Le nouveau pacte épistolaire
p. 129-173
Texte intégral
La confidence ritualisée
La maladie
1Dix mois séparent la dernière lettre de 1929, envoyée le 18 août, et la première venant de Berck le jeudi 12 juin 1930. Pendant cette période, nous l’apprendrons au fil de la lecture par les retours en arrière faits par Renée, celle-ci développe une bosse dans le dos qu’elle ne signalera à son père et sa tante qu’au mois de janvier 1930.
2Dans le paragraphe suivant, Renée répond à un rappel de Suzanne sur les événements de décembre 1929 ; on devine que cette dernière a été surprise, au retour de vacances, de retrouver son amie allongée alors qu’elle la quittait debout, le 31 décembre.
Oui chérie il y aura 1 an nous nous sommes embrassées au moment où vous alliez partir en auto – après nous être déjà embrassées au sortir de la messe – Ce qui m’épate c’est que ça ne nous soit jamais arrivé dans l’Église !! – Au fond j’aurais bien pu te dire que tu ne me retrouverais peut être pas debout puisque je sentais cette bosse depuis 2 jours qui me faisait bien prévoir quelque chose de sérieux. Un mal de Pott ? je t’avoue que je ne savais pas trop ce que c’était mais je m’attendais bien, avec la « bosse » à [que]1 une chose longue et sérieuse.
3Et c’est la lettre du 15 janvier 1932 – Renée de nouveau debout a repris quelques-unes de ses activités – qui nous apprend dans un post-scriptum la date exacte de l’annonce de sa maladie (une fois corrigée l’erreur de la signataire). « Je t’embrasse chérie autant que je t’aime / Ta Nette / Après demain un an que Frinault nous a lancé mon pott à la tête. » Après demain est donc le 17 du mois de janvier et il ne s’agit pas d’« un an » mais de deux, qu’on lui a nommé son mal, puisque l’année précédente, en janvier 1931, les lettres sont celles d’une malade dans sa gouttière, attendant à Laigle son retour à Berck pour sa « remise à la verticale ».
4L’écriture épistolaire quotidienne entraîne Renée à une attention particulière aux dates qu’elle inscrit tous les jours et se répètent régulièrement et cycliquement. Sa propre temporalité se découpe selon les moments clés de la maladie, eux-mêmes imbriqués dans les périodes religieuses et leurs fêtes. C’est pourquoi elle peut signaler ses dates anniversaires : « Un petit bout de prière pour ta vieille Nette demain : 1er vendredi Juin 1930 : départ à Berck, dernier jour aussi où l’abcès a ‘juté’ – 1er vend. Juin 1931 : grosse alerte dans ma solitude : la fameuse bosse du fameux abcès revenue (en apparence !) – C’est seulement hier que j’ai pensé à la coïncidence des dates. » (2 juin 1932)
5Cette attention à la périodisation met le lecteur, comme la destinataire première de ses lettres, dans la même perspective que celle de l’émettrice. Elle souligne elle-même la « datation interne » qui la structure, posture psychique encore accentuée par la posture physique que lui confère son état de malade.
6Mais, outre la séparation géographique des deux amies, les deux lettres du mois de juin (12 et 16 juin) marquent une rupture d’un autre ordre. À partir de ce moment, le pacte épistolaire et les termes de l’échange seront modifiés et adaptés à la nouvelle situation de Renée, partageant la vie des allongés de Berck par intermittence.
7Les cinq premières lettres nous ont accoutumés aux pratiques épistolaires chez les Barbé et les Leroy, en particulier celle de la lettre « ostensible2 », mais aussi, la possibilité pour les proches de servir de facteur « Ce serait tout à fait stupide – et mal repéré – de t’écrire par la poste – Jacques ou ton père me serviront donc de facteur. » (23 décembre 1930) Elles nous donnent également un aperçu des différents personnages rencontrés pendant ces années. Du côté de Renée, on a Papa et TA. alias Tante Angèle, mais aussi Lucien et Robert, ses grands frères qui ne vivent plus à la maison. Dans la famille de Suzanne, c’est d’abord Louisette, fille aînée des Leroy, mariée depuis 4 ans, puis Jacques, l’aîné des garçons, Magdeleine, la cadette et les parents. L’amie Von, qui habite à Paris chez sa mère et son beau-père et vient chez sa grand-mère à Laigle, pour s’occuper de sa truie et de ses petits et surtout voir « les p’tites z’amies » ; les autres jeunes filles sont les maîtresses de l’école des Dames de Marie (Mademoiselle Fernande, Marg. Th., Dorine la directrice) ou des demoiselles qui fréquentent la paroisse activement, Germaine, par exemple.
8Ce qui change maintenant que Renée est à Berck, ce sont les termes du contrat épistolaire, devenu essentiel pour la malade. Il le sera au même degré pour Suzanne quand elle aura déménagé à Rouen. Chacune d’elles devra, autant que faire se peut, dire, réaffirmer, renseigner, déclarer, raconter, resserrer le lien avec « le P.».
9Les deux lettres isolées des 12 juin et 16 juin 19303 sont importantes à plusieurs niveaux. Leur aspect, d’abord : elles sont écrites sur des petites feuilles de papier à lettres à bords droits. Mais surtout, elles donnent, noir sur blanc, le nouveau contrat, plus ou moins tacite, que Renée entend bien maintenir avec son amie de cœur, centré sur leur relation « consacrée par un échange épistolaire régulier4 ». Ainsi, dans l’isolement géographique et affectif où elle est réduite, cette jeune femme, qui a déjà coiffé Sainte Catherine, ne cesse de faire des rappels sur « l’ajustement à un calendrier implicite et au devoir d’écriture5 ». Car, l’amitié s’avère précieuse pour Renée et elle aura tout le loisir d’y songer, allongée dans sa gouttière.
10Les remarques de Philippe Ariès et de Gérard Vincent sur le rapport inversement proportionnel entre le sentiment développé dans le « couple » et celui que se portent deux ami(e) s, me semblent particulièrement efficaces pour expliquer l’intensité qui se dégage des formules rituelles des premières lettres de Renée, à Berck. En effet, à cette époque, la famille ne tenait pas le monopole du sentiment et on peut même se demander si les dernières décennies, n’ont pas vu disparaître, ou au moins se transformer ce sentiment mal connu. Difficile à maintenir, peut-être est-il menacé aujourd’hui par le culte du « couple » qui tend à exclure cet « autre », témoin d’un passé à une voix6.
11Nos jeunes filles se situent dans un hier suffisamment proche pour que l’on puisse avoir une vision cavalière des deux moments. Dans les années trente, l’amitié permet l’expression d’une intimité qui n’est pas encore en usage dans la famille, et qui restera longtemps mal considérée par les catholiques pratiquants. Il semble que nous en sommes toujours aux mêmes conditions relationnelles qu’évoque Alain Corbin pour la fin du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire celles qui imposent l’isolement aux garçons et aux filles de la bourgeoisie, suffisamment coupés de la sociabilité populaire et cantonnés dans des relations mondaines codifiées, pour inciter à l’amitié particulière et passionnée. C’est alors que « [l]a confidence juvénile, respectueuse du clivage sexuel, joue ici un rôle primordial dans l’évolution de la personnalité7. » De plus, nous l’avons vu, à cet âge de la vie, on a besoin d’un espace où s’éprouver contre la sphère familiale. La correspondance remplit ici cette fonction.
12Plusieurs éléments se rejoignent donc pour donner aux lettres de Renée une intensité singulière.
Les termes de l’échange
13Nous l’avons vu, dès les premières lettres de 1928-1929, l’épistolière a clairement défini certains points : la lettre en elle-même ne suffit pas à Renée, elle la veut « intéressante » et alors, elle sait montrer sa satisfaction. Mais elle est capable de réclamer quand elle se sent en droit de le faire. Le « Écris-moi ! » du dimanche 18 août 1929 sera une supplique récurrente aux diverses tonalités… : injonctif : « – N’oublie pas de m’écrire ! — » (20 décembre 1930) ; lyrique : « Je suis si contente d’avoir sa chère écriture et de savoir ce que pense mon Poucet, je t’en prie n’espace pas trop tes épîtres. » (27 décembre 1930) ; pressant : « J’attends impatiemment ta prochaine lettre… et toutes celles qui suivront. Ce n’est pas qu’à Laigle je ne bondissais pas en ‘te recevant’ mais cela ‘raugmente’ encore ici je crois bien » (10 mars 1931) ; déçu : « Tant pis, rien @ de toi, je cachète tout de même » (24 mars 1931) ; ou raisonnable : « Tu as très bien fait de ne pas m’écrire pendant que Marise était là – mais je commençais tout de même à me demander si tu n’avais pas attrapé la grippe » (28 février 1931).
14« Ici », comme on le sait maintenant, c’est Berck. Il est fort compréhensible que le pacte épistolaire soit plus important pour Renée, dans ce lieu éloigné des « p’tites z’amies » et de la houlette de @… aussi ne se fait-elle pas faute de le dire, en précisant ce qu’elle attend de chacun, dans sa première lettre envoyée de la ville des allongés, le 12 juin 1930. « Il est vrai que moralement je compte sur un courrier réconfortant » veut parler de son espoir d’en recevoir de @ pour l’aider à ne pas « perdre complètement la tête » ; mais c’est sur les « promesses épistolaires » de Suzanne qu’elle compte surtout, faisant peser sur elle la charge de lui donner le sentiment d’être : « encore un peu de Laigle. »
15Mais puisqu’il s’agit d’échange, Renée elle-même s’engage à en respecter les termes. Ainsi, elle doit répondre à chacune des lettres reçues même si elle n’est pas en verve : « Je viens de relire tes 3 lettres avant d’y répondre – du gai, du triste, du tendre… il y a de tout dedans – mais je suppose que je ne vais pas savoir si bien varier les plaisirs – » (12 juin 1930) ; « 3 lettres encore à relire avant de te répondre » (16 juin 1930). On le constate, pour le premier séjour de la malade à Berck, Suzanne lui écrit le plus souvent possible, 3 fois par semaine, parfois, ce dont Renée se montre reconnaissante. Cependant, si recevoir apporte « tout plein de plaisir », écrire donne consolation, et permet à Renée de faire une sorte d’examen de son humeur, de révéler ses émotions et de réfléchir « tout haut » sur sa vie en général, et son avenir lié à sa vie spirituelle, en particulier. Ainsi, la perspective de la visite de son amie à Berck, fin septembre 1930, la transporte et la laisse sans mots : « Ma petite chérie je suis trop contente pour pouvoir te le dire. Je t’embrasse autant que je t’aime. Dis merci pour moi à tes Parents. À bientôt. Ta Nette. » Et après son départ, écrire devient risqué parce que l’expression ouvre les vannes des larmes, légèrement camouflées : « Je viens d’écrire à ta Maman et je profite de l’enveloppe pour venir te dire bonjour. J’avais envie de t’écrire hier – mais pour ne pas augmenter le rhume de cerveau je me suis abstenue. » (7 octobre 1930) Pourtant, les confidences laissées sur le papier font le vide et calment cette âme tourmentée : « ça ira mieux quand j’aurai été seule et que je t’aurai écrit — » (15 octobre 1930)
16Il est une raison majeure pour Renée de ne pas écrire à son amie : ne pas savoir « où [la] pêcher », et tomber sur « le bec de gaze ». Ces perturbations ont lieu aux beaux jours de 1931, liant l’absence de Suzanne au contenu « brûlant » des lettres de Renée : « Où te répondre ? – À la maison… hum ! c’est pas la peine – À Rouen, hum ! c’est dangereux ! Chez Von ? tu ne l’auras vraisemblablement que lorsque tu reviendras dimanche – Autrement dit il y a du flottement dans la correspondance et tu vas encore trouver que je te laisse tomber mon pauvre Poucet- » (3 juin 1931) Cependant, Renée entend bien que le partage soit égal : « Il faut mieux que je me décide à t’écrire – quoique ton bout de lettre d’Yvetot ne compte guère pour une lettre — Mais j’ai eu la déveine de ne pas trouver une âme de bonne volonté pour mettre mon courrier à la poste samedi matin ». Outre son manque d’autonomie, ce qui la tracasse ce même jour, c’est que sa destinataire ne reçoive pas sa lettre en main propre : « je crains seulement que Louisette te la renvoie tranquillement à Rouen et que ce soient tes Parents qui la reçoivent à tes lieux et place ! » (24 mars 1931) Mais il arrive que la jeune allongée soit prise d’« une flemme épistolaire épouvantable » qui peut durer quinze jours ou trois semaines… « Tu dois te demander le pourquoi de mon silence tout à fait incompréhensible d’ailleurs. » (28 janvier 1931)
17De temps en temps au cours de ces trois années, une phrase vient nous renseigner sur le devoir d’écriture de Renée Barbé. Car elle n’écrit pas seulement à S. Leroy, Y. Mannevy et l’abbé Girard. Loin s’en faut ! Ses lettres vont aussi aux sœurs aînées de Suzanne, Louise et Madeleine. Elle écrit bien sûr à « la maison », mais également aux maîtresses de la pension des Dames de Marie… :
J’avais l’intention de coudre les manches de mon pull aujourd’hui mais je t’en fiche. J’ai écrivassé du matin au soir : la maison, Denise Blaizot, Marguerite Thibault (que j’essaie de remettre dans l’axe !) Melle Simone Pipon – ta mère – Marie M. Jahandier – et toi : comme elles sont presque toutes très longues j’ai tout de même bien travaillé, mais ce n’est pas cela qui avance le dos de mon pull actuel.
18Car le programme de l’allongée ne se réduit pas au courrier, même s’il occupe la première place, il comporte « l’ouvrage » et la lecture, chaque occupation à un moment déterminé de la journée, comme il se doit.
19La correspondance impose à Renée une contrainte de taille, aussi prétend-elle se reposer en écrivant à son amie : « hésitation entre l’encolure de mon pull à faire, un bouquin à finir et… 3 lettres au choix, la maison, la p’tite Fernande et toi ! — Je n’ai littéralement rien à te dire – Et donc cela ne devrait pas presser mais par esprit de contradiction c’est seulement avec toi que je viens bavarder » (1er décembre 1930). Plus que l’opposition, ce qui pousse la jeune femme à écrire Suzanne alors qu’elle n’a rien à dire, est ce « bavardage » qui enveloppe les nouvelles, avec lequel on cherche à continuer une conversation qui se prolonge au-delà de la fonction référentielle. La causerie intime est l’illustration de l’amitié, sa concrétisation dans la présence des mots, plus que dans leur signification. Faire signe et resserrer le lien reste l’objectif principal de la lettre amicale8 : « Un quart d’heure avt de partir à la messe – cela suffit je pense pour bavarder avec toi sans avoir d’ailleurs rien de sensationnel à t’apprendre ».
20Et pourtant, l’un des éléments du pacte consiste à donner des « nouvelles » et surtout des « nouvelles intéressantes ». On sait que ce qui est ainsi qualifié touche d’une façon ou d’une autre le curé de la paroisse, alors Renée doit parfois s’avouer « à sec » : « à part ça point de nouvelles intéressantes. C’est la pénurie complète. Que sera-ce en Carême si l’Avent est déjà tellement un temps de jeûne… » ironise-t-elle le 5 décembre 1930. Il se prolonge, en effet, puisque le 12 elle réitère : « Je suis ridiculement à sec de nouvelles – c’est la faute de l’Aigle ». Cette fois, c’est clairement avouer d’où l’on tient celles-ci. Mais lorsque Renée revient chez elle, ce n’est pas forcément l’abondance, aussi se rattrape-t-elle en citant des auteurs religieux, sur lesquels elle s’appuie pour établir les règles de sa vie spirituelle : « Tiens, puisque je suis à sec de choses intéressantes je te copie un passage de la Jeanne d’Arc de J. Debout — que je voulais t’envoyer à Berck et qui était tombé dans les oubliettes » (20 décembre 1930). Toutefois, là-bas, c’est encore pire : « car ici mon pauvre chou j’aurais bien peu de nouvelles intéressantes à te raconter » (10 mars 1931) avec la « traduction » une semaine après : « Pour une fois que tu pouvais recevoir des nouvelles aiglonnes directes. On a enfin compris que je pouvais servir de facteur » (17 mars 1931).
21Le contrat entre les deux parties est donc complexe et se réalise à plusieurs niveaux. La lettre reçue est la preuve tangible du lien, tandis que son contenu, même s’il ne peut satisfaire la demande fondamentale, est tout de même la concrétisation d’une intimité, qui avoue que l’important n’est pas de dire quelque chose, mais bien de se parler, même de n’importe quoi.
22Toutefois, lettre n’est pas conversation. On a montré, en revenant au texte, que les modes d’interactions discursifs de la communication épistolaire étaient relativement différents de ceux qui fixent le jeu de la parole dans la conversation. De ce fait, c’est dans les postures et les stratégies du sujet de l’énonciation qu’on saisira toute l’ambivalence incontournable de cette forme d’expression, structurellement dialogique, alors même qu’une seule graphie s’inscrit sur le feuillet.
23Or, la difficulté principale, pour qui étudie une correspondance, consiste dans une autre caractéristique de ces écritures ordinaires : leur éclatement, l’émiettement de leur objet et de leurs sujets, la multiplicité de leurs tonalités, autrement dit le fonctionnement de ce qui fait leur intérêt et leur principe vital, une écriture plurielle dans l’invention constante. Parce que, explique B. Diaz : « [l]es expériences existentielles qui composent le menu de la lettre donnent lieu à une multitude d’énoncés hétérogènes qui s’étoilent ou se superposent dans une improbable polyphonie à une voix9. »
24Ainsi donc, on se trouve dans l’obligation d’adopter un mode de lecture, qui rappelle l’écoute « flottante » des psychanalystes. L’attention en veilleuse, portée par le cours changeant du discours de l’émettrice, pourra en même temps, grâce à cette posture ouverte, faire des rapprochements à travers l’enchevêtrement des éléments constitutifs de cet ensemble.
Le présent de l’instantanéité de l’écriture
25Un élément intrinsèque à la lettre est son inscription dans le temps vécu, au moment même où l’écrivant trace les mots sur la page. Le résultat pour le destinataire a plusieurs dimensions. D’abord, du point de vue de la langue, il donne une vivacité au discours produit que l’on remarque tout de suite chez Renée Barbé. Mais aussi, c’est par ces saillies du temps présent que son amie reçoit dans sa vérité les nouvelles de la malade, qui alimenteront sa réponse. Ces « instantanés », qui constituent l’une des marques de l’intimité étroite entre les correspondantes pendant cette période, écrivent en même temps pour le lecteur d’aujourd’hui, une histoire de la vie privée qui découvre, mieux que toute description, le quotidien de la scriptrice.
26L’éloignement étant le ressort de la lettre, il impose « la mise en scène de l’écriture10 ». Comme sur la scène sociale, la correspondance met en présence les interlocuteurs, par l’intermédiaire d’un objet écrit, où se déroule aussi « un jeu interactif ». C’est pour cette raison que le signataire, quel que soit par ailleurs le contenu informatif de son message, doit suppléer l’absence par l’imagination. Ainsi Renée interroge : « avez-vous entrepris de grandes courses, sac au dos et espadrilles aux pieds ? Combien déjà de coups de soleil ? – j’espère que le temps est imperturbablement beau à Thonon – Ici un orage […] ». Même chose avec le lieu des vacances familiales de S. Leroy : « Tu as retrouvé ton Inardière et son calme de paradis terrestre » (18 août [1929]), et Renée d’imaginer son amie « aquarellant »« comme une négresse » ! Ce qui l’amène à parler de l’impossibilité « de trouver ici 2 heures sans être dérangée » et des travaux de « tapissage de la chambre de Lucien ». En retour, et dans la « saisie » du quotidien, Renée introduit Suzanne à Berck avec le temps qu’il y fait, ses couchers de soleil, les voisins de gouttières, et ces mille petits riens qui font les jours, avec lesquels elle reconstruit son propre « espace-temps ».
27Le plus souvent, ces deux dimensions sont évoquées ensemble dans l’imbrication du présent de l’écriture : « Il est presque l’heure d’aller déjeuner et je ne finirai sûrement pas ceci avant de partir de notre chambre mais je commence tout de même — » (6 mai 1929) et à Berck où des cloisons légères séparent les jeunes gens des jeunes filles : « Zut de zut, mes yeux tombent sur ma montre pour constater qu’il est 10 h moins ¼. Mr Holley appelé à l’aide, confirme cette constatation. Pdt que j’y pense il te dit bonsoir, en allumant sa pipe. » (1er décembre 1930) ; de retour à Laigle depuis le 15 « à la maison », Renée décide de veiller jusqu’à minuit pour passer du 31 décembre 1930 au 1er janvier 1931 : « une seule chose me gêne, c’est que Tante Angèle qui couche dans la petite chambre où j’étais l’an dernier voit ma lumière – J’aurai demain matin une remarque à ce sujet ! », et plus tard dans la même lettre, mais à des endroits différents qui matérialisent la demi-heure passée : « 11 h ½ À l’année prochaine mon Poucet chéri » et « Minuit – Bonne année petite chérie ».
28La chambre de l’allongée, dans cette période, devient un lieu de réunion et l’oblige souvent à s’interrompre dans ses écritures : « 3 h sonnent au clocher du village… Visite du Pasteur, suivi 5 min après par Mme Gallais Mesurel… » (28 janvier 1931) ; « Vla une visite – Stop – » (5 février 1931) ; ou bien, plus prosaïque : « Vlan – Papa monte me dire que Blanche vient d’annoncer son départ définitif — » (2 février 1931).
29Mais aussi, le présent peut faire irruption par l’intermédiaire des outils qui servent à écrire : « Je comprends très bien ton sentiment au sujet de (panne d’encre) la disparition de votre Tante Marie » (28 janvier 1931) ou, dans la même lettre, par l’impossibilité où se trouve Renée de se mettre debout pour chercher un objet oublié par Suzanne : « Je ne vois pas ton Vénus11 dans mon horizon actuel mais il y a tellement de choses sur ma table qu’il peut très bien s’être camouflé derrière ou dans une de ces choses — ». Le temps qu’il fait et ses incidences sur la correspondance avec l’amie viennent souvent interrompre le cours du discours ou commenter l’allure de la lettre : « À part ça le vent recommence ce matin malgré le beau temps et je viens de m’interrompre pour aller remédier avec Jeanne à des tas de malheurs […] » Ici, on le constate, Renée, debout depuis le mois de mars 1931, peut désormais se déplacer. De ce fait, la suite de cette lettre du 15 mars 1933 s’avère difficile : « Ai eu bien… / zut ne sais plus ce que je voulais te dire par suite d’un re-arrêt pour déjeuner ». Cette même année, Renée précise près de la date : « Au soleil de 10 heures sur ma terrasse – la chaleur est réellement gênante malgré le chapeau », tellement cela est exceptionnel en Normandie à cette période.
30Pourtant, c’est à Berck que les remarques sur le temps occasionnent ces instants de réalité directe, soit parce qu’il fait froid sur la plage ou dans la cour : « Je vous demande pardon de cette écriture informe. Le froid en est la cause […] le soleil est très pâle et j’ai les doigts gelés. » ; soit parce qu’il fait gris : « En écrivant 21 je pense que c’est aujourd’hui le printemps. En cet honneur le ciel si bleu toute cette semaine s’est complètement obscurci. » (21 mars 1931) ; soit parce qu’il neige ; soit parce qu’il vente et que le sable empêche le stylo de marcher… Mais aussi quelques petits incidents : « Voilà que TA marche sur sa combinaison ! Heureusement que ce n’est pas dans la rue… .. Les épaulettes s’étaient déboutonnées paraît-il ! — » (10 mars 1931)
31Cette succession d’exemples, illustrant la « mise en scène de soi par soi », pourrait faire croire que l’épistolière sacrifice sa destinataire en ne parlant que d’elle-même, mais ses lettres sont tout autant orientées vers l’autre. Renée modifie alors sa posture énonciative en réagissant à des réflexions de Suzanne ou en répondant sur des points précis, ainsi que le veut le dialogisme épistolaire.
Les formules rituelles
32Cependant, si l’instantanéité de l’écriture rend émouvante une correspondance parce qu’elle met immédiatement le récepteur « second » et indiscret dans le présent de l’émetteur, les formules d’ouverture et de fermeture, dans leur dimension sémantique mais aussi vocative, lui signifient clairement qu’il n’occupe pas la place qu’il s’octroie intrusivement. Et, non moins clairement, montre au destinataire celle que lui donne le destinateur.
33En effet, tout rituel en tant que code sert de repère. Ce sont les écarts pris par les utilisateurs qui feront prendre la mesure du lien entre les protagonistes. Ainsi, dans la correspondance qui nous occupe, l’examen des formules, et plus particulièrement de celles des débuts de lettres, révèle une intensité très nette de l’expression pour l’année 1930 et les 12 et 16 du mois de juin, qui se poursuivra durant l’année 1931. En outre, on remarque une certaine banalisation, à partir de 1932, par la répétition des formules d’appel sur le même schéma. « Mon Poucet » ouvre la majorité des lettres, avec trois variantes : « Ma petite Poucette », « Mon petit Poucet » et une seule « Ma Poucette ». Les « Ma chérie » et un « Mon chéri » moins personnels se comptent sur les doigts d’une main.
34D’une façon plus générale, notons que l’intensité de l’appel à l’intime se conjugue pour Renée Barbé avec la diversité et la prédominance du masculin. En 1930, elle n’utilise que trois fois le surnom féminin de son amie et s’ingénie à varier les combinaisons de sa formule préférée (« Poucet chéri », « Mon petit Poucet », « Mon Poucet chéri », « Mon Poucet très chéri »). L’année 1931 gardera une préférence pour ce diminutif. Notons un « Mon petit gars » audacieux, à l’ouverture de trois lettres.
35Dans cette période d’échange abondant, alliant imagination et intensité dans l’expression des sentiments, l’inventivité fait feu de tout bois. L’espace du corps de la lettre donne une grande liberté à la scriptrice qui substitue très souvent « chou », « vieux », « petit » ou « enfant » à « Poucet ». Le « chou » est en général « petit », mais il est aussi « pauvre », ou les deux à la fois (« Mon pauvre petit chou »). Comme on le voit, c’est encore le masculin qui l’emporte, registre familier à Renée, fille unique ayant deux frères aînés.
36Pour sortir Suzanne d’une certaine retenue vis-à-vis des adultes, en particulier ses parents, Renée utilise d’autres variantes : « Avec ça et les Beaux arts tu n’as plus le droit de regretter l’Aigle mon Titi » (7 janvier 1931) ; ou « ma pauv’fille t’es pas dégourdie, je t’assure » (14 mars 1933), « débrouille-toi ma fille et ne sois pas gourde » (25 avril 1933) alors que le masculin s’accorde à l’expression d’un sentiment ou d’une demande personnelle : « N’oublie pas Pouce de me dire ce qu’il en est résulté » (5 mai 1933), « je t’en prie Poucet ce serait si bon » (1er décembre 1933), ou encore « je pense à toi mon petit gars, de tout mon cœur, tu n’en doutes pas » (12 décembre 1933).
37Dialogue différé, la lettre est construite par l’ouverture et la fermeture de l’adresse à l’autre. Pour les amoureux ou les amies de cœur, ces deux moments sont essentiels, car ils donnent, à travers le cadre matériel du support, les limites de l’échange ainsi que sa teneur symbolique. La fin offre donc un autre espace pour l’expression du lien particulier entre les correspondants. Il faut clore la rencontre sans ambiguïté, résumer les conséquences pour la relation et étayer celle-ci en prévision de la perte du contact à venir12.
38Même pour cet acte d’adieu, l’un des plus formels de l’activité sociale (comme celui des salutations), les lettres de R. Barbé à S. Leroy en donnent une expression personnelle qui s’oriente vers la recherche de la plus grande intimité possible. En effet, la plupart d’entre elles, et plus visiblement celles qui sont envoyées de Berck, ne se terminent qu’une fois remplis tous les espaces libres, réduits au minimum, entre la date et la formule d’appel et dans les marges de chaque côté. Renée fait donc se rejoindre ses embrassements, sa signature et la formule d’ouverture dans un geste graphique où elle entremêle destinataire et signataire. Et même lorsqu’elle semble avoir la place suffisante, pour finir en bas de page, elle ne peut déroger à cette coutume de remplir tout l’espace et de venir griffer son Nette perpendiculairement à son Mon Poucet.
39Si l’on considère comme un indice d’intimité le resserrement d’une écriture fine, petite et droite, profitant de tout l’espace des feuilles 21/27 pliées en deux, alors on peut dire que la période du premier séjour à Berck de Renée est celle qui l’illustre le mieux. C’est celle aussi où les formules finales s’ingénient à combiner le plus grand nombre d’éléments pour renouveler les serments d’amitié, dans leur teneur et leur formulation, celle-ci chargée de celle-là.
40Transformant la norme du code épistolaire, Renée préfère mettre en évidence le point d’arrivée en ménageant un alinéa bien visible, plutôt que de préparer sa destinataire à la fin de son épître et elle aborde le plus souvent la formule finale sans transition.
41Pourtant, les au-revoir et leurs embrassements tendres « Je t’embrasse bien tendrement ma petite chérie autant que je t’aime », ni leurs redoublements (« Chérie chérie je t’embrasse très tendrement »), n’arrêtent le flux de l’écriture. Comme pour atténuer l’effet de séparation, Renée retrouve des questions à poser, des personnes à saluer ou des prières à faire : « Bons baisers mon chéri. Je t’aime bien tu sais. Tu ne m’en veux pas et je n’ai pas été méchante ? » Mais ce qui revient surtout, à ce moment de l’échange, est le renouvellement du pacte épistolaire, englobant celui de l’amitié : « Je t’embrasse fort fort mon petit Poucet – 11 heures – faut dormir, mais ce que j’ai du mal à te quitter ce soir – À toi tendrement de tout mon cœur / Ta Nette » (30 octobre 1930), utile pour orienter les effets retour et renforcer l’intimité. Quelques formules se détachent par l’intensité d’une tension mise au service de la réaffirmation de ce lien profond qui permet de s’embrasser « doucement ». Ainsi : « Mon petit chou je ne suis pas loquace de soir et si je continuais ça ne pourrait être que pour te redire tout le temps que je t’aime infiniment. Comme ce n’est point nouveau et que tu le devines, je clos en vitesse après t’avoir embrassée tout doucement. Ta grande / Nette » (octobre 1930).
42Il n’est pas toujours aisé de comprendre ce qui motive ces clôtures « développées », mais certaines en donnent la raison principale. Cela peut être l’heure tardive, le peu d’allant de la signataire, ou une émotion de Suzanne prise en considération par son amie : « Bons baisers ma petite chérie je ne veux pas que tu aies le cafard. C’était si bon d’être ensemble jeudi et mercredi et c’est13 si bon de savoir que n’importe où et n’importe quand, lorsqu’on se retrouve c’est aussi délicieux. Pleure pas chérie. Nette » (17 février 1931).
43On le voit, il s’agit pour Renée de renouveler l’expression d’un sentiment qui prend volontiers le lexique et les topiques de l’expression amoureuse, le protocole épistolaire réactivant ce lien latent entre « écrire » et « aimer ». Brigitte Diaz, n’hésite pas à déclarer que toute lettre est lettre d’amour, « égrenant […] les fragments d’un impossible discours amoureux14 », même si elle s’écrit entre couples plus fantasmés que réels.
44L’heure, la rencontre, les retrouvailles rendent les formules finales plus nourries : « Bonsoir mon Poucet, je viens de m’interrompre pour aller dîner – puis fait 2 parties de jacquet avec Papa – Je t’embrasse vite mais fort fort fort – merci tout plein ma petite chérie, j’ai été si heureuse de retrouver mon Poucet et de connaître l’air où elle vit. Sur ce attendrissement sur tous les bancs… je clos, c’est le moment de tourner la page – Dis bien merci pour moi à tes Parents de leur affectueuse hospitalité – et n’oublie pas aussi près de Mme Gobin » (25 avril 1932), mais aussi les fins d’années avec leurs vœux. Ainsi, le 24 décembre 1932 : « Je t’embrasse fort fort comme je t’aime en te souhaitant un bon Noël – et si par hasard je ne pouvais pas t’écrire la semaine prochaine […] je te la souhaite bonne et heureuse ainsi qu’à tous les tiens à qui tu voudras bien transmettre tous mes vœux / À toi surtout ma petite chérie bonne très bonne année – telle que le Bon Dieu le voudra. Mais qu’Il te donne paix et joie, pour que tu le serves suivant ses désirs. / […] Bons baisers chérie. Bonne année itou à Marise ».
45Par ailleurs, un au-revoir comme celui-ci : « Mon petit chat, ma petite enfant, mon enfant ma petite Poucette, je t’embrasse fort fort bien tendrement […] Ta vieille / Nette […] Bons baisers mon petit gars. Nette », ne peut s’expliquer que par le contexte émotionnel dans lequel se trouve Renée à Berck, où sa nouvelle mobilité (elle a commencé à remarcher au mois de mars précédent) lui donne la liberté de rencontrer l’abbé surnommé Jobic, et de lui confier ses débats intérieurs. Dans plusieurs lettres de ce mois de juin 31, elle fait le récit de ses démarches, détaille les conversations et effets de cette turbulence spirituelle, et de l’audace que constitue pour elle la recherche d’une direction autre que celle de l’abbé Girard, « on », « l’autre », « le P », etc.
46Cette mise en perspective des fins de lettres de notre signataire rend évidente la fonction de leviers de la routine ou de la retenue des formules toutes faites. Même si le contenu, pour la plupart, s’inscrit en faux par rapport à une conformité dans l’échange, il n’en reste pas moins que l’on peut constater que cet espace, qui n’offre que peu de fantaisie, permet de saisir d’une façon encore plus accentuée les variations et les mouvements qui les motivent. Ils suivent l’ordre chronologique de l’évolution morale et psychique des protagonistes. Lorsque Renée se trouve à Berck, ses relations avec son directeur de conscience prennent une importance considérable. Du fait de l’éloignement, elle ne peut plus bénéficier de son soutien au confessionnal, ni de ses visites fortuites au magasin. Et n’assumant plus sa fonction de secrétaire qui met au point les articles de L’Aiglon, recopie les sermons et fait les bandes pour l’envoi du journal paroissial, elle ne peut jouer ce rôle de confidente, qu’on lui découvre a posteriori, au cours des années 1932 et 1933, lorsqu’elle raconte à Suzanne les scènes avec le curé, à son retour.
47Cependant, ce n’est qu’au bout de plusieurs relectures de l’ensemble que l’on mesure à quel point l’amitié de Renée envers Suzanne avait partie liée avec sa relation spirituelle avec l’abbé Girard. Car les adultes des deux familles surveillent, d’un œil bienveillant mais circonspect, la correspondance de leurs filles. Elles-mêmes semblent étonnées des exceptions à ces règles de civilité qu’elles se signalent : « Reçu ta lettre ce soir, en même temps qu’une d’Hélène Missiaeu en contenant une autre à te transmettre. Je ne sais si elle te dit comme à moi qu’on peut lui écrire et que le courrier n’est même pas décacheté si on met son adresse au dos. » (1er décembre 1930)
48C’est ainsi que nos demoiselles, pour atteindre le but qu’elles se sont fixé, garder les liens avec leur directeur de conscience, vont être amenées à pratiquer le « détournement ».
Le courrier détourné
49Parce que, soumise à un code, tributaire de l’organisation matérielle de la Poste, cette correspondance ne laisse percevoir, qu’après une fréquentation prolongée, une autre distribution, officieuse celle-là.
50Pendant son séjour à Berck, Renée, hors du regard familial, peut servir d’intermédiaire pour les lettres du Pasteur à Suzanne ou Yvonne : « Puisque j’ai du courrier à te transmettre j’ajoute un petit mot – sans avoir d’ailleurs la moindre chose à te dire – », sur quoi la signataire ajoute : « On a enfin compris que je pouvais servir de facteur. C’est trouvé hein ? – Enfin tu ne l’auras qu’avec un jour de retard. C’est de ma faute parce que je lui avais dit que tu étais à Caudebec mais je ne savais pas pour combien de temps – et que tout cet été il pouvait toujours bien t’écrire ici [...] » (17 mars 1931). Nous avons ici le seul exemple dans lequel il est clairement dit que la combine de la lettre de « on » à Suzanne, glissée dans celle de Renée qui ne subit aucune censure, est pratiquée avec l’assentiment et la bénédiction du représentant officiel de la religion catholique qui s’y prête.
51Mais à première lecture, le sens de ces troisièmes personnes (pronom sujet ou complément), pour « désigner sans nommer », ne fait pas référence à quelqu’un de particulier et passe inaperçu. C’est exactement le résultat que cherche à atteindre Nette pour les regards, certainement beaucoup plus avertis, de son père et sa tante, et des parents de Poucette. On ne peut que passer à côté de ces subtilités de pronoms ou de ces omissions de complément d’attribution, lorsqu’on parcourt ces missives, remplies des cancans du Pensionnat des Dames de Marie et des émois des jeunes filles du Patronage, écoutant leur curé en chaire, depuis notre lointain xxie siècle. Mais comment ne pas s’étonner de ces ruses, quand on sait que leurs pratiques religieuses étaient loin d’être un mystère pour leurs familles respectives ?
52Cependant, le havre de la villa Sylvia, dans la ville des allongés, n’est pas toujours aussi sûr. Renée reçoit de temps en temps la visite de son père, de l’un ou l’autre de ses frères, de Tante Angèle, c’est alors le risque d’être démasquée. De son propre aveu, elle a « des ruses d’apaches pour avoir [s]on courrier », et va jusqu’à demander la complicité d’une personne du service de la maison « et ai même chargé Delmoly de l’inspecter hier ! » (7 juillet 1931) pour le cacher.
53Le 23 juin 1931, Renée s’inquiète : « J’aimerais bien que tu me dises si tu as bien reçu mes deux dernières lettres, les 2 étant tourbillonnantes. (c’est à dire que je sais bien que tu les as reçues mais je me demande si tu n’oublies rien… vu, comme chacun sait le sait que tu es un peu dans la lune ! – » L’adjectif « tourbillonnantes » prête à confusion. En effet, on peut d’abord penser qu’il s’agit de lettres transmises, de l’abbé Girard à Poucette, par l’intermédiaire de Renée. Mais en fait, les deux lettres précédentes du mardi 16 et du jeudi 18, contiennent le récit, très détaillé, des entrevues de la signataire avec celui que le trio et les grandes sœurs de Suzanne, qui le connaissent aussi, appellent Jobic. Si elle les qualifie de « tourbillonnantes » c’est qu’elles contiennent ce que Renée hésite à confier à « tourbillon », « @ » etc. Alors, qu’oublie Suzanne, l’étourdie « dans la lune » ? Nous ne pouvons que conjecturer qu’il s’agit de cacher ou de brûler les feuillets contenant ce… soufre !
54D’autres lettres de l’abbé Girard sont personnellement adressées à Renée, (elle en recopie des morceaux pour en faire profiter Suzanne) mais il est dangereux d’en conserver des traces aux yeux de la famille, alors on supprime, on déchire…
55Du côté de la signataire, on aurait tendance à la croire lorsqu’elle affirme avec tant de conviction qu’elle « les déchire toujours », mais elle est prise en flagrant délit de contradiction deux ans et demi plus tard : « Sûr que je ne la brûlerai pas plus que ses sœurs. Elle ira dans les archives et – rassure-toi – ne traînera pas dans un livre où on la retrouvera 3 ans après. P’tite rosse va. — » (2 novembre 1933) Et certainement que Renée, qui n’a pas les mêmes possibilités d’espace d’intimité chez elle ou dans sa chambre à Berck (qui n’est en fait qu’un box), adapte sa stratégie du secret au lieu où elle se trouve.
56C’est alors qu’au détour d’une phrase, on apprend que ces demoiselles ont un code de couleur d’enveloppe, indiquant si oui ou non elle contient quelque chose de caché : « Comme tu vois c’est tout à fait le papier désassorti aujourd’hui ! — L’enveloppe… pour la même raison que d’habitude, la feuille parce que je suis presque au bout du bloc jaune. » (25 avril 1931) Et encore : « Après la tienne, j’ai savouré ensuite dans la rue, une longue épître de la petite Fernande. Réponse par courrier de la mienne – ça t’épate hein ? / T’es pas dégourdie ma pauvre enfant – À quoi sert alors le ‘ralliez-vous à mon panache blanc’ si tu n’explores pas les doublures ? » (30 avril 1931)
57Que ce soit pour ne pas se transformer en « une pendule à répétitions » ou pour éviter que des lettres se retrouvent « entre les mains des infidèles », Renée s’adresse en même temps à Poucette et à Von pour faire circuler les « nouvelles intéressantes », avec le risque, parfois, de l’incertitude du lieu de la réception, sur la régularité des envois :
Ta grande triple lettre est arrivée hier soir, et je ne sais pas trop où t’adresser ma réponse. Il me semble que vous partez mardi ou mercredi mais toi tu ne me le dis pas. J’ai envie de transformer encore une fois Von en facteur. Elle te verra au passage peut-être. Autrement elle fera suivre. Répète moi ton adresse rouennaise je n’arrive pas à me la coller dans la mémoire. (19 octobre 1930)
58C’est que la famille Leroy a déménagé de Laigle à Rouen, au cours du mois d’octobre. Par conséquent, ce déplacement va redoubler d’importance l’échange entre les deux amies puisqu’elles se trouvent privées en même temps du rapport direct avec leur curé. Mais comme Renée n’est pas prête à « laisser [s]a prose s’envoler vers l’inconnu » (23 octobre 1930), elle préfère attendre des informations précises.
Le secret
59Toutefois, lorsqu’elle juge que le décodage est trop facile, Mademoiselle Barbé fait disparaître les traces qui pourraient dénoncer le lien privilégié avec leur curé : « Dis donc, tu pourrais écrire tes allusions de façon moins transparente – me voilà forcée de supprimer ta lettre d’aujourd’hui – une perte pour la collection et pour la postérité ! — » (21 mars 1933) En effet, non seulement les trois amies pratiquent le détournement des lettres pour en garder le secret auprès de leurs familles, mais en plus, le contenu lui-même doit obéir à un code indéchiffrable par les curieux éventuels.
60Ces grandes précautions font sourire aujourd’hui mais il faut rappeler que le secret de la correspondance ne devient un droit qu’à la Troisième République, où les autorités ne contrôlent plus le courrier dans les bureaux de poste. Les maris, eux, auront encore la possibilité de « superviser celui de leur épouse ; tandis que, dans les internats ou les prisons, on décachette sans vergogne les lettres des pensionnaires ou des détenus15. » Notre trio de demoiselles n’est donc pas le premier à défendre son intimité exposée dans la correspondance par la cryptographie. On se souvient de celui de Benjamin Constant dans son Journal16.
61Mais Renée et ses amies n’ont, en réalité, pas besoin de tant de d’hermétisme. En effet, le mot « secret » est associé, dans leur courrier, à des sujets où les informations sont explicitement gardées entre soi, en attendant que les événements se précisent et passent à l’officialité. Nous sommes là dans les arcanes du code social de la bourgeoisie, exigeant en premier lieu qu’on respecte entre gens de la famille la discrétion qui convient, afin d’éviter les débordements éventuels et le déchaînement des mauvaises langues. La maladie, la future naissance, le projet matrimonial et le divorce sont les principaux sujets qui exigent un tel procédé. C’est ainsi que Renée, craignant une récidive de son mal de Pott (opéré en octobre 1930), demande à Suzanne de ne pas en parler pour éviter d’alarmer son père et sa tante : « Naturellement motus stp. Je n’en ai rien dit à personne, ni Lu, ni Von même » (28 novembre 1930). On mesure ici la dimension accordée à l’échange entre elles deux, puisque Renée en élimine la troisième comparse de leur Congrégation. Même recommandation, sur un sujet moins grave, lorsqu’il est question des fiançailles de son frère Lucien : « Je suis un peu bavarde en l’espèce. Garde-le absolument pour toi17 jusqu’à ce que je t’en reparle. » (24 mai 1931) Ou du frère aîné de Suzanne : « Sais-tu que ton père a raconté à la maison les projets de Jacques — mais en confidence je crois — Est-ce toujours secret ? » (12 décembre 1930) Mais le silence est encore plus de mise en ce qui concerne le divorce, mot qui n’est jamais prononcé. Et, bien entendu, l’attente d’un enfant pour une mère de famille ne doit pas se divulguer trop tôt.
62Tout ceci n’a pas assez d’importance pour que les correspondantes usent des doubles fonds d’enveloppe ou de signes connus d’elles seules. Ce qui motive leur invention à cacher ne se nomme pas, pour la bonne raison que cela doit rester caché, et qu’elles ne semblent pas en connaître la racine exacte. Mais, quoi qu’il en soit, « la détention d’un secret est gratifiante : elle fonde une communauté qui vit dans l’attente redoutée mais excitante de la ‘fuite’18. » Un même ressort tend l’amitié et l’intimité, celui de la confidence à garder, d’autant plus importante qu’elle nécessite l’implicite. C’est pourquoi, plus le langage est codé, plus il est jargonnant, plus il contient d’expressions « argolines », plus il se referme sur le cercle du privé.
63Cependant, en dehors de cette correspondance singulière, il faut reconnaître à tout locuteur le droit à l’énonciation sous-entendue, qui permet le principe de l’économie, pour le moins, mais aussi une certaine atténuation de ce que l’on doit dire de désagréable à son récepteur. Toutefois, la principale raison de cet emploi tient au fait qu’une « inférence », une hypothèse d’encodage ou de décodage, n’est jamais l’équivalent exact de sa traduction en termes explicites19.
64Nous abordons là tout le mystère de la réception des lettres de Renée par Suzanne, que notre mode d’élucidation ne pourra percer totalement. En effet, si les non-dits révèlent « le caractère flou des contenus sémantico-pragmatiques », « le caractère graduel de leur actualisation », ainsi que le « caractère variable et aléatoire de leur extraction », il en est de même de la démarche interprétative du tiers lecteur penché sur ces lettres : elle peut passer du flou à la mise au net graduelle des contenus implicites, mais sans garantie du résultat qui reste variable et aléatoire.
L’implicite
À l’œuvre dans le lexique
65L’implicite20, sous toutes ses formes, est utilisé chez la signataire. Son but étant d’empêcher un tiers éventuel de savoir de qui il est question et de quoi l’on parle exactement, il faut et il suffit d’éviter de nommer. Cette nécessité va donc entraîner un travail de « couverture » sur le lexique avec l’emploi de surnoms21, d’abréviations, et d’un vocabulaire crypté. On peut parler ici d’un idiolecte, d’un « code privé » construit par les deux amies, ou même, dans la perspective de Catherine Kerbrat-Orecchioni, de « trope présuppositionnel22 », ce qui est le cas pour un très grand nombre de passages des lettres de Renée en 1930 et 1931. Dans ce cas de figure, le lecteur ne se trouve pas devant une incompréhension qui le met en alerte comme devant un code chiffré. Il croit être en parfaite intelligibilité avec ce qui est écrit, mais il ne peut attribuer telle parole citée, ou telle réaction qui lui paraît sans objet, telle démarche ou tel sentiment qui semblent outrés ou relever de l’anodin.
66En effet, les tropes lexicaux sont inscrits dans l’énoncé, leur contenu implicite est évident et, de ce fait, ne sera pas forcément perçu par le décodeur. N’étant pas nécessaire à la cohérence de l’énoncé, il ne sera pas facilement repérable. Il m’aura fallu quatre ou cinq lectures in extenso des lettres de Renée Barbé pour découvrir que la personne désignée par « la petite Fernande » n’était pas Mademoiselle Fernande, institutrice au Pensionnat des Dames de Marie, mais n’était autre que le curé de Saint-Martin, comme « @ », le « Mont-Blanc », « l’autre », « on », « Laigle », ou « L. », ou « l’oiseau », « le Pasteur » ou « le P. », « certaine personne » etc. Du premier signe, qui, lui seul, est vraiment apparenté à un code d’écriture particulier et inventé, sont tirés des adjectifs écrits de cette façon : « @llonnantes » et « @antes » ou « en clair » dans « lettre tourbillonnante », « visite tourbillonnante », « commission tourbillonnante » ou « permission tourbillonnante ». Le verbe qui en est tiré « ai tourbillonné toute l’après-midi » signifie que Renée a fait le secrétariat du presbytère. Je n’ai rencontré qu’une fois un adjectif tiré de « la petite Fernande » : « Il me semble qu’elle pourrait trouver en cherchant bien d’autres histoires Fernandesques à me raconter » (5 mai 1933).
67Pour l’abbé Guérin, c’est « Jobic » ou « J » qui le désignent ; à Berck, Nette croise « Charles Martel » ; à Paris, Von sollicite « tendre violette » pour obtenir des renseignements sur un parti ; à Rouen, Poucette prend « C » (l’abbé Carrel) comme confesseur et directeur de conscience. Et de ces surnoms sont tirés des dérivés : « un grand discours jobicquesque », par exemple, entendu par Nette, qui déclare le 22 janvier 1933 que « L.23 et Mad. sont ‘enjobicquées’ jusqu’au cou ». On ne sait pas qui désigne exactement le « Barillet », mais on comprend qu’il s’agit d’un prédicateur qui « n’a pas plu en général […] ».
68Dans le paysage de Laigle, il faut encore citer « Dorine » (très souvent précédé de « cette dinde de ») de son vrai nom Isidorine Dugué, directrice du Pensionnat des Dames de Marie, qui devient « D de M », « les p’tites Dames », ou encore « la pension ». À Berck, les personnes sont nommées directement, sauf lorsqu’il s’agit du directeur de « Sylvia » surnommé « le Mammouth » par les malades. Le personnel ou les patients sont désignés par un « Melle » ou un « Mr » devant le nom de famille, ainsi en est-il pour « Melle Sautet », « Melle Charlotte » ou « Melle Delmoly » (qui devient « Delmoly » l’année suivante), ou encore pour « Mr Holley » transformé en « M. Holley » (c’est-à-dire Maurice Holley) lorsqu’il sera question de son obstination à demander une place particulière dans le cœur de Renée Barbé.
69La confusion n’est pas bien grande avec les sobriquets. Mais il en va autrement, lorsqu’elle est entretenue par l’emploi du féminin pour les différents abbés. J’ai relevé un seul exemple qui désigne « Jobic » par « Melle J. » et en parle dans ce genre : « Je ne comprends pas pourquoi elle a tenu à m’écrire. Si quelqu’un l’avait dû, c’était moi pour la remercier — ». Tandis qu’ils sont très nombreux pour « la petite Fernande » : « […] Je ris toute seule en pensant que j’ai invité la petite Fernande à écrire à Poucette à mon détriment. Elle va encore être émue de cet échange de bons procédés !! » Une habile confusion est également entretenue avec le « C », initiale commune à Cécile Pochon, amie rouennaise de Poucette, et à son confesseur. C’est le contexte et surtout l’enchaînement des paragraphes qui aident à déterminer la véritable identité.
70On peut imaginer que, dans la plupart des cas, Suzanne a compris les tropes lexicaux devant la renseigner, car la signification d’un énoncé dépend de l’appréciation de ses récepteurs. D’où l’on peut tirer la loi de décodage suivante : « Autant de déchiffreurs, autant de sens différents24 ». C’est ce qui entraîne, de temps en temps, une mise au point de Renée elle-même pour sa destinataire, qui interprète de travers des allusions trop voilées ou un nom qu’elle croit codé. Ainsi, en 1928 l’avertissement : « Ne va pas chercher midi à 14 heures. Quand je dis Melle Fernande c’est bien d’elle qu’il s’agit » nous fait penser que le déguisement de leur confesseur en une « petite Fernande » est déjà employé à cette époque par les jeunes filles. Elles s’embrouillent elles-mêmes : « Tu remarqueras que cette jeune enfant quoiqu’elle ait l’air de comprendre ne comprend rien. Elle croit que le qualificatif rouennais s’applique à l’aiglon — ! Je lui réponds en essayant de l’éclairer sur ce point ! — Mais en revanche je ne pige rien, moi, à son LV ? Tu y es toi ? — » (28 novembre [1930])
71Quant à nous, il n’est pas possible de percevoir tous les signifiants impliqués et tous les maillons constitutifs de la chaîne interprétative ; à la rigueur pouvons-nous attribuer correctement « rouennais » à l’abbé Carel et « l’aiglon » à l’abbé Girard. Il est cependant intéressant de relever les différents niveaux du décodage, qui fonctionnent comme une mise en abyme « interprétative ». Et l’on ne peut qu’être d’accord avec cette déclaration de l’auteure de L’Implicite : « il y a du vraisemblable interprétatif, mais point de vérités sémantiques absolues25 », même au premier niveau de récepteurs. Nous sommes en pleine « bathmologie » : ce jeu des degrés26 amuse beaucoup les jeunes filles.
72En fait, outre les surnoms, le cryptage se limite à l’emploi de certains mots, dans un sens différent de l’usage, qui ne touchent que le champ sémantique de la religion. La liste en est faite assez rapidement. Le plus utilisé est « la petite boîte » (ou « p’tite boîte ») c’est-à-dire le confessionnal, avec son dérivé « s’emboîter », et « l’emboîtement ». Dans le même registre et souvent associé : « l’eucalyptus » est plus difficile à cerner du point de vue du sens attribué par Renée. Elle raconte une conversation avec « le P. » et termine par : « mais tu vois l’eucalyptus ». Même chose en écoutant son curé au confessionnal : « J’ai failli rire, et j’avais sûrement l’eucalyptus ». Avoir « l’eucalyptus » peut donc signifier qu’on entend une chose et qu’on en pense une autre en même temps. Une sorte d’hypocrisie en quelque sorte. On cache ce qu’on pense à son interlocuteur qui ne peut comprendre les rapprochements ou les sous-entendus qu’impliquent ses paroles. Mais, ce n’est pas présenté comme une faute dont il faudra s’accuser à « la petite boîte », plutôt comme une complicité entre les demoiselles, vis-à-vis de leurs interlocuteurs masculins et religieux. Le « jus » se dit pour ce qui sort de leurs bouches, toutes catégories confondues, qu’ils soient séculiers ou réguliers.
73Renée use très souvent d’une expression onomatopée, qui par elle seule dit toute l’étendue de l’émotion et de ses répercussions physiques (le mal de ventre…), à la pensée de son passage en confession : « Ainsi fut fait, après la nuit habituelle, ou la ou la, et la p’tite boîte juste avant… » (23 novembre 1930), tandis que les formules latines « purgandi ventrum », « purgare ventrum », ou plus brièvement « purgandi », expriment en une seule tournure la cause et l’effet. Ces derniers exemples illustrent bien le point de rencontre entre ce que l’on peut appeler le « spirituel », pour les jeunes filles dont il est question, et les désordres physiques qu’il déclenche.
74On le voit, le travail à l’œuvre dans le lexique est relativement modeste, sans vrai problème de compréhension pour le lecteur, même si la motivation de ces longues confidences au sujet de « l’autre » lui reste obscure. En revanche, il est plus difficile d’évaluer la profondeur du caractère double de cette écriture, sens clair recouvrant une signification cachée pour les indiscrets, obtenu par une syntaxe qui omet systématiquement les référents, et qui touche par conséquent aux déictiques27. Cependant nous sommes toujours dans le cas d’implicites inscrits dans l’énoncé, dont la trace se lit, de préférence, en creux. Il s’agit du même but à atteindre : ne pas laisser « les infidèles », ceux qui ne font pas partie de la Congrégation, entendre à quel point la totalité du langage discursif échangé avec Suzanne est consacrée au lien avec l’Homme d’Église privilégié. Dans cette optique, la syntaxe aura la charge la plus importante, par rapport au lexique, celle d’avoir à masquer autour du verbe les complémentations, c’est-à-dire de lui supprimer le plus possible son rôle de prédicat28, sa fonction principale de désignation.
À l’œuvre dans la syntaxe
75Le degré le plus poussé dans ce sens est l’emploi des points de suspension pour éviter de terminer une phrase : « Je mange comme un ogre et dors comme un loir (sauf quand…) » (5 mai 1933). Renée écrit à Poucette de Toulon où elle se trouve en vacances chez son frère et sa belle-sœur en compagnie de Tante Angèle. Elle y séjourne pendant un mois et par conséquent se pose la question de la confession pendant cette période. Ou plutôt, la nécessité de celle-ci qui ne fait pas de doute : « Ce matin, comme je n’ai pas été en boîte juste au départ, et que d’autre part il fallait bien que je coupe le séjour ici, à un moment quelconque, je me suis emboîtée », mais bien celle de trouver un confesseur à la hauteur : « Dimanche j’avais repéré qu’une des boîtes avait une tête très bien et l’autre très très quelconque » ! Suit le récit détaillé de la stratégie adoptée pour tomber sur le bon confesseur et son échec, ainsi que le résultat : « Pour du jus innocent ça en a été !! Dire qu’il y a 99 personnes sur 100 qui préfèrent ce genre… . ». Mais surtout, ce qui éclaire les points de suspension de la fin de lettre est la remarque faite en passant : « Donc ce matin après avoir à peine fermé l’œil (intelligent) j’arrive très tôt là-bas. » La perspective de la confession empêche donc Renée de dormir « comme un loir » et motive ce récit détaillé, qui occupe une demi-feuille d’écriture, plus petite et plus serrée que ce qui précède et suit. Si l’on comprend bien cette pénitente, elle attend de son confesseur du « jus » qui ne soit pas « innocent » !
76Innocente, elle ne l’est pas lorsqu’elle joue les intermédiaires entre Suzanne et l’abbé Girard qui doit se rendre en Haute-Normandie. Et, dans une même phrase, l’omission du complément du verbe « dire », de l’adjectif possessif devant « commodité » ; l’emploi du pronom « on » à la place de « il », ou d’un nom propre, sont des stratégies du secret souvent utilisées par la signataire : « J’ai dit que Louisette voulait bien des visites soit déjeuner, soit dîner, soit coucher au choix et suivant commodité – et que si on ne pouvait trouver le temps d’écrire on pouvait téléphoner 32 Caudebec ». Si bien que le lecteur, qui ne rapproche pas ceci de l’annonce (cryptée) contenue dans la lettre précédente, ne peut comprendre de quoi il s’agit. La scriptrice peut généraliser la suppression de la transitivité des verbes, comme dans les exemples suivants : « Veux-tu dire de ma part que j’ai été très ‘confusionnée’ […] Fais mes plates excuses […] Tu pourras demander itou si […] Veux-tu expliquer aussi (j’ai oublié) que je n’écrirai pas à moins d’événement sensationnel — rapport que ce n’est pas nécessaire et pas agréable d’écrire à un mur. » Chacun des verbes est employé de façon intransitive alors qu’ils demandent un complément d’attribution « dire à », « faire des excuses à », « demander à », « expliquer à », « écrire à », et le seul complément final se sert d’une image qui transforme le récepteur de toutes ces commissions indirectes en un « mur » de silence.
77Ce principe d’une syntaxe sans référents entraîne également la suppression des pronoms et la nominalisation des phrases : « Hier : heure sainte – lecture du Christ de Papini, faite d’un ton pénétré – entremêlée de dizaines de chapelets – Bien dans l’ensemble – avait mis en forme sans doute, parce que ce matin – jus fort bien après la messe » alors qu’il ne s’agit que d’une personne responsable de toutes ces actions : le P. Ou encore : « J’aurais bien voulu raconter ton vague à l’âme mais y a pas eu mèche – », toujours le P. sous le complément du verbe « raconter », lui aussi sous le pronom « on », et comme complément du verbe « éviter » : « ce n’est pas que j’évite ni qu’on m’évite mais […] ». Autre stratégie de la suppression de la prédication : l’emploi de formes impersonnelles : « […] Ça n’a pas eu l’air de déplaire mais on trouve que […]. S’il y avait moyen on envisagerait plutôt […] ».
78Dans tous ces exemples, les contenus implicites sont inscrits dans la langue. Mais Renée use de toutes ses possibilités de manipulation, et par conséquent s’arrange pour faire des « sous-entendus » qui s’additionnent aux présupposés, comme par exemple dans : « Ai gardé ta lettre pour moi puisque tu me le demandais » signifie « je ne l’ai pas montré au P. », et plus loin « fugue sur le Mt Blanc » veut dire « je suis allé le voir au presbytère ». Ici, les moyens aussi bien lexicaux que syntaxiques sont mis en œuvre dans le procédé d’implicitation.
79Toutes les lettres de Renée sont pleines de ce brouillard référentiel couvrant exclusivement la sphère d’influence du personnage principal de la paroisse Saint-Martin. La rhétorique de la signataire est entièrement mise au service d’une confidentialité cristallisée autour de la spiritualité.
80Alors, quel rôle joue l’abbé Girard auprès de Renée Barbé pour remplir autant d’espace dans son univers personnel ? Ou bien, quel rôle Renée lui fait-elle jouer qui soit si important pour elle ?
81Pour répondre à ces interrogations, il nous faut maintenant examiner la question de la pratique religieuse chez les catholiques de cette époque, en relation avec l’individuation en marche à tous les niveaux de la société, ainsi que la position religieuse sur l’avenir des jeunes filles, le mariage et la « vocation ».
Le spirituel et l’intime
Un terrain de confusion
82La lettre du 27 décembre 1930 est une de celles qui peuvent un tant soit peu nous éclairer sur ce que demande Renée à son confesseur.
83Longue de deux pages, écrite à l’encre noire d’une écriture penchée, sauf pour les nombreuses citations, les marges diminuées au maximum laissent pourtant la place à une ou deux lignes sur les côtés droit et gauche des recto et verso des deux feuilles ! Nous sommes dans une formulation un peu plus explicite, qui n’écarte pourtant pas le sujet favori de la scriptrice. Le lecteur, au contraire, est noyé dans un long flot exhaustif (qui a peut-être à voir avec le bilan de fin d’année) où s’entremêlent tous les ingrédients épistolaires de l’intime.
84Pas de formule d’appel sur la première page où Renée ne laisse qu’un petit espace au-dessous de la date « Samedi 27 Xbre matin. ». Elle attaque directement : « Dernière lettre de l’année peut être mon Titi — À tout hasard je te souhaite la prochaine (année pas lettre) bonne et heureuse – avec beaucoup plus de joie que 1930. » Elle poursuit par des vœux tout à fait chrétiens et un peu solennels : « La principale des joies c’est bien celle qui vient d’En haut […] - Je prie le Seigneur, mon Poucet pour que tu […] — et puis […] — » Abrégeons, mais non sans remarquer que Melle Barbé peut sermonner sans médiateur, pour son propre usage et le plus grand bien de son amie…
85Les paragraphes suivants expliquent un retard dans « le calendrier implicite », font part des soucis domestiques et des conséquences sur l’humeur de TA. Au verso, après le « pétrin domestique », le « pétrin spirituel ». Il s’agit bien sûr de la visite du « P. », dont Renée se plaint n’avoir pas été suivie d’effet.
86Ce long développement dit clairement son désir de communier pour Noël et les difficultés liées aux conditions de son retour, un mois et demi après sa greffe. Elle doit rester allongée dans sa coquille de plâtre, et dépend de son entourage pour toutes les nécessités quotidiennes (les soins lui sont donnés par Sr Cécile). Même chose pour la pratique religieuse, où elle doit attendre la disponibilité et le bon vouloir de son curé. Ainsi « communier pour Noël » veut dire une visite suffisamment longue pour combiner confession et communion, ou deux visites.
87Deux pages et les trois quarts de la dernière sont remplies des détails sur ce sujet et donne un bon exemple de la façon dont Renée parle à Suzanne de ses relations avec l’abbé Girard. Ses deux thèmes favoris, ses frustrations à cet égard et son amitié envers Poucette, y sont développés abondamment, dans son style caractéristique. Les indices d’intimité y sont rassemblés : écriture sur deux feuillets, serrée dans « les coins » et plus petite, emploi du code, mélange des registres (sérieux, ironique, plaisant), association implicite d’un paragraphe à l’autre, succession du récit et du commentaire, paroles rapportées indirectement, et avec changement de graphie au discours direct.
88De plus, Renée s’appesantit sur chaque mot prononcé par son confesseur, relate chacune de ses attitudes, se complaît à noter ses changements d’humeur et se flatte de l’importance qu’elle représente à ses yeux, tout en manipulant le discours, afin de ménager la jalousie de son amie. Dans le même temps, on croit saisir une réelle demande qui dépasse « les quelques mots qui précèdent l’énoncé de la pénitence infligée au pécheur ». Pour cette jeune fille déjà mûre, cela semble constituer une forme beaucoup trop fruste de direction de conscience. Au xixe siècle, âge d’or du sacrement de pénitence, nous dit Alain Corbin, « [l]a plupart des ecclésiastiques, quelques jeunes filles et quelques femmes zélées, aristocrates ou bourgeoises pour la plupart, ainsi que certaines vieilles demoiselles installées dans le voisinage de la cure, bénéficient d’une direction suivie, personnalisée. » Mais il précise que ces privilégiés demeurent une minorité29. Cependant, l’aveu de la faute trace le chemin de la confidence, qui est aussi celui de l’intimité.
89Cette lettre laisse apparaître une relation d’échange entre l’homme d’Église et la jeune femme qui lui sert de secrétaire. Elle exerce, à l’occasion, le rôle de médiatrice entre le pensionnat, ses femmes, et leur curé. On voit bien, dans le récit plus que complet de Renée, que le prêtre a choisi une personne plus intelligente que la moyenne, fille d’un personnage important de la petite ville, pour se décharger de ses soucis et pour manœuvrer à obtenir un fonctionnement tel qu’il l’entend à l’école, grâce à l’intervention d’un tiers, ni dedans, ni dehors.
90De ce fait, Renée y trouve une évidente satisfaction, et se flatte de recevoir les confidences de cet homme, au bord de son lit. Mais, à part égale semble-t-il, elle lui demande d’exercer sa fonction de représentant de l’Église et de ministre de Dieu, qui vient entendre sa confession et lui donner la communion. Là-dessus, elle s’exprime plus volontiers en termes métaphoriques, alors qu’elle détaille et insiste avec désinvolture sur les passages du récit où elle se montre utile à la petite communauté paroissiale : « Je ne me suis pas privé de lui dire […] », « Ce brave Pasteur […] », « Maintenant je crois qu’il n’osera plus m’attaquer sur ce sujet » ; et n’hésite pas à rapporter des paroles qui la mettent en avant : « Oui, oui, ça s’arrange .. Renée est là. » On ne sait plus très bien qui manipule l’autre dans ce jeu d’aller-retour, mais ce savoir intradiégétique nous importe. Ce discours, qui articule un certain nombre de registres dans une confusion plus ou moins consciente, nous livre une relation de confidence. Ainsi, la lettre du 17 février exprime une réelle frustration de son auteure à l’égard de la conduite de la vie spirituelle, disant « avoir espéré le Paradis pour ces 2 mois ci ». Et à quelques lignes de là, elle ne peut s’empêcher de jouer le dépit amoureux en concluant : « Enfin ! dans 8 jours ce sera fini et mon départ sera toujours un bon débarras pour quelqu’un. — » !
91Toute la rhétorique épistolaire de Renée donne à penser qu’elle demande à « l’autre » une présence fréquente, des conseils spirituels de personne à personne, des orientations de lectures, mais aussi, un échange d’égal à égal sur les problèmes rencontrés dans le cadre de son ministère (relations avec la hiérarchie, la directrice de la pension, les maîtresses…), et même, sur la meilleure organisation de la paroisse, en particulier du patronage, sans oublier un avis sur les articles, paraissant dans le journal paroissial qu’elle corrige.
92La confusion entre relation amoureuse et relation spirituelle se lit avec le plus de netteté en 1930 et 1931, avec ses moments forts : « La visite d’hier s’est très bien passée – Un beau rêve quoi ! » (5 février 1931), ses crises : « […] Ne crois pas que je pique une crise genre Fernande… C’est très calme, mais c’est triste » (25 octobre 1931), et ses accalmies : « […] Et ta recommandation généreuse a fait un effet merveilleux. Te raconterai cela mais n’ai pas le temps tout de suite […] » (19 novembre 1931).
93Alors, de quoi est-il question ? Renée est-elle dupe de ses sentiments ? Et jusqu’à quel point ? Elle se montre pourtant très lucide quand elle exprime à Suzanne en quoi consistent les limites de la relation instituée entre elles et leur confesseur, peu après l’installation de cette dernière à Rouen, en novembre 1930.
94Avant de donner de longs passages de cette lettre, signalons d’abord qu’elle est tout à fait caractéristique de la « manière » de la signataire. Il s’agit du ton, de la structure, du lexique… avec une particularité qui réside dans la recherche du réconfort de son amie, ce qui concerne Renée ne venant qu’à la fin. Cependant, celle-ci n’envoie pas dire ce qu’elle pense et c’est en direct que nous percevons sa propre ligne de conduite dans les réflexions qu’elle propose à Suzanne.
95Comme pour l’ensemble de ses épîtres, la signataire commence par « l’accusé de réception » et renouvelle le pacte épistolaire à l’occasion :
Bonheur et chagrin en même temps, en recevant ta longue lettre hier soir – J’ai pu la lire, la relire et la re relire bien tranquillement. Mon pauvre petit chou je suis heureuse que tu racontes « le fond » à ta vieille Nette – mais triste de voir que tu ne remontes pas vite la pente… . Ce n’est pas de ta faute va, et je ne te le reproche pas ! C’était bien à prévoir et ce n’est pas au bout de 3 semaines qu’on peut espérer un changement total —
96Un des éléments du contrat entre les deux amies est la confidence sur ce que Renée appelle « le fond ». À l’occasion de son premier séjour à Berck, elle utilise cette expression pour répondre à l’étonnement de Suzanne : « Nous ne parlions guère du Ciel parce que nous y pensions ensemble. L’éloignement nous forcera à nous communiquer davantage ce qui se passe au fond de nous-mêmes ». Bien sûr, la jeune femme associe vie spirituelle et vie intérieure, et la suite de la correspondance confirme que les deux sont imbriquées dans leur formulation. Mais, et c’est là l’important, les sentiments éprouvés à l’égard du prêtre sont ceux que l’on doit éprouver pour Dieu, explique Renée à son amie :
Je vais te paraître dure. Mais, mets toi en face de la réalité : qui ou quoi regrettes tu ? — / Oui, c’était épatant, et ce n’était que logique d’en user avec bonheur – mais maintenant, où est le devoir ? - / Le Bon Dieu est le même partout – et c’est Lui qu’il faut chercher toujours – Lui, qui est plus près de toi parce que tu pleures – Lui qui est plus heureux parce que tu es malheureuse.
97(Nous ne sommes pas tout à fait dans le monde quiétiste, ici, comme pourrait nous le faire penser « Le Bon Dieu », puisqu’il faut expier la Faute en souffrant pour mériter le Paradis).
98Le pacte épistolaire se double de celui de l’amitié. Et envers Suzanne, cela consiste pour Renée, qui se dit et se sait sa « vieille Nette », à faire œuvre utile en l’éclairant sur ses sentiments et émotions, grâce à la plus grande lucidité que lui donne l’expérience. Du même coup, le lecteur contemporain apprend que la jeune femme fait la distinction pour elle-même, et qu’elle n’est pas dupe de ses attentes et de sa frustration quant à l’abbé Girard. Elle peut se permettre d’ajouter, pour enfoncer le clou : « Tu n’as pas de raison avouable de souffrir. » Ce qu’elle hésite d’autant moins à faire qu’elle s’inclut dans le « nous » qui ne doit pas demander plus que ce que « l’autre » peut donner : « Comment veux tu mon chéri que son temps passe en lettres ? Tu sais très bien que ce n’est pas possible et nous30 devons le comprendre – Je ne ‘nous’ estimerais pas si nous exigions plus – » (Elle a l’occasion de récidiver une mise au point de ce genre le samedi 21 mars 1931 : « Je m’accuse d’avoir souri – à l’eucalyptus – en te lisant : les fenêtres sont grandes ouvertes.., nous avons été à St Wandrille… il fait beau beau et tu te lèves… que de promesses ! Il faut remercier le bon Dieu de faire des heures comme celles là. — — Dis donc, mon Poucet innocent et hypocrite tout à la fois, n’aurait-il pas été plus exact d’écrire : il faut beau, beau, tu te lèves et j’ai une lettre pastorale… — etc. — ?? ?31 »)
99Mais quoi qu’elle en dise, Renée ne se situe pas exactement à la même distance du Pasteur que son amie, à qui elle l’a fait comprendre à l’occasion. Ce qui ne l’empêche pas de mettre à profit son discours pour elle-même et de le dire à Suzanne : « Et voilà ce que je voulais partager avec toi – Peut-être aussi ce qu’égoïstement je voulais écrire tout simplement pour me le faire entrer dans le crâne » confesse-t-elle le 19 octobre de la même année.
100Il est intéressant d’observer, dans ces pages du mois de novembre, l’enchaînement de quatre paragraphes dont l’association fait se rapporter la peine exagérée de Suzanne à quitter Saint-Martin et son curé avec son avenir :
Je reviens à ta peine – qui me poursuit tu sais — Pourquoi donc ne penses tu pas qu’au point de vue avenir votre installation à Rouen t’offre la possibilité d’avoir une vie beaucoup plus indépendante – et qu’au fond tu pourras [t]’installer où tu voudras – Être une Olga – évidemment cela a l’air un peu fou à 1re vue, mais on n’est pas forcé de l’imiter complètement et dans cet ordre d’idées tu as le droit de faire des projets.
101Cela pourrait se traduire comme ceci : « En faisant des études aux Beaux-Arts, tu peux penser gagner ta vie et faire comme Olga, c’est-à-dire donner des cours de dessin dans une école », mais ne pas « l’imiter complètement » signifie ne pas se montrer aussi libre sur le plan sexuel. Ce sens est donné par le lien avec le paragraphe suivant, qui poursuit sur la possibilité du mariage de Suzanne : « Et puis mon petit, tu te marieras très vraisemblablement. Alors qu’est ce que cela peut faire que tu partes de St Gervais ou de St Martin ? Avoue qu’à ce moment là tu te diras que ce grand chagrin était une folie. » L’égalité, ainsi constituée par Renée, entre « chagrin » et « folie » dit assez qu’elle perçoit un attachement qui va au-delà de ce qui est permis par la vie d’une paroisse. La déviance que pourrait représenter un attachement « fou » pour son curé semble avoir son modèle à Laigle en la personne de G., ce qui lui fait ajouter encore, pour en montrer l’impossibilité à Suzanne :
Encore une idée que je te demande pardon de te soumettre parce qu’elle aussi est un peu dure – mais… c’est le fond qui sort entre nous deux : si nous étions libres, oui ou non, serions nous aussi folles que G. – aussi folles et aussi dangereuses ? — Si oui nous nous dégoûtons. Si non, eh bien, l’âme en haut ! – et ce n’est pas tant pis s’il faut un peu piétiner sur son cœur.
102Ici, l’écriture épistolaire joue un rôle qui se rapproche de celle d’un journal intime. Toutefois, contrairement au diariste qui écrit en solo sans se soucier de l’intervention d’un regard étranger, l’épistolier attend « comme un choc en retour à ses soliloques, une évaluation, assentiment ou condamnation. » L’intersubjectivité est toujours à l’œuvre dans la lettre, « processus par lequel le sujet se produit, en prenant acte de la présence et du poids d’autrui dans la constitution de son identité32 ». C’est la richesse de cette correspondance à une voix d’exprimer, directement et largement, que l’échange dans cette amitié, pris entre « mêmeté » et « ipséité », consiste en une construction de soi. Il est clair que Renée réfléchit en même temps pour elle et pour Suzanne, qu’écrire lui permet de mettre à distance ses propres sentiments, en les exposant au jugement de son interlocutrice. Dans cette problématique particulière à l’auteure, il convient maintenant de prendre en compte un nouvel élément qui sous-tend le monde socio-culturel dans lequel vivent nos jeunes filles.
103Au regard des réflexions faites par Renée, nous sommes ici au cœur d’une confusion essentielle, qui a une certaine importante dans le milieu auquel nous avons affaire, parce qu’elle a servi, depuis l’âge romantique, à faire hésiter nombre de jeunes filles entre le mariage et l’entrée en Religion. L’Église a introduit l’intimité et la confidence dans la recherche du spirituel. Le rapport avec Dieu, pour ceux qui se veulent de vrais chrétiens, ne passe plus par l’extériorité et le faste des manifestations. Désormais, à travers le lent mouvement des comportements, un nouvel équilibre, dans lequel le rationnel prend le pas sur le pulsionnel, s’est imposé à toute la société. Pour Norbert Elias, la société de cour, au xviie siècle, a doublé l’action civilisatrice de la Réforme catholique. Ainsi, la curialisation des usages, associée à la normalisation religieuse, a entraîné la répression des affects, avec un sens nouveau de la pudeur, une intériorisation des émotions et un goût développé de l’introspection33.
104Pour ce qui nous occupe ici, à savoir le rapport entre morale et religion, conduite personnelle et comportement social, identité et culture, il est important de rappeler que le « procès de civilisation » de l’époque moderne s’est largement effectué à travers les réformes religieuses. D’une part, la Réforme catholique a réussi à imposer la régularité et l’universalité des pratiques élémentaires de la confession pascale et de l’assistance à la messe dominicale, en déterminant, par là même, une identité « où la répétition des mêmes gestes incorpore en chacun une immédiate conscience d’appartenance34 ». Il en a résulté un repère essentiel, qui permet de donner sens au monde et à l’existence. Et l’on peut considérer comme une réalité anthropologique, avec Alphonse Dupront35, la culture fondamentale émergente de la religion populaire. Cela explique que dans l’Ouest français (caractérisé par un clergé important et souvent « natif », ayant su intégrer certains rituels enracinés, et valoriser dévotions publiques et gestes collectifs), la résistance à la laïcisation a été plus forte, au moment de la déchristianisation radicale de l’an ii. D’autre part, cette même Réforme catholique a divisé l’Église en son sein, dans la lutte contre l’ennemi commun, le protestant. Les curés jansénistes, dans leur intransigeance doctrinale, accélèrent et désignent « l’infranchissable distance qui sépare le christianisme des clercs et la religion des peuples », ce qui ne pouvait que provoquer le heurt entre deux manières de vivre la relation au divin36. La dissociation, entre l’expérience populaire du sacré et la définition par l’institution des pratiques permises et des règles obligées, se présente, surtout dans les diocèses du Bassin parisien, comme intolérable, et entraîne au xviiie siècle la laïcisation de nombreuses paroisses françaises.
105Cette opposition, entre compromis dévotionnels de type jésuitique et intransigeances sacramentaires jansénistes, me semble opérer sa tension dans les réflexions et la pratique des catholiques de la paroisse Saint-Martin à Laigle. Elle peut se lire dans plusieurs passages des lettres de Renée Barbé. Ainsi, lorsqu’elle compare la posture spirituelle du prêcheur d’une retraite à celle de son curé :
Effectivement il ne tombe jamais dans la question sociale et l’autre a eu du mal à digérer cela. Surtout parce qu’il a peur que certaines personnes (Melle Marais, Mme Duval par ex) disent : « ah ! au moins, celui-là il prêche la vraie religion » etc… commentaires que tu devines – Mais ce dont le P. ne se doute pas c’est que ce n’est pas seulement le cri du cœur de ses ennemis mais aussi celui des gens qui l’aiment et le comprennent bien37 – …
106Et Renée de poursuivre, avec ce qui fait se joindre sa réflexion à la nôtre, « [u]ne fois de temps en temps, qu’on parle de doctrine – et de religion individuelle, c’est au moins utile – et j’espère vraiment que la retraite aura fait du bien. » (29 mai 1932)
107Dans cet extrait, la position de la signataire se rapproche d’une certaine rigueur et d’une exigence personnelle face à la spiritualité. Ce que confirment ses lectures, exclusivement religieuses. Toutefois, la manière dont on a vu Renée exprimer son manque vis-à-vis de « l’autre », comme ce qu’elle pointe chez Suzanne, à propos de son chagrin de le quitter ou du bonheur d’en recevoir une lettre, est, me semble-t-il, le lieu où siège la confusion entretenue par les religieux, dans la mesure où tous sont des hommes. Cette confusion réside dans les mots et, partant, dans l’imaginaire qu’ils désignent. N’y a-t-il pas une certaine perversion (plus ou moins maîtrisée de la part des prêtres), à agir sur des jeunes filles – par la parole chuchotée, murmurée dans le secret de la confession, dans le rapprochement des visages qu’une seule grille sépare, dans l’intimité créée par l’obscurité de la boîte fermée par des rideaux – en appuyant sur ce point, à ce moment de la vie où le mot « cœur » se « com-prend » le plus totalement ?
108Dans ces lettres, qui restituent en priorité les paroles dites par les trois curés choisis par Renée et ses amies, l’excitation que l’on perçoit à toutes les lignes, dont on peut faire, sans effort aucun, la traduction en termes équivoques, l’abondance des images « liquides », la permanence du registre du sentiment amoureux, tout concourt à montrer le ressort sur lequel est tendue l’énergie déployée par ces jeunes filles, à l’âge où une vie sexuelle aurait pu être active depuis longtemps, si ce n’était la stratégie matrimoniale de leur milieu, laquelle ressortit toujours à la préférence donnée au mariage tardif.
109La confusion sur le mot « amour », dont la polysémie permet à chacun de trouver des échos qui résonnent en soi, a son origine dans l’emploi réservé qui en est fait, dans l’ancienne doctrine catholique, pour désigner l’amour de Dieu. L’Église, et par voie de conséquence, la société laïque, distingue l’amour « chrétien » de l’amour « naturel » ou « humain », l’un supérieur à l’autre. De plus, pour ce dernier, une autre hiérarchie est faite entre « l’amour de concupiscence » et « l’amour d’amitié », celui-là étant mauvais et celui-ci meilleur, mais non point totalement bon, puisque quelquefois excessif et entraînant à la jouissance.
110Au xxe siècle encore, la recherche d’un plaisir égoïste est condamné par les théologiens, comme contradictoire avec le véritable amour conjugal. Mais ils reconnaissent à « l’amour de concupiscence » une certaine légitimité, puisqu’il permet l’union charnelle des époux, manifestation physique du lien conjugal donnant la vie. Pour les Pères de l’Église, le coït n’est pas l’amour, dans la mesure où, selon les concepts antiques, celui-ci est uniquement recherche de plaisir. C’est pourquoi l’accouplement conjugal devait être non un acte d’amour, mais l’accomplissement d’un devoir, celui de la procréation. C’est dans ces termes qu’il faut comprendre l’exigence de la dette conjugale38.
L’invention des sentiments
111L’évolution de la représentation du concept d’amour et ses conséquences sur l’institution du mariage nous amène à repenser ce qui paraît évident aujourd’hui, à propos des sentiments. Il va sans dire que ceux-ci ont toujours eu existence dans les êtres humains. Mais la question qui se pose ici est celle de leur extériorisation, de leur valeur et de leur expression. En effet, Jean-Louis Flandrin nous explique que les sentiments n’existent, pour une société, qu’à la mesure de l’attention qu’on leur porte, cette dernière étant tributaire, à son tour, du lien de dépendance des personnes entre elles. Ainsi en va-t-il des mauvais sentiments envers sa famille, dans l’Ancienne société, dont tous les membres sont liés indissolublement. Tandis qu’au contraire, l’on déplorait les excès d’affection et d’attachement, supposés provoquer toutes sortes de désordres et perturber la vie de la maison. Dans l’excès ou le manque, on accorde de l’attention à ce qui doit attacher les individus entre eux, et à l’époque, c’est la famille, dans le sens large où on l’entendait alors, qui joue ce rôle.
112Les divers changements dans l’organisation de la société française, qui tend à distinguer la sphère privée de la sphère publique, ont entraîné un certain nombre de différenciations, comme par exemple celle qui a fait accorder une autre place à l’enfant dans la famille, à la fin du xviie siècle et au xviiie siècle39. L’amour de Mme de Sévigné pour sa fille, exprimé à la fois par la quantité des lettres envoyées de l’une à l’autre, mais également qualitativement par le « discours », est encore considéré par elle-même et ses confesseurs comme concurrent de l’amour que l’on doit à Dieu. Et l’on voit qu’en 1930, se montrer trop attachée à une amie, mais surtout en exprimer la teneur par des mots et, qui plus est, des mots écrits et « adressés », active de la part des proches une attitude (au moins dans ce que nous en percevons à travers les lettres), qui s’apparente à celle de l’Ancien Régime. Une correspondance trop intime est l’indicateur d’un attachement excessif pouvant empêcher l’établissement matrimonial de Renée et de Suzanne, et cela d’autant plus, si elle est établie avec leur curé. La réalisation des sentiments par la médiation de l’acte scriptural40 devait donc être combattue comme entrave à leur avenir social.
113C’est pourquoi il est important de montrer, ici, l’évolution du concept d’amour, ayant abouti à l’invention du sentiment amoureux comme dimension indispensable au mariage. Au xxie siècle, c’est la seule motivation admise du choix d’une vie sexuelle à deux. L’on s’accorde à penser que l’amour, justifiant seul l’union charnelle prolongée entre deux personnes, est une invention du milieu du xxe siècle, dans laquelle l’Église a joué un rôle important. Déjà au Concile de Trente, le mariage est déclaré valide par l’institution religieuse, uniquement s’il y a consentement de la part des futurs époux. Mais dans son désir de réunir à tout prix mariage-procréation et toute sexualité, cette institution a contribué non seulement à l’augmentation du nombre d’enfants illégitimes ainsi que des abandons, mais encore, pour les chrétiens convaincus, à faire un transfert obligé du contenu du mot amour, de Dieu à l’époux (confusion entretenue par le Cantique des Cantiques : s’agit-il d’une métaphore de l’amour, d’une vraie femme ?…). Par le sacrement de mariage, sa vie avec un homme prendra pour la femme, tout particulièrement (en raison de sa dépendance juridique dans cette alliance), ce même caractère de sacralisation que celui des religieuses à l’égard de Dieu (déclaré « l’époux » au moment de la profession), alors qu’auparavant il s’agissait avant tout d’un statut social. Ainsi, de consentement, est-on passé à « inclination », puis à « entente », qui a amené les époux petit à petit vers l’amour… où se mêlent concupiscence et amitié, et dont on ne peut savoir lequel engendre l’autre, comme la poule de l’œuf.
Une « écriture de la transition41 »
Le jeu de la Congrégation
114Cependant, le choix de vie de nos jeunes (?) filles peut être considéré comme le résultat d’un ensemble de conditions personnelles, sociales, économiques… dans lequel la « mise en scène de la Congrégation » joue le rôle d’espace imaginaire, qui permet à Renée et ses amies de penser leur avenir sans renoncer à leur communauté d’esprit, ni à ce qu’elles nomment « recherche spirituelle ». Ce jeu, comme les surnoms, a commencé avant la correspondance suivie entre Renée et Suzanne. Loin de ses amies, Nette « méditant sur l’organisation future » du petit groupe, le 5 décembre 1930, imagine : « Von fait la cuisine paraît-il – et moi quoi t’est-ce que je fais ? Si la seule source de revenu nous vient de Poucette-Olga j’ai peur que la cuisine manque d’aliments… ». Mais la difficulté réside surtout dans leur dispersion. Les « chères consœurs » ne traduisent pas toujours « certain speech enthousiasmant » de leur « prédicateur intermittent » de façon claire à la malheureuse Supérieure, isolée sur son lit de douleur. La réunion du trio s’avère à peu près impossible, malgré les calculs faits par Renée qui s’exclame :
Alorsse la réunion de la C. des f. de St P. est remise aux Calendes Grecques ? C’est rudement embêtant cette histoire là et je ne vois pas le moyen d’arranger la chose – à moins que tu puisses venir le lundi. Car même en admettant que tu arrives le mardi, et qu’Yvonne ne parte que le mercredi vous ne pourriez vous voir que le matin. Et je ne sais si Von peut retarder au mercredi.
115Le comique de cette combinaison des jours de la semaine est certainement un effet « à retardement », mais montre l’importance de ce groupe d’amies pour celle qui, allongée dans sa gouttière, attend leur visite. Lorsque Renée sermonne Suzanne à propos de son grand chagrin inavouable, elle finit disant :
Je n’aime pas du tout ma petite chérie ce ton de prêcheuse que je prends avec toi et Ste Nette se demande si elle est ridicule ou si elle est odieuse… . C’est votre faute à tous les deux et je vous en rends responsables devant le Très Haut ! Heureusement que Von et toi avez bon caractère car ce serait un truc à mettre la pagaille dans la Congrégation —.
116Les implicites de cette citation inscrivent – en creux – l’existence de leur Communauté fictive par rapport à l’abbé Girard. On ne comprend « à tous les deux » qu’en référence à ce qui motive le sermon ; et la réflexion sur le « bon caractère » de « Von et toi » sous-entend que l’estime du P. pour la « sainteté » de Nette pourrait rendre jalouses les autres « sœurs »… Le jeu de la Congrégation n’en est donc pas tout à fait un : il permet de prendre au sérieux le lien spirituel qui réunit les trois jeunes filles à leur curé, ce qui justifie les circulaires, le mouvement tournant qu’elles font subir à ses sermons, et le partage de ses lettres. En même temps, comme tout espace symbolique, il favorise le « jeu » entre le moi réel et le moi qui « s’imagine ».
117L’écriture de la lettre suscite « un décentrement, un changement de la perspective de soi sur soi en vue de l’exposition à l’autre42 », mais dans une même dynamique, les circonstances de la vie quotidienne entraînent Renée à accomplir le travail intérieur suffisant pour arriver à la maturation de ses sentiments et à leur éclaircissement.
118La maladie et ses conséquences, en particulier l’allongement et l’éloignement du pôle familial et paroissial, ont joué ce rôle de distanciation dans tous les sens du mot. Sur les trois années de correspondance, il est clair que l’expression des émotions dominent, souvent de façon métaphorisée : « je me suis transformée en fontaine aussitôt » (17 février 1931), « ça s’est terminé par un déluge hier soir » (22 février 1931) ; ou bien elle remarque qu’elle n’est pas si « humide » que cela d’habitude… « je me transforme en Madeleine éplorée tous les soirs en pensant à toi » (7 janvier 1931). L’univers religieux engendre lui aussi l’expression métaphorique du liquide, particulièrement dans le domaine de l’alimentaire. Renée parle de « nager dans la sauce liturgique », reçoit les sermons des curés comme des « jus » (« Le bulletin de la Ligue annonce un jus de l’Abbé Polet » (15 décembre 1933), ne veut pas « allonger la sauce » de sa lettre… et en cela elle ne fait que reprendre le rapprochement classique de la parole comme ce qui « coule » de « source »… divine… . Un de ses désirs les plus ardents est donc d’y boire directement, ce qui n’est pas si facile pendant sa période d’allongement, on l’a vu.
119Le corps est bien le siège de la réception des émotions si l’on en croit les termes pour dire son inquiétude : « je me fais de la bile en te sachant avec ce vague à l’âme » ; ou sa lassitude des visites « j’en suis ahurie » ; ou encore le désir de se confesser « ça me chatouille vu le ratage si idiot de la semaine dernière ». Elle « encaisse » les scènes de Tante Angèle, « ne tique pas » lorsqu’il faut être discrète, ressent de l’« énervement dans les tibias » mais ne bouge pas, envie les gens « qui ne se bourrent pas le crâne », et plaint ceux qui « se montent le bourrichon » ou qui cherchent à « se mettre dans le moule », se demande si Von est « piquée », et évite de se « refrotter » à une entrevue avec le curé. Et elle « se roule » ou « se gondole » de rire quand les circonstances s’y prêtent… se rassure de savoir que Suzanne va « pouvoir [s]e dégonfler avec Von », en lui confiant ses difficultés à dire oui ou non à la proposition de mariage avec « CDB ». Tandis que quelques jours plus tard, prévoit ce qu’il y aura d’« empoisonnant » à supporter les félicitations des gens du « patelin » à l’annonce de ses fiançailles.
120Dans toutes les lettres, ces expressions reviennent régulièrement, avec une plus grande liberté quand l’épistolière est en forme et se réjouit pour une raison ou pour une autre. Parce qu’elle vient de recevoir une visite, la communion, la nouvelle de son opération ou qu’elle a fait ses premiers pas… C’est lorsque l’humeur de Renée est « rose » qu’elle accumule les images, les déformations de mots ou de phrases, les surnoms ou les mots codés. À travers cet espace confidentiel, on suit l’évolution de sa maladie, depuis le diagnostic des médecins sur son cas, en passant par l’attente de l’opération, jusqu’à la remise debout et son retour en convalescence dans le monde des bien portants, dont elle ne se considèrera jamais tout à fait partie prenante. Et exactement dans le même temps, et par les mêmes mots, le lecteur lira les changements d’attitude, de comportements et de représentation de sa posture spirituelle, qui, d’abord axée tout entière sur la personne de l’abbé Girard, va se transformer peu à peu, en se décollant de ce seul confesseur, en se distanciant, pour devenir de plus en plus autonome.
121Ainsi, la confusion entre le sentiment religieux et l’émoi provoqué par le rapprochement dans l’intimité va pouvoir s’estomper et peut-être disparaître.
Un célibat religieux
122La maladie favorise le travail intérieur, et après le premier moment de désarroi, en juin 1930, la jeune fille va faire de sa situation d’allongée une manière de méditation spirituelle, aidée par la récitation du chapelet, la lecture de livres pieux ou de prières, et par l’écriture de certaines lettres au « P. » et à Suzanne, cherchant à faire de sa vie un exemple et un apostolat.
123Comme elle le dit à plusieurs reprises, Renée Barbé prend son mal de Pott comme une épreuve que Dieu lui envoie et entend bien s’en montrer digne. Mais « À Laigle c’était très facile de dire oui au Bon Dieu à ce qu’il demandait – mais à Berck !! » elle se voit faible, bien qu’elle en ait : « je suis furieuse aussi que cela se traduise cinquante fois par jour par une montée de larmes. » Déjà le 16 juin, pour répondre à Suzanne qui lui avait fait la morale, elle tient préciser : « Ne crois tout de même pas ma Poucette que je refuse à Jesus le oui total. ‘Oui’ ce n’est même pas assez et je n’ai pas cessé de lui dire ‘merci’. L’acceptation ou plutôt le remerciement est dur maintenant, alors qu’à Laigle il était facile, c’est la seule différence. » Et encore, le mercredi 15 octobre, alors que Monsieur Barbé a reçu la légion d’honneur peu de jours auparavant : « J’ai le cœur lourd mon chéri, oh ! si lourd – L’Amen était trop facile à dire quand il ne s’agissait que de trouver l’allongement à mon goût – je m’aperçois aujourd’hui (et je m’en doutais d’avance) qu’il n’y avait pas le moindre mérite — / Amen loyal – oui toujours – mais ni lumineux, ni fier, ni joyeux —. » Il semble donc que l’éloignement réussisse à Renée et qu’elle y puise une force morale et spirituelle à la mesure de ce qu’elle cherche à atteindre.
124Afin d’éviter que le mal progresse, Renée est d’abord maintenue allongée dans une gouttière pendant six mois. Et, pour la guérir, les médecins vont tenter une greffe, espérant la voir debout trois ou quatre mois plus tard. Elle réaffirme sa foi au moment de l’opération : « […] ‘Fiat’ en effet mon chéri. C’est si facile à dire quand on aime bien le Bon Dieu. Je t’embrasse fort fort mon petit. » Subie le mardi 3 novembre 1930, sous anesthésie locale par péridurale, le récit en est très vivant et assez surprenant. À l’époque, seul le Docteur Calvé procède ainsi à Berck. Dans le même temps et pour honorer un pari « sans enjeu » avec le chirurgien, la jeune fille écrit à son père43 et affirme trouver « réjouissant de les voir et de les entendre (3 docteurs, 1 doctoresse, 3 infirmières, 1 infirmier !!) autour de moi, de les suivre, de parler avec eux aussi tranquillement que s’il s’était agi de charcuter un macchabée », et précise : « À part les 8 Berckois dans la salle d’opération il y avait une foule d’Aiglons (tu es aiglonne encore dans la circonstance) à côté de moi, c’était tout à fait épatant. Et puis il y avait aussi le Seigneur et avec lui chaque coup qui me faisait mal se supportait très bien – si bien que j’avais l’air d’avoir un cran formidable qui n’était qu’un abandon confiant — et la confiance aussi dans un tas de gens que j’aime bien et qui priaient pour moi — »…!
125Mais il s’en faut encore de plusieurs mois pour que l’émotion, causée par les paroles du Pasteur, ne la chamboule plus aussi totalement.
126Cependant, la maladie de Renée l’oblige à réfléchir sérieusement sur son avenir. Et si l’on constate un certain mysticisme grandissant chez elle, peut-être confondu avec son goût de la solitude et de la méditation, il n’en reste pas moins que sa préférence manifeste pour la gent masculine aurait pu la faire pencher pour la situation matrimoniale. On constate au contraire le développement d’une conception des choses plus « singulière ». Comme elle a éclairé son amie sur ses sentiments à l’égard de « l’autre », elle lui fera part, à Berck, de ses réflexions au sujet des rapports entre les jeunes gens et les jeunes filles, continuant, dirait-on, l’éducation de Suzanne à la vie hors du cercle familial.
127D’abord, pour ce qui est de l’attirance de Mademoiselle Barbé envers les hommes, il en a toujours été ainsi : « Tu m’as peut-être déjà entendu affirmer mes préférences dans ce sens… ce n’est pas nouveau ! » et seule fille parmi ses frères et père, on le comprend fort aisément. « Mes sympathies vont plutôt aux petits jeunes gens ! Faut il que j’aie l’esprit mal tourné… » parce que « les discours masculins sont moins ennuyeux que les ronronnements ou les éclats de rire féminins ». Et de corroborer ses préférences par le portrait « d’un jeune homme » près de qui elle était sur la plage « bien portant, brun et fort, sportif ». Le « (sois tranquille : 18 ans) » indique que, dans l’esprit des deux amies, ce goût pourrait amener à un projet matrimonial. Elle continue sur un camarade de ce jeune homme qui « [lui] rappelait beaucoup Fry », le petit frère de Poucette. « Un autre »« a l’air bon gosse » et « 2 voisins dans la salle, ont l’air très bien élevés – et ils font des mots croisés ! ». « Bien gentil », « bon gosse » et « bien élevés » sont les qualificatifs qui entraînent la sympathie de Renée tandis que « les jeunes filles ou j. femmes… . » ne sont peut-être « pas méchantes » mais « passent leur temps à se poudrer et à se mettre du rouge »… Il est clair que Renée préfère discuter et plaisanter avec ses voisins de salle, puisqu’elle a la chance d’être au milieu et de se trouver, de cette façon, à l’intersection des jeunes filles et des jeunes gens, avec des voisins masculins.
128Après la visite de Suzanne, au mois de septembre 1930, Renée lui donnera exclusivement des nouvelles des jeunes gens, et en particulier de Maurice Holley, leur préféré. En conclusion d’un récit des exploits de ce dernier, comme organisateur de révolte contre l’autorité, qui ne se « dégonfle » pas, elle assure : « Dommage que je ne sois pas un garçon je n’aurais pas laissé tomber. » Ce n’est ni la première, ni la dernière fois, que Renée se désolidarise de son sexe. Et depuis que son amie a fait connaissance avec les résidents de la Villa Sylvia, il ne se passe pas de lettre qui n’évoque, d’une façon ou d’une autre, le voisin de salle derrière la cloison : M. Holley. À la veille de son opération, raconte-t-elle, ce dernier « s’est engagé à me chanter ‘Reviens veux tu’ autant de fois que je voudrais » en souvenir de « la musique de Berck Ville qui nous avait fait tellement rire […] la veille de sa greffe ».
129Tant et si bien que, lorsqu’au printemps suivant Renée revient à Berck retrouver sa « verticale », elle précise : « Mr Holley trotte comme un lapin. Je l’ai vu à la villa la semaine dernière et sur la plge hier – et aussi après la messe — Mais finies les parlottes de l’an dernier – Nous sommes forcés même de faire attention aux rencontres pour ne pas déchaîner les commentaires !! », Suzanne va s’accrocher à cette phrase et faire dire à son amie de quoi est faite sa relation avec ce jeune homme. À travers les reprises de ses questions, on devine qu’elle avait certainement pensé à une union possible entre les deux anciens « allongés ». La réponse est nette :
Pourquoi je fuis Mr Holley ? Fuir n’est pas le mot. Il est venu me voir dans ma chambre, sur la plage, dans la cour et dans la salle. J’admets le tout. Mais lorsqu’il m’a demandé44, très gentiment si je consentirais à sortir avec lui un jour où il aurait une voiture je lui ai répondu nettement non. Avec l’explication par-dessus le marché parce que j’ai justement assez d’estime pour lui pour parler franchement. Ce n’est pas que je me croirais perdue par une ballade. Je ne doute ni de lui ni de moi en la circonstance ! mais aux yeux des autres que veux-tu ce serait du flirt aussi bien que pour n’importe quel autre « couple » de la Villa. — D’autant que nos goûts identiques pour la solitude nous faisaient toujours remonter dans nos chambres l’an dernier – D’autant aussi qu’il revient plus à Sylvia depuis que j’y suis.
130Renée reconnaît ainsi une certaine relation privilégiée avec Maurice Holley, peut-être due à leurs « goûts identiques », mais en précisant qu’elle ne veut rien de plus, et le signifier aux « autres » (ainsi que peut-être au jeune homme en question par la même occasion), elle indique à Suzanne qu’elle a choisi une autre voie.
131Attitude et choix ne devaient être clairs que pour elle-même. En effet, à la fin de l’année 1931, Renée devra décourager le jeune homme dans son idée de développer une relation plus approfondie avec elle, et de cultiver des espérances quant à un établissement matrimonial possible. À cette occasion, elle fait part à Suzanne des réflexions de son confesseur à qui elle a parlé « en vitesse de l’histoire H. » Lui, pense que cela était « inévitable » et elle, est persuadée de pouvoir « enrayer la chose avant qu’elle aille plus loin – alors que lui dit que non – on verra » (19 décembre 1931). Il semblerait que l’abbé Girard ait été plus réaliste que Renée, puisqu’au mois de septembre de l’année suivante, elle en est encore à écrire à « M. H »« […] en mettant les points sur les i » (28 septembre 1932)… C’est que, même si elle préfère l’amitié des hommes, elle envisage un autre avenir que le mariage. Sa maladie, son attirance pour une piété de type mystique, tout en intériorité, son goût de la solitude, entraînent cette jeune femme vers le choix du célibat religieux plutôt que vers la conjugalité, alors même que sa situation de fille de libre penseur, à qui elle ne veut pas faire de peine, lui pose un problème de conscience. En cela, elle se place dans la lignée la plus pure de l’Église catholique, qui considère le don total à Dieu comme la meilleure voie pour atteindre le salut.
132Cependant, elle en est encore loin en 1932, lorsqu’elle confie à Suzanne : « Je me demande comment je l’ai laissé échapper vis à vis de toi – toi seule45 – C’est une telle obsession que j’aime mieux au moins ne pas en parler. L’obsession ne pourrait qu’augmenter il me semble » (5 juin 1932), tout en lui expliquant que ce secret ne doit pas être éventé parce que « on » et « l’Aigle46 » pourraient ne pas être d’accord sur cette question. On voit donc qu’à cette date, la jeune femme se sent encore dépendante, dans ses choix et sa vie spirituelle, vis à vis de ses directeurs de conscience.
133Ainsi, Renée aurait aimé entrer dans les ordres. Mais lorsque après la mort de son père en 1942, elle est libre d’entreprendre le grand « départ », elle dit clairement à Louisette, devenue sa confidente et correspondante régulière : « […] depuis 12 ans je suis bien forcée de reconnaître qu’en admettant que je puisse me mettre dans la moule moralement je ne pourrai pas m’y mettre physiquement. » Son mal de Pott avait commencé douze ans auparavant…
134Tandis qu’en 1932, où l’on constate beaucoup d’agitation matrimoniale autour d’Yvonne et Suzanne, elle joue encore le jeu de la Congrégation en se résignant à le faire seule : « Toute permission t’est accordée » dit-elle à Poucette « avec la bénédiction par dessus le marché de la pauvre supérieure sans communauté » (9 octobre 1932). Mais en même temps, elle ne se départit pas de son attitude pédagogique en donnant son avis et sa conception de l’alliance chrétienne avec un homme, au fur et à mesure des présentations et des réflexions de ses deux amies sur ce sujet. Il est, d’ailleurs, assez surprenant de constater une certaine pertinence dans ses conseils et ses objurgations à Suzanne.
135Car, l’espace de la lettre permet à l’identité de se construire par un discours qui contient (parce qu’il tient compte) – dans l’acte d’émission même – la présence entière du destinataire, grâce au va-et-vient de ce dialogue différé47.
La conjugalité
136D’après ce que laissent apparaître les lettres de R. Barbé sur sa représentation du mariage, on entend clairement qu’elle suit la conception chrétienne du sacrement, dans l’idée du libre consentement de chacun, sans qu’il soit question d’amour, mais plutôt d’entente. Elle va jusqu’à s’inquiéter du peu d’enthousiasme d’Yvonne qui « est en occupations sérieuses » et qui « ne s’y précipite pas tête baissée, elle est même très mal disposée. Il est trop grd et trop blond, et habite Paris. Paraît que c’est presque rédhibitoire » (27 novembre 1932). C’en est au point que « [t]out le monde brûle sauf Von qui reste froide et a mal au ventre en attendant la seconde entrevue dimanche » (3 décembre 1932). Elle craint que son amie se décide à contre cœur parce que « la vie lui semble tellement lamentable chez elle qu’elle se sent capable de dire oui pour en sortir. Cela me fait peur. » (7 janvier 1933) Et lorsque Von « a l’air de marcher », son peu d’« emballement » lui fait redouter « que ça n’en soit pas assez » (13 janvier 1933).
137Les termes dont use Renée (comme « emballement », qui signifie « le fait de s’enthousiasmer à l’excès48 ») appartiennent au registre des émotions qui ont une répercussion sur le corps. Ils montrent que, même pour quelqu’un aux convictions religieuses bien établies, l’assentiment à une proposition de mariage ne peut se passer d’une appréciation plus globale, qui tient compte aussi d’un accord physique, si ce n’est d’une attirance. Pour autant, au xxie siècle, la lecture de ce vocabulaire doit se faire prudente et respectueuse, comme le recommande Lucia Bergamasco, afin d’éviter de le tirer exagérément vers une connotation sensuelle, ou pire, sexuelle. C’est en effet la grande difficulté de l’analyse épistolaire qui, par sa nature multiple, pourrait entraîner à « idéaliser » et « surinterpréter un document aussi chargé de subjectivité que la lettre personnelle49 ».
138Lorsque c’est au tour de Suzanne d’avoir des « projets » et des hésitations sur les critères de bon choix, et que, du haut de son expérience et peut-être son intuition, Renée développe :
[…] si de sa part cela colle et que les renseignements de tes parents soient bons tu peux tout de même bien demander à revoir ? Yvonne exagère peut-être de lenteur à se décider, mais tu avoueras que c’est vraiment plus sage que de décréter les fiançailles aussi rapidement que Madelon par exemple. Je te souhaite plus d’emballement que Von oh mais oui, mais moins de rapidité que ta petite sœur […] (28 janvier 1933)
139Elle conseille la tempérance, qui induit une attitude de bon sens, dans laquelle la médiation du regard, comme point de jonction symbolique de l’esprit et du corps, est essentielle pour la connaissance de l’autre.
140Comment ne pas songer, en lisant ces lettres du for privé, à une codification de la rencontre, s’apparentant à celle en usage dans la littérature de l’époque de la naissance du roman50 ? Et, en effet, un certain nombre d’usages codifiés, et largement intériorisés, de la bourgeoisie des années 30, obligent à constater le recours (ou la permanence) à une conception du monde dans laquelle la perception par les sens, et en particulier par le regard, domine. L’imaginaire de la clôture, au temps où l’individualité affleure à peine une conscience collective, ne se concevant que comme telle, n’est pas à mettre, bien sûr, dans un rapport direct avec celui d’une Renée Barbé, ni même celui de l’idéal de la féminité. Cependant, la littérature catholique de la première moitié du xxe siècle développe encore la symbolique du regard comme lieu révélateur de la pureté de l’âme, celle de la couleur de la chevelure pour désigner la vierge par opposition à la séductrice51, mais également la couleur de la peau comme signifiant, sinon réel du moins révélateur, du milieu social de la jeune fille (corroboré par l’espace géographique et résidentiel). L’œil, simultanément pour l’un et l’autre, reflet de l’âme qui se donne à lire, et miroir de soi dans le regard d’autrui, est encore et toujours le lieu, tant réel qu’imaginaire, de la rencontre décisive entre deux personnes.
141Tout de même, à l’annonce des fiançailles d’Yvonne, et pour se rassurer sur son peu d’enthousiasme, Renée raisonne et se persuade que, l’engagement étant « mûrement réfléchi après de nombreuses entrevues », l’on peut espérer une alliance favorable : « Donc il y a des chances pour qu’ils soient heureux et aient beaucoup d’enfants. D’ailleurs avec le caractère de Von faudrait qu’il soit vraiment rosse pour que ça n’aille pas. » Après « Tu sais qu’il va à Lourdes presque tous les ans ? », elle conclut dans un coin de page : « Pas emballée mais elle a tout de même l’air de le trouver très très bon type. » Concernant cette fille de divorcés, la question de « l’indissolubilité » du mariage est absolument cruciale et mobilise toute l’énergie de la communauté de Saint-Martin, curé compris. On a donc eu recours aux conseils de « l’humble violette », la référence chrétienne et parisienne en la matière. Il s’agit de l’abbé Viollet52 qu’Yvonne a sollicité par l’intermédiaire de son curé. Fondateur en 1918, de l’Association pour le Mariage Chrétien, il apparaît, en 1932, comme « un phare de la nouvelle morale conjugale et nataliste53 », selon l’historienne Anne-Marie Sohn qui a étudié Les Lettres à l’abbé Viollet. Les buts que se proposent l’AMC : « préparer la jeunesse au mariage, aider les époux chrétiens à rester fidèles aux lois de la morale conjugale, faciliter aux prêtres et aux éducateurs l’apostolat familial et combattre les propagandes immorales54 » entrent complètement dans les intérêts du petit monde qui nous est présenté dans la correspondance de R. Barbé. Pour cette dernière, nous savons déjà que se marier avec « un bon chrétien » ne peut suffire comme garantie de « bon mariage », parce que, écrit-elle à Suzanne : « on peut être un bon chrétien et une andouille. Le Bon Dieu s’en arrange mais je ne pense pas qu’il ait fait une loi à ses créatures d’aimer les andouilles (Aimer avec un grand A) » (2 avril 1931). La parenthèse est intéressante dans la mesure où elle confirme que Renée parle bien, en y mettant des nuances, de l’amour conjugal tel que le conçoivent les chrétiens de l’AMC, celui qui ne doit pas être confondu avec « un désir passionné de possession et de domination55 ». Elle y a réfléchi suffisamment pour faire une autre nuance à laquelle sa destinataire, semble-t-il, n’a pas songé, ayant une confiance totale dans son confesseur qui veut la marier. « Il y a aussi chrétien et chrétien – encore faudrait-il qu’il soit à la même page que toi pour qu’il y ait harmonie suffisante. » Changeant de registre, la phrase suivante montre qu’il n’y a pas que la raison qui la guide dans ses conseils. Un autre aspect de ces perspectives matrimoniales concernant son amie la touche de près : « Cela dit, libre aux Rouennais de te marier – mais qu’ils tâchent de bien choisir sans cela je leur arrache les yeux » la rendant plus radicale que le 26 mars où elle avoue : « Je crois bien que je suis jalouse Poucette quand j’y pense – Voyez-vous ça ! C. a bien pensé à marier cette enfant-là. Est-ce qu’elle se rend compte de l’oiseau rare qu’il faut à cette enfant-là ? »
142Le dialogisme « essentiel » de l’épistolaire et le sens aiguisé de ce qu’elle doit à sa destinataire font que nous apprenons très vite à entendre les questions posées par Suzanne à Renée. Ainsi, à la suite de cette tentative de présentation où le sujet matrimonial est débattu, le jeudi 30 avril 1931, on lit : « Rêver de te marier ? il me semble que tu m’accusais de cela aussi dernièrement – eh bien non mon vieux, je t’avoue même, tout bas, tout bas, parce que j’en ai honte, que le jour où cela sera je ne serai pas au 7e ciel parce que je perdrai un brin ma Poucette. Sale égoïste, va ! »
143Et pour ce qui est d’Yvonne, si elle ne demande pas « l’harmonie », elle ne veut pas la voir se marier comme aller à l’abattoir : « Vas-y de ton chapelet entier mon Poucet pour que ça s’arrange ou que ça claque – Cela est trop triste de voir Von aussi peu emballée » (9 février 1933). Il semble bien que Renée prend plus sereinement « l’idée de rupture » que Von « a presque touché », que de la voir s’engager sans un minimum d’allant. Même si ce qui est mis en avant est « la belle-mère très ordinaire » que Von « craint collante », ce qui lui fait dire : « Pauvre Von elle a pourtant bien le caractère le plus facile qui soit mais c’est tout de même dangereux si on la force à habiter avec la Madame. »
144Quant à Suzanne, il n’est pas possible de savoir si son prétendant du 2 novembre 33 est le même que celui qui est évoqué le 28 janvier de la même année, mais les conseils de Renée font écho de l’un à l’autre. Après avoir plaisanté sur les initiales codées CDB56, qui ont l’avantage « de se dévisser » pour « faire du genre », elle commence avec l’argument du niveau social : « Maintenant, sérieusement je ne te dis pas du tout : lui autant qu’un autre – parce que tu sais tout de même un peu ce qu’il est, lui et sa famille et tu peux déjà un peu juger ». Mais elle poursuit, avec cette autre notion, qu’elle ne peut exprimer clairement, et tente de cerner autrement :
Reste encore, en admettant que ce que tu sais ainsi te plaise, à voir de près si le jeune homme en question peut devenir l’âme sœur – Tu as agi très sagement à m’n’avis en répondant ainsi à Louisette – et à ta place j’insisterais bien d’avance sur la nécessité d’une connaissance un peu approfondie avant le moindre engagement. Tout le monde n’est pas Madelon ! (2 novembre 1933)
145Un mois après, Suzanne est toujours dans les affres de l’hésitation au moment de faire le grand pas, et Renée lui donne le même conseil : « Mais non chéri, je ne comprends pas pourquoi tu ne te dis pas tout simplement que tu ne peux tout de même te décider qu’en connaissant, et que le seul moyen de connaître c’était en effet d’aller à Caudebec. » Ici, l’emploi du verbe dans une forme intransitive et sans adverbe en dit long sur le complément implicite. Même si la sagesse interprétative nous demande de ne pas aller jusqu’au sens de « connaissance biblique », on ne peut qu’entendre des échos dont les ondes sonores atteignent notre lecture actuelle. En tous cas, Renée parle ici de la personne physique et d’une rencontre qui peut balayer les doutes. La rhétorique de la signataire montre clairement ici sa conception du mariage, même si les termes s’étendent sur des zones de signifiés qu’il est difficile de préciser : « tu ferais mieux de voir avant de dire non. Cela ne t’empêche pas de dire le non en question si « l’étincelle » ne jaillit. Je ne souhaite pas du tout, oh mais pas du tout, te voir épouser un type que tu n’aimerais pas à fond. Et c’est trop dangereux de s’en remettre à la volonté pour cela. » Ce en quoi elle n’entre pas complètement dans les idées de l’abbé Viollet57, qui assure que « [l]’amour conjugal, base de l’indissolubilité, doit être désintéressé s’il veut durer, et s’appuyer sur la volonté plutôt que la sensibilité58 ». Il est certain que « ‘l’étincelle’ », mise entre guillemets, appartient au lexique du sensible plus qu’à celui de la raison. Et les injonctions qui suivent sont la traduction du tour de force demandé aux chrétiens lors du choix de leur conjoint : allier émotion et raison, dans cet ordre d’après R. Barbé, mais le plus souvent à l’inverse (raison et sentiment) pour l’Église catholique : « Aujourd’hui donc mon chéri fais toi une opinion sur le sujet. Je prie le Ciel que ce soit une opinion bien nette et une décision sans regrets. » (1er décembre 1933) Mais le 12, Suzanne est toujours dans ses « soucis matrimoniaux », si l’on en croit l’entrée en matière de la lettre qui attaque :
Eh bien non ce n’est pas amusant tes alternatives de oui et de non – mais j’aime encore mieux les savoir que d’échafauder mes suppositions dans le vide – J’espère que cela va se changer bientôt en un acquiescement qui sera de plus d’un matin ou d’un soir comme cela a l’air de se produire actuellement… Mais je t’en supplie ne dis pas oui en désespérée ! puisqu’il y a des moments où cela te plaît59 il n’y a pas de raison pour que ça ne s’arrange pas tout à fait bien. Je pense à toi mon petit gars, de tout mon cœur, tu n’en doutes pas.
146À la suite de quoi, Renée se réjouit de ce que Suzanne va pouvoir se « dégonfler » avec Von, pendant son séjour à Paris, d’autant mieux que cette dernière « a passé par tes angoisses – – – – – et je pense que vous allez arriver à conclure toutes deux que les 2 cas sont très différents et que ta sympathie à toi peut très bien se transformer en amour – » Intéressante, l’évocation du passage de la « sympathie » à l’« amour », même si l’on ne sait pas exactement de quoi est fait l’élément qui peut produire cette transformation alchimique…
147Trois lettres : 15 décembre, 19 décembre et 27 décembre dans lesquelles Renée essaient de « distraire » son amie de ses angoisses par les récits « tourbillonnants », tout en continuant à la soutenir de ses conseils et de ses réflexions : « Pauvre Poucet va ! Je pense à toi tout le temps et je me fais de la bile en te sachant avec ce vague à l’âme dans lequel se perdait Von aussi l’an dernier – » Pour éviter le « oui en désespérée » elle l’engage à la distanciation : « … tâche d’être bien froide, de raisonner comme s’il s’agissait d’une autre et de prendre bientôt une décision – Tu n’as pas le couteau sous la gorge ma petite chérie et c’est en toute liberté que tu peux dire oui ou non. Aussi ne te fais pas trop de bile et essaie seulement de voir clair avec l’aide d’En haut. » Quelques jours après, avant de clore : « On prie pour que la colombe t’inspire ma pauvre chérie – je ne peux pas croire que tes 3 ou 4 semaines de réflexions ne te fassent pas te décider pour de bon vendredi » et de nouveau : « Tâche d’être froide comme s’il s’agissait d’une autre au lieu de toi même ». Là elle ne parle plus d’étincelle, ni de la transformation d’une sympathie, c’est la raison qui doit dominer pour que le sentiment du devoir (ou d’un devoir) n’emporte pas la jeune fille comme un agneau à l’abattoir… « le couteau sous la gorge »…
148Le 27, en lisant « je suppose que ta décision est archi prise – n’oublie pas de me dire quand ce sera officiel… » on pourrait croire que Suzanne a confié en secret sa réponse à Renée. Mais, comme avant le paraphe « Nette », perpendiculaire à « Mon Poucet », on lit encore « Écris-moi au moins 1 mot pour me dire où tu en es », on a tout lieu de penser que les dés ne sont toujours pas jetés... Deux jours après, une feuille du même bloc, coupée en deux, sert à Renée Barbé pour envoyer ses félicitations à la nouvelle fiancée :
Ce n’est pas le comble du protocole de prendre une demi feuille de papier pour t’envoyer mes félicitations et les vœux qui y sont attachés – mais pas le temps de remplir une feuille entière – Je pars à l’arbre de Noël du Patro – / Les événements m’ont tout l’air de se précipiter beaucoup plus que prévu – aussi ma lettre d’hier doit être ‘considérée par toi comme nulle et non avenue’ - Je te rends ta liberté sœur Poucette puisqu’aussi bien tu lances ta cornette pardessus les moulins ! […] / Dis donc cherie, cela a l’air d’aller tout a fait, tout a fait bien – et je suis heureuse que le verglas et St Wandrille aient eu sur vous cette influence épatante – cela devait être assez amusant comme imprévu. Tu ne m’as jamais dit où était ton futur pays ? Dans la région… oui – mais je voudrais bien le situer exactement – – – – – – Ai fait part à la famille en recommandant le silence jusqu’à ce que tu autorises la ‘proclamation’ officielle. / On vous attendra quand vous voudrez c’est une bien bonne idée – Si c’est Louisette qui l’a eue on l’embrassera pour la peine – – – – – – – / Pas encore vue Von… elle va trouver que du coup ton etat d’âme n’est plus du tout comparable au sien de l’an dernier60 ! […] (29 décembre 1933)
149C’est la dernière lettre de la correspondance de Renée Barbé à son amie Suzanne Leroy. Les suivantes, entre fiançailles et mariage – en nombre limité –, celles après le mariage, montrent clairement que Renée dit adieu à la sphère intime de Suzanne, à travers l’épistolaire. La demi-feuille signe matériellement la coupure entre les deux amies qu’instaure l’union conjugale de l’une d’entre elles. Mais également son « contenu ». En effet, la décision positive étant annoncée, Renée n’a plus qu’à s’incliner. Elle le fait en jouant une dernière fois au jeu de la Congrégation puisque « Sœur Poucette lance sa cornette par-dessus les moulins »… Cette phrase échappe apparemment à Nette : le premier sens de l’expression indique que, ce faisant, l’on quitte la norme, les conventions, pour suivre son instinct, en l’occurrence la vie avec un homme… Mais en fait, par ce trait, Renée se soumet au départ de son amie qui quitte, ainsi, sa sphère de confidentialité. Suzanne Leroy a désormais le devoir d’en construire une nouvelle, quel que soit le nom qui la désigne (sympathie ? entente ? amour ?), avec son fiancé afin qu’il devienne son mari, dans les meilleures conditions élaborées par la culture bourgeoise. Les fiançailles de Suzanne, souhaitées et appréhendées en même temps par Renée, exigent ce déplacement. La tension amitié-intimité se fera, désormais, entre les deux époux.
150On comprend mieux alors ce qui motive sans retenue le lexique amoureux dans l’amitié quand on constate qu’à l’entre-deux-guerres la stratégie matrimoniale de la bourgeoisie associait l’alliance économique et sociale avec celle de l’intime, selon la part que chaque individu voulait bien lui accorder, en fonction de sa propre représentation du mariage réussi. Ce n’est que lorsque les époux ont déjà fait leurs preuves que l’on parlera d’amour. Ce modèle, combiné à celui que diffuse l’Église, exige le don total, du corps et de l’âme. Renée et Suzanne semblent d’accord là-dessus implicitement. L’expression verbale des sentiments les plus profonds suit le même chemin, du lien d’amitié qui permet la confidence au lien conjugal qui l’exige. En effet, se plier au code imposé par son milieu, comme le fait Suzanne qui l’a totalement intériorisé, ne signifie pas « l’absence de sentiment individuel », alors même que « les stratégies familiales ne contrarient pas toujours l’empathie61 ». Cependant, à partir du mariage, les plaisirs de l’échange associent deux partenaires sexuels et non plus les amies qui, hors du clivage du genre, s’essayaient aux sentiments qu’exige et exaspère la confidence.
Le transfert d’intimité
151Il paraît plus difficile de trouver des traces de représentation de cette coupure si radicale qu’oblige le passage de la vie de jeune fille à celle de femme. Or les papiers de famille que j’ai sélectionnés pour cet ouvrage contiennent, si on prend le temps de les lire, les manifestations scripturaires d’une transition pour Suzanne Leroy, devenue Dubost, effectuée par la médiation de l’écriture.
152L’on peut considérer, avec G. Gusdorf, les divers types des écritures du moi « comme des introductions au foyer personnel de l’existence, en cette limite où la prise de conscience s’énonce sur le mode d’une expression non pas spontanée absolument, mais aussi près que possible de l’état naissant, aussi peu sur ses gardes62 ». La correspondance que nous venons d’étudier en donne un bon exemple et a peut-être créé ainsi le « besoin graphique » du rapport à soi. Les premières pages du Cahier rose témoignent, à mon sens, de la nécessité de retrouver le travail que la lettre opère sur le destinataire, effectué aussi sur le scripteur par celle qu’il envoie, ce travail d’introspection particulier qu’il faut comprendre, nous dit Foucault, « moins comme un déchiffrement de soi par soi que comme une ouverture qu’on donne à l’autre sur soi-même63 ».
153J’ai déjà évoqué le début de cette écriture, avec le récit de la guerre fait par Suzanne. On se souvient qu’après avoir annoncé sa fonction dans la première phrase : écrire « chaque soir quelques lignes sur la journée », la jeune femme précise que c’est d’elle que vient l’initiative et l’idée rédiger son « journal ». Elle n’emploie jamais ce mot, d’ailleurs, mais le désigne par « mon cahier » ou « mon cahier rose ».
154L’observation des entrées montre un écart grandissant entre elles, après une durée de deux mois, en même temps qu’une désaffection déclarée pour le programme qu’elle s’était donné en commençant. En effet, les premières dates se suivent à peu près régulièrement : 18 février 1935, 19 février, 23 février, 27 février, 3 mars, où c’est la maîtresse de maison qui a l’air de s’excuser de prendre ce temps pour elle-même : « Je n’aurai peut être plus le temps d’écrire sur mon cahier rose, mais ça n’est pas très utile c’était seulement un amusement », 5 mars, 8 mars, 13 mars. Le 6 mai, elle déclare qu’elle a « laissé reposer le cahier… » invoquant le manque de temps et d’« envie d’écrire ». À l’entrée suivante, le 31 juillet, elle tient à préciser : « Encore une éclipse de 2 mois presque. Ça ne valait pas la peine de noter », et du 3 août 1935 on passe, sans même un interligne, au « 26 février 1936 Mercredi des cendres64 »… Cette fois, la distance prise avec ce type d’écriture n’est plus seulement temporelle, elle ressortit à un mouvement plus profond, qui lui fait considérer le support même, du haut de l’expression « là dessus », qui pourrait être perçue comme du mépris. C’est ainsi que Suzanne semble déclarer la fin de son utilité : « Il y a longtemps que j’ai écrit là-dessus ça n’est pas étonnant le travail augmente tous les jours et puis souvent j’ai la paresse de me rappeler les « évènements » de la journée pour les noter ».
155De six mois, l’écart se creuse à deux années, entre février 1937 et février 1939. Suzanne attendra d’avoir vécu les « événements » exceptionnels de mai à août 1940 pour retrouver le désir d’écrire dans son Cahier rose.
156Par ailleurs, le changement de sphère d’intimité, de la confidentialité baignée de « spirituel » avec Renée Barbé, à l’entente qu’induit le rapprochement des corps dans le lit conjugal, a laissé une autre trace, qui se révèle en « négatif » par de larges biffures au stylo feutre bleu, cherchant à cacher l’encre plus pâle de 1935. Il semblerait que la dernière reprise des souvenirs de guerre ait pu donner l’occasion à l’auteure de relire sa prose et de rayer ce qui lui a paru ridicule ou trop intime, quelque quarante années plus tard. Ou bien encore, est-ce lorsqu’elle commence le Cahier bleu (écrit entièrement au feutre bleu bien large), clairement dédié à ses enfants, que ces reprises ont été faites, afin d’éviter de donner à la postérité une image trop « vieillie » d’elle-même ?
157Il n’est en fait pas très difficile de déchiffrer les mots qui transparaissent presqu’en relief sous le bleu plus récent. L’on est intrigué, en voyant ces ratures bien foncées au milieu de quatre pages de cahier entièrement remplies, à l’entrée du 27 février 1935. Le contenu de ce qui précède ne peut laisser soupçonner la teneur de la phrase barrée : il s’agit de la perte de deux veaux et d’une génisse, pourtant soignée avec « une drogue fabriquée à L’Aigle par ce bon Dr Blaizot », à qui la scriptrice se promet bien de signaler qu’il n’est pas infaillible… On peut comprendre que la Suzanne de 85 ans trouve celle de presque 30 ans bien naïve, si ce n’est stupide, lorsqu’elle lit à la suite de cette histoire : « Il faut que nous fassions bien notre prière pour que le Bon Dieu nous aide. » ! Tout juste sortie d’une atmosphère saturée de religiosité (avec les lettres de son amie), elle était donc capable de se faire à elle-même ce genre de sermon, comme dans le deuxième exemple qui pourtant nous laisse moins surpris : « […] et après toutes ces courses j’ai pu aller me confesser ça m’a fait plaisir il y avait si longtemps que j’avais pu le faire mais aussi pourvu que ça me serve à quelque chose et que j’en tienne compte. » (3 mars) Sur ce dernier point, il est évidemment impossible de savoir ce que la pénitente a voulu dire. Ce n’est pas le contenu précis des scrupules de Suzanne Dubost qui nous intéresse ici, mais bien plutôt les résidus de l’influence de Renée dans sa nouvelle vie, et ensuite la façon dont elle en juge l’empreinte, quarante ou cinquante ans plus tard. On peut constater que, contrairement à ce que l’on pouvait entrevoir chez son amie, il y a quelque chose de plaqué et d’enfantin dans ses efforts pour allier le monde de la ferme et celui de sa pratique religieuse. Mais il lui aura fallu une année pour que l’on n’en voie plus trace : le religieux, lié à l’intime et à la confidence, n’a plus cours désormais chez Suzanne. À travers ce processus scriptural, se donne à lire l’accomplissement du transfert d’intimité.
158C’est peut-être ce que regrette Renée, dans sa lettre du 7 Juillet 1935, où elle explique qu’elle va rester 24 heures à Paris (en allant faire un séjour à Berck) pour voir « l’Exposition Italienne qui est paraît-il une belle splendeur », elle ajoute :
Quel dommage que tu ne puisses y aller, cela te plairait tellement – Pauvre chou, va, c’est vrai que cette fois tu es bien ‘dans le moule’. S’il ne te gêne pas aux angles c’est tant mieux – Mais je t’avoue que j’en ai eu et j’en ai encore souvent peur pour toi – Je sais bien que ton mari t’aime assez (et réciproquement) pour compenser, mais cela doit être très dur pour la fantaisiste Poucette – qui a mis la fantaisie dans sa poche – Je voudrais que tu bavardes davantage et plus souvent – Il est vrai que tu attends peut-être, comme Louisette, d’avoir 6 enfants pour en trouver le temps…
159La dernière phrase laisse percer une pointe d’ironie très acérée, qui fait se demander ce qu’entend exactement Renée par ‘le moule’. Elle utilise cette expression assez couramment, au cours des années 1930-1933, pour opposer le comportement d’une individualité à celui d’une sociabilité. Ici, il s’agit donc du cadre de la vie de fermière de Suzanne, qui, selon Renée, ne lui permettrait pas d’alimenter suffisamment sa « fantaisie », c’est-à-dire son sens artistique65. Le lien implicite entre « la fantaisie dans sa poche » et la recommandation de bavarder « davantage et plus souvent » tient à ce que l’aînée peut supposer chez la cadette de frustration dans ce domaine, dont elles pourraient parler. Il est indéniable que depuis l’annonce des fiançailles, les amies ne se font plus de confidences : Renée s’est soumise à l’obligation du transfert d’intimité. Et la lettre, qui contient ce paragraphe plus personnel, n’est pour le reste qu’informative au sujet de cancans de la paroisse. Une seule petite phrase à la fin donne le climat des relations de Renée avec celui qu’elle continue de désigner par « on ».
160On ne peut que constater que Suzanne n’a pas répondu à la demande et l’on sait que Renée a retrouvé une confidente dans la personne de Louisette. Leur échange épistolaire accuse, toujours de son côté, la même forte recherche spirituelle, désormais passée à l’âge adulte.
161Ces pages consacrées à la correspondance entre deux jeunes filles sont loin d’en avoir épuisé les ressources. C’est à la fois l’avantage et le piège du corpus épistolaire : sa très grande richesse et variété, soulignés par tous les participants du Colloque Archive épistolaire et Histoire66.
162Comme celle d’un journal de crise, l’écriture intensive de ces lettres s’est effectuée pendant une période relativement courte et décisive pour les deux protagonistes. Mais à la dimension monologique du journal s’ajoute et se démultiplie celle de l’échange. Ces lettres ont été le lieu privilégié d’une « réflexion dialogique sur l’identité, les places et les postures sociales autorisées ou désirées67 » par l’une et l’autre, et comme pour un roman, l’on peut qualifier cet ensemble de correspondance de formation.
163Même s’il nous a manqué « une partition du duo », les lettres de Renée restent « interactives », et ont témoigné d’un incontestable changement à l’intérieur même du temps de l’échange, où l’on est passé de l’espace de la confidentialité, qui cherche plutôt le Même dans l’Autre dans un lien fusionnel, à celui de sa propre construction, qui pour cela doit affronter l’altérité en tant qu’écart à soi-même, permettant l’édification d’une identité personnelle.
164J’en veux pour preuve la formidable révolution interne de Suzanne Leroy, devenue Dubost, reléguant à la périphérie de sa nouvelle sphère d’intimité, une spiritualité qui n’était pas la sienne. Tandis que, de son côté et d’une façon moins spectaculaire, Renée a suivi la voie qu’elle s’était tracée, dans l’expérience de la maladie, en écartant ce que la période mouvementée du carrefour de sa vie y avait mêlé : l’émotion comme moteur principal de la vie spirituelle.
165Ainsi, ces deux jeunes voix ont contribué à nous faire saisir, à travers leur singularité, « une ‘modulation particulière de l’histoire globale’68 », celle des femmes au moment charnière du xxe siècle69, où la question de leur avenir social vit la période troublée des transitions.
Notes de bas de page
1 Barré dans le texte.
2 G. Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire, op. cit., respectivement, p. 79 et p. 48.
3 L’échange ne reprendra que le mercredi 24 septembre de la même année, ce qui laisse supposer le retour à Laigle de la malade durant la période des vacances.
4 G. Haroche-Bouzinac, op. cit., p. 84.
5 Ces bonnes lettres…, op. cit., p. 131.
6 P. Ariès, cité par G. Vincent, dans « Une histoire du secret ? Le corps et l’énigme sexuelle », in P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, 5. op. cit., p. 349.
7 A. Corbin, « La relation intime ou… », op. cit., p. 472.
8 G. Haroche-Bouzinac, op. cit., p. 87.
9 B. Diaz, op. cit., p. 172.
10 Ces bonnes lettres, op. cit., p. 101-102.
11 Peut-être une reproduction ?
12 Goffman, cité dans Ces bonnes lettres…, op. cit., p. 111.
13 Souligné par Renée.
14 B. Diaz, op. cit., p. 152.
15 M. Perrot, Introduction du chapitre « Coulisses », dans Histoire de la vie privée, 4. op. cit., p. 385.
16 « Le cryptage du journal présente […] cette fonction de séparation entre le discours intime et le discours social », M. Braud, La Forme des jours, Pour une poétique du journal personnel, coll. Poétique, Paris, Seuil, 2006, p. 31.
17 C’est Renée qui souligne.
18 G. Vincent, « Une histoire du secret ? Secrets de l’histoire et histoire du secret », op. cit., p. 160.
19 Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 342.
20 Précisons que les linguistes font la distinction, dans l’ensemble des contenus implicites, entre ceux qui sont « inscrits en langue », les présupposés, et ceux qui ne le sont pas, les sous-entendus.
21 Mme de Sévigné les devance en cela de quelque deux siècles et demi.
22 « […] dès lors qu’un énoncé est manifestement utilisé pour informer d’abord de ce qu’il présuppose », C. Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 116.
23 Ici, le « L. » désigne Louise, la sœur aînée de Suzanne.
24 C. Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 308-309.
25 C. Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 302.
26 R. Barthes propose d’appeler ainsi une science nouvelle des « échelonnements du langage », Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 71.
27 On appelle « énallages » les figures portant sur les déictiques, c’est-à-dire sur un support signifiant syntaxique. (C. Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 107.)
28 D’après le Dictionnaire historique de la langue française, ce mot est emprunté au bas latin praedicatum « chose désignée avec force ». Les linguistes l’emploient pour désigner ce qui, dans un énoncé, est affirmé à propos d’un autre terme.
29 A. Corbin, « La relation intime ou… », op. cit., p. 461 à 463.
30 C’est Renée qui souligne.
31 Renée utilise une graphie différente pour les citations.
32 B. Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade, op. cit., p. 148-149.
33 A. Burguière, « Les fondements d’une culture familiale », in A. Burguière et J. Revel (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Seuil, 1993, 2000, plus particulièrement les p. 77 à 146.
34 R. Chartier, « Trajectoires et tensions culturelles de l’Ancien Régime », in A. Burguière et J. Revel (dir.), Histoire de la France, Choix culturels et mémoire, Paris, Seuil, 1993, 2000, p. 69.
35 A. Dupront, cité par R. Chartier, op. cit., p. 69 et 82.
36 R. Chartier, op. cit., p. 78 et 79.
37 Rappelons que « l’autre » est l’abbé Girard, et que ces « gens qui l’aiment et le comprennent bien » inclut les deux amies et certainement d’autres personnes auxquelles pense Renée.
38 J.-L. Flandrin, Familles, Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984, p. 185 à 189.
39 Voir P. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973.
40 Lire à ce sujet la contribution de Danièle Poublan, « Les lettres font-elles les sentiments ? S’écrire avant le mariage au milieu du xixe siècle », in C. Dauphin et A. Farge (dir.), Séduction et sociétés, Approches historiques, Paris, Seuil, 2001.
41 Expression de B. Diaz, op. cit., p. 107.
42 G. Gusdorf, Lignes de vie 1, Les Écritures du moi, op. cit., p. 153.
43 Lettre conservée par Sheila Barbé, nièce par alliance de Renée.
44 Écrit au-dessus, « proposé » est barré.
45 Souligné par Renée.
46 Le premier, Jobic, rencontré à Berck, et le second, l’abbé Girard.
47 Cf. B. Diaz, op. cit., p. 151.
48 Dictionnaire historique de la langue française, (sous la dir. d’Alain Rey), Dictionnaires Le Robert, 1992.
49 Lucia Bergamasco, Postface de Archive épistolaire et Histoire, op. cit., p. 350.
50 D. Régnier-Bohler, « Le corps, Exploration d’une littérature, Fictions », in P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, 2. De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris, Seuil, 1985, 1999, p. 355 et suivantes.
51 Opposition très souvent utilisée dans le cinéma contemporain.
52 Viollet (chanoine Jean), Les Devoirs du mariage, Paris, Association du Mariage Chrétien, 1928 ; Le Mariage, Paris, Mame, 1932.
53 A.-M. Sohn, « Nature des corpus et diversité des approches historiques », in A.-M. Sohn (dir.), La Correspondance, un document pour l’Histoire, Publications de l’Université de Rouen, 2002, p. 94-96.
54 Cité par J.-C. Bologne, Histoire du mariage en Occident, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995, p. 360.
55 Abbé Viollet cité par J.-C. Bologne, op. cit., p. 362.
56 Initiales qui recouvrent le nom de Charles Dubost.
57 C’est grâce aux croisements de mes lectures que j’ai pu faire la relation entre « l’humble violette » des lettres de R. Barbé et l’abbé Viollet, cité par J.-C. Bologne (en particulier la contribution d’A.-M. Sohn, dans l’ouvrage collectif La Correspondance, un document pour l’Histoire, op. cit.)
58 Lecture de l’abbé Viollet par J.-C. Bologne, op. cit., p. 362.
59 Ce « cela te plaît » de 1933 fait écho au même, sur le même sujet, associé en 1932 à la notion physiologique d’excitation : « […] tu me parais singulièrement excitée… si excitée que je déduis que cela te plais bcp […] ».
60 Sic.
61 A. Corbin, « La relation intime ou… », op. cit., p. 485.
62 G. Gusdorf, Les Écritures du moi, op. cit., p. 158.
63 M. Foucault, « L’Écriture de soi », Corps écrit, l’Autoportrait, Paris, PUF, 1983, p. 17, cité par G. Gusdorf, op. cit., p. 152.
64 C’est Suzanne qui souligne.
65 Je n’ai pu développer cet aspect dans ce travail, mais de nombreuses lettres y font référence soit pour tempérer la fameuse « fantaisie », soit pour en faire une valeur.
66 Cette diversité pose, en particulier, des problèmes d’archivage, (cf. P. Jugie, « Archives privées et archives épistolaires : statut et modalités de traitement archivistique de la correspondance », in Colloque Archive épistolaire et Histoire, op. cit., p. 17 à 33.
67 B. Diaz, « Avant-Propos », in L’Épistolaire au féminin, Correspondances de femmes (xviiie-xxe siècle), Presses Universitaires de Caen, 2006, (Colloque de Cerisy-la-Salle, oct. 2003), p. 10.
68 M. Bossis, « Perspectives méthodologiques », op. cit., p. 342.
69 M. Perrot, Mon histoire des femmes, Paris, Seuil, 2006, p. 32, cite l’ouvrage d’A.-M. Sohn qui « s’intéresse à la vie privée des couples et des femmes entre 1870 et 1930, à une époque où se modifie le régime sexuel et l’expression du désir. », publié sous le titre : Chrysalides. Femmes dans la vie privée (xixe – xxe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996. Et A.-C. Rebreyend, Intimités amoureuses, op. cit.
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