Un nom et une lignée
p. 191-225
Texte intégral
Le récit des commencements
1Pour présenter le personnage principal de cette histoire, le narrateur doit combiner un grand retour en arrière avec des ellipses importantes et s’attarder, à l’inverse, sur certains points essentiels. Ainsi, après une vue d’ensemble, il se rapproche et resserre son champ visuel, dans une focalisation qui s’accompagne d’un changement de temps. Nous entrons alors dans le temps historique, celui qu’il est possible de raconter, en nommant les protagonistes et leurs principales actions. Nous avons quitté la pré-histoire et sommes enfin dans le repérable, dans un passé que la mémoire peut engranger pour répondre à l’enjeu de la narration, l’histoire que Charles veut raconter. Et c’est le temps « académique » par excellence, utilisé à l’écrit et « noble », par conséquent.
2Cet emploi s’accompagne des noms de la branche alliée, du milieu social et du degré d’éducation de la femme à laquelle on s’allie : « elle eut un fils qui épousa la fille d’un chirurgien de la ville d’Eu le docteur Bouin. Ce fut notre arrière grand mère. Elle apporta à la famille le Triolet ». Entraîné dans son élan, le scripteur ne s’aperçoit pas qu’il met toute sa descendance au niveau d’une seule génération, la sienne, en lui donnant la même arrière grand-mère.
3Ces informations sur les alliances sont importantes dans l’orientation globale du récit et signent d’une autre manière l’appartenance rurale. En effet, c’est par le mariage et l’éducation que l’homme de la terre peut chercher à améliorer son sort, faire accéder ses enfants à un échelon supérieur de l’échelle sociale, éventuellement les sortir de leur milieu d’origine. Pour cela, il combine le plus souvent, à une stratégie d’endogamie, la paradoxale volonté d’apporter à l’agriculture un sang nouveau et une nouvelle source d’argent.
4Il semble que ce soit par l’arrière grand-mère Dubost-Bouin que des ambitions autres que terriennes se soient exprimées. Dans les différents textes où Charles mentionne cette génération, il ne parle que de son arrière grand-mère, jamais de son mari, qu’il n’a pas connu, d’ailleurs. En revanche, il fait ressortir à chaque fois la promotion sociale des deux fils de cette aïeule dont l’un, qui « se destinait à la chirurgie comme son Grand’Père », s’est tué dans un accident de cheval à vingt ans. De plus, cette « fille d’un chirurgien de la ville d’Eu » a « connu l’Abbé Join Lambert qui à ce moment à Bonsecours réunissait quelque élèves ». C’est donc cette femme, la mère de Charles Nicolas, qui a voulu que son fils fasse ses études sous cette égide. Et l’auteur ajoute qu’il fut « l’un des premiers élèves de l’abbé Join Lambert à Bonsecours ».
5Dans la seconde partie du xixe siècle, à Rouen, deux écoles se partagent principalement la clientèle bourgeoise de la ville et de ses alentours : le lycée créé en l’an xiii et l’institution Join Lambert, que l’abbé du même nom ouvrit en 1843 avec quatre élèves « dans un local d’emprunt1 ». D’après notre chroniqueur, le grand-père aurait donc fait partie de ces derniers2, installés provisoirement à Bonsecours.
6J’ai pu déconstruire cette légende grâce à des recherches conjointes dans les « papiers de famille » et aux archives départementales de la Seine Maritime. D’abord, la date de naissance de Charles Nicolas (21 avril 1851) enlève toute possibilité de sa présence à l’ouverture de l’Institution en 1843. Ensuite, si la première rentrée a bien eu lieu dans la commune de Bonsecours, s’il y a bien eu quatre élèves dont on peut lire les noms, il faut chercher dans un registre beaucoup plus tardif la date d’entrée à Join Lambert du grand-père de Charles, dix-huit ans après le transfert à Bois Guillaume, en octobre 1864 !
7Ainsi, cet énorme écart, entre le réel et l’histoire que la conviction de l’auteur en a tirée, nous amène à redoubler de prudence dans notre lecture, en renforçant l’objectif annoncé : il ne s’agit pas de vérifier la réalité des faits mais de montrer comment l’écrivant la transforme, à son corps défendant. On voit, par cet exemple, que le temps s’est condensé et que des éléments sans liens directs se sont trouvés rattachés entre eux. Les débuts de Join Lambert avaient certainement été racontés par le grand-père, qui en avait connaissance par sa mère, et tout cela a été réuni en un même événement par le petit-fils. Il n’en reste pas moins intéressant de comprendre pourquoi cette Institution a pris autant d’importance dans la famille, au point d’en faire se rejoindre leurs deux origines.
8Premier exemple d’un enseignement secondaire « confessionnel pour jeunes laïcs3 », cet établissement, nous dit Jean-Pierre Chaline, historien spécialiste de la capitale rouennaise, se distingue des autres institutions ecclésiastiques de l’époque visant la prêtrise pour leurs clients. Notre mémorialiste avait pris soin de mentionner le niveau d’éducation des deux aïeules Vancouleur et Bouin, la première, seule de sa famille à savoir lire et écrire, la seconde, fille de médecin, appartenant à la bourgeoisie de la ville d’Eu. Aussi, sommes-nous moins surpris, de la part de cette dernière, du choix, pour son fils, d’une Institution où il poursuivra ses études (il sort en 1870, après sa « Philosophie »).
9À l’époque, et par opposition au primaire où tout le monde va, l’enseignement secondaire est une « école de notables » offrant « aux classes dirigeantes la culture classique ou scientifique dont elles ont besoin et qu’elles peuvent payer4 ». D’une façon générale, il est l’apanage des bourgeois, et le restera encore longtemps. Plus particulièrement, l’Institution Join Lambert, dont les débuts furent modestes, s’adresse « aux ‘familles les plus riches ou les plus distinguées’5 ». Environ cinquante ans plus tard, le coût de la pension reste un élément discriminatoire : en 1914, lorsque le père de Charles l’inscrit « comme pensionnaire pour la rentrée du 1er Octobre », il lui explique « que cela lui coûterait la valeur de 3 vaches6…! » Join Lambert se situe donc en haut de la hiérarchie des établissements privés et s’adresse à la « bonne bourgeoisie » catholique et conservatrice, avec une part non négligeable de propriétaires fonciers, face à la clientèle plus libérale du lycée.
10Mais l’histoire de l’achat du Mont de l’If, retour aux origines rurales, passe d’abord par une première rupture importante dans la destinée des Dubost : l’acquisition, par Charles Nicolas, d’une charge de commissaire priseur qui suppose, lorsqu’on prend « ses grades », l’intégration à une sphère sociale supérieure et urbaine.
11En effet, l’itinéraire de cet homme correspond aux flux migratoires du bassin rouennais. La vieille capitale normande est avant tout une ville d’immigration au xixe siècle. Les recensements donnent, sous la Troisième République, un taux moyen de 60 % des habitants nés hors de la ville, dont un tiers dans le département de Seine Inférieure. Ce dernier est un lieu de recrutement pour la masse ouvrière des tisserands surtout, alors que le Bray et ses marges reste peu fournisseur (4 % de bourgeois et 3 % d’ouvriers). Mais le cas qui nous occupe correspond aux « couches supérieures » provenant le plus souvent du reste de la Normandie.
12À Rouen, le renouvellement social par « une promotion d’hommes neufs » ne se fait que dans une petite mesure, puisqu’un tiers environ des notaires et avoués urbains sont fils de commerçants ou d’artisans modestes, ou encore de « cultivateurs », ces fermiers aisés qui n’ont pas tout à fait le niveau social du « propriétaire ».
13Charles Nicolas Dubost est entré dans cette dernière catégorie en faisant des études qui débouchent à terme sur des situations de type libéral. L’histoire de cette promotion, mise en relation avec celle du renouvellement social de la ville de Rouen, nous fait considérer d’un autre œil la décision de s’installer à la campagne.
14Il est intéressant pour cela de comparer la version de la lettre d’archives du 31 mai 1991 avec celle du cahier, en 1987.
15Dans la première (seconde en date) : « Mon Grand’Père est parti avec sa famille à Rouen où il est resté Commissaire Priseur une vingtaine d’années. Et puis il a vendu sa charge et a acheté le Mont de l’If. Nous y voilà. » la cause de cette vente est passée sous silence et l’on pourrait considérer qu’elle est due à l’âge de la retraite. Mais dans la version de l’autobiographie, à l’entrée de laquelle l’auteur fait le serment de dire tout, le motif qu’il en donne est présenté ainsi :
Malheureusement mon Grand’Père avait un esprit entier et sur7 de lui. Un jour il attribua à un tableau qu’il vendait une signature de Maître qui n’en était pas. Il le fit en toute honnêteté j’en réponds mais il fut obligé de vendre sa charge. Et c’est comme cela que nous sommes venus au Mont de l’If.
16Dans un cas, « Et puis » semble signifier que le changement vient à son heure, sans rupture particulière, à l’autre bout de la phrase et de la chaîne généalogique, nous arrivons au point visé, Mont de l’If, le « y » de « Nous y voilà ». Même aboutissement, bien sûr, dans le texte autobiographe qui présente les choses sous un jour différent. C’est une faute professionnelle qui serait à l’origine du départ de Rouen. Ces quatre lignes témoignent de l’importance du personnage du grand-père et de sa place dans l’histoire du petit-fils. Ainsi, avant de donner les faits, ce dernier prend la précaution de les expliquer par un trait de caractère de son aïeul, et tente ensuite de le « couvrir » aux yeux de ses lecteurs (c’est-à-dire de ses enfants) par l’affirmation de sa conviction personnelle sur l’honnêteté du commissaire priseur. Il charge d’autant plus le « j’en réponds » de solennité qu’il ne l’étaye d’aucune preuve.
17Pour la première fois dans cette page, le narrateur sort du groupe familial qu’expriment les « nous » ou les « notre », employant un « je », qui, accompagné du présent du discours et pris en incise entre deux passés simples, sonne d’une façon toute particulière par rapport à ce qui précède. Ceci pour empêcher un jugement qui pourrait entacher l’image et le souvenir de ce personnage positif. Un autre indice de son importance pour l’auteur : la répétition du vocable. On compte dix occurrences dans la première page, où il préfère répéter le sujet nominal plutôt qu’employer un terme de substitution.
18Il est clair que le Grand-père de Charles (dont il porte le prénom) est la figure tutélaire de cette autobiographie. C’est lui le premier convoqué dans la mémoire du vieil homme à propos du « bon pommier » ; c’est à partir de lui que sa vie prend sens dans ce lieu. Cette « faute originelle » eut une conséquence bénéfique, comme l’exprime la chute. On comprend mieux l’irruption du « je » pour défendre les intentions du Grand-père : l’autobiographe se met en avant de façon explicite pour se porter garant de la personne dont a dépendu le cours de son histoire, à ce moment précis. Plus tard, il montrera la relation personnelle qu’il a entretenue avec lui, éclairant ses affirmations. Puisque, pendant son service militaire, il a mieux connu son aïeul, on peut supposer qu’il tient de la bouche même du « coupable » cette histoire d’attribution fautive d’une signature de maître à un tableau en vente.
19On le voit, l’organisation du texte, son énonciation, les répétitions et la répartition des noms propres dans la page en font un récit de genèse. Dès le début, l’ampleur du point de vue, brassant des temps aussi lointains qu’indéfinis en arpentant un espace minuscule, accentue l’impression de survol qui précède la mise au point sur la trisaïeule « décédée à 99 ans et six mois8 ». À partir de là, les noms de lieux laissent place aux noms de personnes pour, très vite, s’arrêter sur le personnage principal. C’est à ce moment que le narrateur sort de sa réserve et martèle à un rythme soutenu les actions de son héros, qui l’ont amené au lieu de référence.
20À Rouen, le placement foncier, affirmation du goût pour la propriété, demeure toujours à la fin du xixe siècle, le symbole d’une position sociale. Pourtant, l’on assiste à un certain déclin de ce choix traditionnel de rente, concurrencé par une nouvelle orientation vers le profit et les placements boursiers. Les ruraux immigrés ayant gardé des biens à la campagne, le taux de revenu de la terre s’est abaissé de plus en plus jusqu’en 1914 (il était en dessous de 3 % en 1885), et le foncier devint un placement aléatoire et plein de soucis.
21Dans ce contexte, on peut légitimement se demander si l’achat de la ferme du Mont de l’If correspondait à un placement de rente, car même si la terre reste un investissement qui assure une position, on assiste à la liquidation massive, par les grands bourgeois de la ville, d’une partie des fermes qu’ils gèrent pour acquérir des fonds publics jugés d’un meilleur rapport. Le grand-père de Charles se trouvait-il en si mauvaise position qu’il ait été obligé, non seulement de vendre sa charge mais encore de la placer d’une façon désavantageuse et de se ruiner dans l’exploitation d’une ferme peu productive ? Ne pouvait-il pas continuer à vivre en ville, tout en gérant sa rente ? N’y aurait-il pas eu une autre raison pour lui de s’éloigner ?
22Il est tentant, pour le chercheur, de s’imaginer qu’il va trouver dans les archives municipales ou départementales les traces d’un personnage précis, à propos d’épisodes plus exposés de sa vie. C’est ainsi que je pensais pouvoir obtenir des informations sur la charge de C. N. Dubost ainsi que sur son procès en séparation. Si, comme pour les notaires ou avoués, l’accès aux offices est soumis à des règles précises, il doit être possible de savoir le prix de la charge achetée par Charles Nicolas Dubost, indication précieuse sur la position de fortune de ses parents. Il serait encore plus instructif d’en connaître la valeur à partir de 1890, pour mieux situer le personnage et vérifier les dires de son petit-fils. Peut-être tout ceci nous amènerait à mieux cerner ce qui l’a amené à vendre un office aussi lucratif et valorisant. En effet, peut-on se contenter de l’explication donnée par le petit-fils ? N’y a-t-il pas d’autres éléments à prendre en compte, sachant qu’il s’est séparé de sa femme la dernière partie de sa vie ? Il est particulièrement intéressant, dans la façon dont notre autobiographe nous fait part de la personnalité de son grand-père, de constater que la mention de son mariage ne figure nulle part (alors qu’il donne habituellement le détail des alliances, le nom de la famille et le milieu d’origine des épouses). On apprend, en compulsant les archives familiales, que Charles Nicolas s’est marié avec Marie Roselyne Dauphin en 1877, à Aumale, où est né Louis, le père du narrateur. Ce dernier déclare que son grand-père avait déjà acheté sa charge : « […] qu’il exerça d’abord à Aumale où mon père est né. »
23Visiblement, ici, ce qui intéresse l’auteur est de suivre l’itinéraire géographique et professionnel tracé par le roman familial : une faute professionnelle a obligé le grand-père à partir, d’où l’achat du Mont de l’If. Si l’on considère uniquement le parcours, sans tenir compte de l’histoire de la faute, il correspond parfaitement au réflexe terrien qui, au moment de la retraite, fait choisir le retour aux « anciennes attaches rurales9 ». En ce qui concerne notre homme, elles ne sont pas encore « anciennes », sa mère vit toujours au Triolet, il ne peut envisager de s’y installer. Mais surtout, le recoupement des dates montre que le commissaire priseur a exercé sa charge à Rouen de 1880 à 1892, 12 ans seulement. Il s’est donc « retiré » sur ses terres à quarante-et-un ans… il est loin de la retraite ! C’est ce qui permet à juste titre d’autres hypothèses, en particulier d’ordre privé, sur les raisons de son départ. Mais mes recherches dans ce sens, aux archives départementales de Seine Maritime, n’ont pas abouti.
24Quoi qu’il en soit, l’acquisition du Mont de l’If est une marque d’appartenance. En effet, dans 70 % des cas, les biens fonciers extra-urbains des rouennais se situent en Seine Inférieure, dans le quart nord-ouest du pays dont ils sont issus10. Cet achat témoigne, donc, de la situation d’un homme bien en vue, qui fréquente les « meilleures familles de Rouen » et entre dans la définition que donne J.-P. Chaline de la « bonne bourgeoisie rouennaise » cultivée. Monsieur Fleury11, « propriétaire de la ferme Arson à Croixmare », « l’un des principaux libraires de la ville et conseiller municipal et adjoint au maire de Rouen » correspond aussi à la position classique de celui qui, en 1892, a fait dans la terre un investissement social plus que de profit, étant par ailleurs commerçant et notable élu de la ville. De plus, le type de commerce qu’il pratique est à mettre dans le sens d’une certaine culture et éducation, autre caractéristique de ce milieu.
25Par ailleurs, l’état des lieux (une « pauvre ferme » dont les bâtiments « tous couverts en chaume s’en allaient en ruines » dont « les terres ne produisaient rien »), sa localisation, confirment les informations données par la liste des censitaires ou des successions de l’année 1892, date de l’achat du Mont de l’If. Pendant cette période, les propriétaires se plaignent qu’un quart du revenu de leurs terres passe en réparations et frais d’entretien.
26Par conséquent, et quelles que soient les motivations réelles de cet achat, l’histoire familiale, par la voix de Charles, retient « l’obligation » d’un changement radical de situation et le placement dans une ferme.
27Si en cela, le grand-père de Charles ne fait qu’obéir à un réflexe de classe, la construction de la maison, son prix de revient (90 000 francs), les changements entrepris « Mon grand-père entama de grands travaux dont certains étaient un peu fous. », la façon d’exploiter la ferme « il avait un contre maître et vivait en gentleman farmer », tous ces éléments vont également dans le sens de la position avantageuse des bourgeois décrits par J.-P. Chaline. L’habitat et le train de vie classent l’individu. Nous apprenons qu’il reçoit « beaucoup d’amis des années de Rouen les Fleury, les Prévost à qui il apprenait l’équitation […] ». On peut ajouter la fréquentation de l’Institution Join Lambert, relevant des mêmes usages et normes de ce milieu. Ainsi, tous les critères qui permettent de dire que Charles Nicolas Dubost appartient à la bourgeoisie rouennaise sont réunis.
28On retrouve dans ce récit les caractéristiques principales de l’écriture du genre : emploi du passé simple, interventions du narrateur, commentaires. Mais au passage, remarquons l’aspect un peu laborieux de la rédaction qui, pour continuer, a besoin d’un mot comme point de départ de la phrase suivante, ce qui entraîne des répétitions en chaîne. Ces marques d’insistance sont au service d’une transmission qui se poursuit par l’intermédiaire de ces paquets de papiers poussiéreux comme autant de preuves étayant les propos de l’autobiographe. Leur possession rend objective la réalité de ceux qui l’ont précédé et lui fait prendre très au sérieux sa responsabilité à cet égard.
29Sous cet aspect, l’attitude de Charles Dubost rappelle la conscience des Romains orientée vers la trace concrète des ancêtres, contenue dans ces textes académiques rédigés pour que se perpétuent les traditions patriarcales12. Les documents manuscrits de tous ceux qui se sont succédé sont conservés dans les archives familiales.
30Ainsi, le geste de C. Dubost enfermant le cahier, dans lequel il a écrit son Histoire d’un Français moyen, Maître Laboureur, béni du Bon Dieu, avec les autres papiers de famille, fait écho à la conscience autobiographique romaine dans son historicité.
Les temps du conteur
31J’ai déjà indiqué comment l’auteur arpente le temps en continuels allers-retours du présent au passé, dans un mouvement plus ou moins lent. Mais il est nécessaire de décrire plus précisément sa façon de procéder au début de son travail pour en comprendre le fonctionnement général.
32Considérons d’abord le schéma global de ce segment narratif initial, l’achat du Mont de l’If. Le point de départ du récit des origines est très lointain, dans un passé sans date « […] qui vient depuis des siècles de […] » et aboutit à l’anticipation des cent ans de la ferme achetée en 1892 : « Et voilà demain 1992, année dont on parle tant pour l’Europe, mais pour nous 92 c’est le centenaire du Mont de l’If ».
33Mais, à l’intérieur de cette grande boucle, le récit n’a pas suivi une progression régulière vers son point d’arrivée. Il reproduit les digressions temporelles circulaires qui rejoignent le fil principal. Par exemple, l’événement inaugural de l’acquisition de la ferme se conclut par un bilan contenant lui-même matière à poursuivre ; de même, l’évocation du mariage de son père va servir d’embrayeur et orienter le narrateur sur une voie adjacente. Il passe ainsi de la période d’exploitant de Charles Nicolas à la succession assurée par son fils. Ces dérivations, en écho au dernier mot-thème écrit, jouent le rôle d’amorce de la même façon qu’à l’oral. Comme il le ferait dans une conversation, Charles suit le cours de sa pensée, entraîné dans une direction secondaire, et revient ensuite à son propos.
34L’oralité influence la gestion temporelle du récit sur le plan de l’ordre (on vient de le voir pour la construction interne), mais elle agit aussi sur celui de la durée des séquences narratives, en régissant les accélérations ou les ralentissements. C’est ce que montre l’exemple suivant où un coup d’accélérateur est donné sous forme de sommaire et de phrase nominale, avec retour au sujet principal : « Donc 1892 achat de la propriété de Mont de l’If par mon Grand’Père conseillé par Monsieur Fleury et un ami maître Prévost notaire à Pavilly ». Mais aussitôt intervient le coup de frein de l’adresse aux enfants : « Achat funeste doit penser Rémi », conclusion bilan qui prétend même amener le lecteur dans un futur sans narrateur. À la fin de ce récit des origines, la boucle est donc bouclée par plusieurs nœuds d’arrêt.
35Traces d’oralité encore dans les différents registres utilisés. Celui qui s’exprime prend son temps, cherche à ménager ses interlocuteurs par une série de précautions oratoires. Avec Charles, on est toujours plus ou moins dans le style du discours et, par conséquent, aux précautions se mêle une certaine emphase ou, si l’on veut, un lyrisme à bon marché, fait de clichés… L’adresse oratoire l’entraîne dans des termes ronflants pour l’évocation du centenaire de la ferme, mais son éloquence s’échauffe à propos de sa femme, où il n’hésite pas sur les formules. Emporté par son élan, il parvient à mêler envolées lyriques et ton familier !
36On est donc loin de l’évocation officielle à la mémoire d’une famille, telle que la pratiquaient les Romains. Même s’il procède à la reconstruction historique et généalogique des événements, même s’il utilise les stéréotypes de la narration, notre autobiographe le fait dans la sphère du privé. Il reste le raconteur d’histoires qui domine la table avec le récit de ses anecdotes, en régit le ton et ses variantes. Car il s’agit bien d’une voix que l’on entend, celle de Charles en personne, qui se manifeste dans les deux lignes mélodiques du récit et du discours. La seconde plus proche du temps du lecteur, revenant périodiquement « en boucle », replonge ensuite sous la ligne narrative plus classique, de laquelle elle ressurgit par moments, rappel de sa présence dans le fondement même du texte.
37La partie annoncée par le titre « Ma tante Labitte […] » n’est séparée du paragraphe précédent que par un retour à la ligne sans interligne supplémentaire. Pourtant, à première lecture, il n’y a aucun rapport entre les cent ans de la ferme et cette tante dont on n’a pas encore entendu parler. Mais à l’analyse, ce bloc narratif, séparé de la même façon avec le suivant, se révèle intéressant dans la mesure où il oblige le lecteur à chercher à comprendre l’implicite qui l’entoure et les particularités de cette longue séquence qui se termine par « Et vous voilà renseignés ».
38D’abord, le narrateur nous prévient qu’il « repart de loin » pour évoquer un souvenir d’enfance relié au personnage du titre : « À l’âge de 6 ans j’allais en vacances chez ma tante Labitte avec ma grand’Mère et ma tante Charlotte. » Très classiquement, il raconte le trajet en train puis en « tapissière », du Mont de l’If jusqu’à Orival, le passage chez les cousins, les lieux et la personnalité de leurs habitants, comme Anatolie « la bonne affreuse femme mauvaise qui était toujours courbée en deux ». Il n’oublie ni les jeux avec les petites filles de son âge, ni les noms de la parentèle des villages alentours.
39La nomination des lieux et des gens qui les peuplent caractérise l’écriture de ces Mémoires. On l’a vu, pour l’autobiographe Charles Dubost, la détermination d’une personne est inséparable de l’endroit où elle réside. Ainsi des « vieux cousins Mollet qui se tenaient toujours devant leur feu à l’âtre avec leur fils Louis » ou de la bonne Anatolie et son fournil. Ou encore du « cousin Poiret veuf qui exploitait à Offigny village proche d’Orival ». Il en va de même de tous ceux du pays « […] les Catahert les Denomaisons, […] », et comme si cela ne suffisait pas, il y ajoute « le curé du village l’Abbé Gabulon et celui du village voisin grand éleveur [abbé Gillot]13de chiens d’arrêt. » Preuve supplémentaire de l’importance de la désignation : les ratures et ajouts dans la marge, comme le nom du curé voisin.
40À plusieurs reprises pendant sa description, le « je » de régie se montre, et ses interventions dans ce bloc de texte sentent l’artifice, parce qu’on voit, a posteriori, ce qui l’y a amené.
41C’est pourquoi la qualification, par Philippe Lejeune, de « causeur habile » qui « mène son texte14 » me semble tout à fait appropriée ici (avec au début « Je repars de loin » ; aux 2/3 « (détail important pour la suite) » ; et pour introduire la suite « Et voilà une autre histoire »). Quant au père qui « apostrophe au passage l’un ou l’autre de ses enfants », il est utile comme relais pour donner des repères géographiques ou visuels : « chez qui certains d’entre vous avez été […] rappelez-vous un ridicule escalier à double révolution », mais aussi, pour réveiller l’attention, l’interpellation directe par une question (stratégie éculée chez tous les orateurs lorsqu’ils sentent qu’ils ont été un peu « longs ») : « Mais comment étions-nous rattachés à la tante Labitte demoiselle Devillepois veuve de Monsieur Jules Labitte maire d’Orival en 1870 ? » Quelle meilleure justification que celle de la transmission peut-on se donner pour raconter des histoires qui n’intéressent que soi ? Amusante naïveté de la croyance feinte d’un intérêt des descendants sur leur rattachement à une tante lointaine au nom douteux !
42Et naturellement, l’auteur répond en revenant à son présent de vieil homme « Au commencement de ce mois d’Octobre (87) », où la cousine Poiret qui s’occupe de généalogie s’est manifestée. Il avait préparé ses lecteurs à ce nom, quelques lignes plus haut, en précisant que pendant les vacances chez la tante Labitte il jouait « de temps en temps » avec « Marguerite Marie ». On voit bien que Charles devance, ici, le récit de sa propre redécouverte sur sa parenté avec cette famille ; d’abord les souvenirs, ensuite l’épisode du retour sur les lieux de l’enfance dans le pays de Bray, à Orival. En fait, alors qu’il n’aurait aucune raison de parler de cette vieille tante, il prétexte l’intérêt supposé de ses lecteurs, les interpelle quand il lui faut ménager une transition, justifiant les sinuosités de son explication. À chaque adresse à ses enfants correspond une étape de son propre itinéraire de recherche.
43Il semble donc que ce qui importe au narrateur, c’est de parvenir à transmettre la sensation si émouvante de la superposition en soi-même des couches temporelles qui y vivent en même temps : « je m’y revoyais détail après détail. » Et il va faire suivre au lecteur le chemin qui lui a permis de « se retrouver » « à l’âge de 6 ans ». Très concrètement, puisque la route qui va d’Aumale à Orival et la propriété de la tante déclenchent ce vertige procuré par l’illusion de la coexistence des temps, dans la même confusion que le rêve provoque quelquefois au réveil, comme l’a raconté Marcel Proust15. Ainsi « je me revoyais comme il y a 80 ans, je me reconnaissais. » peut vouloir dire « c’est bien le moi de ce temps-là qui est avec le moi d’aujourd’hui pour reconnaître les lieux ».
44Ici, Charles met le lecteur dans sa propre position, lui fait suivre les détours par lesquelles il est lui-même passé, pour montrer ce qui a réactivé sa mémoire, tout en essayant de maintenir l’état de récit qu’il balise d’avertissements, comme des signaux à ses destinataires.
45Résultat assez mélangé, ces deux pages dévoilent les ficelles inconscientes du narrateur, celle qui régit la mémoire et celle qui régit l’énonciation. C’est ainsi que se déploie devant nous son rapport au temps et les dérapages qu’occasionne la tentative de sa transposition écrite.
46Cette maladresse, ce brassage, cette visibilité des fils narratifs, ainsi que la rupture de la chronologie, révèlent que ce moment troublant, « s’y revoir » à quatre-vingts ans d’intervalle, a été essentiel pour entreprendre Histoire d’un Français moyen… . Ce passage donne la clef de l’ensemble, il recèle ce qui peut expliquer l’écriture de cette autobiographie. L’auteur reconstruit une expérience primordiale dans une série de va-et-vient temporels internes comme s’il voulait re-déplier pour le lecteur les circonstances qui l’ont amené jusque-là. Il se montre aux prises avec sa mémoire dans un moment imprévisible où le travail de remémoration prend le pas sur l’histoire et devient essentiel pour la narration. C’est vers lui que l’écriture s’oriente : vers le rapprochement du souvenir du passé avec celui du présent, l’acmé de l’activité mémorielle, l’instant où se joue une sorte d’« extase de l’intemporel16 ».
47Les conséquences pour le texte sont, à un premier niveau, une construction dont les articulations sont mises en relief dans un mouvement global vers le temps de l’écrivant, contenant des retours en arrière de portées très éloignées, des changements d’aspect, des glissements d’un mode à un autre... À un niveau plus large, nous sommes devant « la porte étroite » qui fait entrer le narrateur dans un nouveau rapport à son récit. Alors que jusqu’ici c’est le « nous » de l’histoire familiale qui dominait, l’instance du « je » sera maintenant le crible par lequel passera ce qui est raconté.
48Par ailleurs et enfin, on peut supposer au regard des dates de la première page et de la scène précédente, proches l’une de l’autre, que ce retour aux sources, déclencheur de l’ouvrage, en est surtout la légitimation interne.
49Mais c’est aussi la mémoire et ses intrusions anachroniques qui régissent la structure profonde de l’autobiographie. Parce que, nous dit Genette à propos de Proust dans La Recherche, l’activité mémorielle peut être un moyen pour le récit de s’émanciper « par rapport à la temporalité diégétique ». Cependant, après cette grande parenthèse, Charles reprend le fil de l’histoire de la famille et de la ferme qui doit le mener, et nous avec, jusqu’à l’épisode central de sa vie, sa rencontre avec Suzanne Leroy.
Relations sociales et construction personnelle
Le « bon et le mauvais Caux »
50Sous le titre « Mon Père », le narrateur revient encore au temps du grand-père pour décrire l’état de l’exploitation à son départ. On le voit particulièrement ici, les deux fils narratifs, lignée des Dubost et vie de la ferme se trouvent si étroitement mêlés qu’il les croise et les recroise chaque fois qu’il en saisit un. S’il veut parler de son père, Charles est obligé de dire ce qui lui a échu comme conditions de travail, et donc de parler de la façon d’exploiter du grand-père, qu’il rend responsable de l’état lamentable de la ferme du Mont de l’If en 1904. Et comme l’a souligné Daniel Fabre, non seulement noms et lieux sont indissociables dans le monde rural, mais famille et ferme le sont autant, surtout si l’on a affaire à une suite de fils uniques comme l’auteur le précise : « depuis bien des générations le nom de Dubost ne s’était propagé que par des mâles uniques ». Dans ce cas, la lignée des mâles est totalement confondue avec celle des fermiers. C’est d’une histoire de liens dont il s’agit, au lien généalogique s’ajoute le lien à la terre que l’on transmet.
51Pour la deuxième fois, le narrateur parle de son grand-père en tant qu’exploitant. Il en ressort, comme précédemment, une image paradoxale. En effet, le paragraphe campe quelqu’un d’actif, un bâtisseur qui « fit beaucoup de constructions », un innovateur en matière d’herbages et de culture fourragère. Il en est de même pour « l’ensillage enterré » et pour l’élevage : « Il avait un troupeau de 100 brebis et faisait du fromage de brebis qu’il expédiait à Paris ». Mais là aussi, les appréciations tempèrent et même noircissent le tableau. Certains des travaux sont « un peu fous », le maçon se révéla « une catastrophe » puisque, justifie le narrateur, il dut les refaire « pendant son temps » à lui. Il ne retient à l’actif de Charles Nicolas que la réussite de la luzerne. La conclusion : « Tout cela était un peu expérimental » explique le bilan : « et il laissa la ferme à mon père en 1904 lors de son mariage en piteux état. »
52Ce sont les mêmes constats deux pages plus loin où la mise en herbe et le goût pour l’expérimentation sont encore soulignés. Et de nouveau, un résultat très négatif : « Les terres pour ainsi dire en friches excepté la luzerne, les bâtiments en très mauvais état avec des couvertures en chaume à refaire. »
53On voit donc que Charles a un jugement négatif sur son aïeul à ce point de vue. Ce qu’il développe ailleurs en donnant des éléments d’explications :
Mon Grand’Père qui avait des idées plein la tête et qui je pense avait potassé Buffon et les auteurs du xvi17 a voulu moderniser (ensilage, luzerne, fromage de brebis). De plus c’était un artiste et il a fait faire des chemins dans le bois, que pour ma part j’ai toujours entretenu avec beaucoup de plaisir. […] Il avait de grandes idées, comme si il avait au moins une ferme de centaines [d’] hectares18.
54Le narrateur met donc sur le compte d’un caractère « artiste » aux projets irréalistes les mauvais résultats au Mont de l’If, qui laissent le propriétaire lui-même « à peu près ruiné » lorsqu’il se retire « au Triolet avec sa Mère ».
55À cet égard, il est intéressant de faire parler des observateurs extérieurs à la France pour mieux évaluer la situation agricole du pays dans son ensemble. Déjà, Arthur Young au xviiie siècle, mais encore le Suédois August Strindberg, constatent « qu’en dépit d’une fertilité naturelle restée légendaire […] les rendements sont faibles et les modernes façons de cultiver, par les machines sur de grands champs, tout à fait exceptionnelles19 ». Alors, et à plus forte raison, le constat peut-il se révéler encore plus catastrophique, à l’époque qui nous occupe, qualifiée par Gabriel Désert de « grande dépression de l’agriculture ».
56Aussi, avant d’aller plus avant dans le temps du père, convient-il de donner quelques éclaircissements sur l’agriculture dans le pays de Caux, et particulièrement au sud où se trouve la ferme du Mont de l’If, pour mieux comprendre dans quel contexte le grand-père de Charles innove. En effet, l’histoire de C. Dubost, en tant qu’exploitant agricole, s’inscrit dans la plus grande histoire de l’agriculture en Normandie, de la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1970. Lorsqu’il parle de son aïeul, Charles le fait en pensant à ce que lui-même a vécu et réalisé plus tard.
57À l’heure de la rurbanisation20, il est difficile de saisir les différentes couches qui sédimentent la campagne française et ses paysans. Au xxie siècle, lorsqu’on parle de ses origines rurales, cette référence ne se traduit pas clairement dans l’esprit de l’interlocuteur, dont les représentations sont plus proches des panneaux publicitaires de l’autoroute (à la limite de la caricature) que de la réalité. En 1993, Daniel Fabre annonce que : « l’inexorable entrée dans la modernité efface le monde paysan de la réalité française tout en multipliant les images qui apprivoisent cette disparition et qui maintiendront ce lien très longtemps encore21. »
58C’est pourquoi l’on peut se demander ce qui est compris aujourd’hui du titre Histoire d’un Français moyen, Maître Laboureur, béni du Bon Dieu, qui mêle deux expressions apparemment contradictoires, quant à la place sociale conférée à celui qui parle, et sonnant comme un anachronisme maladroit. Juxtaposer « Français moyen », expression des années soixante-dix, et « Maître Laboureur », dont le Français moyen, justement, ignore la réelle définition, (il l’apparente à George Sand et à des chromos à la Millet), c’est user d’une certaine provocation langagière. Et surtout, on le verra à l’analyse, c’est tenter de joindre les deux bouts d’une histoire qui ne peut être que personnelle quant à son élaboration scripturale – il s’agit d’une autobiographie – mais qui, dans les faits, ne peut se raconter qu’en reliant les différents maillons de la longue chaîne familiale.
59Ce rapprochement est donc une mise en tension linguistique de deux temps de la ruralité française : un autrefois « qui n’a pas d’âge22 », pour l’expression qui désigne le propriétaire de ses terres dans la hiérarchie propre à la paysannerie, et l’histoire plus récente de la bourgeoisie, qui a marqué le xixe siècle, contenue dans « Français moyen ». Ce titre annonce chez l’écrivant l’appartenance au modèle culturel paysan comme fondement (comme la plupart des Français) ainsi qu’à la culture bourgeoise, transmise par son aïeul, et développée ensuite par l’alliance de son père avec une fille de Monsieur Decaëns « ancien industriel à Déville les Rouen », puis, celle de Charles lui-même, avec une fille de notaire.
60Si l’on s’accorde à penser la famille comme « [r]éseau de personnes et ensemble de biens », comme « un nom, un sang, un patrimoine matériel et symbolique, hérité et transmis23 », on dira que le patrimoine matériel et symbolique véhiculé par le nom Dubost se traduit essentiellement, à travers la lecture de cette autobiographie, par une appartenance géographique. C’est pourquoi il est nécessaire d’en donner les caractéristiques.
61Le Mont de l’If se situe au sud du plateau qui s’étend depuis la mer jusqu’à la Seine, de son embouchure jusqu’à Rouen, et se trouve sur l’« un des derniers éperons du Pays de Caux » précise C. Dubost, expliquant ainsi le retard agricole de ce côté par rapport au « bon pays de Caux se rapprochant de la mer24 ».
62Il faut savoir que les herbages n’ont pas toujours existé en Normandie malgré le sentiment de permanence que les cartes postales peuvent en donner. Pendant longtemps, la crainte de la famine a fait se développer les cultures de céréales au détriment des prairies. Pourtant, une intensification de l’agriculture implique d’accroître le cheptel, source de fertilité avec le fumier (seul engrais de l’époque), outil de travail utilisant la force de traction des bêtes, et qui plus est, ressource alimentaire. C’est ainsi qu’à la fin du xviiie siècle, on constate la progression des « surfaces consacrées aux prairies » tout comme celle de « la qualité des troupeaux qui les pâturent25 », progrès encore accentué dans le courant du xixe siècle, pour la Basse-Normandie particulièrement. Si l’ensemble de la Normandie oriente sa production vers l’élevage bovin principalement, le « couchage en herbe » ne se fait pas de la même façon de part et d’autre de la Seine.
63Pierre Brunet illustre son étude Bovins et paysages normands26 d’une série de cartes montrant que la vague herbagère a lieu entre 1880 et 1920 en Haute-Normandie, en particulier dans la partie sud du pays de Caux où se situe la ferme du Mont de l’If. Cette indication, correspondant tout à fait au récit de Charles Dubost, éclaire son insistance à propos de la création d’herbages à l’initiative du grand-père, lors de l’achat de la ferme : « car il n’en existait pas à ce moment-là dans le Pays de Caux », « il avait fait beaucoup d’herbages alors que tout était en terres de culture27 », et encore : « Pour les vaches (il n’y avait pas de clôtures électriques) et elles ne comptaient pas beaucoup. Dans ce temps là il n’y avait pas d’herbages en Pays de Caux (jusqu’à la guerre de 14)28. »
64Mais aussi, pour ce choix de la luzerne en 1892, il faut également savoir que le Caux a bénéficié, au xviiie siècle, d’une interprétation très particulière de la coutume normande régissant les règles culturales. Ces dernières empêchaient de modifier l’assolement triennal, qui faisait se succéder blé ou seigle, orge ou avoine et jachère, parce que l’organisation du pâturage en commun rendait obligatoire l’assolement, regroupant toutes les parcelles de même culture en une sole. La conséquence première était de gêner l’accroissement du bétail faute de pouvoir développer des cultures fourragères nouvelles.
65Or, si la carte de P. Brunet « Systèmes de culture à la fin du xviiième » donne l’exclusive « rotation triennale sans jachère » à la partie normande au-dessus de la Seine – le plateau de Caux – c’est le résultat de la décision du Parlement en 1743, selon laquelle « dans la généralité de Rouen le trèfle semé dans l’avoine de la deuxième sole protégeait la terre de la vaine pâture » qui a entraîné « la révolution agricole des cultures fourragères substituées aux jachères », et donc le développement des cultures de trèfles et des « bettes à vaque » (betteraves fourragères). La conséquence seconde est la particularité cauchoise de mettre les vaches « au tierre29 » pour consommer le fourrage sur pied. Et malgré les assolements « où les surfaces de fourrages artificiels sont importantes », la Haute Normandie apparaît plus agricole que la Basse-Normandie, si l’on compare les effectifs des vaches, ainsi que la SAU (Utilisation de la Surface Agricole) des deux régions30.
66Le choix du grand-père en la matière résulte de la particularité régionale initiant la culture d’une plante fourragère en 3e sole mais correspond aussi au besoin de cette plante en sol calcaire. Une caractéristique du Pays de Caux sera donc d’être une région de polyculture et d’élevage qui permet de jouer sur les deux tableaux.
67Ainsi, l’on voit clairement que les innovations de Charles Nicolas s’inscrivent dans un mouvement plus global, à ce moment de l’histoire agricole de la région, la fin du xixe siècle et le début du suivant, où, sur ce plateau, vont s’étendre les herbages ainsi que la pratique de la plante fourragère. Les agronomes se sont préoccupés depuis la fin du xviiie siècle de la question des prairies et de leurs modalités d’exploitation, et si, comme ironise Voltaire tout le monde a lu des choses utiles sur l’agriculture « exceptés les laboureurs », il n’en est plus de même à la fin du xixe siècle. Dans sa seconde moitié, les agronomes français (le Comte de Gasparin, Amédée Boitel) publient sur la question ; les scientifiques régionaux ne sont pas en reste, l’université de Caen compte des botanistes en son sein (1842) et un Isidore Pierre publie de « nombreuses analyses des fourrages les plus divers », mettant en évidence leur valeur nutritive. Tandis que sur le terrain les agriculteurs s’organisent en syndicats et s’efforcent de promouvoir des semences de qualité adaptées aux diverses situations31.
68Le destin de Louis, tel que le présente son fils, est une succession de difficultés et de malheurs, avec un départ laborieux, causé par l’état dans lequel son père lui transmit la ferme, premier handicap de la liste que présente cette page. On ne comprend pas bien cette situation, et seule la façon de vivre de Charles Nicolas « en gentleman farmer » et son goût pour les expériences semblent l’avoir générée. Toutefois grâce à son mariage et à la dot de sa femme, Louis Dubost devient « propriétaire de la plus grande partie » des quatre-vingts hectares de la ferme du Mont de l’If. Ce qui ne l’empêche pas d’être obligé d’emprunter pour pouvoir s’installer. Cet emprunt, dit le narrateur, « l’handicapa pendant une grande partie de sa vie d’exploitant », c’est la deuxième grosse difficulté de la liste. En fait, Charles n’a pas l’air de savoir que ce n’est pas Louis qui a contracté ces emprunts. En effet, les actes notariés des archives familiales nous apprennent que, dans les clauses de son contrat de mariage avec Germaine Decaëns, le 22 Janvier 1904, ses parents lui transmettent, avec la ferme, un reliquat de 45 000 francs d’emprunt à rembourser au Crédit foncier, sur les 50 000 empruntés entre 1896 et 1900. L’héritage est lourd !
69Cependant, « [i]l commença par aller dans la Manche acheter dans une foire un wagon de génisses qui devaient faire des vaches à lait. Ce fut son premier malheur » (Pour nous, lecteurs, nous comptons autrement et dirions plutôt « cela fut son troisième malheur ») « car l’une de ces bêtes atteinte du « boyau blanc » diarrhée chronique devint saucisse et répandit la maladie dans toute la ferme si bien que pendant près de 30 ans mon père perdit chaque année entre quatre ou cinq vaches de son troupeau de laitières. »
70Comme pour l’état des lieux, on voit que la transmission s’avère une notion primordiale dans la vie paysanne, qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux. En effet, trente ans plus tard, lorsque Charles prend la succession de son père, il hérite en même temps du « boyau blanc » : « pour moi c’était la ruine. Donc je décidai de vendre à la foire du 15 janvier à Yvetot toutes les génisses qui avaient le germe de la maladie ». (Cela dit sans aucun état d’âme…) Et de se féliciter du résultat : « je n’ai plus jamais eu pendant toute ma vie d’exploitant une seule bête à boyau blanc. » !
71Le troisième paragraphe de cette page consacrée au père de Charles est beaucoup plus long que les précédents et présente une difficulté d’un autre ordre : « Ma mère en se mariant déclara qu’elle ne voulait pas recevoir d’amis, la famille lui suffisait bien. » Le narrateur montre comment son père se trouve devant une rupture des liens qui prend plusieurs formes et se situe à plusieurs niveaux. À cet égard, la phrase suivante est très éclairante : « Elle avait une très nombreuse famille (ils avaient été 14 enfants) mais du côté de mon père il y avait seulement mon arrière grand’mère mon grand’Père séparé de corps avec ma Grand’Mère. Il vivait au Triolet avec mon arrière Grand’Mère. Ma Grand’Mère vivait à Yvetot avec ma tante Charlotte. » Additionnant les liens familiaux par la répétition des « il y avait » et « vivait », elle met en évidence l’existence d’un seul homme auprès de Louis, son père, alors que chaque génération est représentée du côté des femmes. Et, fait assez rare à l’époque, ce dernier est « séparé de corps » de sa femme. Charles passe vite sur cette situation sans faire de commentaire, il en donne simplement l’arrangement géographique : la mère de Louis et sa fille se trouvent à huit kilomètres du Mont de l’If, tandis que son père habite beaucoup plus loin, dans le pays de Bray avec sa propre mère. Mais le « Ainsi » enchaîne immédiatement sur les conséquences. Sur le plan relationnel et amical, Louis « se trouva séparé des relations que mon Grand’Père avait faites aussi bien à Rouen qu’à la campagne », et sur le plan professionnel, ne pouvant voisiner avec « les meilleurs agriculteurs de la région qui commençaient à moderniser leurs exploitations », il resta seul « entouré de ses voisins qui en étaient encore à l’assolement triennal. » Ce qui, juge le narrateur, le gêna « toute sa vie d’exploitant ».
72Nous avons sous les yeux le destin d’un homme vivant sous le signe de la rupture. Il semble que l’enfant de la séparation en ait payé le prix fort dans la mesure où elle a jeté son ombre sur toute sa vie. Rupture d’ordre social avant tout. Nous sommes passés en une génération du gentleman farmer qui a un contremaître, a fait construire sa maison, reçoit ses amis rouennais, leur apprend l’équitation, qui a tenté des expériences, au fermier qui travaille seul, à l’ancienne façon, en essayant de s’en sortir avec ce legs qui l’appauvrit.
73Et directement sans alinéa, Charles recommence à faire le compte des difficultés de son père, répétant une troisième fois, un peu différemment, la date de son installation et l’origine de sa vie malheureuse. Une phrase sommaire, dix lignes plus bas, concentre ce qu’il veut faire passer : « Jusqu’à la guerre de 14 la vie fut très dure pour mes parents et ils durent faire allonger leur prêt au Crédit foncier pour pouvoir faire face. » Entre le constat du début et ce bilan, les initiatives de Louis Dubost sont présentées comme des actions de l’ordre de la réparation vis-à-vis d’un père négligent, sinon fautif. Ainsi, même la seule réussite du grand-père cause des ennuis à son fils, puisqu’il « dut acheter dès sa deuxième année d’exploitation une faucheuse à herbe, car les faucheurs à la faux trouvaient la luzerne trop dure à couper ». De plus « Les toits de tous les bâtiments étaient tous en chaume et dans un triste état, au point que mon père devait acheter de la récolte sur pied chez les voisins […] pour avoir assez de gluis pour les couvertures à refaire. » Et, pour faire sentir au lecteur le poids de la situation catastrophique dont a hérité son père, le narrateur d’accumuler répétitions, insistances, formules généralisatrices…
74Il en sera de même pour en donner une image inversée. Il est intéressant de constater que, selon Charles, c’est en quittant le Mont de l’If pour prendre en main l’exploitation du Triolet que son père a quitté le malheur : « Ce fut certainement le meilleur moment de [s]a vie ». Parce que, dit-il, il était « reconnu dans le pays comme l’héritier des Dubost d’une grande réputation dans la région ». Dans cette raison invoquée, l’on voit implicitement que Louis a été victime de la séparation de ses parents, dans la mesure où il héritait du lieu sur lequel elle avait été consommée, avec ce que cela supposait de mauvaise réputation aux alentours. On ne peut que présumer que « la politique de sa mère » (comme la désigne Charles à plusieurs reprises) avait été mise en place pour éviter d’alimenter les commérages, ou peut-être encore pour montrer que la faute ne pourrait se reproduire avec la suppression des conditions qui l’avaient entraînée. Puisque, comme on le sait, les demandes de séparation de l’époque étaient le fait le plus souvent de la femme, qui dénonçait la mauvaise vie de son mari32.
75Ces « quelques années heureuses […] » de la retraite paternelle sont concrétisées essentiellement, dans le discours de Charles, outre la reconnaissance des fermiers sous forme de « revenus », par la trilogie normande « jardin-herbages-vaches » retrouvée à chaque nouvelle « installation » de ses parents, comme les marques les plus évidentes du bonheur.
76Cherchant à suivre la marche chronologiques des générations en même temps que celle de la vie de la ferme, le narrateur est amené à repasser la vie entière de son père depuis ses débuts jusqu’à sa mort, scandée par les dates de transmission, principalement : 1904, installation sur la ferme du Mont de l’If ; vie difficile jusqu’à la guerre ; 2 août 1914 : mobilisation de Louis et « voilà ma mère seule sur la ferme avec un charretier de 13 ans, Duboc et ses deux bonnes » ; retour de Louis en 1918 et situation meilleure ; 1930 (ou 1932, selon les sources) « mon père décida (avec ma mère) d’aller vivre avec son père vieillissant au Triolet et il me laissa la ferme à exploiter à son compte » ; 1934 : décès du grand-père de Charles ; « quelques années heureuses » pour ses parents, temps indéfini ; installation à Barentin : durée de 3 ans ; installation à Croixmare : durée 9 ans ; installation au Mont de l’If de Louis devenu veuf : durée 8 ans. « [...] hélas la vie heureuse de mon Père devait finir avec la mort de ma mère. Il ne s’en consola jamais. Il vint habiter au Mont de l’If près de chez nous, j’allais le voir tous les soirs. Cela dura huit ans, huit ans de tristesse pour mon père jusqu’à sa mort qui eut lieu chez une de mes sœurs au Havre. » La boucle est refermée.
77À ce point du récit, il fait cependant un retour sur lui-même dans une conclusion qui ouvre l’avenir, superposant les temps du conteur : « Je me reproche quelques fois de ne pas avoir assez entouré mon père dans ses derniers jours, mais j’étais tellement soucieux à ce moment là de la santé de ma femme que pour moi c’était le problème no1. »
78Depuis le début, Charles n’est pas censé avoir abordé son « temps », chronologie oblige. Mais il revient cycliquement au présent. Lorsqu’il retrace la vie de son père, le temps commun avec la sienne est total : il est né en 1904, année de l’installation de ses parents sur la ferme. Et par conséquent, même s’il a évité de parler de lui dans cette longue période, il en aborde ici le point central, ce « problème no1 » qui l’a partagé au moment de la mort de son père, son épouse.
79Ce n’est toujours pas le moment de raconter leur rencontre, mais notre auteur a déjà posé des jalons, en termes discrets avec le « nous » de l’entrée en matière, ou au contraire solennels lorsqu’il évoque « la grande Dame du Mont de l’If ». Et, en conclusion du chapitre paternel, Charles la désigne sous l’appellation la plus habituelle pour lui, même lorsqu’il s’adresse à ses enfants, « ma femme ».
80Cette évocation relie de manière implicite mais assez évidente les deux paragraphes suivants :
Une remarque je ne me rappelle pas avoir vu un étranger à la table de mes parents à part les conseillers municipaux le jour de la Trinité et dans un certain temps les stagiaires qui payaient leur pension. En un sens ce fut bénéfique pour moi, car j’ai dû attendre quelques années avant d’atteindre le Bonheur.
81On se souvient que Charles impute à sa mère l’isolement social et professionnel de son père. Mais dans ces lignes, il fait porter sur sa personne un autre résultat de ce système. Car, « un étranger à la table de [s]es parents » aurait été une occasion de rencontrer une famille dans laquelle il pouvait y avoir une ou plusieurs filles à marier. Dans la France rurale de l’époque, le mariage se fait par relations de voisinage, de même milieu, ou de parenté un peu éloignée. C’est pourquoi « les relations » qui permettent d’avoir un choix plus large sont si importantes lorsque l’on doit « établir » des enfants. Sans attendre le moment de sa vie où il en sera préoccupé, Charles veut dire ici que sa mère n’a pas favorisé, ni même cherché à faciliter son mariage, « en recevant ». Évidemment, ce ne sont ni les conseillers municipaux, ni les stagiaires qui pouvaient présenter une ouverture matrimoniale pour le fils du maire de Mont de l’If. Rétrospectivement, le narrateur en reconnaît un bénéfice secondaire puisqu’il ne s’est pas allié avec une autre femme que celle qu’il dut attendre jusqu’à l’âge de vingt-neuf ans passé.
82On ne saisit pas tout de suite le lien avec la sœur de son père « la tante Charlotte », restée « célibataire et vierge jusqu’à sa mort ». Et pourtant, ajoute l’auteur sans même une virgule « elle tomba amoureuse d’un colon français de Tunisie » qu’elle avait soigné à l’hôpital militaire d’Yvetot où elle était « infirmière bénévole ». Il en parle en tant que témoin de cette relation, restée dans certaines limites courtoises : « Il venait souvent chez ma Grand’Mère et je l’y rencontrais quand j’allais en vacances chez elle quelques jours. Il était sympathique et me [racontait]33 des histoires sur sa grande exploitation ». Mais un autre « blanc » entre deux phrases semble revenir au célibat de la tante. « Et puis il est parti. La vie amoureuse de ma tante Charlotte était finie. Elle allait chercher chaque semestre la pension que mon Grand’Père versait à sa femme que ma tante appelait ‘le Patron’. » Il faut, ici encore, chercher le sens de cette juxtaposition du côté des conséquences du lien social rompu, ou interrompu, à cause de la séparation entre les parents de Louis et Charlotte. Ne peut-on penser, en effet, que si le premier avait pu se marier, peut-être au prix de la « politique de sa femme », la séparation avait rendu plus problématique le mariage de leur fille ?
83Mais, l’intérêt ici n’est pas tant le célibat de la tante Charlotte que la façon dont la contiguïté de certaines phrases ou paragraphes éclairent une situation en faisant parler des silences.
L’héritier
84Nous sommes, à la page 7, loin encore du moment central de la vie de Charles (celui où il va connaître sa femme page 14), et déjà, il fait sentir l’importance qu’il lui accorde. Il s’agit d’une reconnaissance à double titre : rétrospectivement dans sa posture d’écrivant qui fait le bilan de sa vie, et par anticipation dans le déroulement du récit où il sème les allusions à l’influence qu’elle eut sur le « parcours » de sa vie.
85Seul porteur du nom, Charles Dubost a une conscience aiguë de son importance, la construction de ce paragraphe le montre. Ce qu’il souligne d’abord et veut faire « bien comprendre » à son auditoire, c’est la ténuité du lien généalogique que représente sa naissance dans la continuité « des mâles uniques ». Effet immédiat de cette situation, le « Petit Charles » fut « un grand événement » pour la famille, en tant qu’aîné héritier du nom. Et de ce fait, lorsqu’après la naissance de deux sœurs jumelles, il fut « atteint d’une bronco pneumonie et que l’on craignit pour [s]a vie », l’enfant fut « voué au bleu et blanc »... Le lecteur saisit ce recours à la protection mariale avec la confirmation du statut définitif du héros : « À la naissance de mes sœurs 19 mois34 après la mienne ma Mère fut très malade, on craignit pour sa vie et on apprit qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfants ».
86Il faut se souvenir que le narrateur raconte sa naissance par l’intermédiaire des récits faits par d’autres, des femmes en particulier, sa mère, sa tante Charlotte, sa grand-mère, et peut-être son père et son grand-père. La reprise de certaines expressions révèle une histoire transmise (« on craignit pour ma vie » devient « on craignit pour sa vie » à propos de sa mère). Ou cette affirmation : « ça a été pour la famille un grand événement en particulier pour mon arrière Grand’Mère », qui ne peut venir que d’un adulte dans l’après coup. Une petite digression montre quelle légende s’est construite autour du « Petit Charles » à propos de sa consécration aux couleurs de la Vierge Marie, chaussures bleues comprises, précise-t-il, en ajoutant : « Ces sacrés chaussures qui devaient me faire tant souffrir parce qu’elles ne grandissaient pas en même temps que mes pieds. » Cette phrase, que l’on sent « toute faite » comme une formule, est une trace du récit familial typique que l’on répète volontiers dans le cercle des proches et duquel on peut rire, une fois le danger passé. D’ailleurs, Charles lui-même cite ses sources lorsqu’il parle de son éducation d’enfant gâté, conséquence de sa « petite santé » : « je fus dorloté, et on a toujours prétendu que j’avais été mal élevé, ce qui m’a poursuivi toute ma vie ». La conclusion de la toute petite enfance, livrée « à la faiblesse » de sa grand-mère et de sa tante pendant la « maladie » de sa mère, fut « quelques fessées bien senties et méritées si j’en crois la tradition orale ».
87Mais, plus frappante encore, dans ce récit d’origine, est la présence de l’entité « famille35 » donnée comme une personne se réjouissant de la naissance de l’héritier : « ça a été pour la famille un grand événement » ; s’alarmant lorsqu’elle sait qu’il restera le seul mâle : « la famille en fut épouvantée encore une génération avec un fils unique et après ma maladie de petite santé », prenant la parole, comme on peut l’entendre à la fin de cette phrase. Le narrateur semble en avoir encore dans l’oreille les échos qu’il transmet tels quels à ses lecteurs.
88Structurellement, on constate ici que le narrateur se vit comme un maillon, individu entrant dans une lignée par sa naissance, dans un temps donné. C’est la raison pour laquelle le récit est construit selon deux lignes diégétiques. Celle de la famille, qui ne se conçoit que par rapport au Nom, lui-même confondu avec l’histoire du lieu selon le modèle paysan. Ainsi, la première partie, servie par la conception chronologique, suit la logique de l’historicité. La seconde s’attache au parcours individuel de Charles et ne se dégage réellement de la première que lorsque son destin se sépare de celui de ses parents, et qu’adulte, il prend les rênes de la ferme, se trouvant en mesure de fonder une famille à son tour. C’est alors que peut commencer la deuxième partie et que, le déroulement chronologique ne se justifiant plus, une autre organisation s’impose au narrateur.
89Dans le récit de ce moment crucial de son arrivée au monde, point de jonction qui justifie toute l’histoire qui précède, Charles montre comment son baptême a matérialisé, par le lieu et le choix de ses prénoms, celui de ses parrain et marraine, le lien avec ses ascendants : « [...] je fus baptisé en l’Église de Mont de l’If sous les noms de Charles Nicolas des noms de mon Grand’Père et de plusieurs de mes aïeux (certains s’appelaient aussi Narcisse) et un troisième nom Émile du nom de mon Grand’Père maternel décédé à Croixmare. On me donna comme parrain un pauvre infirme frère de ma Mère et comme marraine mon arrière Grand’Mère !...! » Notons l’accumulation des signes qui indiquent la prédominance de la branche paternelle, les deux références au côté maternel étant marquées par l’absence et la débilité.
90Tout cet arsenal rituel, qui accompagne l’entrée au monde de l’enfant nouveau-né, donne encore à la famille la place qui était la sienne dans l’ancienne société, telle que l’a décrite Jean-Louis Flandrin. Les parrains et marraines étaient en effet « généralement choisis parmi les parents et les alliés », de sorte que « la parenté spirituelle, se confondant avec la consanguinité et l’affinité légitime, ne risquait pas de compliquer les mariages futurs36 ».
91C’est en toute conscience de sa place d’héritier et de son importance dans la filiation que Charles raconte sa présentation « comme dauphin à [s]on arrière Grand’Mère et à [s]on Grand’Père », à l’âge de 4 ans. De cette scène ressort le mélange des souvenirs du narrateur et de ce qu’on lui a raconté. En fait, l’anecdote du petit garçon levant son verre à un repas en disant « ‘À santé’ » à son arrière Grand’Mère, rendant confuse sa Grand’Mère, est précédée de l’aveu « Je ne me rappelle pas de la façon dont je fus reçu » et suivi de « J’ai gardé un vague souvenir de mon séjour au Triolet. Je crois que c’est la seule fois que j’ai vu mon arrière Grand’Mère qui est décédée en 1914 ». Nous avons là encore le soutien de la légende familiale à la mémoire de Charles, qui ne fait pas explicitement la distinction entre les deux, mais ne cherche pas non plus à la dissimuler. Indice supplémentaire de cette même conscience : le nombre de noms communs précédés du possessif. Le bloc narratif, qui commence à « Mon parcours37 » et se poursuit jusqu’à la présentation du dauphin, additionne 5 « mon arrière Grand’Mère », 8 « mon Grand’Père » et 1 « mon Grand’Père maternel », 3 « ma Grand’Mère », 2 « ma tante Charlotte », 3 « mon Père », 3 « ma Mère », 2 « mes sœurs », 1 « mes parents », 1 « mes aïeux ». Ces comptes, pour fastidieux qu’ils soient, confirment l’importance donnée à la lignée porteuse du nom tout en montrant une certaine fragilité du lien filial. À cet égard, il faut remarquer que ce ne sont que les femmes de la branche paternelle qui se déplacent jusqu’au Triolet pour présenter le « Petit Charles » à l’arrière grand-mère : la grand-mère Dubost, séparée de son mari, et la tante Charlotte.
92Mais le narrateur en a fini avec la convocation massive de ses ascendants directs, que sa naissance entourée de trois générations ne pouvaient qu’évoquer, hormis la restriction : « quant à mon Grand’Père j’en parlerai un peu plus loin quand j’aurai l’âge et le plaisir de le juger. » Il use ici d’une ruse narrative que son choix chronologique l’oblige à faire. Il emploie le procédé de la métalepse qui consiste à changer de plan, se montrant à la fois dans et hors de l’histoire racontée. En tant que personnage, quand il prétend devoir attendre de grandir pour juger son grand-père, et en tant que narrateur, quand il choisit de nous en parler « un peu plus loin ». En amenant Charles à une certaine habileté d’écriture, le personnage du grand-père montre de façon indirecte son importance. Figure tutélaire de cette autobiographie, Charles Nicolas Dubost l’est en tant que figure centrale et structurante de la vie de son petit-fils ainsi que de sa re-contruction par l’écriture.
93Et il apparaît que le silence, dont certains aspects de l’image de cet aïeul sont entourés alors que d’autres sont développés avec insistance, est pour quelque chose dans l’impression que le lecteur retire du rôle primordial joué par ce personnage.
Une histoire de liens
94Une fois encore, Charles revient sur les débuts d’exploitant de son père en indiquant l’état de la ferme à sa reprise. La formule change à peine, et s’accompagne d’une remarque d’ordre général sur l’agriculture « au commencement de ce siècle ».
95Le contraste est trop grand entre ce qui précède et ce sommaire pour que l’on n’éprouve pas le besoin de retourner au manuscrit pour vérifier ce que l’on soupçonne, à savoir un arrêt dans le flux de l’écriture. La preuve graphique saute aux yeux. Nous sommes au verso de la page 9 dont les deux tiers de la petite écriture penchée et fine se présentent dans la continuité du recto, avec la même hauteur de lettres. On voit nettement la reprise à la différence d’écriture, à l’effort pour rétablir l’horizontale, aux petits pâtés d’encre plus grasse du stylo bille, aux lettres un peu plus larges et hautes.
96Depuis le début du cahier ou presque, on a l’impression que le narrateur a besoin, pour se relancer, de redire la même phrase avec de légères variantes. Le récit avance pourtant, on a changé de génération. Et nous apprenons les réparations faites par Louis Dubost sur les bâtiments, les améliorations et les achats de machines agricoles, comme la faucheuse à herbe pour la luzerne, l’andaineuse « pour les récoltes de la moisson » et la fameuse « moissonneuse lieuse » achetée la veille de son départ pour la guerre, le 2 août 1914. Ces explications sont celles de quelqu’un qui a grandi dans l’atmosphère d’une ferme où la plupart des travaux se font encore à la main, car les machines n’empêchaient pas une main d’œuvre abondante : « non seulement il avait 5 ou 6 ouvriers sédentaires, mais il y avait les faucheurs à la faux, les batteurs au fléau dans les battières des granges pendant l’hiver, les casseurs de caillou, les bûcherons. ».
97Le changement le plus évident dans la narration, à partir du moment où la mémoire de l’auteur prend le relais de la mémoire familiale, n’est pas le temps des verbes comme on pourrait le supposer. Charles poursuit avec le passé simple pour raconter son propre passé. La modification porte sur le rapport entre durée de la narration et durée de la fiction, où les scènes remplacent les sommaires. Les phénomènes liés au fonctionnement de la mémoire vont donc influencer directement la forme du texte que nous avons à lire. En effet, les souvenirs, dans leur anachronisme et leur caractère statique, procèdent du travail de la mémoire, qui réduit les périodes (diachroniques) en époques (synchroniques) et les événements en tableaux, et les dispose dans un ordre qui n’est pas celui du réel38.
98C’est exactement ce que le narrateur fait ici quand il montre sa mère régnant sur « la maison et la basse cour avec deux bonnes attachées à la maison depuis de nombreuses années ». Présenté comme un souvenir précis, l’imparfait rend la scène habituelle :
Je me rappelle encore ma Mère pendant les jours courts de fin d’années, le soir pendant que les bonnes s’occupaient de la préparation du repas du soir (il y avait 5 ou six ouvriers nourris + les bonnes et la famille) et l’entretien des lampes (l’électricité n’est arrivée qu’en 1922) leur lisant au bout de la table de la cuisine le dos au feu les Mémoires d’[un] Âne ou tout autre livre de Madame de Ségur et nous, tournant autour de la pièce sur des chevaux mécaniques que mon Père avait acheté39 à une vente.
99Dans cet extrait, la préoccupation du narrateur n’est pas tant de peindre une scène de genre que d’inscrire ses souvenirs dans une époque historiquement datée. Les parenthèses, qui coupent la phrase, suppriment tout soupçon de maniérisme ou d’invention. Par ailleurs, ce petit tableau complète par une scène d’intérieur ce qui nous avait été dit pour l’extérieur, à savoir l’abondance du personnel, saisonnier ou à demeure, dans une ferme avant la guerre de 1914. Mais il montre aussi un mode de fonctionnement familial, dans lequel sont inclus les domestiques. En effet, selon Jean-Louis Flandrin, les relations sociales de l’ancienne société étaient établies « sur le principe d’autorité et sur les devoirs de protection, de surveillance et de correction qui incombaient aux supérieurs40. » C’est ainsi que la nouvelle morale des relations ancillaires, qui s’instaure durant les xvie, xviiie et xviiie siècles, rend les maîtres responsables de leurs serviteurs au même titre que leurs enfants, sur le plan de la conduite mais aussi pour leur établissement. Il semble bien que ce modèle ait été reproduit dans les campagnes françaises jusqu’à la Première Guerre mondiale, pour le moins, même si ce paternalisme vis-à-vis des domestiques avait changé de fondement. La scène de la mère de Charles lisant les ouvrages moralisateurs de Madame de Ségur à ses bonnes, pendant qu’elles s’affairent à leurs devoirs de servantes, est particulièrement évocatrice de cette attitude. En effet, Madame Dubost, en cela digne fille d’un bourgeois industriel de la banlieue rouennaise, se sent chargée de leur éducation jusqu’à leur départ, où elles seront aidées dans leur établissement par leurs anciens patrons. Dans cette logique de la famille élargie aux occupants de la maison, les principales étapes qui inaugurent les commencements de la vie sociale de Charles se font en liens étroits avec les domestiques, présents encore dans le tissu de la société de cette époque. Nous le voyons ici : sa mère fait la lecture aux bonnes et non aux enfants. Il en sera de même pour ses différents épisodes scolaires. L’histoire du narrateur est donc étroitement mêlée à la domesticité qui l’accompagne depuis la petite enfance jusque sur le trajet de l’école.
100Ce passage d’un âge à l’autre, du cœur de la maison à l’extérieur, du premier cercle de la famille dans sa forme archaïque au deuxième plus large de l’enseignement, montre en trois lignes une certaine aptitude de l’auteur au récit, illustrant cette entrée à l’école par l’acte symbolique qui en marque physiquement le seuil.
101« Le 29 Septembre 1911 à la fin de la journée, ma Mère m’installa au bout de la table de la cuisine, une serviette autour du cou et se mit à me couper mes longs cheveux pour que j’aie l’air de garçon le lendemain 1er Octobre à la rentrée de l’école de Croixmare où je devais me rendre. » Ce paragraphe d’une seule phrase, nettement défini dans le manuscrit, inaugure magistralement l’entrée dans le monde du fils de Louis Dubost. Sa construction, qui fait attendre le sens du geste de la mère jusqu’à la chute, figure réduite de la cataphore, en commençant précisément et méthodiquement par la date et le moment de la journée, contient le sentiment de la solennité du moment, encore si fort chez le vieil homme qui raconte, celui d’un rituel de passage41.
102S’il y a passage, il n’y a pourtant pas rupture, c’est une autre caractéristique de l’ancienne société, car les personnes de la famille, les relations, ou le plus souvent les « gens de maison », accompagnent ce mouvement du dedans vers le dehors. La sphère du privé n’est pas aussi étanche qu’aujourd’hui, la petite scène de la lecture à la cuisine l’illustre bien.
103Toutes les pages sur les étapes de la scolarité de Charles sont celles d’une initiation à la construction du lien social, dans le respect de sa hiérarchie, la conscience de sa place et des responsabilités qu’elle confère à ceux qui l’occupent.
104Cette histoire se raconte uniquement sur le chemin de l’école, non dans son cadre, et diffère en cela des mémoires littéraires classiques, où de nombreuses pages sont consacrées à la découverte des apprentissages (Enfance de Nathalie Sarraute) ou à la relation avec ses pairs et ses maîtres (Si le grain ne meurt de Gide). Il s’agit ici, plutôt que celle d’un enseignement, de l’histoire d’une socialisation et, qui plus est, d’une socialisation rurale. En effet, dans le monde paysan, dit D. Fabre, alors que les filles sont bridées plus tôt, l’éducation des garçons se fait essentiellement au dehors, (« ils ne sont que mouvement »), dans le repérage des limites de leur espace symbolique.
105Ainsi, la leçon du respect dû à autrui, quelle que soit sa place dans la société, semble avoir été intégrée, si la contiguïté du commentaire de Charles au souvenir qui le suit, sur son année passée à l’école de Croixmare, est assez clair. Ce que retient le narrateur de l’année scolaire 1911-1912 se rapporte au lien social : « J’y ai rencontré à peu près toute la population du Croixmare de ma génération et en particulier un tas de garçons qui devaient devenir mes ouvriers dans l’avenir et que hélas j’ai déjà vu mourir pour la plupart. » traduit ensuite par un positionnement de patron à ouvrier. Dans le manuscrit, le paragraphe évoquant un souvenir cuisant est nettement circonscrit par chacun des alinéas, mais appartient au même jet d’écriture. Il ne fait pas de doute que le narrateur veut montrer le prix payé pour l’intégration d’une valeur fondamentale dans cette société très hiérarchisée, celle qui affirme ce qui est dû à ses inférieurs : « Je me rappelle qu’un soir au retour de l’école pendant le trajet j’ai rossé un petit camarade qui fut convoqué par mes parents le lendemain et je dus lui donner mon goûter et lui demander pardon (souvenir amer et il ne perdit rien pour attendre) ».
106L’école était également pour Charles l’occasion de rencontrer les adultes, relations de ses parents, qui se chargeaient de l’accueillir pour le déjeuner, lui évitant ainsi « le trajet de Midi », puisqu’il se déplaçait à pied. À Croixmare, c’était soit « chez Madame Cavelan la Grand’Mère de Jean Rousselet », soit encore « chez Monsieur et Madame Gomez sur la grand’route qui avaient acheté la propriété de mon Grand’Père (le père de ma mère) où nous étions servi par Colombe une fille de 16 à 18 ans. Mais c’est là toute une autre histoire qui pourrait durer des pages. »
107Déjà, Charles a parlé de la famille Rousselet, par qui se fit le mariage de son père avec mademoiselle Germaine Decaëns, et de leurs relations suivies, il ne recommence pas le développement sur leur continuité d’une génération à l’autre. Il ajoute une information touchant le sujet ancillaire, qui va durer l’ensemble des pages couvrant sa période d’école communale, d’octobre 1911 à octobre 1914.
108Lorsqu’il va à l’école à Fréville se pose le problème du « bois à traverser ». Louis Dubost fait donc accompagner son fils par la « bonne Alfrédine Caillou » chargée de le conduire « jusqu’à la petite ferme de ses parents qui se trouvait à la croisée de la route de Mont de l’If à Fréville. »
109Là encore, l’on voit comment l’enfant circule dans le milieu des subalternes, à travers les différents réseaux de relations, et comment ces derniers s’intègrent à son existence sur plusieurs générations, ainsi qu’il en est entre égaux :
Son Père Alfred Caillou était comme bien entendu cantonnier Chef. Son Frère s’appelait aussi Alfred, il fut tué dès les premiers jours de la guerre de 14. Et elle s’appelait donc Alfrédine qui est morte tragiquement brulée chez nous en 1922 par son imprudence. C’est sa Mère qui exploitait leur petite ferme. J’y étais reçu à l’aller et au retour avec beaucoup de gentillesse. Un peu comme le fils du Patron. Il y avait toujours une tartine qui m’attendait. Quand je suis rentré de pension je n’ai plus revu personne tout le monde était mort. Il restait encore une sœur d’Alfrédine mariée et bien des années plus tard, étant maire j’ai eu son mari comme cantonnier (toujours les cailloux.42
110Ces excroissances narratives, par rapport au fil principal du récit, se présentent toutes de la même façon. Au départ, on a le point de jonction d’un personnage avec l’histoire du narrateur (la bonne Alfrédine pour traverser le bois) ; ensuite, il nous renseigne sur toutes les étapes marquantes des membres de la famille, et enfin sur le point de raccordement avec sa propre histoire. On a donc le sentiment que Charles raconte son parcours en « cousant », sur chaque précision personnelle relative à ses rencontres, des histoires qui « bourgeonnent » et s’ajoutent au corps du récit, dans le but de faire ressortir ce qui le lie aux gens dont il parle.
111Ainsi Charles, fils de Louis, enfant de la séparation et de la rupture, se montre, plus particulièrement dans ces pages, mais aussi dans l’ensemble de sa vie, comme celui qui se voit relié aux autres de toutes les façons possibles. Le chemin de l’école favorise les rencontres : « Il m’arrivait quelques fois de me détourner du raccourci qui nous menait chez les Caillou et de prendre la route par la Mairie afin de faire un bout de chemin avec la petite fille de l’ancien garde chasse de mon Grand’Père. » Chaque fois qu’il en a l’occasion, l’auteur place son « goût prononcé pour les belles filles »« dès [s]on plus jeune âge » reconnaît-il lorsqu’il explique, à propos des cousins du pays de Bray, qu’il préfère « jouer avec la petite voisine (Yolande) » plutôt qu’avec sa « grosse doudoule » de cousine. Mais, ce n’est pas le cas de la « petite fille de l’ancien garde chasse » de son grand-père qu’il décrit comme « une très belle fille de 12 ans » qui lui plaisait beaucoup « avec ses grands cheveux bruns sur le dos ». Et comme pour Alfrédine Caillou, il poursuit avec ce qu’il sait de l’histoire de cette famille qui s’emboîte dans une autre, qu’il ne racontera que si « Dieu [lui] prête vie bien plus tard » :
Elle est morte depuis bien des années et son frère agé de 90 ans, charcutté plusieurs fois à la guerre de 14 traîne une pauvre vieillesse à Fréville. Détail amusant, plus de 60 ans après avoir accompagné cette belle fille, j’ai rencontré son petit fils à la paille dans la Somme […] Donc son petit fils à la belle fille me dit que sa Grand’Mère lui avait répété souvent que si elle n’avait pas conduit Charles Dubost à l’école, il ne saurait ni lire ni écrire43 !!
112On le voit dans cet exemple, le narrateur informe son lecteur sur les mêmes éléments que lorsqu’il parle de son milieu : l’âge, les décès, les caractéristiques physiques ou sociales, et surtout les entrecroisements des deux familles. Ce système de « poupées russes », récits de destinées reliées à la sienne, ne l’empêche pas de garder le fil (« mais pour le moment j’en suis à mon parcours qui est encore bien long »), d’autant que, c’est ce que nous apprend tout ce passage, les histoires des subalternes, ouvriers ou bonnes, ne sont pas « à côté » de son chemin, elles en font partie. Elles sont tissées ensemble dans la trame de ce microcosme, dont l’espace reste circonscrit, pour le moment, à trois communes et deux villages.
113En ce sens, l’école a été source de connaissance profonde de son milieu, il y insiste puisque nous avons pour Fréville exactement le parallèle du paragraphe sur l’école de Croixmare, en des termes à peine différents. Et c’est encore la notion de lien, qui est mise en relief, dans le résumé de ses dix années d’internat à l’Institution Join Lambert : « Nous les pensionnaires étions très liés pour la plupart. Mais mon ami Pierre Auger avec qui je n’avais rien de commun fut celui avec qui j’ai été lié jusqu’à sa mort. Il s’était marié avec une fille charmante que nous aimions beaucoup. » En fait, Charles s’étend moins volontiers sur les relations avec ses pairs, futurs notables rouennais ou de la région, que sur la façon étroite dont les liens sociaux et familiaux s’intriquent dans le monde de la ferme, reproduisant un modèle quasi féodal.
114C’est ainsi que, sur une seule page, il ouvre trois parenthèses, dont les deux plus importantes reconstituent, comme il l’a fait pour sa propre lignée, les différentes étapes de la descendance et des alliances des personnages dont il raconte l’histoire. Il s’appuie pour cela sur des parents, sortes de relais dans la reconstitution de l’itinéraire social de ces gens, montrant ainsi le rôle joué par les Dubost, rôle paternaliste des patrons de la haute bourgeoisie paysanne, sur le modèle des industriels de Rouen.
115Le démarrage et chaque reprise du fil narratif principal donnent au narrateur l’occasion d’une dérivation. « Mon père partit à la guerre le 2 août 14 accompagné du maire de Fréville Monsieur Jules Varet. Ils devaient convoyer des chevaux de Pavilly à Vernon. Mon Père ne devait pas revenir avant 18 mois. » Suit l’histoire de Monsieur Varet : « revenu quelques semaines après son départ. C’était un célibataire, grand oncle de Michel Devaux. Il devait se suicider d’un coup de fusil peu après. » Reprise du fil principal : « Mon Père laissait ma Mère désespérée à la veille de la moisson avec un chantier de moissonneurs ivrognes qui étaient chargés pour commencer de couper à la faux le blé versé. Et la moissonneuse lieuse arrivée la veille que personne ne savait conduire. Ce fut le garde chasse Monsieur Grenier qui prétendit la faire marcher. Ce fut un désastre. » Ce personnage fait l’objet de la seconde dérivation, annoncée comme « parenthèse » avec une nouvelle reprise du thème principal : « La moisson de 1914 a été pour ma Mère épouvantable ».
116L’histoire de M. Grenier est particulièrement intéressante, d’abord parce qu’on ne comprend pas vraiment quel lien elle est censée faire ressortir, même si on le devine par recoupements ; ensuite, ces six lignes constituent un enchaînement exemplaire où la syntaxe mime le contenu ; et enfin, parce que le lexique est un concentré de noms propres et de noms communs qui renseignent exclusivement sur les liens familiaux, les alliances et les situations sociales :
(Monsieur Grenier un garde à cheval de Paris retraité à Croixmare était veuf. Quelques années après la guerre il se maria d’une veuve sa voisine Madame Cruet repasseuse de son métier. Elle avait une fille qui fut bonne chez ma Grand’Mère alors habitant Yvetot. Cette fille s’est mariée avec un petit cultivateur de Fréville Monsieur Duramé. Ils ont eu deux enfants dont l’ainé Roger est devenu premier chantre de l’Église de Fréville à la mort d’André Delaune. Et voilà !!)
117Le schéma pourrait donner ceci : [M. X + situation sociale + verbe d’état + situation civile. Alliance avec Mme Y + situation sociale. Descendance 1er degré + verbe d’état + situation sociale + lien avec le narrateur + nom de lieu. Alliance de la descendance 1er degré + situation sociale + nom de lieu + M. Z. Descendance 2e degré + nom propre + verbe d’état + situation sociale + M. D]
118Chaque phrase donne lieu à un degré supplémentaire dans la succession de l’enchaînement et son éloignement du point de départ. On peut remarquer aussi que les phrases étant indépendantes les unes des autres, le lien n’est pas d’ordre syntaxique mais lexical, exprimant le lien par excellence et faisant relais : « veuf » avec « veuve » relié par « se maria » ; « une fille » avec « cette fille » par « s’est mariée » ; ou bien la situation sociale désigne le lien de dépendance.
119L’effet sur le lecteur est quelque peu surprenant, il pourrait ajouter d’autres points d’exclamation après le « Et voilà » !!! Mais l’extrême abstraction de cet ensemble fait ressortir le tic généalogique du discours de Charles, reconstituant un lignage en même temps qu’un itinéraire social. Au milieu, le lien avec le narrateur, deux générations avant, est donné là comme un repère, qui met en parallèle les lignées des patrons et celles des ouvriers ou des bonnes. Les uns comme les autres constituent les différents réseaux d’un maillage dont les éléments sont interdépendants : les patrons donnent du travail aux ouvriers et assurent l’avenir des bonnes en les éduquant et les aidant à « s’installer ».
120Cependant, la guerre de 1914 a renversé les choses : ce sont les employées qui soutiennent la patronne pendant l’absence des hommes. Et rentrant de pension, Charles voyait sa mère « souvent obligée de faire des travaux d’homme avec ses bonnes. », entre autres Alfrédine « qui a tant aidé ma mère ».
121C’est ce qu’illustrent les autres parenthèses entre deux reprises du récit premier. Ainsi, la relance : « Dans son malheur ma Mère a eu le réconfort de ses deux bonnes qui étaient des filles de la campagne et qui ne regardaient pas à mettre la main à la pâte quand il le fallait. » entraîne immédiatement une autre histoire sur le même sujet :
Re parenthèse (Albertine une malheureuse fille de 12 ans que mon Père avait ramenée à ma Grand’Mère quand elle était encore au Mont de l’If s’était mariée en 1912 à un cultivateur du Mont de l’If Monsieur Lebreton. Celui ci fut tué à la guerre. Albertine exploita la ferme (celle que vous avez connu44 du temps des David) pendant le reste de la guerre avec son beau père, un vieux qui avait fait la guerre de 1870. Albertine qui avait eu une fille de Lebreton se remaria après la guerre avec Alfred Delaune. Ils eurent 4 enfants. Les deux garçons sont morts tous les deux de cancers. Gabriel avait fait un bon parcours. Il était devenu un bon traiteur au Havre. Son fils Dominique a pris sa succession avec beaucoup de succès) fini la parenthèse.
122Mêmes caractéristiques, ici, du discours de Charles qui « tricote » les liens dans toutes les directions et à tous les degrés d’alliances et de générations. Il fait lui-même encore partie, au moment où il écrit, de ces personnes de l’ancienne société, qui possèdent la mémoire lignagère leur permettant de se repérer dans le monde qui les entoure.
123Il n’en a pas fini avec les bonnes, et consacrera encore quelques lignes à l’une d’elles « fille d’un petit propriétaire à Écalles Alix du dernier moulin en bois que j’ai connu dans le pays de Caux. […] Quand la fille s’est mariée après la guerre mon Père lui a fait cadeau d’une vache. » À cet égard, Louis Dubost ne fait que son devoir, il doit remercier celle qui a aidé sa femme à la marche de la ferme pendant son absence, en veillant à son bon établissement.
124Dans cette partie consacrée à l’éducation et construite autour des relations, les liens sociaux sont donnés dans leurs deux dimensions spatiales et temporelles, les notions de hiérarchie ne se présentent qu’entrecroisées, le destin des ouvriers et des servantes étant étroitement mêlés à ceux du patron et de la patronne. C’est ce tissage social que reproduit une écriture, tout en parenthèses et ramifications, remontant des généalogies, avec des poussées vers le présent du narrateur, et des retours sur la première période de son parcours. Charles Dubost construit une histoire de liens : liens par le lignage et le nom, liens diachroniques qu’il déroule en nous montrant son sens de l’historicité et de la parenté ; liens sociaux des différents réseaux de relations, avec ses pairs ou subalternes, liens synchroniques qu’il détaille avec une conscience aiguë de la place qu’il occupe dans un territoire géographique donné, faisant preuve de sa capacité à les activer à tous les niveaux de la hiérarchie. C’est, me semble-t-il, la caractéristique de cette écriture qui tire tous les fils constituant le maillage de cette société. Car le monde rural a gardé la possibilité, quelques décennies encore, d’inscrire l’histoire des hommes dans un espace : ce sont ceux qui lui appartiennent qui peuvent en déchiffrer les arcanes.
125Nous l’avons vu, jusqu’ici, l’histoire de Charles se présente davantage comme celle d’une appartenance à un lieu, à une famille, à une culture, qu’à celle d’un individu. Le peu d’emploi qu’il fait du pronom « je » en est un indice. De ce fait, l’on peut dire que l’auteur n’a pas écrit une autobiographie, dans le sens où on l’entend aujourd’hui (description de la personnalité qui s’accompagne le plus souvent de celle de l’intériorité), mais plutôt qu’il a reconstruit sa biographie. C’est donc sous cet aspect que l’Histoire d’un Français moyen… rejoint les caractéristiques de l’écriture des autobiographies romaines telles qu’elles ont été décrites par M. Bakhtine.
« Faire le garçon » ou le passage à l’âge adulte
126Ce moment du récit, qui précède celui de la rencontre déterminante de sa vie, correspond, par les sujets abordés et leurs implicites, à la période où, dans leurs diverses activités, les garçons des campagnes doivent affirmer leur virilité.
127Sur le plan narratif, l’organisation chronologique se « double » d’une construction par thèmes qui ne s’avoue pas tout à fait. C’est ainsi que le narrateur développe celui de la chasse, du cheval et le passage au régiment, trois lieux symboliques masculins dans la culture rurale de l’époque.
128Il ne s’agit pas d’une étape de son parcours personnel, à proprement parler, mais plutôt de celle d’une initiation classique : « Lorsque j’ai eu seize ans (l’âge canonique) mon Père m’a offert un permis de chasse et un fusil. », qui entraîne un récit plus général. D’où la greffe de l’histoire familiale et le retour aux ancêtres : « Les Dubost étaient chasseurs de tous temps. Il est un permis qui date d’avant la Révolution », avec « une autre histoire » déjà racontée, celle d’« un Dubost exploitant toujours vers la Bresle et toujours « Maître laboureur » parce que propriétaire des terres qu’il exploitait s’est marié en 1792 avec la veuve d’un guillotiné et a acheté en biens nationaux des terres appartenant à la famille de Maupeou alors émigrée en Angleterre et quand ils sont rentrés notre aïeul leur a revendu au prix d’achat (le sentiment chez les Dubost) ».
129Mais comme il a conscience de s’être éloigné du propos, l’auteur termine tout de même avec ce qui s’y rapporte : « tout ça pour vous dire qu’en reconnaissance nous pouvions chasser sur les terres des de Maupeou ».
130Pour servir cette phase intermédiaire de sa vie, tout en gardant l’objectif, essentiellement factuel et informatif, de son autobiographie, la mémoire du narrateur accroche des éléments disparates et achroniques. Ainsi, au sujet de la chasse, après être remonté à un passé lointain, Charles fait un autre saut dans le temps, d’une phrase à l’autre, dans un raccourci dont il ne semble pas conscient. Ayant raconté qu’il avait manqué tuer son Père avec le « fusil à chiens » acheté « chez son armurier d’Yvetot », et que « Un peu plus tard un des canons s’était ouvert en tirant sur un lapin », il ajoute aussitôt : « Je me suis empressé de le remettre à la mairie aux ordres des Allemands au commencement de la guerre. » L’ellipse, représentée par le point, compresse le temps, le « Un peu plus tard » est plus proche de 1920 que de 1939…
131En fait, il n’a pas grand chose à dire, et termine sur l’énumération des fusils qu’il a eus en mains, entre autres : « un 12 »« à percussion centrale » qui lui a permis de faire « quelques bons coups ».
132Tout ceci nous persuade d’une autre nécessité, plus intérieure, de rester sur cette initiation dont il retrace, malgré tout, les étapes : l’âge, l’épreuve du fusil dangereux, (« tuer le père » fait décidément partie de l’initiation de l’adolescent !) et le résultat médiocre puisqu’il s’estime « mauvais fusil »… La « limite à explorer », ici, est celle qui oppose « l’univers domestique – celui, familier, de la maison et de ses entours – et le monde sauvage qui est à la fois un espace lointain – celui des landes et de la forêt –, un univers d’abondance et le réceptacle d’une connaissance45. » La chasse entraîne, en effet, le garçon à parcourir la propriété jusque sur ses « bornes », loin des femmes et de la maison, dans l’apprentissage d’un instrument dangereux qui symbolise la capture et un certain rapport à l’autre.
133L’insistance du narrateur sur son « sens du cheval » me paraît s’apparenter également à cet ordre symbolique des choses.
134Présenté comme « une autre passion de famille », ce thème du cheval provoque le même phénomène d’analepse : « Mon Grand’Père avait été un grand cavalier dans son jeune temps et il fallait entendre mon Père parler des ses chevaux de selle et de voiture » dans le même mouvement du passé au présent, suivant chaque génération et aboutissant forcément au narrateur : « En tous cas quand je suis revenu au Mont de l’If il me mit à cheval sur une petite demi sang qui lui servait pour la voiture » qui passe, là encore, par une initiation.
135Comme pour la chasse, s’il se saisit de l’occasion pour raconter une anecdote, l’auteur y place aussi les éléments essentiels de l’acquisition de compétences dans ce domaine. Cela va de la responsabilité d’un animal « me donna Bégonia un cheval à moi » à sa totale soumission : « J’en faisais ce que je voulais », en passant par le dressage « au cordeau ».
136Si l’écriture par rubriques suscite une présentation des événements sous forme de sommaires, il faut remarquer que pour ce dernier thème, le narrateur retrouve le plaisir du récit qui se manifeste par l’emploi abondant du passé simple, les appels à l’auditoire, et l’irruption du présent. Le développement de « l’histoire de ‘Miss Héliet’ (drôle) » ouvert et fermé par l’indication du ton, veut faire revivre l’action à l’auditeur comme à lui-même, ce qui explique les marques de l’oralité.
137Après la chasse et le cheval, reste à passer la dernière épreuve avant l’entrée dans la classe des adultes, « le régiment », qui dure une année en 192746. Cette initiation entraîne les jeunes gens de la campagne loin de chez eux et leur fait découvrir un autre espace, urbain, le plus souvent.
138Jusqu’ici, les différentes amorces pour parler du futur ont concerné tout particulièrement la femme et le grand-père du narrateur. Mais, dans la première partie, deux mentions de son retour à la ferme après ses dix années de pensionnat à Rouen (p. 6 « Et puis je revins de pension avec l’amour du métier. Mon père me considéra comme un de ses ouvriers et ce fut assez dur par moments. » ; et p. 11 « Après ma Rhétorique je suis rentré à la ferme où mon Père m’a donné un poste d’ouvrier agricole. ») préparent celle de la page 12, qui motive explicitement le départ au régiment : « Je vous l’ai dit mon Père m’avait donné la ‘première atteleuse’ les 4 premières juments, celui qui chaque jour travaillaient la terre ou battaient à la mécanique à grain. Lever tous les jours à 4 h ¼. Dur, dur. Aussi quand vint l’année du régiment je demandai à partir bien que le Major qui m’examinait me trouvât un peu fluet. » Dans ces pages, la graphie de Charles est légèrement plus haute et l’omission dans la citation précédente en empêche une compréhension immédiate. Il présente l’année de service militaire comme libératrice de la férule de son père, lui donnant l’occasion de commander, et celle, enfin, de faire « la connaissance de son grand-père ».
139Dans un cadre différent de l’école, mais selon un même principe de structuration et d’éducation, le récit montre la propension de son auteur à une parfaite adaptation à la vie sociale, à tous les niveaux de la hiérarchie. Jeune écolier, il avait parfaitement intégré la place de « fils de Patron » que les autres lui reconnaissaient ; de même pendant l’« année de régiment » s’est-il reconnu le droit (clandestinement et en connaissance de cause), en tant que brigadier et responsable de chambrée, de « trouver dans le tas une ordonnance » à qui, en échange de l’exemption de corvées, il fait cirer ses houseaux, faire son paquetage « (une saleté à tenir) », et son « lit au carré ». On veut bien le croire quand il dit avoir fait « un choix heureux » et qu’il donne du « bon garçon » au nommé « Fontaine qui habitait dans [s]on canton ». D’autant que ce dernier sait bien par où prendre son chef, qu’il appelle « gentiment ‘le caïd’ !! » et à qui il apporte « un quart de chocolat dans son lit ». Comme pour les ouvriers ou les bonnes qu’il eut plus tard sous ses ordres, il peut nous donner des nouvelles de son « ordonnance », croisée de temps en temps sur sa route : « Je l’ai rencontré plusieurs fois depuis au marché de Pavilly […] Il vient de mourir. Cela m’a fait de la peine. »
140Encore une fois, le cycle se referme sur le présent de l’écrivant, qui se déplace librement dans le temps pour parler des gens sur l’étendue de leur destinée, faisant ressortir ainsi la mémoire d’un espace comme trait structurel de la mentalité paysanne.
141Il en va de même pour ce qui de l’ordre de la transmission. Non pas celle qui concerne précisément ses enfants, à qui cette autobiographie s’adresse ; mais, plus généralement, celle dont est détenteur tout sujet adulte vivant de la terre, qui se doit de transmettre à son successeur l’ensemble de son savoir, dans la diachronie et dans la synchronie, sur la totalité de son monde, hommes, bêtes et lieux.
142Le récit de la vie de Charles le montre assez, dépassant largement le cercle de la ferme et de la famille, au moins comme on l’entend aujourd’hui. Il se donne à entendre comme ceux des peuples de tradition orale, faits d’emboîtements et d’excroissances, de raccourcis temporels, d’erreurs chronologiques, de commentaires moralisateurs, d’anecdotes amusantes, d’emphase, et de poésie, parfois. Conception de l’autobiographie, qui porte en elle la nécessaire passation de la mémoire longue de ceux qui ne pratiquent pas l’écrit dans leur quotidien, avec, pour corollaire, la nécessaire répétition de tous les événements marquants pour soi-même, mais encore et surtout, l’inlassable répétition de la mémoire d’une culture, qui ne doit ni se perdre ni s’arrêter.
143Cependant, si le brigadier Dubost a su se faire servir, il a su aussi obéir et respecter ses supérieurs, comme il l’a toujours fait auprès de son père : « Nous avions de bons officiers qui pour la plupart étaient sortis du rang pendant la guerre de 14. Ils comprenaient le trouffion. » Et, à la place qui lui était dévolue, il tira le plus d’avantages possibles, dans le cadre de l’armée : « Ils avaient vu tout de suite mon goût pour le cheval et me confiaient souvent leur monture avec leur selle anglaise pour les promener et faire quelques fois de longues chevauchées. » Ou pour en sortir, avec une certaine habileté de persuasion : « Il m’arrivait souvent d’obtenir des permissions agricoles d’une dizaine de jours en expliquant à mon capitaine que sans moi mon Père était dans une situation tragique. » C’est ainsi qu’en une année, Charles dit avoir obtenu « 103 jours de congé » !
144Ce temps du régiment lui a permis de faire vraiment connaissance avec son Grand-père. C’est ce moment qu’il nous a fait attendre pour le replacer dans sa réalité chronologique et nous en parler, hors du contexte du Mont de l’If. En effet, jusqu’ici, les remarques sur les expériences malheureuses et sur l’état de la ferme après lui venaient forcément de ce qu’en disait la rumeur familiale, puisque lui-même n’était pas né. On peut imaginer que, n’ayant pas vu souvent son grand-père, bien que son Père l’ait emmené le voir « quelques fois », il avait quelques préjugés à son encontre puisqu’il ne le connaissait « pas beaucoup ». Lorsqu’il prend sa première permission de vingt-quatre heures chez son aïeul au Triolet (plus près d’Abbeville que le Mont de l’If), il ne l’a pas vu depuis quatre ans : « Mon Grand’Père était venu au Mont de l’If en 1922 pour la mort de ma Grand’Mère. Depuis je ne l’avais jamais revu47. » Aussi, « la surprise d’un accueil heureux », est-il à prendre comme « j’ai été heureusement surpris ». Et, a posteriori, revient à la mémoire du lecteur la phrase dans laquelle Charles exprime le désir d’attendre d’avoir « l’âge et le plaisir de le juger ». Phrase surprenante par son tour, comme je l’ai dit, mais encore par l’emploi de cette expression inattendue. On la comprend, maintenant, comme le plaisir d’une rencontre avec un homme, que les jugements sévères des siens n’avaient pas épargné, et qu’il peut enfin, grâce à son âge, juger par lui-même. C’est, d’ailleurs, ce à quoi invite l’initiation de la période du service militaire. En faisant sortir les jeunes gens de la sphère familiale et villageoise, ils sont mis en position de « jeter leur gourme » en faisant des expériences, impossibles dans leur milieu. Et l’on accepte qu’ils reviennent transformés en hommes, physiquement et mentalement.
145Le portrait que le narrateur fait de son grand-père traduit, en effet, un jugement plus que favorable : « Mon Grand’Père n’était pas un homme ordinaire, plutôt au dessus du commun, d’une culture étendue, un conteur né et je passais de longues soirées à l’écouter parler de chevaux, de chasse, de littérature et de bien autres choses. Beaucoup venaient de son imagination féconde. » La litote n’atténue pas, au contraire, l’admiration et le respect qui ressortent de l’ensemble. Mais Charles, dans son grand âge, fait une restriction de taille, bien que discrète, à cette intelligence, en évoquant « son imagination féconde » qui sonne comme une propension à « inventer », ce qui est difficilement acceptable pour des Normands, et qui rappelle l’incident fâcheux qui obligea son grand-père à vendre sa charge de commissaire priseur. Mais cette concession faite à la famille, il pourra ajouter qu’il a passé « une journée heureuse » et qu’il est « retourné plusieurs fois » chez lui.
146À son habitude, Charles décrit les lieux pour compléter le portrait de l’homme qui y vit :
Le Triolet était une modeste propriété, mais soignée avec beaucoup de goût et d’amour. Un beau pigeonnier trônait à l’entrée de la propriété. Mon Grand’Père quand j’étais petit me faisait monter à l’échelle tournante à l’intérieur pour prendre dans leur niche les pigeonneaux bons à manger. Un jardin charmant, petit mais de belles proportions était bien entretenu et les arbres fruitiers nombreux et taillés.
147L’intérieur porte la marque de l’ancienne charge de son propriétaire puisqu’il est rempli « de beaux meubles, d’une quantité de bibelots dont beaucoup avaient leur histoire et des tableaux que mon Grand’Père attribuait à je ne sais qui48. » La profusion du lexique valorisant dit assez l’estime que le petit-fils porte à son grand-père, même si l’on reste sur sa faim quant à son histoire intime.
148La conclusion reprend des éléments connus, mais la mention du cercueil de C. N. Dubost « porté à l’Eglise par quatre de ses fermiers » est accompagnée, cette fois, d’un petit commentaire entre parenthèses : « (émouvant, la fin d’une époque) » qui donne deux dimensions à l’événement. L’intimité de l’émotion ressentie à cette perte, mais, plus sûrement, l’impact de la dimension sociale et historique qui l’a provoquée. On peut en entendre l’écho dans les deux phrases qui terminent ce fragment : « Peu de temps après nous devions abandonner définitivement cette contrée où tant de nos ancêtres y avaient été ‘Maîtres laboureurs’ selon le terme du temps pour indiquer l’état de propriétaire exploitant. Nous avons laissé tous nos ancêtres reposer dans le cimetière de la ville d’Eu. » Très clairement pour Charles, la mort de son grand-père a signifié la fin d’un monde. Il s’agit donc ici de transmettre la rupture que cela a représentée pour sa famille et surtout pour lui-même.
Notes de bas de page
1 J.-P. Chaline, Les Bourgeois de Rouen, Une élite urbaine au xixe siècle, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1982, p. 222. Le chapitre vii intitulé « Éducation et culture bourgeoises » a servi à étayer ce passage.
2 Il réaffirme ailleurs : « mon Grand’Père a été dans ses cinq premiers », ce qui ne correspond pas au chiffre donné par Chaline.
3 J.-P. Chaline, op. cit., p. 221.
4 A. Prost, L’Enseignement en France, 1800-1967, cité par J.-P. Chaline, op. cit., p. 218.
5 J.-P. Chaline, op. cit., p. 222. D’après les archives, le prix de la pension en 1846 s’élève à 820 francs. (Cote AD : 3 U 4/162).
6 Le prix de la pension en 1911, entre 400 et 600 F, est sensiblement plus faible que celui du lycée : 750 F par an plus droits et fournitures. Prix élevé selon Chaline.
7 Sic.
8 L’intérêt d’une telle information échappe à première vue. Mais le récit entier montrera que C. Dubost puise dans la tradition orale les caractéristiques de certains personnages et situations. Aussi, ce trait de longévité apparaît-il comme la seule caractéristique, avec son instruction, restée dans la mémoire familiale, au sujet de cette femme.
9 J.-P. Chaline, op. cit., p. 141.
10 J.-P. Chaline, op. cit., « Figure 29. La propriété foncière des Rouennais hors de Rouen (fréquence par département) ». La figure donne le taux de 20 % pour la Seine Inférieure, que ce soit pour les Censitaires de 1847 ou les successions de 1910-1911.
11 Une difficulté, cependant, à propos de ce Monsieur Fleury et de ses titres. La « figure 40. Maires et adjoints rouennais au xixe siècle (durée des affaires) » de l’étude de J.-P. Chaline sur Les Bourgeois de Rouen, donne effectivement un Fleury comme adjoint au maire mais ses dates aux affaires (environ 1842-1857) ne correspondent pas à ce qu’on peut déduire du témoignage de C. Dubost. En effet, ce dernier se souvient avoir assisté au défilé du millénaire de Normandie ainsi qu’à l’embrasement de l’église Saint Ouen à l’âge de 6 ans, donc en 1910, du « logement de fonction » de Monsieur Fleury. Sa mémoire semble superposer plusieurs éléments, qui peuvent être justes au demeurant. Peut-être le logement n’était-il pas « de fonction » mais la demeure de M. Fleury ? Peut-être ce dernier n’était-il plus en fonction à la mairie de Rouen et toujours libraire ?
12 M. Bakhtine, op. cit., p. 285.
13 Ajouté dans la marge.
14 P. Lejeune, Compte-rendu d’Histoire d’un Français moyen, Maître laboureur, béni du bon Dieu pour le volume 3 du Garde-mémoire, de l’APA, in no 39 de La Faute à Rousseau.
15 Du côté de chez Swann, Paris, GF-Flammarion, 1987, p. 97.
16 G. Genette, Figures iii, op. cit., p. 182.
17 Il est probable que le narrateur ait voulu écrire xviiie siècle.
18 Lettre du 31 mai 1991, à DDP.
19 D. Fabre, « Une culture… », op. cit., p. 197.
20 Sur ce sujet, voir P. Dibie Le Village métamorphosé, op. cit.
21 D. Fabre, « Une culture… », op. cit., p. 282.
22 A. Burguière, Introduction au chapitre « Une France bourgeoise », in Histoire de la France, Héritages, op. cit., p. 283.
23 Définition de la famille par M. Perrot, « Fonctions de la famille », in Histoire de la vie privée, 4., op. cit., p. 93.
24 Lettre du 16 juin 1991, à DDP.
25 M. Vivier, « Prairies et pâturages en Normandie », in La Vache et l’homme, Musée de Normandie – Éditions Maît’Jacques, 1997, p. 39 à 52.
26 P. Brunet, « Bovins et paysages normands », op. cit., sur ce sujet, p. 55 à 66, carte p. 58.
27 P. 2 et 4 du tapuscrit.
28 Lettre du 16 juin 1991 à DDP.
29 C’est-à-dire attachées à une corde d’environ 3 mètres, fixée à un piquet qu’on devait déplacer plusieurs fois par jour, ce qui a introduit dans le paysage de longues rangées de vaches à travers la plaine.
30 D’après les tableaux de chiffres de M. Vivier, « Prairies et… », art. cit., p. 49, on compte en 1899 149 210 vaches en Haute-Normandie pour 339 750 en Basse-Normandie ; et les cultures de vente occupent 40 % de la SAU entre 1887 et 1990 pour moins de 20 % en Basse-Normandie et moins encore après la Première Guerre mondiale.
31 M. Vivier, « Prairies et… », art. cit.
32 De 1837 à 1914, selon l’étude de B. Schnapper, la séparation de corps est « une institution féminine : en toutes périodes, les femmes représentent plus de 86 % - jusqu’à 93 % - des requérants. », M. Perrot, « Drames et conflits familiaux », in Histoire de la vie privée, 4., op. cit., p. 261.
33 Le narrateur a écrit « reconnait »
34 Charles se trompe, ses sœurs sont nées 13 mois après lui, en décembre 1905.
35 Cf. « le discours que la famille tient sur elle-même » présenté par Bourdieu consiste à « attribuer à un groupe les propriétés d’un individu » conçoit « la famille comme une réalité transcendante à ses membres, un personnage transpersonnel doté d’une vie et d’un esprit comme d’une vision particulière du monde », P. Bourdieu « À propos de la famille… », op. cit., p. 32-36, cité par V. Isambert-Jamati, op. cit., note no 60.
36 J.-L. Flandrin, Familles, Parenté…, op. cit., p. 41.
37 C’est Charles qui souligne.
38 G. Genette, Figures iii, op. cit., p. 179.
39 Sic.
40 J.-L. Flandrin, Familles…, op. cit., p. 170.
41 « Leur sortie de l’enfance – Philippe Ariès l’avait bien noté – est sans doute plus précoce tant leur émancipation du groupe des femmes est constitutive de leur identité. » Ainsi, la scène où l’on coupe les cheveux longs de l’enfant est la première manifestation de ce qu’il faudra montrer dès lors : « un garçon n’est pas une fille ». D. Fabre, « Une culture paysanne », op. cit., p. 219.
42 Sic.
43 Sic.
44 Sic.
45 D. Fabre, « Une culture… », op. cit., p. 218.
46 « Le jeune bourgeois est, en principe, soumis au service militaire obligatoire par la loi de 1872. », A. Martin-Fugier, « Les rites de la vie privée bourgeoise », in Histoire de la vie privée, 4., op. cit., p. 214.
47 On se souvient que les grands parents Dubost sont « séparés de corps » et que la grand-mère de Charles habite à Yvetot, c’est-à-dire à huit kilomètres de son fils et de ses petits-enfants à Mont de l’If.
48 J.-P. Chaline consacre un chapitre aux amateurs d’art rouennais dans la seconde moitié du xixe, à cette élite cultivée dont le sens du Beau transcendait celui plus prosaïque de l’Avoir. Car « Par rapport au Havre […] la vieille capitale normande apparaît comme une ville de lettrés, d’érudits, d’amateurs d’art. », Les Bourgeois de Rouen, op. cit., p. 232 et suivantes.
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