseur dans son initiative de mise en herbe et de cultures fourragères, puisqu’à la même époque la Haute-Normandie n’était pas encore atteinte par la révolution herbagère. Cependant, l’on sait que l’extension de l’élevage bovin a été, dans la région normande, « la solution locale apportée à la crise agricole18 », ce qui explique dans le même temps le recul important du froment. Selon G. Désert, c’est entre 1880 et 1900 qu’eurent lieu les plus graves crises en France sur le plan agricole, avec des conséquences durables dans les évolutions des domaines économique, social et démographique. Entre autres, celle qui a « rendu possible une amorce de regroupement de la terre et de concentration des exploitations entre les mains d’un nombre réduit d’agriculteurs, renforçant ainsi la puissance de la bourgeoisie paysanne19 », à cause de la baisse du revenu des rentiers du sol. En achetant la ferme, le grand-père de Charles a donc profité d’un contexte de crise pour s’installer, et l’on comprend son choix du « couchage en herbe » comme solution à la baisse des prix des céréales, en tant que propriétaire de la terre, mais également en tant que fermier puisqu’elle n’exige pas ou très peu d’investissements.
43Et lorsqu’à son installation en 1904, son fils Louis décide d’élever des vaches laitières, il fait preuve d’ouverture d’esprit et d’initiative. C’était la pleine période des succès de la race bovine élevée dans le Cotentin, tout particulièrement illustrée par la famille Noël dont Casimir et ses frères sont un brillant exemple.
44Quand au narrateur, on a vu comment il raconte s’être débarrassé définitivement de ce qui lui a échu dans ce domaine. Et dès la fin de l’année 1934, il s’affirme comme éleveur avec l’intention de se lancer dans la sélection de la race en demandant « l’inscription de [s]es vaches au Herd-Book Normand ». Créé en 1883, à l’instigation de l’administration, cet organisme suscite, avec les grands propriétaires, « l’élaboration d’un livre d’inscription des meilleurs animaux afin d’en contrôler les origines20. » Après les désordres de la grande guerre, libéré de la tutelle de l’administration, il se transforme en association du HerdBook de la race normande, dont le rôle fut de maintenir par sélection la pureté de la race, pour l’amélioration des aptitudes beurrières, laitières et bouchères. Les éleveurs les plus réputés du Cotentin et du Pays de Caux en prennent les rênes, c’est pourquoi Charles peut se glorifier d’avoir « eu l’honneur de recevoir la visite de Monsieur Lavoinne, le grand maître du troupeau normand dans [s]on département21 ». Sa fierté vient aussi de ce que le plus gros de son troupeau fut inscrit, ce qui signifiait un résultat d’excellence, selon les critères en vigueur. Dans cette dynamique de l’adhésion à des méthodes plus scientifiques d’évaluation des animaux, il adhère au syndicat de contrôle laitier, créé en 1907 dans le Pays de Caux. En même temps, Charles se lance dans « la vente de taureaux reproducteurs »« comme un grand » fort de son « 3e prix en dents de lait de la race normande », obtenu au concours de Paris, alors même qu’il était « tout jeune agriculteur, inconnu de la plupart » ou mieux « un téteux22 ».
45À ce stade de son parcours, il importe peu au narrateur de rétablir la chronologie exacte des succès du taureau « qui s’appelait Parfait », aux différents concours. Mais nous en avons un témoignage indirect par Suzanne Dubost, qui note dans son Cahier rose, à la date du 6 mai 1935 : « Parfait a eu tous les prix d’honneur et premier prix des concours du printemps il a battu le 1er prix de Paris »… Par ailleurs, la période de guerre, obligeant à travailler « en vase clos », a permis à Charles d’améliorer son cheptel bovin, grâce à ses deux reproducteurs mâles de qualité. Il devance donc les années de croissance indiquées par Frémond (1950 à 1980), ayant commencé cinq ans avant la guerre et poursuivi dix ans après.
46Cependant, l’on constate avec intérêt ce que le travail d’écriture révèle de cette carrière et de son héros. En effet, l’auteur décrit l’itinéraire exemplaire d’une réussite. La première étape est celle de la prise de décision rapide et efficace, pour se garantir « contre la ruine », avec le vocabulaire de l’exagération ou « Comment le héros évite la catastrophe » ! Puis, l’entrée dans le cercle des grands maîtres éleveurs par l’adoubement de l’un d’eux et sa reconnaissance (épisode du Herd Book). Ensuite, comment notre héros se lance dans l’arène, faisant preuve de toutes les qualités requises : intuition dans le choix du futur bon taureau « un veau qui me plaisait bien », hardiesse, sens de l’opportunité ; ce qui lui vaut un premier succès, relativement modeste. Ce premier concours à la capitale, référence absolue, joue le rôle d’épreuve initiatique. Le rituel et sa marque ont fait admettre le « jeune » dans la cour des grands, qui, subissant l’épreuve d’un demi échec, ne se laisse pas abattre, autre qualité d’un héros digne de ce nom.
47Dans la seconde partie du texte, après la césure de la guerre, l’auteur va vers une amplification, qui a pour effet à la fois d’accélérer le mouvement vers le sommet de la réussite et en même temps d’englober tout le groupe de la ferme dans ce succès. Et l’on assiste à l’aller-retour entre récompenses du taureau et réputation de l’éleveur. En effet, Charles Dubost avait compris l’importance des concours, « [v]éritable mise en scène publique des élevages locaux23 », que l’éleveur doit fréquenter assidûment s’il veut tirer profit de son élevage et faire progresser son entreprise en faisant commerce de ses animaux.
48Mais, alors que le narrateur développe la phase montante en vingt-huit lignes, il résume la fin de sa période d’élevage beaucoup plus rapidement. L’arrêt du parcours de la vedette est brutal et sans retour : « Et puis l’insémination artificielle est apparue, ce qui a fait disparaître l’intérêt de la monte naturelle. Les taureaux ne se vendaient plus. » À certains éléments textuels, on mesure la distance prise par rapport à l’événement, et surtout le détachement à l’égard d’un récit qui, comme son objet, n’offre plus d’intérêt. Et même si le narrateur cherche à montrer qu’il est toujours entreprenant après l’événement qui fait rupture, il arrive très vite à la fin. En douze lignes, pour une durée d’environ vingt ans (de 1955 à 1974), il fait se succéder le remplacement de la laitière normande par la hollandaise, la suppression du lait, le commerce de génisses amouillantes24, l’engraissement des bœufs. La durée narrative, l’énonciation, le lexique se rejoignent pour mettre en évidence et donner du relief à la passion de l’éleveur dans un moment de sa vie, où l’identification avec le taureau reproducteur est possible. Et en ce sens, la dernière image des bœufs à l’embouche signe clairement la fin de sa carrière en même temps que la fin de sa vie d’homme. Le déroulement chronologique flou de l’ensemble « Et mon élevage » recoupe strictement les années d’exploitant du narrateur et « mime », dans son processus, sa propre capacité de « reproduction » symbolique.
49Si l’on admet avec Jean-Claude Kaufmann que le travail de « l’identité biographique et narrative consiste, sinon à définir l’unité globale et définitive, du moins à construire des unités partielles et relatives, à renouer sans cesse les fils cassés, à mener la chasse aux dissonances25 », ce passage du récit, particulièrement cohérent, semble avoir comme fonction, après l’aveu de l’échec généré par les « soucis de la ferme », de montrer au contraire une image de soi dans le travail d’assemblage d’une ligne de force de la vie du narrateur.
50L’arrivée de l’insémination artificielle a correspondu pour Charles Dubost à une rupture de sa vie personnelle et professionnelle, mais elle a eu des répercutions sur le plan plus global de l’agriculture. Jusqu’ici, le système de reproduction, basé sur l’ascendance, cherchait à utiliser tous les degrés de consanguinité à partir de la souche. De ce fait, la société d’éleveurs tissait « un réseau à l’échelle d’un territoire, fait d’un nombre incalculable d’échanges et de liaisons toujours en mouvement matérialisés dans la vie animale26. » Or, l’insémination artificielle a inversé les données du problème de la sélection des reproducteurs, dans la mesure où l’on identifie les bonnes souches, selon des critères objectifs, par la descendance, les mauvaises étant éliminées du marché. Ce qui, du même coup, a supprimé les échanges générés par l’ancien système.
51Il est évident que, pour Charles, l’abandon de la vente de taureaux, le remplacement de la normande par la hollandaise, l’arrêt du lait, en fin de compte, est le résultat de la crise de l’élevage aux alentours de 1958 ; mais aussi celui du recul de la vague herbagère après 1950, qui perd de son intérêt par rapport à la mécanisation de la culture céréalière, ce que Pierre Brunet résume ainsi : « Les grandes exploitations en tête, on commença à réduire puis à abandonner l’élevage bovin ». Cette réalité est plus radicale dans le Pays de Caux, où, on l’a vu, la polyculture tient une grande place traditionnellement. La révolution économique, qui pousse à privilégier la quantité plus que la qualité, et donc la production, a participé à infléchir la trajectoire de Charles Dubost dans sa vie d’éleveur.
52Mais on le mesure à la proportion de texte accordée à la vente de taureaux par rapport au reste de la période, on le note aussi dans ses choix stylistiques, ce qui intéresse le narrateur dans la sélection, c’est le moment de la « montre » sur l’arène publique, la fièvre de la préparation des bêtes, l’excitation du jeu que représente le concours, les prix que l’on y gagne, et la réputation qui en résulte. Le repli sur la ferme qu’impliquent les « bœufs à engraisser » est vécu comme tel. On comprend alors pourquoi Charles semble avoir délaissé la vache laitière sans état d’âme pour prendre « un tournant », qu’il qualifie d’« assez original », et se remettre sur la scène commerciale des bêtes à cornes, avec des « génisses hollandaises amouillantes », ce qui lui a fait remporter « plein succès » !
La transmission comme lien
53Le narrateur aborde une deuxième fois le chapitre de la ferme pour rassembler les deux bouts de la chaîne et en retrouver la cohérence. C’est le processus de l’identité biographique mis en œuvre dans ce récit autobiographique27.
54Dès le départ, le vieil homme a retracé les grandes lignes d’une histoire agricole à travers les trois générations de sa famille :
Au commencement de ce siècle, à part quelques rares précurseurs que mon Grand’Père a essayé d’imiter sans grand succès, l’exploitation agricole était plus près du Moyen âge que de la fin de ce siècle et je pense que ma génération a été à la charnière de ces deux périodes non sans bouleversements.
55Long mouvement où chacun des acteurs représente une période. Et c’est toujours une image d’initiateur qu’il donne à voir, en passant des précisions sur le lancement de cultures nouvelles à ses différentes actions, comme la création du « teillage », ou du Centre d’Enseignement des Techniques Agricoles. Ce qui lui semble intéressant à raconter se rapporte toujours « au faire », qu’il impulse la plupart du temps. Car ayant tiré la leçon des déboires de son père, il entraîne avec lui d’autres exploitants et c’est dans ce rôle de chef qu’il se met en scène dans cette partie de son autobiographie.
56Mais son temps ne peut s’achever totalement sans la transmission de la terre à l’un de ses enfants. Pour en arriver là, le narrateur opère un raccourci vertigineux jusqu’au moment où la question devient cruciale : « Mais voilà que je vieillissais et je ne voyais aucun de vous décidé à prendre ma succession. » C’est encore par l’image du brouillard qu’il peint son inquiétude de l’avenir. Et il ne trouve pas de meilleur moyen que la convocation des grands sentiments et leur pompe pour dire la fin heureuse de la reprise de la ferme par l’un de ses fils. Le lecteur mesure la charge contenue dans ce moment difficile au retour du style grandiloquent. Moment clef, comparable pour le narrateur à celui de son mariage qui devait ouvrir sa carrière, où n’apparaît pas clairement ce qui va l’amener à poursuivre son parcours, de son vivant ou au-delà.
57À ce stade de notre lecture, la structure générale devient évidente. Après l’indifférencié de l’histoire des commencements, l’individu se détache et trace sa route. Par deux fois, il est arrêté par l’impossibilité de choisir une voie. Ces délais introduisent la résolution des grandes étapes de la vie, alliance et succession. Entre les deux, la dépression, qui ne trouve pas de mot pour se dire.
58Mais l’essentiel est accompli et, sur un autre plan, transcrit. L’on sent bien que les deux dernières rubriques, dans le prolongement des axes principaux, sont secondaires. La première fonctionne sur le mode historique, tandis que la seconde adopte l’expression typiquement autobiographique de l’anecdote. Deux formes correspondant aux choix d’écriture de notre auteur qui cherche à relier son histoire personnelle à celle de la filiation. Et le mode d’énonciation subit les changements liés à l’évocation de la longue durée.
59Sous le titre « L’Église du Mont de l’If », c’est l’histoire de la commune qui est retracée, au travers des cérémonies et dans l’entrecroisement des éléments constituants du rite maintenant son unité : le civil et le religieux, l’Église et les notables, les uns souvent représentants des autres...
60À cet égard, le nouveau cadre apporté par la iiie République, entre 1880 et 1884, à la France rurale par des institutions « décisives pour la vie du village », telles que la loi municipale et la laïcité, se révèle essentiel pour « l’évolution morale et politique des paysans28 ». Selon Maurice Agulhon, c’est la laïcisation de l’État et de l’École qui a eu le plus d’incidences concrètes sur le terrain, car « [c]ette concordance entre la haute politique du moment et les forces les plus familières de la vie locale fait que les campagnes françaises atteignent sans doute à cette époque un degré inégalé de ‘politisation’ ». La mise en place des structures institutionnelles, qui vont être typiques des communes rurales jusque dans les années 1950, avec « la triade des porteurs d’influence, maire […], instituteur et curé29 », va donner lieu à l’imbrication du civil et du religieux dans les cérémonies. En effet, confirme Daniel Fabre, le « surgissement d’une vie politique villageoise » à la fin du xixe siècle est venu « conforter le domaine des hommes, l’autorité des anciens et la domination des ruraux notables30 ». Et le maire, élu par les citoyens, sera désormais le « grand ordonnateur des rites, cérémonies et manifestations civiques ». C’est ainsi qu’après la guerre, Louis Dubost est amené à faire voter par le Conseil municipal la nouvelle couverture du clocher de l’église et l’abattage du lierre qui le recouvrait. Mais, il n’aura pas l’approbation de son adjoint « qui prétendait que l’église ne servant à rien il n’y avait qu’à la laisser tomber ». On voit donc, par ce petit exemple, les clivages fondamentaux dans les campagnes à l’intérieur des communes, et dans l’ensemble du territoire français. Nous sommes après la grande rupture historique de la séparation de l’Église et de l’État de 1905. Selon les situations géographiques, les divergences politiques sont plus ou moins concentrées. La typologie de Pierre Barral, permet de placer la Normandie dans les « démocraties neutres », là où l’on accepte le pouvoir en place, pourvu qu’il défende les intérêts des paysans. Ce sont de vastes et diverses zones de pays agricoles prospères, où le goût de la réussite matérielle l’emporte, et « bénéficie à la République dans l’exacte mesure où celle-ci existe, dure et gère convenablement. »
61Or, des deux cérémonies, évoquées par le narrateur, qui scandent la vie de la commune, la première fonctionne comme autrefois, tandis que la seconde s’accommode encore du civil et du religieux mêlés. Parce que l’on est dans ce moment transitoire, au seuil du xxe siècle, où « l’acculturation républicaine a déjà produit l’essentiel de ses effets, tandis que la désagrégation du monde rural par la 2e révolution industrielle et urbaine n’a pas encore commencé31 ».
62La procession des Rogations32 porte en elle toutes les composantes de l’ancienne société rurale. L’importance de cette cérémonie est soutenue par le rituel du parcours qui dessine « le tout du village dans la variété solidaire de ses dimensions ». C’est là que « se bâtit une cohésion à partir des différences, une conscience commune dont chacun est l’acteur, une société locale déployée et rendue visible à elle-même » dans la mesure où cette procession, visiblement issue de rites païens, durant laquelle on supplie la Communauté des Saints d’amener la fertilité, suit les frontières communales : « Pour nous, nous l’accompagnions jusqu’à la limite de nos terres, nous nous rangions le long des pommiers et chaque chantre en passant s’inclinait tout en chantant les interminables litanies des Saints. » C’est qu’en effet, si l’intention est propitiatoire, l’effet symbolique est ailleurs car
tout ce qui circule et s’échange par obligation coutumière, non seulement dessinent les articulations de l’espace-temps villageois, mais projettent dans l’étendue, dans l’univers des gestes et des actes, l’ensemble des rôles et des relations, mettant en montre, en particulier, le partage des tâches rituelles entre les sexes et les générations33.
63Ainsi, pour la fête de la Trinité, « la grande affaire de la paroisse et de la commune mélangées », avec messe et vêpres et l’Assemblée du village, les femmes s’occupaient de parer l’église tandis que les hommes étaient chargés de « courir, demander, quêter ». Louis Dubost « allait visiter les notables des communes voisines (Rousselet à Croixmare, Andrieu à Fréville etc.) pour en tirer quelques subsides qui se montaient à quelques francs ». Car « maire depuis 1908 il avait donné une grande ampleur à cette cérémonie aussi bien civile que religieuse. » C’est également sous son égide qu’eut lieu, en 1919, l’inauguration du monument aux morts construit dans l’enceinte de l’église et qu’« il a été décidé que la commémoration aurait lieu chaque année aux vêpres du jour de la Passion (par un froid de canard) » avec cérémonie et discours.
64Cette commune de Haute-Normandie pratique donc la « neutralité », qui permet que, pendant la fête du village, les Vêpres soient « souvent gênés par les clameurs de l’extérieur », le mât de cocagne étant installé dans la cour du cafetier-épicier en face de l’église, et dont on mesure le succès le lendemain au « nombre d’ivrognes blessés ou emmenés par les gendarmes ». Le civil et le religieux coexistent dans la mesure où chaque groupe de sociabilité en présence peut y trouver ses repères et sa satisfaction.
65L’on voit ici que le chronotope du monde du narrateur passe aussi par l’édifice religieux et les rites qui l’entourent, faisant partie de l’héritage que son père lui a légué « en même temps que la mairie en 1935 ». Le sentiment d’appartenance, ainsi que les liens instaurés par la responsabilité, sont un moteur puissant pour pousser C. Dubost à l’action. Il décide avec l’aide d’amis de la faire restaurer, ce qu’il raconte avec force détails.
66L’esprit d’entreprise, dont il a fait preuve dans la réfection de l’église pour mener les choses jusqu’à l’inauguration (« ma dernière grande cérémonie »), l’avait également poussé, en 1976, à participer à l’action du « Bureau de l’Union Syndicale agricole du canton de Pavilly ». Ce récit d’une grande page écrite d’une traite, sans alinéa, avec toutes les caractéristiques du récit oral, veut mettre en valeur son rôle d’organisateur et de meneur pendant la sécheresse de l’été 1976. C’est la personne du narrateur et non plus son fief qui en est le personnage principal. L’anecdote de « La paille » porte la trace d’un individu tandis que ce sont trois générations qui auront accompagné l’histoire de l’église.
Histoire sans fin ?
67Un tout petit trait après cela et l’autobiographie s’arrête. J’ai déjà signalé le manque d’un « cahier » dans l’épaisseur totale, mais même si cet indice ne nous mettait pas d’une façon évidente sur la voie d’une opération de censure, la manière dont Histoire d’un Français moyen… se termine pourrait indiquer une interruption que le narrateur n’a pas voulue.
68Et, ce qui se présentait comme vraie fin n’ayant été que provisoire, on peut penser que d’autres rubriques suivaient celles-ci. En revanche, il semble improbable, vu la façon dont l’auteur a mené son entreprise, qu’il n’ait pas signifié sa fin au lecteur, avant de la placer avec les archives familiales. En effet, depuis le début, tous les signes sont réunis d’un geste qui veut s’inscrire dans l’histoire et ne pas en rester à un niveau individuel. C’est ce qu’on voit dans la composition d’ensemble, qui inaugure, dès l’ouverture, l’épaisseur des strates du récit. Les deux axes diégétiques, de la lignée et de l’individu qui y entre en son temps, forment l’armature de la narration d’un bout à l’autre des pages. Leur jeu d’entrelacs nous persuade de la conviction de l’auteur d’une imbrication totale dans cette représentation de son « être au monde ». En déposant son écriture au milieu des traces de ses ancêtres, pour que ses descendants la découvrent à cet endroit après sa mort, il nous montre sa certitude d’un acte sans retour possible, et une conscience claire de sa place dans la chaîne généalogique.
69En considérant cette volonté de transmission dans toute son ampleur, on ne peut qu’envisager une censure, après écriture, d’un tout qui n’existe plus. Vu ses précautions pour éviter une tentation de reprise, en enfermant cet ouvrage un certain nombre d’années avant sa mort, l’auteur n’a pu lui-même supprimer les dernières pages. Il faut donc admettre une coupure faite par l’un des survivants…
70En tout état de cause, ce manque témoigne d’une vie post mortem de ce manuscrit, puisqu’il a entraîné quelqu’un à le mutiler. Pour quelle raison ? Nous ne le saurons pas. Il témoigne également de l’extraordinaire puissance des mots d’un parent sur ses descendants. Le « roman familial » est construit par l’autobiographe, mais il n’en a pas le monopole : ceux qui restent ont désormais la parole et s’en servent pour le poursuivre d’une façon ou d’une autre.
71S’impose alors, en conclusion, la particularité de cette autobiographie qui devient manifeste dès que l’on s’attache à en examiner la matière textuelle, débordant le cadre strict d’une définition classique.
72Il est maintenant possible d’affirmer que ce qui « construit » le récit n’est pas la recherche de sa propre individualité par une expression personnelle, mais bien la volonté, de la part de l’écrivant, de montrer que la continuité d’une lignée et d’un chronotope sont les éléments constructeurs de son identité. Ainsi, la première partie remplit sa fonction, grâce au personnage de l’héritier surinvesti, qui a su maintenir le lien à tous les niveaux du tissu social. Mais les disfonctionnements de la seconde (ellipse du « trou noir », distorsions temporelles…) semblent indiquer, par mimétisme textuel, que la continuité de la chaîne n’a pas été si évidente, et que perpétuer la transmission d’un patrimoine familial et rural dans un système où « l’identité de la famille et de l’exploitation cesse d’être absolue34 », relève d’une certaine chance, peut-être un peu « forcée ». Car la succession par « mâle unique » s’est arrêtée, la modernisation et l’industrialisation ont rendu encore plus caduc un modèle qui s’était maintenu jusqu’au milieu du xxe siècle.
73Sur un mode narratif relevant de l’oralité, l’auteur donne à voir le trajet d’une personnalité, marquée par le ciment social de la « culture paysanne », ayant pour tâche de « constituer le groupe en nouant ses différences internes » et pour référent « l’enracinement ancestral35 ». C’est pourquoi l’on peut considérer que la mise en relief de sa rencontre, avec celle qui a accepté de partager sa vie, dépasse l’expression d’un sentiment. La rhétorique de C. Dubost est tout entière au service de la recherche d’une compréhension de son parcours. Or, il a traversé la révolution identitaire sans renoncer à sa structure profonde, qui passe par le groupe plutôt que par l’individu. N’est-ce pas cela qui rend cet homme si redevable à celle qu’il ne nomme jamais par son prénom et qu’il continue à désigner par « ma femme » ?
74Si Charles est un homme de l’oralité, c’est que le langage, dans toute la largeur de son spectre, est pour lui « organe relationnel », et l’écriture de son histoire ne pouvait que le confronter à la difficulté de la dégradation d’énergie qu’opère le passage de l’oral à l’écrit36. Énergie propre au langage donc, celle de « la communication sociale que crée la parole échangée », celle que l’écrivant a tenté de pérenniser en l’inscrivant avant de mourir.
75De ce fait, et fondamentalement, cette autobiographie n’est pas un monument littéraire, elle se rapproche plutôt de la parole vive, (que l’on entend dans l’enregistrement de la Clef dans la mare). C’est pourquoi elle demeure « quand la vie et le moment se sont enfuis ». En effet, la civilisation occidentale confie sa mémoire à l’écriture, confirmant dans le même geste la mortalité de cette culture « chaude » qu’était celle dont témoigne l’écrivant. Ce trajet d’écriture, comme celui de l’histoire qu’elle contient, ne peut qu’aboutir à une rupture, même elliptique ou différée.
76Ainsi, le lecteur de cet « acte autobiographique » est témoin de la fin d’un temps individuel, d’un temps familial, d’un temps où une société vivait dans la cohérence d’un territoire, dont elle connaissait les tenants et aboutissants, fin d’un temps et d’un espace, fin d’un chronotope.
Notes de bas de page
1 Sic.
2 M. Segalen, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, coll. U, 1981, p. 106 à 122.
3 J.-P. Chaline, op. cit., p. 46.
4 Les listes d’élèves témoignent de l’inscription de Louis, entré comme interne en classe de 3e en octobre 1892 et sorti deux ans plus tard, alors qu’il avait commencé à fréquenter Join Lambert à 5 ans, en 1883 en tant qu’externe. Il restera une seule année au Petit séminaire d’Yvetot. (cote AD 21 J 13/2 et 3)
5 J.-P. Chaline, op. cit., p. 218.
6 Lettre du mardi 16 septembre 1930, de Mme B. Decaëns, à sa belle-fille Louise, (Archives privées).
7 A. Martin-Fugier, « ‘Rencontrer son conjoint’, Les rites de la vie privée bourgeoise », Histoire de la vie privée, 4., op. cit., p. 215.
8 Lettre du 23 février 1933 de Marguerite Leroy à Louise Decaëns, (Archives privées).
9 Idem, Lettre du 21mai 1933.
10 Ajout dans la marge, écrit au crayon de la main de S. Dubost : « pas vrai c’était dans le salon du 1er étage ».
11 Sic.
12 M. Segalen, Sociologie de la famille, op. cit., p. 103 à 125.
13 A. Martin-Fugier, « Les rites de la vie privée bourgeoise », op. cit., p. 215.
14 Suzanne a exprimé sa vocation pour la campagne dans une rédaction, rédigée lorsqu’elle était encore aux Dames de Marie (Archives privées).
15 Les lettres de la mère de Charles en témoignent, comme celle du 2 mai 1934 : « Sachant combien vous avez à faire à Mont de l’If actuellement, avec vos deux jeunes bonnes : les volailles, le jardinage et le samedi jour toujours plus chargé et surtout quand on reçoit tant soit peu de monde, le lendemain. » (Archives privées).
16 G. Vincent, « Le corps et l’énigme sexuelle, Une histoire du secret ? », in Histoire de la vie privée, 5., op. cit., p. 289.
17 A. Corbin, « Cris et chuchotements, Coulisses », in Histoire de la vie privée, 4., op. cit., p. 519. * Sic.
18 G. Désert et R. Specklin, « Les réactions face à la crise », in G. Duby et A. Wallon (dir.), Histoire de la France rurale, 3. De 1789 à 1914, Paris, Seuil, 1976, 2003, p. 397 à 418, pour ce passage.
19 G. Désert, « La grande dépression de l’agriculture », op. cit., p. 381.
20 H. Godefroy, « Élevage et éleveurs, Les grandes dynasties de la race bovine normande » in La Vache et l’homme, op. cit., p. 105 et suivantes.
21 Les frères Lavoinne s’établissent au Bosc-aux-Moines, propriété de la famille, en 1892. Ils se lancent dans l’élevage laitier très prometteur à l’époque. Des échanges avec la famille Noël du Cotentin amènent A. Lavoinne à construire une vacherie de sélection, se rapprochant de l’excellence des grands élevages du Val de Saire. Rappelons que 1892 est aussi la date d’achat de la ferme du Mont de l’If.
22 R. Lepelley, « Le vocabulaire de l’élevage dans les parlers normands », op. cit., p. 163.
23 H. Godefroy, « Élevage et éleveurs, Les grandes dynasties… », op. cit., p. 109.
24 Lorsque la génisse se trouve pleine de sept mois, elle devient une « génisse amouillante » et doit vêler dans les deux mois.
25 J.-C. Kaufmann, L’Invention de soi, op. cit., p. 171.
26 H. Godefroy, « Élevage et éleveurs… », in La Vache et l’homme, op. cit., p. 115.
27 J.-C. Kaufmann, op. cit., p. 159.
28 M. Agulhon, « Attitudes politiques », in Histoire de la France rurale, 3, op. cit., p. 470 à 479, pour les suivantes, sauf indication contraire.
29 M. Agulhon, « Les paysans dans la vie politique », op. cit., p. 354.
30 D. Fabre, « Une culture… », op. cit., p. 225.
31 Remarque de M. Agulhon, concernant la « série de portraits de pays français dans leur diversité » de P. Barral.
32 Le terme Rogations, au pluriel, désigne « les cérémonies des trois jours précédant l’Ascension, qui ont pour but d’attirer la bénédiction divine sur les récoltes. », Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. d’Alain Rey, 1992.
33 D. Fabre, « Une culture… », op. cit., p. 233-235, pour les citations de ce passage.
34 M. Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, op. cit., p. 203 ; Histoire de la France rurale, 4. Depuis 1914, G. Duby et A. Wallon (dir.), Seuil, 1977, p. 267.
35 D. Fabre, « Une culture… », op. cit., p. 209.
36 F. Dupont, op. cit., p. 282-289.
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