La construction de l’échange
p. 101-128
Texte intégral
1Des liens se tissent d’eux-mêmes entre les documents, on l’a vu pour les papiers évoquant la guerre. Ici, c’est le volume des paquets de lettres, occupant la plus grande place dans le fond du secrétaire, qui s’est imposé. Je les ai trouvées attachés de faveurs vieux rose, par tranches de demi-années environ. Ce sont les lettres de Renée Barbé gardées par Suzanne. Le caractère privé d’une telle archive est encore plus évident que pour les documents étudiés sur la guerre. Là, aucune hésitation n’est possible, ces lettres ne nous sont pas destinées. Certaines d’entre elles le rappellent même explicitement, recommandant la destruction après lecture afin qu’elles ne tombent en d’autres mains. Malgré sa réduction à la seule voix de Renée, deux lectures de l’ensemble, d’un seul trait, m’ont convaincue de la richesse de cet échange.
2Trouvées dans le secrétaire1 au milieu des autres papiers, ces paquets de lettres forment une part de cet espace autobiographique2, où l’échange intime trouve sa place en toute cohérence puisque Suzanne Leroy, leur destinataire, est aussi celle qui commence le Cahier rose, en 1935, un an après son mariage.
3L’instantanéité de l’écriture, qui donne force et intensité aux journaux intimes, est la structure même des correspondances, dans toutes leurs composantes. L’objet-lettre est soumis au temps réel des transports postaux et en garde la marque sur l’enveloppe avec les dates d’envoi et de réception. Les feuillets eux-mêmes, toujours situés dans un calendrier, plus ou moins explicite selon la distance sociale entre les correspondants, entraîne le lecteur dans l’illusion de l’instant présent du scripteur.
4Une correspondance n’est pas, à proprement parler, une autobiographie, mais Brigitte Diaz lui attribue des usages semblables, en particulier dans le moment de la jeunesse. Elle constate ainsi que « [s]timulée par le désir de l’autre qui quémande sa ration de mots, la lettre s’investit d’une fonction diariste ; elle est à la fois chronique d’une vie et registre de l’âme3 ». C’est également l’opinion de G. Gusdorf qui souligne sa ressemblance avec le journal intime, lui aussi « consacré à l’actualité quotidienne, débitée en tranches chronologiques4. » De plus, et suivant en cela les observations de Michel Foucault sur L’Écriture de soi à travers les lettres de Sénèque à Lucilius, c’est du côté de la correspondance avec autrui, qu’il place les premiers développements historiques du récit de soi, les confidences faites à l’ami esquissant une autobiographie au jour le jour.
5L’image de ces paquets attachés par des liens aux couleurs fanées, et tassés tout au fond du secrétaire, illustre clairement la volonté de conserver, mais il ne s’agit pas ici de garder pour transmettre. La conservation est d’un autre ordre, elle relève de ces gestes, comme celui de serrer un objet, par lesquels les humains se constituent une identité propre, et tentent de se réapproprier le passé.
6Ainsi, à travers ces lettres, ce sont les traces tangibles du temps écoulé, de l’été de 1928 (elle se relève alors d’une fièvre typhoïde qui a failli l’emporter) à l’hiver 1933, que Suzanne a voulu conserver, et avec elles, du même coup, la fluidité d’une pensée, celle de son amie. Il y a fort à parier qu’elle ne les a jamais relues et que, si elle ne les a pas oubliées, elle ne sait plus que, pour beaucoup, Renée lui demandait de les faire disparaître.
7À cet égard, cette correspondance monodique est tout à fait conforme à ce qu’expliquent les historiennes de Ces bonnes lettres, la « conservation est liée à l’intérêt qu’elle présente pour les correspondants et à leurs habitudes5 ». En effet, alors que Renée s’est donné pour règle de supprimer celles qu’elle reçoit de son amie : « Et puis hélas ! n’aie pas peur que ce soit égaré puisque avec une petite crampe au cœur je les déchire toujours 8 jours au plus tard après leur lecture » (23 novembre 1930), nous pouvons nous réjouir de la désobéissance de sa destinataire puisqu’on lit couramment : « Brûle ma lettre surtout […] » (21 mars 1931), ou encore « Je pense aussi subito que les lettres que Von a emportées seraient beaucoup mieux supprimées – Brûlez les donc l’une ou l’autre, c’est ce que je préfère. » (12 octobre 1930) Mais ensuite, perdant sa fonction première, la lettre devient un témoin du passé, investi d’une nouvelle finalité.
8De quel passé si précieux de la vie de Suzanne témoignent donc ces feuillets, pour qu’elle les ait emportés de Rouen à Mont de l’If, sa nouvelle résidence après son mariage ?
9Il s’agit justement de la part manquante dans ses différents souvenirs, celle de ce temps si court et si important pour les jeunes filles de cette époque, la période transitoire entre la fin de la scolarité et le mariage. Si Suzanne arrête ses études après son échec au Brevet Élémentaire c’est qu’elle n’a pas eu envie de recommencer et précise-t-elle : « j’avais quinze ans et demi6, j’aurais pu refaire une année7 ».
10Le choix de cette correspondance, parmi les autres papiers, a donc été inspiré par l’aspect de corpus déjà constitué : place au fond du meuble, paquets serrés, unité de temps, abondance, fréquence, pertes rares dans la succession des missives reçues… Mais aussi, la qualité d’écriture de la signataire nous livre une analyse très fine des événements, de ses sentiments, de sa vie intérieure, de ce qu’elle perçoit chez son amie, qui donne au lecteur contemporain un point de vue très éclairant, bien qu’au second degré, sur la jeune fille de vingt-quatre ans qu’était Suzanne en 1930, année où les échanges prennent un rythme qui sera à peu près le même pendant trois ans. Bien mieux que celle-ci aurait pu le faire, car le pacte épistolaire, établi entre elles, remplace avantageusement, comme garant de sincérité, le pacte autobiographique.
11Une correspondance, de n’importe quel type, obéit toujours à des codes établis socialement, « le code socio-culturel de civilité en vigueur au moment de l’écriture8 », et en même temps, à ceux que les correspondants établissent eux-mêmes dans le cadre de leur propre échange. C’est dire que, dans les situations les plus ordinaires, chacun puise dans un fonds commun de mots, d’images, de concepts, et donne une version personnelle de son rapport au monde et à la culture, en un agencement sans cesse renouvelé9.
12Objet devenu majeur pour la description des « existences privées », et la fabrique d’une histoire des représentations sociales et culturelles de la vie quotidienne, l’archive épistolaire demande une approche pluridisciplinaire, pour éviter de se perdre dans sa complexité. On gardera donc la double posture qu’impliquent les écritures personnelles, allant et venant d’un niveau d’observation à l’autre, du corps textuel au corps social de l’émettrice, variant l’angle d’observation dans l’espace et dans le temps : démarche « empirique » et changements d’échelle qui s’imposent d’eux-mêmes10. Replacer les correspondants de cet échange dans l’environnement local de leur réseau privé et familial, ainsi que dans leurs contextes institutionnels d’appartenance, implique nécessairement un élargissement du champ à l’histoire de la société des individus et de leurs représentations.
13 Essentiellement dialogique, dans le sens le plus large que lui donne M. Bakhtine, plate-forme intertextuelle, l’épistolaire nécessite, donc, une analyse approfondie de son énonciation, dans toute la complexité de ce mode discursif si particulier.
Écriture épistolaire et intimité
14Dans les pratiques d’écriture, la correspondance peut être l’acte le plus officiel comme le plus intime. En tant que « forme écrite de l’interaction orale », la lettre suppose des contraintes expressives qui garantissent la juste construction de l’échange : clarté des intentions du destinateur et contrôle, autant que possible, des réactions du destinataire. Tout en gardant, pour une part des usages sociaux, cet aspect de discours contraint, la lettre, en tant qu’« adresse écrite », s’est développée dans tous les milieux. Et l’introduction de l’écriture au quotidien dans la vie de la famille, qui s’est faite par les femmes, a progressivement mis en place une culture de l’intériorité, une valorisation de l’individu et du for intérieur, dans les foyers les plus populaires11.
15L’écrit est donc lié à l’élaboration de la féminité (devenu pôle répulsif pour les garçons), ce que l’œuvre d’Yvonne Verdier a illustré en articulant le rôle des femmes avec les différents états matrimoniaux de leur vie. Et nous avons peut-être là un élément de réponse à la question de Geneviève Haroche-Bouzinac, lancée aux lecteurs d’archives épistolaires : « Que lit-on [dans ces lettres] qui ne peut se lire ailleurs ? […] que dit-on, dans une correspondance, qui ne saurait se dire ailleurs12 ? » C’est que le geste épistolaire est un geste privilégié dans cet « équilibre entre le moi et les autres », dans cette expression qui associe le lien social et la subjectivité13.
16La correspondance qui nous occupe entre exactement dans ce cadre d’observation puisqu’elle est écrite par une femme à une autre femme, au moment où elles doivent décider de leur avenir. L’une de ses particularités me semble être le choix d’un registre qui fait pencher l’équilibre vers l’expression intime et le secret plus que la sociabilité. C’est ce qui rend l’injonction de la destruction si fréquente. En dramatisant le message et en donnant aux choses dites le poids de l’interdit, la scriptrice en signifie l’importance et son extrême confidentialité. De même, la disparition du cadre formulaire codé indique un changement dans les enjeux du discours de la lettre, entraînant en même temps celui des règles non édictées14.
17De ce fait, dans les archives privées, il arrive souvent que la nature du lien entre les correspondants ne soit pas évidente pour le lecteur qui s’introduit « hors temps » dans cet échange, sans en connaître le contexte. Se pose alors le degré d’intimité, surtout s’il s’agit de relations amicales. Mais la lettre personnelle (comme la lettre officielle), s’inscrit tout de même dans un cadre de communication et obéit à un code énonciatif. L’observation du cadre rituel permet, donc, de renseigner sur le degré de lien entre les correspondants. Quand bien même nous n’aurions que des formules du type « Ma chère Eugénie » ou « Cher Léon », le corps de la lettre et sa fin les complètent souvent par des informations suffisantes.
18Cependant, la recherche sur la vie privée s’interroge sur les sentiments qui se cachent derrière leur expression. Parce qu’elle en connaît les chaussetrappes et veut éviter l’erreur qui consisterait à appliquer les mots utilisés aujourd’hui sur les sentiments d’hier…
19Ce qui est frappant dans cette tranche de correspondance, dont je rappelle que nous ne possédons qu’un volet, est un style d’expression que le lecteur du xxie siècle classe immédiatement dans le registre amoureux. Le croisement des sources (lettres annexes, correspondances des mêmes émetteurs, de fiancés ou d’époux entre eux) m’a permis d’avoir une approche plus large, qui, en corrigeant la première impression, impose une réflexion sur l’intime et son expression au fil du temps. Et je serai amenée à m’interroger sur ce qui autorise une personne âgée de vingt-huit ans, très chrétienne et très belle, à appeler sa jeune amie de vingt-quatre ans « ma chérie » ou « Mon petit Pouce chéri » et à clôturer ses lettres par des protestations d’amour telles que « je t’embrasse bien bien fort comme je t’aime » ou « Je te laisse ma petite chérie après t’avoir embrassée bien tendrement » ou encore « Mon petit chou je ne suis pas loquace ce soir et si je continuais ça ne pourrait être que pour te redire tout le temps que je t’aime infiniment »…
20Mais auparavant, il convient de préciser ce qu’on entend par « intimité », dans ce milieu et à cette époque.
21L’étymologie de l’adjectif « intime » fait remonter au sens latin d’intimus « ce qui est le plus en dedans, au fond ». Suivant la même évolution, le nom a d’abord désigné ce qui est intérieur et secret, puis le caractère étroit d’un lien15.
22Or, dans nos sociétés actuelles, ce que l’on considère comme la plus grande intimité se vit dans la relation de couple. Et si l’on examine attentivement le rapport entre le lien social et son expression dans l’épistolaire, l’on s’aperçoit que l’on ne désigne plus la même réalité par le même mot, aujourd’hui et en 1930. Au début du vingtième siècle, des époux, dans ce qui était considéré comme le plus « étroit » des liens, pouvaient se voussoyer, même en privé, ne se touchaient pas en public, et gardaient généralement ce qu’on appelle une attitude distante16. Dans le même temps et le même milieu, l’amitié se permet une expression verbale, où trouve sa place le vocabulaire du registre le plus intime, depuis la protestation du sentiment jusqu’au dévoilement du plus profond de la personne. De fait, depuis le dix-neuvième siècle, le caractère étroit du lien conjugal repose d’abord sur l’implicite de la reproduction imposant le rapprochement des corps. Et l’union physique entre les hommes et les femmes est principalement fondée sur une définition sociale du couple, où tout manquement serait suivi du rejet hors du milieu d’origine. L’amitié, excluant la relation sexuelle, demeure le dernier endroit où peut se développer l’expression de l’intimité.
23Ce domaine des rapports entre hommes et femmes dans nos sociétés occidentales a enregistré, incontestablement, un changement radical depuis 196017. Il ne peut se comprendre qu’en suivant les deux pôles mis en tension par toute société, à savoir la reproduction de l’espèce et le système culturel par lequel elle la justifie. C’est dire que les usages sociaux d’accouplement mais aussi leurs représentations symboliques sont les vecteurs de cette recherche. C’est à ce point de rencontre entre société civile et principes de l’Institution catholique, que se situent les jeunes filles qui nous occupent. Leurs attentes, leurs réticences, leurs doutes résident strictement dans cette contradiction relevée comme un défi par les catholiques : se marier est une obligation pour fonder une famille, le sacrement du mariage sanctifie cette alliance, dont l’impureté est un pis aller au regard de la virginité du célibat18.
24L’introduction de l’amour à l’origine de l’union, changement fondamental qui suit le mouvement de l’individuation de notre société occidentale, est présent dans le milieu où évoluent Renée Barbé et Suzanne Leroy. Cependant, la norme sociale n’en fait ni une condition du mariage ni un critère de son succès : il viendra de surcroît, il faut l’espérer, au couple consacré par le sacrement. La conjugalité de ce milieu, à cette époque, allie procréation et parentalité, cette dernière offerte uniquement à travers ce qui apparaissait comme le sacrifice douloureux et abject de la virginité, qu’impose obligatoirement une sexualité procréatrice19.
25Nous le verrons, tout cela est, sinon nettement formulé, du moins suggéré par Renée à Suzanne au moment du grand « saut ». Et lorsque cette dernière cherche son approbation en lui expliquant qu’un de ses critères de choix est que le « futur » soit « un bon catholique », la pragmatique demoiselle Barbé lui montre que cela n’est pas suffisant, car n’étant pas une garantie contre l’imbécillité…! Pour elle-même, et de par sa situation personnelle, Renée s’engage dans la première voie recommandée par Saint Paul : célibat et chasteté.
26La mise « en perspective » de l’histoire du mariage donne une autre dimension aux réflexions de Renée Barbé sur sa recherche spirituelle, sur le récit de sa soif de rencontres avec les prêtres, sur son choix de vie, et sur celui de ses deux amies. Elle nous rappelle que les individus, à cause de leur appartenance à une société et une époque, envisagent leur union à l’autre sexe à travers la représentation qui leur en est faite dans leur propre culture. Ce rappel nous évitera peut-être des commentaires peu amènes et anachroniques sur les idées religieuses de cette demoiselle « prolongée ».
27C’est donc dans ce rapport établi par la société occidentale entre les deux éléments qui la fondent – nécessité de la reproduction de l’espèce et culture (philosophie et religion) – que se situe l’axe de la réflexion des personnalités qui s’expriment ici. C’est sous ce rapport qu’il convient d’en analyser les traces, présentes ici sous la forme de la lettre amicale.
Histoire d’une amitié
28Cette histoire est liée à celle de la relation entre les deux familles Barbé et Leroy, résidant à Laigle.
29Monsieur Raoul Barbé (1862-1942), père de Renée, avait pris la suite de son propre père dans la maison du 16 rue des Émangeard à Laigle, où il était né, et dans l’entreprise de « Couverture – plomberie » qu’annonce encore la façade. Sa femme meurt en octobre 1918, de la « grippe espagnole », Renée avait seize ans alors. Elle était la plus jeune des trois enfants du couple, ses deux frères aînés, Robert et Lucien, nés respectivement en 1890 et 1896. C’est la sœur de Monsieur Barbé, dite « Tante Angèle » (désignée par TA, dans les lettres de Renée), qui tient désormais la maison et la boutique. Elle rentre tous les soirs chez elle, rue du Pont du Moulin, jusqu’à ce que la santé de Renée ne lui fasse changer ses habitudes.
30Raoul Barbé a joué un rôle important dans la commune de Laigle comme en témoigne l’article paru à sa mort dans le journal local. En particulier, il a été conseiller municipal dès qu’il en atteint l’âge réglementaire et il y est encore à sa mort, à quatre-vingts ans. L’apologie parue dans Le Perche insiste sur ses qualités « d’homme public » courtois, civil, compétent, ainsi que sur son dévouement aux « idées mutualistes et aux œuvres sociales », mais loue également quelqu’un de « peut-être plus remarquable encore dans le privé ».
31La personnalité forte et particulièrement riche de son père a profondément marqué Renée à tous les points de vue.
32Pour une part, l’activité sociale de Raoul Barbé s’est manifestée dans l’organisation des Assurances sociales, ancêtre de la Sécurité sociale, en région normande. Maître Henry Leroy, notaire à Laigle, y travaillait comme conseiller juridique.
33Il est une autre raison de la relation amicale étroite entre les enfants des deux familles, c’est la fréquentation du pensionnat des Dames de Marie, école privée et catholique de filles, administrée par le diocèse de Sées et dirigée par Mme Dugué, veuve consacrée à la vie religieuse dans la lignée des semi-religieuses ou des recluses du xvie siècle20. Les souvenirs d’Yvonne Mannevy lui font préciser que son amie Renée y est entrée à 4 ans, en classe enfantine, qu’elle y prépara le Brevet supérieur, brillamment obtenu à Paris. Elle y fit des remplacements épisodiques selon les caprices de sa santé. Après beaucoup d’hésitations, elle en accepta la direction pour succéder à Isidorine Dugué, après sa mort, en 1943.
34Les trois filles de Monsieur Leroy ont, elles aussi, fréquenté cette école en tant qu’externes, au 28 de la rue des Émangeard. Le notaire et sa famille vivaient, alors, dans l’aile ouest du château de Laigle, situé en haut de cette même rue.
35Renée, étant née en 1902, a tout naturellement d’abord été liée à Louise Leroy, sa contemporaine, ainsi qu’à Madeleine, troisième enfant de la famille Leroy. C’est le mariage de l’une et l’autre et leur départ de Laigle qui lui donnent le rôle de sœur aînée à l’égard de Suzanne. Yvonne Mannevy, amie de Suzanne, est jointe dans l’affection que Renée porte à cette dernière (avec peut-être, en plus, le sentiment d’un devoir particulier à rendre à une fille de parents divorcés). Ce trio va même se constituer de façon plus formelle dans ce que les jeunes filles nomment la « congrégation ». Le rôle de supérieure et « règle incarnée » est tenu par Renée, à cause de son âge et de sa sagesse ; Yvonne fait office d’infirmière puisqu’elle commence sa formation dans la vie civile ; la fonction de Suzanne est difficilement déterminable à la lecture des lettres. Cependant, il est visible qu’elle est celle qui doit obéissance et à qui on prodigue nombre de conseils ou d’ordres, pour remettre sa « fantaisie » dans le droit chemin... il semble donc qu’elle assume le rôle de « novice » dans cette congrégation improvisée.
36L’école des Dames de Marie va cimenter l’amitié des trois « demoiselles », non seulement par la fréquentation quotidienne, mais aussi par la pratique religieuse et les devoirs qu’elle entraîne envers la paroisse. L’abbé Girard, curé de Saint-Martin, édifice situé dans le bas de la rue des Émangeard, a la charge de la gestion des deux écoles catholiques de la ville de Laigle, Saint-Jean et les Dames de Marie, devant l’évêque de Sées, responsable diocésain. La famille Barbé représente donc un carrefour relationnel entre les différents espaces professionnel, politique, religieux, social et familial de la ville.
37C’est l’éclatement du groupe, en 1930 qui déclenche une correspondance régulière entre Renée et Suzanne, surtout. En effet, Renée est envoyée en cure à Berck au printemps, après un diagnostic de mal de Pott, en tout début d’année, et la famille Leroy déménage en octobre pour aller s’installer à Rouen. Yvonne, de son côté, quitte Laigle pour suivre sa mère remariée à Paris. Elle y commencera des études d’infirmière un peu plus tard.
38Cette période dans la vie d’une jeune fille de l’entre-deux-guerres est cruciale parce que c’est le moment où les études terminées, elle se trouve dans une situation d’attente et d’hésitation quant à son avenir. Renée, la plus âgée, diplômée du Brevet Supérieur, a déjà commencé à donner des cours de dessin ou de français à l’école des Dames de Marie. Mais sa maladie l’oblige à arrêter toute activité professionnelle et même, va servir de raison avouable à ses proches, pour expliquer son refus du mariage. À vingt-huit ans, elle se trouve donc, du fait de sa santé, hors « circuit ». Yvonne et Suzanne ont vingt-quatre ans toutes les deux et sont en pleine période de recherche matrimoniale. Les parents se mobilisent, les frères et sœurs également, pour découvrir le parti possible. Cependant, pour Yvonne la situation est plus délicate. En tant que fille de parents divorcés, elle ne peut se permettre d’être trop difficile face à des prétendants, sous peine de rester « vieille fille », les jeune gens qui acceptent de se lier à une telle famille n’étant pas légion. Il n’était pas rare, dans le milieu catholique, de se sentir contraint à couper toute relation avec une famille de divorcés qu’il était désormais impossible de recevoir chez soi.
39Ces demoiselles ont conscience de l’importance de ce moment, et trouvent dans la correspondance avec Renée le maintien d’une relation amicale qui peut faire « contrepoids » aux intentions familiales. En cela, elles poursuivent les modes de l’échange intime de leurs mères, où la « confidence juvénile » joue un rôle important dans l’élaboration de la personnalité, et où, le plus souvent, « [s]orties du pensionnat et figées dans l’attente du mariage, les ‘grandes filles’ échangent une abondante correspondance ; elles se rendent de réciproques visites21 ».
40La famille, surtout en ce qui concerne les filles, a intériorisé l’obligation de leur construire un avenir. Or, le mariage semble le seul choix possible pour faire le bonheur de tous. Nous verrons que les Leroy et les Barbé ne veulent pas de vocation religieuse et donnent la préférence à l’union conjugale comme intégration sociale. La famille ne veut pas non plus de fille célibataire engagée dans un travail qui l’empêcherait de se marier… Même la fonction d’institutrice ou de professeur est à proscrire. L’image de la femme enseignante (surtout celle de l’institutrice), issue du xixe siècle, est entachée par l’idée d’échec, celui de la femme ratée – parce que célibataire – se trouvant dans l’obligation de gagner sa vie22. Alors qu’au contraire le mariage permet de ne pas s’y abaisser et, surtout, de développer la fonction donnée comme première pour une femme, celle de procréer. De plus, la célibataire est dans la possibilité de mener une vie « libre » avec les hommes, et se trouve, de ce fait, « hors protection », en danger de mal tourner23… Par conséquent, le regard de la société à laquelle elle appartient va rester soupçonneux pour tout ce qui concerne sa vie intime, puisqu’il est impossible d’établir avec certitude la mesure de ses relations avec les hommes. Seuls, le mariage ou l’entrée au couvent peuvent rassurer la communauté d’une petite ville et, a fortiori, d’un village.
41On voit ici deux éléments s’allier dans l’injonction sociale du mariage, l’un économique et l’autre se rapportant à un privé qui intéresse toute une communauté, en tant qu’équilibre des valeurs qui la régissent. En effet, « [d]ans la première moitié du siècle, se marier était fonder un foyer, jeter les bases d’une réalité sociale nettement définie, et clairement lisible dans la collectivité24. »
42Dans le cas de nos demoiselles, l’enjeu est d’autant plus fort que ces valeurs sont religieuses. Elles fréquentent assidûment la paroisse Saint-Martin et son curé. Depuis qu’elles ne sont plus élèves du pensionnat, leurs activités se sont développées en lien très serré avec l’église, plus ou moins en liaison avec l’école. Leur choix de vie future devra se conformer aux désirs des parents, recevoir la bénédiction du curé, et plus profondément, correspondre à leur foi religieuse.
43Dans ce contexte, la correspondance amicale va servir de lieu presque inaliénable, où leurs mouvements internes pourront se dire à l’insu de la famille et de la paroisse. Nous verrons, pratiquement, quelles stratégies ces jeunes personnes déploient pour que leurs émois restent à l’abri du regard des adultes.
44En cela, les lettres de Renée contiennent tout l’intérêt des correspondances de jeunesse, avec des écrits « fortement dynamisés par le projet d’être qui les soutient ». Construction qui passe par une « intentionnalité subversive », la lettre s’offre comme le lieu privilégié d’une autoformation de soi volontiers conçue comme « un acte de résistance, voire de rébellion contre le dressage familial25. » En même temps, cet échange à deux et/ou à trois sera l’espace de vérité dans lequel se construira leur personne adulte, dans l’expression de leurs pensées et positions face à certaines situations. C’est là que la personnalité de Renée Barbé va avoir une importante capitale. Son âge, sa maturité, son éducation, son expérience, son milieu, tout cela va donner une richesse exceptionnelle à ces échanges, comme nous le montre son style. Parce que, quels que soient les dispositifs formels de civilité épistolaire, « la singularité et les compétences de l’épistolier s’approprient ces consignes et les dépassent grâce à l’intervention d’autres codes d’appartenance plus spécifiques (familiale, professionnelle, religieuse… )26 »
45Au plus fort de la correspondance, Renée parle à Suzanne de son propre avenir comme s’il était déjà joué en grande partie. Il semble bien que le mal de Pott concrétise physiquement son refus du mariage. Avoir un tuberculeux dans sa famille, à cette époque de grand développement de la maladie, est une raison tout à fait légitime de refuser une alliance, même si cette forme d’infection n’est pas contagieuse.
46Mais une autre dimension sous-tend ses paroles, celle de sa recherche mystique. Déjà, à ce moment de sa vie, elle se trouve en contradiction, plus ou moins consciente, avec la conception de la foi de son confesseur, l’abbé Girard, qui accorde la plus grande importance à la question sociale dans son apostolat. De ce fait, elle n’exprimera qu’à mots couverts son désir de vie monastique. Son séjour à Berck augmente l’intériorisation de ses conceptions religieuses et le sentiment d’une vocation contrariée, mais transformée en vie civile entièrement consacrée à la foi.
47Du haut de ses convictions, Renée a l’autorité voulue pour donner des conseils à Yvonne (sur laquelle elle a toutefois peu de prise), et encore plus à Suzanne, celle des trois la plus protégée et la plus malléable. Cette dernière a grandi dans une famille « normale », et suit un parcours des plus classiques. En 1930, les trois aînés chez les Leroy sont mariés, et elle a l’air de penser qu’elle prendra la même voie. Son engagement religieux à Laigle l’entraîne à se présenter dans sa paroisse rouennaise comme volontaire pour faire le catéchisme et le patronage, se mettant, là, en posture de formatrice. D’autre part, son éducation bourgeoise et son goût pour le dessin lui font développer ces capacités, et désirer, dans le cadre des Beaux-Arts, passer les concours du professorat. Dans le même temps, ses parents continuent à chercher à la marier. Elle refuse plusieurs partis sans que l’on puisse déterminer, à travers les lettres de Renée, les raisons qui la motivent. On peut penser qu’elle est attirée par la vie familiale – elle va très souvent aider sa sœur aînée à garder les enfants – qui passe forcément par le mariage. Mais aussi, les lettres de cette période la montrent en opposition avec sa mère, surtout, dans son choix de passer les concours, son goût pour l’école des Beaux-Arts et la liberté que cela représente.
48La maturité de Renée comprend les tiraillements de Suzanne entre désir et peur du mariage, entre désir et peur du professorat, entre désir et rejet de l’apostolat. Elle va l’aider à accomplir ce passage qui se fera en plusieurs étapes. C’est ainsi que dans ses lettres, elle exercera un certain pouvoir (que la forme épistolaire concède à celui qui écrit) en jouant sur le registre de la direction morale, tout en alliant les deux autres fonctions de l’écriture épistolaire que sont l’épanchement du moi et la réflexion morale27. Car dans l’univers virtuel de la correspondance et son interaction « se négocient empiriquement des postulations identitaires28 », ce sont ces dernières qu’il s’agit de dévoiler ici.
49Plus que tout autre document, les archives-correspondances fascinent par leur aura de spontanéité. C’est pourquoi la modestie est de rigueur si l’on veut en tirer une intelligibilité du passé. Les traces ne peuvent parler d’elles-mêmes, elles demandent à être décryptées. Et de surcroît, le contenu des lettres, vouées entièrement à la relation interpersonnelle, dépasse de beaucoup ce qui se donne à lire d’emblée. L’implicite « parasite tout échange épistolaire » et le « tiers-lecteur » ne pourra lever son opacité que par une micro-analyse incluant « l’analyse textuelle et linguistique de la lettre29 ».
50C’est la forme de ces lettres, qui se révèle au lecteur d’aujourd’hui, comme lieu de maturation, préparant au passage d’un état social à un autre, comme genèse d’un positionnement adulte, qui travaille à faire passer Suzanne et Renée de l’état de jeunes filles à celui de femmes, mariée pour la première, célibataire pour la seconde. Dans cette perspective, la correspondance se doit d’être le lieu de la confidentialité, d’un certain « contre pouvoir » à la famille, puisqu’il devra permettre aux protagonistes de s’écrire dans un engagement qui tente de pousser au plus loin les limites du dicible.
51Analyser comment le rituel épistolaire de convention bourgeoise est détourné de sa dimension sociale, plus ou moins visiblement, pour développer une pratique de l’écriture intime, à l’instar du journal personnel, s’avère essentiel. On observera donc tout ce qui contrevient à l’injonction de la transparence du courrier en famille, dans la nécessité d’un espace privé et même secret pour ces jeunes filles devenant adultes. L’histoire de cette correspondance montre deux individualités construisant chacune sa voie identitaire.
Les « bonnes lettres » de ces demoiselles
52Les réactions de l’entourage de Renée au sujet de la fréquence des lettres font apparaître clairement les règles épistolaires de leur milieu. Le samedi 4 mai 1929, en vacances à Toulon avec Tante Angèle, elle répond à la « longue lettre » de son amie Suzanne, reçue le jour même. Elle lui raconte qu’elle l’a lue devant TA qui n’a pu s’empêcher de lui dire : « À ta place je ne répondrais pas à Poucette30 aujourd’hui… elle écrit, tu réponds, et elle répond à son tour – c’est une correspondance comme avec ton père. » Cette personne, d’une autre génération, souligne la différence entre le geste épistolaire dû à un père et celui, plus espacé, consacré aux amies. On le voit très clairement et d’emblée, le degré d’intimité recherché par les deux jeunes filles va bien au-delà de ce qui était admis généralement en termes d’amitié, au moins quant à la correspondance. Car, leur rencontre quotidienne, dans cette même année 1929, à six heures et demie du soir, dans la chambre de Renée, ne semble pas avoir été mal vue par Tante Angèle (lettre du 13 octobre 1933).
53La règle de la transparence vis à vis des parents se révèle, elle aussi, au fil de cet échange. La lettre reçue par une jeune fille (ou par une femme célibataire) doit pouvoir être lue devant les proches et, à la limite, par eux-mêmes. À maintes reprises (c’est un leitmotiv), la scriptrice fait ses recommandations pour que sa lettre ne puisse être lisible par d’autres et recommande ses stratégies à sa correspondante. Ainsi le 4 mai 1929 : « Tâche de faire passer cette lettre ‘à l’as’ comme je le fais moi-même si j’avais su j’aurais fait la même chose pour la tienne – mais je n’arrive jamais à me mettre dans la tête que je n’ai pas le droit de faire ce que je veux, surtout vis à vis de vous (amies approuvées par l’autorité tanternelle)… à 27 ans !!! » ou : « J’écris fin pour que les indiscrets si tu en as dans le genre de Papa ne puissent lire en même temps que toi » (mardi août 1928) et, encore quatre ans plus tard, le 29 mars 1933 : « Ah bougre d’idiote j’allais oublier la raison principale de ma lettre. Tiens-toi bien. Cramponne-toi et va t’asseoir dans une autre pièce s’il y a du public avec toi. »
54La longueur, au même titre que la fréquence, est considérée comme la marque d’une grande intimité entre deux personnes. Ces éléments formels, qui restent une constante de ces années de correspondance, montrent que les amies transgressent les règles de leur milieu dans le rituel de l’échange épistolaire. Garder l’image attendue de l’amitié est essentiel, et la scriptrice trace elle-même la frontière entre sa confidente et ses proches, mais, l’on s’aperçoit aussi de l’impossibilité d’une confidentialité totale.
55Cependant, on peut se demander quel besoin pousse ces jeunes filles de bonne famille, respectueuses des préceptes d’une vie chrétienne, à faire fi de l’autorité de leurs parents ? Quels secrets ont-elles une telle urgence (et excitation) à cacher ?
56L’examen attentif de l’ensemble de ces cent soixante-quatorze lettres, et de quelques-unes d’entre elles, plus spécifiques de l’écriture de l’émettrice et des enjeux de cet échange, nous permettra d’y répondre.
57Pour ce faire, il est nécessaire de distinguer la destinataire des années 30 et le lecteur d’aujourd’hui. La lecture d’une correspondance monodique est particulièrement difficile à ce point de vue puisque, comme dans un journal intime, on bute à toutes les lignes sur de l’inconnu véhiculé par les mots, autant d’icebergs dont la plus grande part est invisible. Dans le fonctionnement « de la machine interactionnelle », les contenus implicites, « ces choses dites à mots couverts, ces arrière-pensées sous entendues entre les lignes » pèsent lourd et jouent un rôle crucial. Et pour l’écriture épistolaire, diffractée en un nombre très important de traces discursives, il est particulièrement essentiel d’envisager le geste énonciatif, où le sous texte est prédominant.
58Cependant, le nombre de lettres de la signataire et leur fréquence, permettent une reconstitution des événements principaux sans trop d’erreurs.
59Par ailleurs, la méthode adoptée ici pour l’analyse de détails éclaire la plupart des sous-entendus et présupposés, qui cousent les lettres de fils invisibles à des degrés différents. Car, décrypter des contenus implicites, c’est recourir à des informations concernant le contexte extra-verbal, le fonctionnement des lois du discours et certains mécanismes relevant de la compétence logique des locuteurs. Et « tenter de comprendre comment les énoncés sont compris » en adoptant le point de vue du décodeur se révèle encore plus nécessaire pour « lire » des lettres qui ne nous sont pas adressées31.
60Il nous faut distinguer deux niveaux d’implicites : le premier englobe tous les personnages de la correspondance dans un univers particulier et inconnu. La description va donc chercher à reconstituer la chaîne interprétative depuis les contenus les plus manifestes jusqu’aux « couches sémantiques les plus enfouies et aléatoires », entre autres, grâce à d’autres sources d’informations. Le deuxième niveau est construit par celles qui s’écrivent et qui établissent un code secret, principalement composé d’initiales, de surnoms, de signes, et d’une syntaxe à « double fond ».
61L’ensemble32 peut se reconstituer, dans une grande mesure, après plusieurs lectures cursives et relectures axées sur certaines lettres charnières et thèmes récurrents. Mais il est nécessaire de redire que le sens pris et compris par le lecteur d’aujourd’hui ne peut être réellement celui que cherchait à donner Renée dans son discours, ni même celui que Suzanne comprenait.
62En effet, le sens se négocie entre les différents partenaires de l’échange. Il nous faut donc prendre en compte l’interaction qui se joue dans le texte, c’est-à-dire les deux opérations de production et d’interprétation contenues dans le même geste énonciatif. Mise en abyme du même travail chez la destinataire, dans une dialectique sans fin, cette construction conjointe s’actualise dans chaque objet-lettre, à toutes les strates de l’écriture. Et puisque nous ne pouvons nous livrer qu’à une reconstitution de l’intention signifiante du locuteur, à quelque degré ou niveau de lecture que ce soit, il est essentiel de procéder à l’étude du fonctionnement des mécanismes interprétatifs dans l’énoncé. C’est-à-dire essayer de reconstruire par conjecture le projet d’encodage de la signataire. Je ne peux qu’interpréter son texte en cherchant son intention signifiante. Car la séquence verbale seule permet au courant sémantico-pragmatique de passer, dans la mesure où elle est codée, donc encodée et décodée, sur la base de certaines conventions.
63Cette évidence nous est présentée « pragmatiquement », par les protagonistes de l’échange elles-mêmes. À plusieurs reprises, Renée corrige l’interprétation de Suzanne sur des implicites qu’elle a compris de travers. On ne peut s’en étonner puisque les dissymétries « encodage/décodage » résultent principalement, à compétences égales, des contenus implicites et de la construction d’hypothèses qu’ils exigent. Les réflexions métalinguistiques de Renée nous rappellent régulièrement que la lecture d’une lettre, déjà au premier niveau de réception, est elle-même une reconstruction.
64Et cela est encore amplifié dans ces échanges où abondent les sous entendus. Ces derniers obligent à recourir à d’autres compétences que strictement linguistique. En effet, à travers cette écriture s’énonce « une grande diversité d’expériences […] dans la répétition de certaines formules et de certains gestes, et dans la reconnaissance mutuelle de leur efficacité33 », et pour comprendre, du point de vue des acteurs eux-mêmes, le sens de ces pratiques, il nous faut observer, également, le fonctionnement des usages épistolaires dans le contexte historique et socio-économique de l’époque34.
65Remarquons, en premier lieu, que l’échange est régi par l’organisation matérielle de la distribution du courrier, donnée primordiale avec laquelle les correspondantes doivent compter, dans tous les sens du terme. Renée compte les lettres reçues mais aussi le nombre de jours qui sépare ses envois et la réception d’une réponse, elle attend l’heure de la distribution avant de poster la sienne, et calcule le jour et l’heure de sa réception à destination. On est d’ailleurs surpris par le nombre de départs et d’arrivées du courrier dans une journée (jusqu’à trois fois par jour) et par la fréquence des distributions, même le dimanche et les jours de fête.
66Mais, à l’intérieur de ce cadre, on verra qu’une redistribution se fait en sous-mains, consistant à détourner les destinations officielles et les règles de civilité de la lettre. Le détournement se fait à plusieurs niveaux. D’abord, celui de l’objet-lettre : on distinguera les lettres envoyées par personne interposée : « Je viens d’écrire à Von et à la petite Fernande la 1re chargée de la lettre de la seconde. » (23 octobre 1930) de celles adressées à une personne qui la fait lire à d’autres : « Et puis au fond n’y avait il pas tout dans ce résumé ? – Je te le recopie – à ton tour de le garder je déchire le mien35 – (19 octobre 1930) ; et celles adressées à plusieurs, lues plus ou moins littéralement : « Sur ce mes petites enfants je clos après vous avoir embrassées aussi tendrement que je vous aime. » (19 octobre 1930) On l’a vu, la transgression peut être soit de l’ordre de la fréquence parce qu’elles s’écrivent plus que ce qui se fait entre amies : « je te répondrai officiellement par une carte auj. ou demain ! » (4 août 1928) ; soit du contenu, qu’elles estiment risqué de livrer aux parents (père, tante, mère, frères…) : « Pendant que T.A. sera là sois très prudente cela vaut mieux, écris les histoires amusantes ou intéressantes et ne me les envoie qu’après. » (30 octobre 1930)
67On comprend, dès les deux premières lettres, que le code officiel de la bourgeoisie de province n’admet pas une trop grande proximité épistolaire, parce qu’elle induit l’intimité. Malgré cela, durant ces années de correspondance intense, les lettres ne se départissent pas du ton et de l’attitude de la confidence.
68Renée Barbé se permet de détourner les lettres des curés, de se cacher et de mentir à ses proches parce que ce qui guide ses actes est la conformité à une attitude religieuse personnelle, qui lui sert de repère dans sa conduite, et de mesure pour critiquer le modèle social de son milieu. Alors que celui-ci est régi par une norme implicite, traduite dans le langage de l’éducation par « ce qui se fait » ou « qui ne se fait pas », selon le modèle vague et très contraignant de la « distinction », appliqué aux normes de la « vieille bourgeoisie36. »
Présentation matérielle du corpus
69La répartition des 184 missives de 1928 à 1934 se présente de la façon suivante : 2 lettres datées du mois d’août en 1928 ; 3 lettres en 1929, (2 en mai et 1 en août). Le premier séjour de Renée à Berck, qui enclenche le processus d’une correspondance suivie, commence au mois de juin 1930. Pour cette année, on compte 22 lettres (dont 2 en juin, 1 le 24 septembre après les vacances, 6 en octobre, 4 en novembre, et 8 en décembre) ; 56 lettres en 1931, avec des pics de 6 à 8 dans les 6 premiers mois de l’année ; 51 lettres en 1932, réparties régulièrement, sauf en août et septembre. La dernière année de la correspondance, avant le mariage de Suzanne, compte 40 lettres distribuées inégalement, avec 2 pointes de 7 aux mois de février et de décembre 1933. Mademoiselle Suzanne Leroy laissera la place à Madame Charles Dubost, sur les enveloppes, à partir du 6 février 1934. Nous n’en avons que 10 exemplaires.
70La courbe quantitative atteint son sommet au mois de juin 1931, après une augmentation rapide de 30 à 31, et une décroissance progressive, jusqu’au moment de la Noël 1933.
71Sauf pendant l’année 1932, R. Barbé emploie un papier à lettres qu’elle qualifie elle-même de jaune, et qui a les bords légèrement dentelés. La plupart du temps, elle utilise un stylo à encre noire dont les pannes assez courantes sont annoncées, expliquées. C’est alors un crayon qui le remplace. Quelques rares lettres sont écrites à l’encre violette.
72Renée commence toujours par la date en haut et à droite d’une feuille 21/27. Celle-ci comprend le chiffre du jour et l’année (très peu de feuillets ont posé problème à cause de cette omission). Une fois sur deux, environ, l’auteure la fait précéder du jour de la semaine. Le lieu est rarement inclus à la date. La formule d’appel se trouve en haut de la page, à peu près au milieu de la feuille et l’écriture emplit toute la largeur du recto et du verso, sans aucune marge ni d’un côté ni d’un autre. Lorsqu’un seul feuillet est utilisé, la fin s’inscrit d’abord sur les deux côtés du recto, et ensuite se termine avec la formule finale et la signature dans l’espace entre la date et la formule d’adresse. Il est plutôt rare d’avoir la signature en bas d’un feuillet.
73Cette façon de combler les espaces ne surprend pas, elle correspond à la plupart des correspondances du xixe et de la première moitié du xxe siècle. Mais Renée ne pratique pas vraiment la technique du « croisillon », il n’y a que sa formule d’appel qui est recouverte par ce qu’elle a encore à dire en terminant, marquant ainsi l’intimité de l’échange.
74Sa graphie est généralement régulière, hauteur et forme, sur une lettre entière. Les verticales sont hautes et l’ensemble un peu penché vers la droite. Le changement d’écriture, droite et plus petite, indique une citation qui n’est pas toujours mise entre guillemets. L’espacement égal entre lettres, mots, et lignes donne un ensemble visuellement agréable à lire, parce très clair, dans la graphie et la présentation de la feuille. Il est très peu de mots que je n’ai pas réussi à déchiffrer sur les cent quatre vingt quatre lettres.
Qu’est-ce qu’une bonne lettre ?
75Selon le canon inventé par les deux amies, qu’est-ce qu’une lettre satisfaisante pour celle qui écrit et qui le sera pour la réceptrice ?
76Il arrive souvent qu’après la formule de clôture, la scriptrice critique sa prose, si bien que l’on finit par avoir une idée de ce qui lui semble convenable.
77Tout d’abord, écrire une lettre suppose d’être en possession des outils nécessaires à cet exercice : papier, stylo, encre. Ainsi, on se dépanne avec ce qu’on a sous la main : « … je suis sur la plage avec Blanche et sans papier à lettres. Une lettre de Jeanne Bré va m’en tenir lieu ; elle avait pris par erreur 2 feuilles collées l’une contre l’autre » (mercredi 24 septembre 1930) ; « Excuse ce papier – je n’ai que cela en bas » (9 mai 1931). Plusieurs fois, Renée déclare que sa lettre est « une infecte saleté ! » (30 octobre 1930), ou annonce qu’elle sera « le comble de la pagaille » (28 novembre 1930), et le 5 décembre 1930 va jusqu’à dire : « Mes lettres deviennent d’ailleurs de plus en plus dégoûtantes ». En examinant les feuilles en question, on constate qu’elles sont totalement remplies, dans toutes les marges, d’une petite écriture serrée. Le choix d’un papier à lettres de petit format oblige à cette solution. La lettre du 30 octobre, annonçant d’entrée de jeu « la greffe pour mardi », est caractéristique de cette situation paradoxale, qui consiste à vouloir dire le plus de choses possibles dans un espace minimum : « Je te demande pardon mon Poucet de ce griffonnage mais je ne veux pas reprendre un papier à cause de l’heure » et en même temps ou un peu plus tard : « j’avais encore des tas de choses à te dire et je vois avec terreur le bout de ma37 papier ».
78Donc, une lettre doit être assez claire pour que le récepteur puisse la déchiffrer. Et le plus souvent, c’est la mise en page qui la rend difficile d’accès : « je te donne 2 sous si tu lis tout dans les coins ! » (27 décembre 1930) Mais ce peut être aussi l’écriture qui pèche : « J’écris de plus en plus illisiblement – il y a sûrement des mots sur lesquels tu sèches. Mais au fond je suis ravie, on m’a tellement dit que la belle écriture était le privilège des sots. » (10 janvier 1931) ou encore : « Je vous demande pardon de cette écriture informe. Le froid en est la cause. […] le soleil est très pâle et j’ai les doigts gelés » (16 mars 1931).
79Pour mieux comprendre les nombreuses remarques sur l’apparence de la lettre, dans son instantanéité, il convient de rappeler que Renée écrit allongée sur sa gouttière, et dehors le plus souvent, sur la plage ou dans la cour quand elle est en séjour à Berck… Pourtant, la graphie claire, régulière, élégante dans son mouvement, ne laisse pas transparaître cette position si peu conforme aux normes de l’ergonomie de l’écriture épistolaire… et de fait, si elle change de position, elle se sent moins à l’aise : « Je suis sur le ventre, ce qui ne donne pas une écriture plus harmonieuse mais me permet d’aller plus vite. » (30 décembre 1930) Ou bien : « Je constate en finissant de copier le bout de lettre pour joindre à la mienne que ce que je t’ai écrit tantôt est vraiment infect. C’est presqu’impossible d’écrire à la plage — surtout les jours de sable ; » (mercredi soir [1er juillet 1931]) Et encore pendant cette même période : « Sur la plage. Temps radieux. Mais vent qui m’envoie du sable à jet continu. Le stylo va en prendre pour son grade. [Il est en panne]38 » Et puis, écrire allongée, oblige à certaines manœuvres qui peuvent provoquer des dégâts : « Les taches ci dessous viennent de se produire en secouant mon stylo… pardon excuse » (7 juillet 1931).
80Le lexique de la saleté et du désordre se rapporte donc aux conditions matérielles de l’écriture et une bonne lettre devrait faire preuve de netteté, et d’organisation.
81Par ailleurs, la question de la longueur se pose très souvent. Trop longue, une lettre risque d’« être soporifique », et même si Renée « n’aime pas beaucoup laisser une demi feuille blanche », il se peut qu’elle ne puisse « vraiment allonger la sauce davantage » n’ayant plus de place. Elle va même jusqu’à dire que « ce serait plus ‘décent’ de remplir cette 4e page — mais j’ai trop serré et n’ai plus rien à te dire. »… parce que trop long, cela pourrait devenir « macaroni » et il faut ménager la réceptrice : « vas-tu avoir la patience de me lire ? » (14 avril 1931). Pour autant, le trop bref n’est pas correct : « Je n’ai rien à te dire il me semble – mais une seule feuille c’est trop court — » (19 octobre 1930) et exige excuses : « Je te demande pardon de ce griffonnage et de sa brièveté ! » (24 septembre 1930) et réparation : « je t’écrirai mieux demain ou après demain » (10 mars 1931). Il faut donc savoir adapter son support pour éviter le « griffonnage » : « Zut je reprends un autre papier sans cela je deviendrais illisible » (2 avril 1931). On voit que, même dans un échange intime, il y va de la responsabilité de la scriptrice de gérer l’espace des feuilles en fonction de l’inspiration du moment. Comme en ce jour du 27 juin 1931 : « Je crois vraiment ne pas avoir + à te dire que le contenu de cette petite feuille ».
82Il reste qu’une lettre peut être « idiote » parce que sans inspiration… et Renée se trouve coincée dans un dilemme : ou « continuer à remplir du papier pour ne rien dire d’intelligent » et « c’est idiot » ; ou « fermer une lettre » alors qu’« il reste toujours trop de choses » à dire, et c’est « toujours idiot ». Sa conclusion « Comprends ce double sentiment comme tu pourras » résume ce qui la préoccupe dans cette correspondance : la nécessaire écriture à l’amie intime, qui peut se révéler « la lettre la plus bête qui soit… » Mais ce peut être la longueur qui la disqualifie : « Commencez par ceci : ma lettre est idiote : vous auriez encore le droit de parler de roman feuilleton » prévient-elle, en haut d’une lettre collective aux sœurs Leroy, réunies à Caudebec, le 12 juin 1931. Et elle peut se juger « lamentable d’incohérence » ou « incompréhensible », pouvant aller jusqu’au « vaseux ». Ces qualificatifs semblent décrire une lettre désorganisée dans sa mise en forme, ainsi que dans son contenu trop dispersé… Il semblerait que la vie collective rende difficile la confidence : « Flûte il fait un froid de chien – et mes voisins me demandent toutes les 2 minutes des renseignements de mots croisés. » (16 mars 1931)
83Une bonne lettre doit être « intéressante » pour la destinataire qui, on le voit ici, a le même souci : « Je clos chérie au moins provisoirement – Tu parles de toi… mais ce que mes lettres doivent être souvent peu intéressantes !! » (30 avril 1931) Elle n’est pas correcte si elle tourne seulement sur le cafard : « Je n’aurais pas dû t’écrire ce soir – je suis au-dessous de tout – Et encore Tante Angèle n’est pas partie. » (12 juin 1930) Parce que faire part de ses sentiments ou de ses émotions avec son interlocutrice ne suffit pas. Il est des événements qui peuvent être « intéressants » et ce sont eux qui constituent le point central du pacte épistolaire entre les deux amies.
84On retrouve ici les éléments essentiels de la norme classique en matière de correspondance : simplicité, brièveté et agrément pour le lecteur, tandis que « la tension de la relation » demande qu’on se maintienne à un certain niveau de réflexion et d’exigence tout en exprimant affection et étroitesse du lien39. Maintenir ce double aspect de la lettre, « le jeu de l’ego avec l’alter ego40 », est l’idéal à atteindre.
Une rhétorique personnelle
85Cependant,
[u]ne topique propre à chaque correspondance s’élabore, historiquement, socialement déterminée. Elle puise dans l’arsenal mis à la disposition par la rhétorique la plus ancienne, et la complète par les motifs propres. Ainsi se crée la poétique de chaque échange41.
86Les cinq lettres de 1928 et 192942, qui ouvrent le corpus, permettent, me semble-t-il, une première approche de leur « poétique ». Séparées dans le temps de la masse la plus importante, elles font fonction d’introduction, mais une raison majeure les met à part : elles témoignent du temps où l’émettrice était en bonne santé et permettent de prendre la mesure des effets de la maladie sur cette correspondance (le plus évident d’entre eux étant l’existence même de cette archive et son importance quantitative).
87Dès la première lettre, le 4 août 1928, nous sommes en effet « introduits » dans l’univers épistolaire des deux protagonistes. On y retrouve tous les motifs du rituel depuis les façons de se présenter à l’autre dans un décor jusqu’à l’assurance du je-pense-à-toi, en passant par la métaphore du bavardage contre le vide et le leitmotiv du plaisir de recevoir43. Bien sûr, les caractéristiques de l’écriture de la scriptrice sont déjà là, et les changements dans la période suivante porteront sur le registre ou le thème et mettront l’accent sur tel ou tel autre trait dominant.
88Cette lettre d’un seul feuillet, écrit recto-verso, comporte tous les éléments du protocole au grand complet. Ainsi, après la date et la formule d’adresse, le premier paragraphe entre directement dans le vif du sujet de toute missive : celui de l’échange. Il en rappelle les termes – une lettre écrite est censée répondre à une lettre reçue – et si Renée se plaint, elle s’en sort par une pirouette : « Rien de toi… c’est vraiment raide et je me sens capable de tout, même de ne pas te répondre lorsque tu daigneras me donner signe de vie – Et pour être plus sûre de ne pas manquer à ma parole j’écris tout de suite, voilà ! – » L’enchaînement avec la suite se fait sur une variation inversée du « je pense-à-toi » en une remarque savamment dépitée : « Et tu es capable quand tu auras Jo de ne trouver le temps de penser à ta Nette – Enfin, les tantes doivent se sacrifier pour les neveux… c’est de règle ! – » Mais aussi, la mise en scène du décor et de l’instantanéité de l’écriture, introduite ici de la façon la plus simple : « J’espère que le temps est imperturbablement beau à Thonon. Ici un orage a détraqué tout hier : et le ciel est très gris. » On comble le vide par des métaphores, une fois posée la série de questions sur les activités des vacanciers. C’est par un jeu sur le langage que Renée annonce à Suzanne son absence de verve. Après avoir précisé qu’elle a vu un parapluie dans la rue (donc qu’il pleut), elle entame le paragraphe suivant par un « ça, ça s’appelle une lettre sur la pluie et le beau temps ! C’est que, à part cela je n’ai point grand chose à te raconter. » Et les « nouvelles » ne lui reviennent à l’esprit qu’après le constat « je suis aujourd’hui singulièrement à sec ».
89Toujours autour du rituel épistolaire, « ce qu’il en coûte d’écrire » s’exprime au verso de la feuille, en concurrence avec le plaisir de peindre. Renée se montre « plongée dans des lettres en retard (ce n’est pas de la tienne qu’il s’agit, toi, tu étais la compensation !) – et ce n’est pas encore aujourd’hui que je vais aquarelliser ». La parenthèse est encore une variation du « je-pense-à-toi » qui sacrifie au « devoir d’écriture ».
90La permanence de ces motifs et leur grande place dans les lettres saute aux yeux, d’autant qu’il s’agit de femmes chez qui « la description du geste d’écriture » occupe un espace important.
91La vivacité est une des caractéristiques de l’écriture de Renée, tout au moins lorsqu’elle s’adresse à Suzanne. Les points d’exclamation, de suspension, les interjections, les tirets, certaines constructions miment le style de la conversation. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser des figures de style (répétition, accumulation, ironie…), comme dans cette phrase ajoutée sur le côté droit du recto de la lettre du 4 août 1928 : « La retraite était prêchée par un digne et saint homme… . Mgr dormait… les vic[aires] gén[éraux] dormaient… les curés et vicaires dormaient… . »
92Même dans le contexte banal d’une séparation due aux vacances, cette première lettre montre dans quel cadre formel elle s’inscrit, en nous livrant également les thèmes, codes secrets et tournures de phrases, qui favorisent l’implicite, et seront mis en œuvre systématiquement dans les deux premières années, 30 et 31, au plus fort de l’échange entre les correspondantes.
93L’adjectif « intéressantes » se rapportant au nom « nouvelles » (au pluriel), ne se décode pas directement. Il faut avoir lu l’ensemble pour comprendre que cet intérêt particulier est toujours relatif au curé de la paroisse de Saint-Martin, qui n’est jamais désigné par son nom. Ce n’est qu’au fil des lectures que l’on décrypte le signe qui ressemble vaguement à la vrille d’une coquille d’escargot (transcrite par @), les expressions « certaine personne », « l’autre », « le P. », « le Pasteur », « on », « l’oiseau », « L. », désignant une seule et même personne, l’Abbé Girard. Les « nouvelles intéressantes » ou les « nouvelles » tout court, se rapportent uniquement à ce personnage : ce qu’il a dit à telle ou telle de ces demoiselles, ce qu’il a prêché à telle retraite, ce qu’il a eu comme attitude à tel moment vis-à-vis de telle personne, etc.
94Ainsi, « Ah ! 2 nouvelles intéressantes pour ton humble servante St Antoine est un bon type et @ un autre – / traduction : ma barrette perdue est retrouvée et les tuyaux de Sées sont tels que je vais être tranquille maintenant… / Ouf ! » Comme on peut le constater, même après la « traduction » gentiment donnée par Renée, le lecteur d’aujourd’hui n’en est pas plus avancé pour la seconde partie. En lisant un peu plus loin : « L’autre ‘ouf’ est encore plus grand, mais vraiment j’étais presque sûre d’avance du résultat – Je te dirai de vive voix le motif – Le principal est que l’on ne puisse plus me dire que je m’entête sans motif et que j’ai ‘passé à côté du bonheur’ etc. etc. », on croit deviner qu’il s’agit de renseignements demandés à l’évêché sur une personne pouvant convenir à Renée sur le plan matrimonial…
95Autre implicite qui se dévoile peu à peu, celui qui se rapporte à l’expression « purgare ventrum » : « Ce soir ‘purgare ventrum’ (est ce bien cela au fait ?) ça va très mal… et il me semble d’avance que je vais me casser le nez ou être volée comme dans le fond d’un bois – Oh ! rien que de te l’écrire cela augmente terriblement ! » Et le paragraphe suivant n’a de lien avec ce qui précède que par les noms de « l’Abbé Labutte » et « l’Abbé Dubourg »… car il s’agit de l’appréhension de Renée avant d’aller se confesser. On comprendra plus tard la mesure de son attente à l’égard du « P. » et ses enjeux.
96Ces deux derniers éléments, mais aussi la pratique de l’aquarelle, l’importance d’une barrette (qui est en fait une broche) perdue, des coups de soleil, du rôle des tantes (non mariées) auprès de leurs neveux, et celle de l’échange épistolaire, tout cela est constitutif de la vie quotidienne du groupe des jeunes filles à marier.
97Celui qui gravite autour du curé de St Martin et du presbytère de la rue des Émangeards pourrait faire penser à celui des filles de Minot à l’âge où elles passent dans les filles « bonnes à marier44 ». En effet, c’est de la même façon que leur accession à la jeunesse ouvre à « une fonction de représentation essentiellement religieuse assortie d’une obligation générale qui contraint leurs mouvements : celle de rester groupées ». À Laigle comme à Minot, « faire la jeune fille » consiste à participer aux activités de son groupe et d’en sortir au moment du mariage. Mais il ne s’agit pas, ici, de réunir une même classe d’âge pratiquant un rituel de passage codé et reconnu comme tel. Pour nos trois jeunes filles et celles qui sont nommées dans les lettres de Renée, c’est l’appartenance à l’école des Dames de Marie qui induit leur participation aux activités religieuses (cérémonies, chorale, retraites) et paroissiales (le patronage avec cinéma, promenades, etc.) D’autre part, lorsqu’il est question de sorties au tennis ou de bal improvisé, le trio est également concerné mais non pas leurs camarades qui ne sont pas du même milieu.
98Il reste que, à travers les lettres de « Nette » à « Poucette », l’on voit se vivre à découvert les années où ces demoiselles « font les jeunes filles », pendant lesquelles elles obéissent aux obligations et droits qui sont les leur. Elles essaieront de les détourner ou de les contourner afin qu’ils correspondent à leurs propres aspirations, lesquelles se confondent pendant un certain temps avec la morale religieuse.
L’expression du pacte épistolaire avant la maladie
99Jusqu’à présent, dans les 5 lettres de 1928 et 29, on a vu nos correspondantes adapter à leur besoin d’échange amical un code épistolaire plus rigide et contraignant sur la fréquence des envois, la longueur des lettres et leur degré de familiarité.
Réduite à sa plus simple expression, l’impulsion relationnelle doit trouver quelque procédé pour se mettre en mots. C’est cette recherche rhétorique qui permet de faire naître une réaction de sympathie chez le lecteur, de produire un ajustement harmonieux qui appelle une réponse et toujours plus de lettres45.
100Pour maintenir un échange continu, l’épistolier se trouve dans une posture qui ressemble à celle de l’autobiographe face à son projet d’écriture, celle de l’obligation de former un pacte. La lettre scelle un engagement personnel dans la relation à l’autre.
101On l’a vu, même pour une courte période, Renée en avait clairement exprimés les termes, en évaluant le coût de l’échange dans la logique du don et du contre-don.
102À la menace de ne pas répondre, Renée ajoute ce qu’elle attend de sa correspondante, sur la fréquence et le contenu des lettres : « Tu peux bien d’ailleurs bougonner, chacune son tour. Si tu crois que je n’ai pas ronchonné, d’abord en attendant ta lettre qui ne venait pas, puis en la lisant parce qu’elle ne disait rien. Vrai le lac ne t’inspire pas. » On ne peut être plus clair, d’abord l’espérance de l’objet, ensuite l’objet lui-même. Suzanne doit savoir que sa destinataire ne se contente ni d’une attente trop longue, ni d’une lettre vide de nouvelles, ni d’aucune lettre ! Elle poursuit : « J’ose espérer avoir ta réponse demain – donc nous nous croiserons encore, mais cela ne fait rien. Car si nous nous attendions mutuellement ça pourrait prolonger le silence – » (août 1928). Tout plutôt que rien, déclare-t-elle, rappelant ainsi la condition de base de la communication épistolaire. Avec, de surcroît, l’argument de l’ennui (d’ailleurs démenti magistralement par les 2 feuillets et 3 pages, écrits « fin »), pour justifier cette mise au point très « nette » : « Or, tu dois penser que je ne m’amuse pas telle une petite folle. Le cafard ne s’est pas installé en plein comme je l’avais craint46 le jour de ton départ, mais il ne faudrait pas grand chose pour qu’il surgisse [en plein]47 – / Les distractions sont assez rares. »
103Suivent de façon très détaillée : l’attitude de G. au confessionnal, les visites de @ et de Mlle Fernande en même temps, la préparation de la rentrée aux « Petites Dames », les commentaires sur un livre pacifiste, sur « le petit bibliothécaire no2 », « ce brave ‘qui n’est pas maigre’ » et qui « a un aplomb formidable pour coller n’importe quel livre à n’importe qui, et avec un air entendu qui fait mes délices. » Et encore : un potin paroissial « Melle Fernande m’a dit hier qu’on lui avait dit de 3 côtés […] », un autre rappel du devoir d’écriture « Reçu ce matin ta carte avec celle de Mme ta Mère – C’est bien aimable à vous de ne pas oublier les gens de la rue des Émangeards, mais si tu te figures que c’est sur cette méchante carte que je comptais, Eh bien mon vieux tu as du toupet ! Tu mériterais que ma longue babillarde ne parte pas avant que tu te soies acquittée autrement de tes devoirs – », une réponse à une commission : « Veux-tu dire à Madame Leroy que les pruneaux sont livrés […] », et des nouvelles brèves : « Les Levillain sont rentrés […] », « aujourd’hui mariage de Melle Maxxx48 […] ».
104Comme on le voit, les lettres de Mademoiselle Barbé illustrent de façon exemplaire la conformité aux quatre dispositifs principaux du pacte épistolaire : combler l’absence, développer le principe de plaisir, évaluer le coût de l’échange, et en définir le rythme et le mouvement.
105Il en est de même l’année suivante lorsque Nette, accompagnée de Tante Angèle, est en vacances à Toulon. Mais les conditions sont inversées, c’est elle qui n’a rien à raconter d’intéressant (le verso du feuillet du samedi 4 mai 1929 n’est pas rempli), et c’est Suzanne qui envoie de « long laïus » : « Tu es tout plein gentille de m’en écrire si long, ne te gêne pas49 pour continuer » (4 mai 1929), conseil qu’elle réitère deux jours plus tard, toujours réjouie des longues missives.
Le motif religieux
106Relativement brève, la lettre du 4 mai laisse entrevoir les raisons qui poussent Renée à cacher son courrier à ses proches. Les thèmes de la pratique religieuse et de la correspondance font l’objet d’un conflit où ils se trouvent mêlés.
107Sauf un paragraphe, la lettre entière n’a trait qu’à l’acte épistolier. D’abord, en tant qu’objet, elle sera passée « à l’as » ; et ensuite, tout son contenu renouvelle le pacte et en redéfinit le code, au regard des pratiques admises par « l’autorité tanternelle », ainsi qu’à celui de la confiance paternelle, dans le paragraphe de clôture.
108Plus encore que le feuillet d’août 1928, celui-ci nous permet de mieux saisir ce qui motive un échange fréquent et abondant, et ce qui scelle l’accord.
109Quelle nourriture si délicieuse contient la lettre de Suzanne pour qu’elle soit « dévorée » dès son arrivée et sous les yeux de Tante Angèle ? Pourquoi s’agit-il pour Renée de faire « de longs commentaires » pour « réussir » à « la faire passer » ? Sous couvert de protocole, il semble que T.A. veuille empêcher une communication trop abondante entre Laigle et Toulon, du moins par le canal « des amies », même celles qui ont droit à son approbation. Il est amusant de remarquer l’enchaînement du paragraphe où Renée s’insurge d’être bridée par sa Tante avec celui qui dévoile les raisons de cette dernière.
110Ce qui captive la jeune fille, c’est la longueur des « détails réunion J.f.O.P., et purgandi ». Le « contre-don » prend la forme du remerciement : « Tu es un ange et @ aussi », on nage en plein ciel ! Les choses « intéressantes » se rapportent donc à la « relation » (au sens de relater) des moments passés avec @ : la réunion des Jeunes filles de l’Organisation (?) Paroissiale et la confession. Ces choses-là ne se disent que sous forme codée et ne se répètent pas. On apprend ensuite que la mauvaise humeur de T.A. peut être subordonnée à tout ce qui touche à la pratique religieuse de Renée : une visite au Curé, la messe du 1er vendredi du mois et le maigre que l’on respecte ce jour-là.
111La lecture de l’ensemble de cette correspondance à volet unique confirme l’hypothèse d’une intimité recherchée avec celui autour de qui « tourne » le trio Nette-Von-Poucette. J’emploie à dessein ce verbe, qui indique à la fois la fréquentation successive et « tournante » de l’une d’entre elles près du centre du « tourbillon », (traduction du signe @ employé par Renée50) et le mouvement qu’elles créent autour de lui, en faisant « tourner » ce qui est désigné dans cette lettre par « détails » et « choses ». Le terme convenu deviendra « nouvelles » dans les années 1930 et 1931. On ne doute plus de la raison pour laquelle il ne faut pas laisser traîner les lettres ou les communiquer aux adultes. Ce que Renée entend par « respecte[r] le courrier de ces demoiselles », c’est, en fait, respecter leur intimité. Une intimité qui « tourne » autour du curé, de la pratique de la confession, des réunions et de la bibliothèque paroissiales, avec ce qui relie tous ces éléments et qui peut être rapporté par écrit : la parole. En effet, l’agir des jeunes filles est sans mystère, et ne peut être réellement caché. Les heures de messe, les jours de confession, les réunions ou les retraites sont connus et les mêmes pour toutes et tous. En revanche, la parole du Pasteur, celui qui guide vers Dieu, est ce qu’il faut recueillir précieusement, parce qu’elle est rare et sacrée. Son prix est encore plus grand lorsqu’elle est adressée individuellement à l’une ou l’autre. C’est pourquoi, la confession est le moment privilégié où l’homme consacré l’apporte à l’humble fidèle. Elle est sacrée, certes, puisque donnée dans ce cadre, mais on aura l’occasion de se rendre compte à quel point Renée peut la transformer en un échange personnel lorsqu’elle ne supporte plus l’absence de mots entre elle-même et « le P. ».
112« Un lien étroit se tisse entre les procédures de la confession et la dialectique amoureuse » nous dit Alain Corbin, et, en lisant cette correspondance, l’on constate avec l’historien à quel point il est possible, par la médiation du langage, d’entretenir la confusion entre les sentiments religieux et les émois d’ordre amoureux51. Raison pour laquelle les rencontres avec ce prêtre seront tant recherchées et réclamées.
113Pendant son séjour à Toulon, « ce petit pays [qui] est un vrai rêve », Renée a la nostalgie de l’éloquence d’« En haut », d’autant que nous sommes au début du mois de Marie. Le 6 mai 1929, après avoir déploré que cette éloquence « se déchaîne » sur « les mêmes absentes », sans que l’on comprenne de qui il s’agit, elle poursuit : « Les sermons du M.[ois] de M.[arie] me manquent ! […] Après dîner, tu peux y aller tous les jours – et jouir des lect. du P. Charles – » On le constate, pour Renée (et il en sera de même pour Suzanne après son départ de Laigle), la parole religieuse n’a pas le même impact selon le canal qui la véhicule. Les sermons en question sont en fait ceux de l’abbé Girard. Et l’on peut « jouir » des textes de Charles de Foucault parce que lus par cette voix qui émeut nos jeunes filles. D’un paragraphe à l’autre et par association d’idée implicite, la signataire continue sur le thème du lien par la parole avec leur héros :
Si le hasard, l’occasion, l’herbe tendre52… te font rencontrer certaine personne – dis lui qu’il serait bien à propos que l’Aiglon ne paraisse pas trop tôt pour que j’aie le temps de faire les bandes. Il en reste une bonne partie non encore confectionnées. Commission à ne pas oublier53 : Rappeler que c’est le mois de mettre l’article qui doit secouer les abonnés.
114En effet, dans son travail de secrétaire de Mr le Curé, Renée s’occupe de tout ce qui concerne le journal paroissial. Elle corrige les articles, trouve des illustrations, confectionne les bandes, écrit les adresses… Elle est donc au courant des messages à faire passer aux paroissiens, mais aussi de la politique prônée par les autorités hiérarchiques de Sées, répercutée dans cette revue à l’usage des pratiquants.
115Il faut se souvenir que Monsieur Barbé, le père de Renée, affiche son indépendance et ses convictions athées à l’égard des autorités religieuses, mais laisse cependant à sa fille une grande liberté d’opinion et de pratique. Cette activité se déroule au presbytère, à quelques numéros plus haut, sur le même trottoir de la rue des Émangeards, du pensionnat des Dames de Marie et la boutique des Barbé. La disposition, en succession descendante et du même côté – presbytère-école-maison de Renée – place celle-ci dans la proximité géographique du personnage-clé, qui monte et descend plusieurs fois par jour, l’église Saint-Martin se trouvant sur la place du même nom, au débouché de la rue, tout en bas.
116On comprend maintenant l’ajout sur le côté droit du verso de la lettre du 6 Mai, qui montre la familiarité très particulière de la secrétaire avec son « patron », que supposent le contact régulier et une connaissance des problèmes de la gestion d’une paroisse, au-delà du plan religieux.
117Un feuillet du 18 août 1928 renseigne le lecteur sur deux autres aspects du rôle de Mademoiselle Barbé dans la sphère « pastorale ». Ces éléments, au recto et à la perpendiculaire dans l’espace de début de lettre, concernent son activité de « maîtresse » à l’école des Dames de Marie, dépendant directement du curé de Saint-Martin.
Ah ! j’allais oublier les bonnes nouvelles dorinesques – Le personnel est au complet – y compris la cuisinière – Je ferai la seconde classe jusqu’à l’arrivée de la jeune fille attendue – J’ai annoncé ‘8 jours’ à la maison – cela se transformera en 15, 21 ou 30 – mais cela ne fait rien puisque c’est pour obtenir l’as en question – – / Dorine a eu la réponse vendredi – et je n’ai pas encore pu en parler à @ –
118Les deux phrases, contenant les verbes « annoncer » et « parler » et leurs compléments « à la maison » et « à @ » (les deux interlocuteurs de Renée), de qui elle dépend hiérarchiquement, sont révélatrices. En effet, cet ajout concentre la problématique de cette demoiselle de vingt-sept ans, en 1929. Pour sa famille, elle reste « une jeune fille bonne à marier », qui ne doit pas éviter les occasions. Le deuxième « Ouf », de la lettre du 4 août 1928, se comprend dans ce sens : elle ne doit pas s’entêter à refuser les jeunes gens pressentis « sans motif », ce qui reviendrait à refuser le mariage en tant qu’avenir. La question du travail fait problème également, puisqu’elle va à l’encontre de la stratégie matrimoniale de « la maison ». Quand il ne s’agit que d’un remplacement, ça passe, mais Renée ne peut prendre ce rôle de façon professionnelle et en faire un métier, donc un statut. Les demoiselles qui travaillent, même dans l’enseignement religieux, ne sont plus des « filles à marier » mais des « vieilles filles ». Et ce, d’autant plus qu’on se trouve dans la sphère du Curé (C’est à @ qu’elle doit en parler).
119Plus on relit la prose de Renée, plus l’attitude de méfiance de sa tante à l’égard de l’influence du curé, devient intelligible. Elle relève, semble-t-il, de l’anticléricalisme de la fin du xixe siècle, qui sait que « la parole du confesseur peut même conduire au couvent la fille du libre penseur54 ». Peut-être a-t-elle remarqué la différence grandissante entre la jeune fille de vingt ans et celle qui, à vingt-sept ans, suit au plus près les prescriptions religieuses et les pas de son confesseur…?
120On ne peut être que frappé par le contraste entre la Renée, pleine de gaieté frivole, qui signe une petite lettre d’un violet fané (deux feuillets petit format pliés en deux), datée du 13 septembre 1922, et celle que l’on retrouve chargée de responsabilités dans la paroisse en 1928 et 1929. Il peut certainement nous aider à combler les implicites temporels et verbaux, et mieux comprendre le désir profond qui la guide, huit ans plus tard.
121Plus de la moitié de la lettre raconte les activités de Renée et ses amis à Laigle :
Nous avons passé 2 journées (et même 3)55 journées) charmantes, Dimanche, Lundi et Mardi – Dimanche, nous étions tous à Écorui56 – Lundi à St Sulp. Et Mardi au Fontenil57.
Comme par hasard, nous avons reçu un très bel orage vers 5 heures sur le tennis de St Sulpice, et nous avons ‘rappliqué’ en vitesse vers le Prieuré pour y goûter, espérant que la pluie aurait le bon goût de s’arrêter – Hélas ! 3 fois Hélas !!! elle ne s’arrêta pas… Mais le charme de la danse remplaça le charme du tennis ! et jusqu’à 7 heures nous tourbillonnâmes58 gracieusement sur la pointe de nos espadrilles boueuses et dégouttantes, pendant que Mme Louis Bohin59 faisait l’orchestre et Max… la parade !
Le susdit Max est à Verneuil pour la chasse mais il était revenu Lundi et reviendra aussi demain. Nous ne nous en plaignons pas car il est réellement amusant !
Jacques vous aura écrit que nous dansions le 20 au Clos… Mr Saulnier doit être demandé pour « taper ». Jacques Bohin ne sera pas revenu, mais heureusement, Max ne sera pas encore parti en Angleterre.
Il y a en ce moment chez Mme Bohin, 2 jeunes filles et 1 jeune homme (entre 22 et 18 ans à peu près) très gentils – (Je les ai seulement vus hier : ils sont arrivés à 5 h. avec Mme B. mère.) Ils jouent au tennis et dansent, mais je ne sais pas s’ils seront encore là dans 8 jours –
Hier, nous ‘eûmes’ très beau temps et ‘jouâmes’ au tennis sans arrêt mais… devant toute cette belle jeunesse (paroles et miousique de Mme C.R) je pense qu’il faut absolument que l’on danse ce soir au Fontenil60 !…
Si bien que malgré toutes les observations il fallut rentrer à 7 h moins 10 pour abattre 1 valse, 1 one step et un fox-trott ! Tu penses que nous avons bien ri… et bien ‘souri’ !!!
Nous n’avons pas vu les photos prises au dancing du Fontenil, et nous n’avons pas encore les photos de Lucien. Il est vrai que… les résultats ne seront peut-être guère satisfaisants !
J’avais pris du tout petit papier, pensant que je n’avais rien à te dire, et voilà 8 pages que je remplis ! Quelle fameuse bavarde je fais ! […]
122L’effet de cet extrait doit tout de même être tempéré par quelques remarques que dicte l’évidence. En 1922, la signataire a vingt ans, le plein âge de « la jeunesse ». Il semblerait qu’elle ait déjà passé et réussi son Brevet Supérieur. Elle est de toutes les sorties avec son frère Lucien, de six ans plus âgé qu’elle, qui lui sert de chaperon, c’est le « nous » qui comprend aussi Jacques Leroy, le grand frère de Suzanne61, celui qui « vous aura écrit que nous dansions le 20 au Clos62 ». De plus, elle répond à la petite sœur de ses amies à qui elle s’adresse habituellement, et n’exprime pas les choses tout à fait de la même façon : « Ma chère Poucette, / Tu m’écris si gentiment, poussant l’amabilité jusqu’à illustrer les lettres de tes sœurs, que tu mérites bien que je t’adresse ma lettre aujourd’hui […] ». Suzanne n’a que 16 ans, alors. C’est probablement cette période qu’elle évoque dans le Cahier bleu, en écrivant : « Mes sœurs surtout ont profité des tennis et des thés dansants, moi j’étais à l’âge ingrat, treize à seize ans, et ça me rasait plutôt63. »
123Mais surtout, à partir de 1922, un nouveau curé arrive à Laigle, l’abbé Paul Girard. Il semblerait que la transformation de cette jeune fille qui joue au tennis, danse, seule fille, parfois, entourée de ses frères et cousins, soit liée à une attitude nouvelle devant la vie.
Notes de bas de page
1 Meuble symbolique s’il en est, dont le nom a désigné au xiiie siècle un « confident », au xvie une personne discrète sachant garder les secrets ; ce n’est qu’au xviiie siècle que, par métonymie avec la fonction de celui qui écrit, le terme de secrétaire prend le sens de « bureau sur lequel on écrit et qui renferme des papiers », Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, (sous la dir. de A. Rey), 1992.
2 P. Lejeune, « Gide et l’espace autobiographique », Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 165 à 187.
3 B. Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade, Paris, PUF, 2002, p. 85.
4 G. Gusdorf, Lignes de vie 1, Les Écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 152.
5 C. Dauphin, P. Lebrun-Pézerat, D. Poublan, Ces Bonnes lettres, Une correspondance familiale au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1995, p. 79.
6 C’est l’âge où les jeunes filles sont nettement désignées comme filles à marier, cf Y. Verdier, op. cit.
7 Le Cahier bleu, 1992-1993, souvenirs d’enfance de Suzanne Dubost.
8 M. Bossis, « La place nécessaire de l’épistolaire dans les écrits du ‘for privé’ », in J.-P. Bardet et F.-J. Ruggiu (dir.), Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du xvie au xviiie siècle, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2005.
9 Ces bonnes lettres…, op. cit., p. 99.
10 J. Revel (dir.), Jeux d’échelle…, op. cit.
11 D. Fabre, Introduction de Par écrit, Ethnologie des écritures quotidiennes, op. cit., p. 17.
12 G. Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire, coll. Contours Littéraires, Paris, Hachette, 1995, p. 4.
13 Avant-propos de R. Chartier in La Correspondance, les usages de l’écrit au xixe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 9 et 12, cité par G. Haroche-Bouzinac, op. cit., p. 17.
14 Pour s’instituer « tiers lecteur », il faut comprendre que « [l]’intimité est un langage affectif qui concerne le lexique, les formes syntaxiques, les formules de politesse », indique M.-C. Grassi, in Lire l’épistolaire, Paris, Dunod, 1998, p. 45. Et ce qui est valable pour les correspondances du xviiie siècle l’est aussi pour le xxe.
15 Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, (sous la dir. d’Alain Rey), 1992.
16 « Après contrat passé devant notaire […], il eût été indécent, voire ridicule, de manifester trop d’élan à l’égard de l’autre. », G. Vincent, « Secrets de famille, Une histoire du secret ? », in P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, 5. De la Première Guerre mondiale à nos jours, Paris, Seuil, 1985, 1999, p. 256.
17 A.-C. Rebreyend, Intimités amoureuses, France 1920-1975, coll. Le temps du genre, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2008.
18 J.-C. Bologne, Histoire du mariage en Occident, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995, Paris, Hachette Littératures, 2005, p. 79 à 84.
19 A. Prost, « La famille et l’individu, Frontières et espaces du privé », in Histoire de la vie privée, 5., op. cit., p. 75.
20 La contribution de Elisja Schulte Van Kessel, « Vierges et mères entre ciel et terre, Les chrétiennes des premiers Temps modernes », in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, iii, Paris, Plon 1991, Perrin 2002, m’a été essentielle pour comprendre comment ces jeunes filles vivaient leur foi, ce qu’elles y cherchaient et y trouvaient.
21 A. Corbin, « La relation intime et les plaisirs de l’échange, Coulisses », in P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, 4. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1987, 1999, p. 472.
22 On peut relier ces considérations sociales aux statistiques nous indiquant qu’en 1930 « les facultés ne comptent que 7 femmes professeurs », G. Vincent, « Secrets de famille, Une histoire du secret ? », op. cit., p. 267.
23 Le scandale de la « femme seule », dénoncé unanimement par la presse victorienne, tient davantage à l’incertitude de son identité sociale qu’à la question de leur nombre croissant, C. Dauphin, « Femmes seules », in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, iv. Le xixe siècle, Paris, Plon, 1991, Perrin, 2002, p. 513. Le thème de l’institutrice « fille publique » est d’ailleurs une topique des journaux de droite de la fin du xixe et du début du xxe siècle.
24 A. Prost, « La famille et l’individu, Frontières et espaces du privé », in Histoire de la vie privée, 5., op. cit., p. 74.
25 B. Diaz, L’Épistolaire ou…, op. cit., p. 93.
26 M. Bossis, « Perspectives méthodologiques », in M. Bossis et L. Bergamasco (dir.), Colloque Archive épistolaire et Histoire, Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2007, p. 339.
27 G. Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire, op. cit., p. 97-105.
28 B. Diaz, op. cit., p. 63.
29 M. Bossis, « Perspectives méthodologiques », op. cit., p. 340.
30 Suzanne est appelée « Poucette » par toute sa famille et ses amis. Renée est surnommée « Nette », et Yvonne « Von ».
31 C. Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Paris, Armand Colin, 1986, p. 6 à 14, et p. 315 à 349.
32 Mireille Bossis a insisté sur la nécessité de tout garder et de tout lire dans une correspondance et dans les archives épistolaires. En effet, il s’agit d’un réseau de communication et, par conséquent, chaque élément est structurellement en lien direct ou indirect avec l’ensemble.
33 Ces bonnes lettres…, op. cit., p. 99.
34 B. Diaz indique que « toute correspondance s’offre à qui veut l’analyser comme un carrefour de problèmes linguistiques, historiques, idéologiques. », op. cit., p. 49.
35 Souligné par la signataire.
36 P. Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, plus particulièrement p. 274 à 278 et p. 358.
37 Sic.
38 Ajouté au crayon.
39 G. Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire, op. cit., p. 62 et suivantes.
40 J.-M. Beyssade cité par G. Haroche-Bouzinac, op. cit., p. 81.
41 G. Haroche-Bouzinac, op. cit., p. 67.
42 Datées du 4 août 1928, [?] août 1928, samedi 4 mai 1929, 6 mai 1929 et dimanche 18 août [1929]).
43 Ces bonnes lettres…, op. cit., p. 100 et 101.
44 Y. Verdier, Façons de… op. cit., p. 208 et suivantes.
45 Ces bonnes lettres…, op. cit., p. 131.
46 C’est Renée qui souligne.
47 Barré.
48 Suite du mot illisible.
49 C’est Renée qui souligne.
50 Dans ses rares lettres, Yvonne emploie plus volontiers le mot que le signe.
51 A. Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l’échange, Coulisses », op. cit., p. 479.
52 Imitation du vers de La Fontaine : « La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense… » in Les animaux malades de la peste, Livre septième, Fables, Paris, Éditions J.-C. Lattès, 1987.
53 C’est Renée qui souligne.
54 A. Corbin, « La relation intime ou… », op. cit., p. 469.
55 Parenthèse barrée.
56 Difficilement lisible pour les trois derniers signes graphiques.
57 Il s’agit du « château du Fontenil à trois kilomètres de L’Aigle chez Monsieur et Madame Cyr Robert », raconte S. Dubost, « nous y avons dansé, joué au tennis, à cache-cache, fait de belles promenades avec des perspectives magnifiques. » (Le Cahier bleu, p. 6, de la transcription effectuée par nous, DDP)
58 Souligné par Renée.
59 Le Cahier bleu précise « Pour les mondanités, il y avait les Bohin. (…) Nous étions reçu (Sic) chez Madame Bohin mère ou chez Madame Paul Bohin ou encore chez le dernier fils Michel. Pendant les vacances d’été nous sortions très souvent chez eux. » et, une petite phrase explique les raisons de ces liens de mondanité avec la famille Bohin : « […] notre arrière-grand-père Fournier avait sa tréfilerie que plus tard il a vendue aux Bohin. »
60 Déjà, à cette date, R.Barbé change de graphie pour les citations (écriture droite et plus petite) sans guillemets.
61 « Renée avait deux frères. L’aîné avait douze ans de plus qu’elle et le second six ans. Elle avait aussi deux cousins, François et Jean Ménager. Leur mère était veuve. Ils habitaient Paris mais c’est à L’Aigle qu’ils passaient toutes les vacances. Nous étions toujours ensemble. Ils avaient l’âge de Jacques, notre frère aîné. » (Le Cahier bleu, p. 6)
62 On doit entendre qu’il s’agit d’un futur, « dans 8 jours ».
63 Le Cahier bleu, p. 6.
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