L’occupation
p. 69-97
Texte intégral
1L’historiographie présente l’occupation de la France comme la « division du pays, l’absence des hommes, l’existence d’une zone libre1 », vécues au retour d’exode par des Français « abasourdis par le choc de la débâcle, et nourris de rancœur contre les dirigeants responsables ». Mais c’est aussi le rationnement, les réquisitions et la résistance passive. Dans la seconde moitié de l’année 1940, où la victoire allemande semble certaine, les Français sont pour la plupart démoralisés, ayant subi les restrictions et le rationnement des produits alimentaires par le système des cartes, dès le mois de juillet 1940.
2La pénurie atteint bientôt d’autres secteurs qui touchent à la vie quotidienne. C’est la période des ersatz. On fabrique du café avec de l’orge, des gâteaux avec de la betterave à sucre ou des rutabagas. Les petits trafics de la débrouille, qualifiée souvent de française, aboutissent à plus grande échelle au marché noir. Certains commerçants lui devront leur fortune, des trafiquants de toute envergure s’y exerceront avec plus ou moins de succès et selon l’élasticité de leur conscience.
3Cependant, c’est par ce biais de l’accommodement des Français à l’Occupation que passe la notion de Collaboration. « Que ce soit par patriotisme ou par intérêt bien compris », les industriels doivent trouver les moyens de survivre après les réquisitions « sans apporter une aide trop importante à l’occupant ». Certains d’entre eux verront leur intérêt diverger de celui de l’Allemagne et donc de la politique de collaboration économique.
4Pour autant, nous dit Marc Ferro « mettre en vis-à-vis résistance et collaboration constitue une autre manière de banaliser le comportement des Français », comme lorsque l’on met en avant les nécessités de la vie quotidienne. Ce qui a pendant longtemps eu pour effet « de réduire leur part d’engagement pendant la guerre et de la dévaloriser ». On voit, tout particulièrement sur ce sujet, l’effet du discours des historiens sur la construction de l’Histoire. Aujourd’hui, conscients de ce phénomène, ils s’efforcent d’arrêter le mouvement de balancier qui a, pendant un temps, penché en faveur d’une France « toute Résistante » pour ensuite basculer, plus récemment, vers la France « toute Collabo ». Avec l’ouverture des Archives de cette époque, on peut mieux mesurer et « graduer les formes de la résistance civile en montrant comment elles ont servi ou non de terreau aux différentes manifestations de la lutte contre l’occupant », comme l’a fait Jacques Sémelin. Ainsi, le refus de saluer ou de parler à un officier allemand, le sauvetage d’un enfant juif, la réception d’armes clandestines et l’appartenance à un maquis de résistants, constituent différents degrés dans la révolte.
5Le phénomène des maquis prend de l’ampleur, à la fin de 1942, avec le refus de partir au Service de travail obligatoire (STO), et l’on peut dire que « les actions de résistance, jusque-là l’apanage des organisations clandestines, prennent alors un caractère de masse ».
6Les mouvements de résistance sont nés dès juin 1940, à l’appel du général de Gaulle et d’autres personnalités comme le général Cochet. Dans la zone occupée, on voit trois grands mouvements se créer, insufflé chacun par des tendances politiques différentes : Henry Frenay fonde Combat avec les démocrates chrétiens ; Emmanuel d’Astier de la Vigerie recrute dans les milieux socialistes pour son mouvement Libération, et les communistes développent dans les deux zones le Front national. Ce n’est qu’en 1943 que l’unification de la Résistance se fera autour du Général de Gaulle et Jean Moulin.
7Bénéficiant la plupart du temps d’un soutien extérieur, les actions du maquis seront une source de conflits entre les groupes, à cause des conséquences sur la population et l’exécution des otages.
8C’est pour une part grâce au regard des historiens étrangers qu’ont été reconnues les responsabilités des Résistants dans le ralentissement des mouvements de troupes allemands, et dans l’action des renseignements qui furent indispensables en Normandie comme en Bretagne.
9Aborder le sujet de l’Occupation en France pose plusieurs problèmes mettant en jeu l’écriture de l’Histoire. Ce n’est pas seulement transmettre des événements incontestables dans leur déroulement, c’est aussi parler de l’attitude du peuple français face à l’ennemi, élément non quantifiable, entraînant une fluctuation du discours sur ce sujet.
10La difficulté de traiter de l’histoire immédiate se double ici de celle qui consiste à utiliser des documents d’archives privées qui, bien que délicate, s’avère nécessaire pour une connaissance plus fine de la vie quotidienne des Français, à cette période. La légitimité de ces témoignages ne fait pas de doute, les historiens ne contestent plus leur importance. Particulièrement pour établir l’histoire des guerres, mêlant dans l’action sphères publique et privée. Mais, soucieux de rigueur, les chercheurs soulignent l’exigence que requièrent ces sources, insistant sur l’écueil de la prise en compte d’une information, paraissant accessible à tous, dans la familiarité de son discours. Ceux-là affirment avec force la nécessaire précaution de distanciation qu’offre l’appareil critique littéraire et linguistique, prenant exemple sur les chercheurs en sciences humaines, tels Daniel Fabre en sociologie, Philippe Lejeune en littérature, Roger Chartier et Cécile Dauphin en histoire, qui ont démontré l’efficacité de ce recul par une analyse pointue de l’énonciation.
11Cette posture s’avère d’autant plus nécessaire pour aborder un document d’une nature particulière, l’enregistrement oral, qui pose d’autres problèmes, comme celui de la transcription.
La Clef dans la mare
La construction immédiate de la mémoire
12Ce document boucle, d’un point de vue chronologique et historique, l’espace autobiographique familial sur la guerre. En effet, il englobe les précédents par son inscription dans le temps (1979), et par son contenu, (l’ensemble de la guerre), et il développe la période de l’Occupation, évoquée brièvement dans le Cahier rose.
13De plus, comme pour les Villottes, l’on y retrouve des épisodes racontés par d’autres témoins. Par exemple, la dispute d’Henry Leroy avec ses filles, au sujet de l’opportunité de l’exode : « Je me fâche contre mes filles » (Petit Carnet rouge) ; « Papa se fâche il n’y a pas moyen de discuter tranquillement » (Cahier rose) ; « je dis il faut partir. Alors mon pauvre père : mais non restez ici les Allemands ne viendront pas. Je dis : Papa c’est vraiment impossible […] Il faut pas se faire d’idée ils viendront. Mais non je t’assure qu’ils ne viendront pas. Mais moi je te dis qu’ils viendront, si on est parti de la maison pour que les hommes ne soient pas mis au service des Allemands il faut encore partir d’ici » (Voix de S. Dubost in Clef dans la mare, selon la transcription de F. Dubost).
14Rétrospective et globale, cette archive garde, cependant, la spécificité inappréciable de la construction immédiate de la mémoire de la guerre, par les deux voix conjuguées de Charles et Suzanne Dubost. C’est ainsi que l’on pourra parler d’architecture polyphonique2 dans l’alternance et l’unicité des voix, mais aussi dans leur conjugaison et croisement mêlés.
15Se pose alors la question de son existence. Qu’est-ce qui a provoqué ces heures de récit ? C’est le destinataire qui légitime d’abord l’acte autobiographique, en même temps qu’il induit les fonctions déterminantes du discours qui en résulte. Élaboration motivée par l’Autre, en sa présence, « demandeur » et « auditeur » tout à la fois. Ici, François Dubost, dont la profession n’induit pas particulièrement la conscience historique (il est vétérinaire), est pourtant personnellement intéressé par la transmission, et ce n’est pas la première fois qu’il le montre3.
16Le caractère essentiel du destinataire a été mis en évidence dans les écrits des mémorialistes du xvie siècle4. À cette époque, prendre la plume pour parler de soi, ne se justifie que par rapport à la société dans laquelle on s’inscrit, l’individu n’ayant d’existence que par sa lignée, ou en tant que sujet d’un suzerain. On écrit, alors, pour se défendre contre une exclusion, un emprisonnement, une accusation, ou pour transmettre à l’héritier son ascendance. Acte exceptionnel et « a-social », dont la légitimation première est constituée par le récepteur.
17Or, aujourd’hui, où écrire pour soi seul est devenu courant et même banal, du fait de la lente émergence du sujet comme identité à part entière, le rapport au destinataire s’est inversé. La seule situation d’énonciation, exigeant la présence entière de l’autre (présence physique donc), est l’oral et non plus l’écrit, par une sorte de retournement des situations exceptionnelles de récit autobiographique.
18Mais, on peut encore s’interroger sur la nécessité à raconter sa guerre à quelqu’un, à la fin des années soixante-dix.
19Le témoignage de Charlotte Duplessis-Mornay, protestante contemporaine de la Saint-Barthélemy est un défi à l’histoire, affirme N. Kuperty-Tsur. En effet, une rhétorique d’inspiration religieuse transforme ces Mémoires, idéologiquement marqués, et produits dans une certaine visée argumentative. De la même façon, ne peut-il y avoir un lien entre « réalité et rhétorique », chez les locuteurs du vingtième siècle, à propos de la guerre ? Ce récit construit pour un public intime et familier va-t-il se conformer, bien qu’il en ait, à la demande inconsciente et collective des générations qui n’ont pas vécu ces événements, (ou de celles qui l’ont vécue) ? Va-t-il orienter sa visée sur le profil social à atteindre ? Autrement dit, peut-on parler de rhétorique de la Résistance dans la Clef dans la mare ?
20Il m’apparaît qu’en 1979, ce qui peut poser problème pour un tel sujet est le soupçon qui pèse sur l’époque de se constituer une stature de héros de la résistance. C’est la période où le balancier repart dans l’autre sens, où se vanter d’être un Résistant pourrait vouloir cacher autre chose. Nous verrons comment Charles Dubost se défend à plusieurs reprises « d’avoir fait de la résistance ». D’autre part, et pour mieux saisir les implications de certains passages de la Clef dans la mare, il convient de tenir compte du contexte rural et catholique du Pays de Caux. La contrainte d’ordre religieux qui recommande la modestie, (devenue contrainte d’éducation dans le respect des supérieurs, contrainte sociale dans la conscience de sa classe), explique peut-être aussi l’insistance du couple Dubost à minimiser son rôle dans la guerre. Encore est-ce le fait de Charles plus que de Suzanne qui souligne, quant à elle, la propension de son mari à « chanter sur tous les toits qu’il est pour De Gaulle » et à se faire ainsi l’appeau de tous ceux qui voulaient se faire aider pour se cacher.
21Alors quelle valeur peut-on accorder à ces témoignages ? Sachant qu’un récit est une reconstruction de la réalité, l’interrogation doit porter sur l’enjeu du discours. Celui de la Clef dans la mare n’est pas tant de se libérer devant l’innommable, comme ces protestants atterrés devant le carnage de la Saint-Barthélemy, que de chercher une reconnaissance dans la transmission et de réfléchir sur le sens de ce qui a été vécu, les contours de la notion même de Résistance.
22Pour C. Dubost, comme pour sa femme, l’oral semble l’énonciation « juste » du récit de la guerre. Dans la Clef dans la mare, la voix de cette dernière évoque des souvenirs très précis, que l’écriture n’avait pas générés. Une étude détaillée de l’enregistrement et de ses conditions particulières aide à comprendre le mécanisme de résurgence de la mémoire, à l’œuvre dans ce moment. Ainsi, peut-on souligner, par exemple, l’importance de l’impact de la présence physique de l’interlocuteur dans la tradition rurale de la veillée, qui permet la dynamique des questions-réponses, contrairement à l’engendrement solitaire de l’écriture.
23Pour analyser un récit à deux voix, le principe dialogique de M. Bakhtine s’avère d’autant plus opérant. Son apport essentiel consiste à démontrer que la visée de la compréhension du destinataire est incluse dans le processus de production du discours de l’énonciateur. Suivant cette logique, et en examinant la dimension concrète de la langue, dans ses structures syntaxiques, nous allons voir comment le couple construit l’histoire de sa guerre en une véritable action commune. La confrontation de plusieurs mémoires, pour un même objet, en donne une version complexifiée, par la médiation des voix, qui s’emmêlent, alternent, se complètent, et favorise l’absence de maîtrise mémorielle consciente. Il est intéressant de constater que la mémoire de Suzanne Dubost fonctionne plus aisément dans la médiation orale. Elle est emportée dans la dynamique du récit polyphonique, qui l’entraîne dans une reviviscence de souvenirs personnels sans qu’elle ait conscience d’une construction collective.
24La Clef dans la mare « boucle » d’une autre manière l’espace autobiographique familial en posant plus largement la question d’une histoire créée par des gens s’obstinant à la poursuivre malgré le recul toujours plus grand des faits.
25Depuis la découverte de l’enregistrement des paroles sur bandes sonores, les sciences humaines se sont intéressées aux récits oraux. En France, l’histoire de la langue, qui sacralise l’écrit, a donné un relief accru aux recherches des linguistes sur les spécificités du français parlé dans des ethno-récits enregistrés sur bandes magnétiques. Par ailleurs, l’on a pu constater l’écart entre les écrivains et les écrivants qui seront toujours plus vrais en oralisants. Chez les gens du peuple, la langue orale reste leur vraie langue, et, s’ils écrivent, il sera nécessaire de la chercher sous les poncifs5.
26Trace vivante de la mémoire au travail, on l’entend au début de la cassette de la Clef dans la mare, où l’on assiste au travail de réamorçage, fait par François Dubost, qui lance des thèmes. Il choisit d’abord celui qui touche son père au plus près : « et alors le travail de la ferme ? », en obtient assez peu de choses : les ventes de produits aux gens de la ville, venant à pied au Mont de l’If, le dégoût du cochon…, quant à sa mère : « un stagiaire contre de la ficelle de lieuse » (formule, utilisée plusieurs fois, qu’on trouve aussi dans son cahier), la culture des endives dont elle a la charge.
27Le thème de l’exode marche mieux. Charles évoque, alors, son départ de la ferme avec son père. Le déclencheur du processus est un mot portant sur une trace psychique personnelle, l’expérience individuelle se présentant la première à sa mémoire.
28La mise en récit d’une période historique pose le sujet comme témoin, qui, en tant que tel, selon Ricœur, conjugue « conscience historique » et « mémoire du citoyen ». Il concentre ainsi l’attitude de l’historien, s’exerçant au passé (par la représentation d’un passé collectif dans lequel il s’inscrit), et celle du témoin individuel, s’exerçant au présent. Ici, les locuteurs utilisent leur mémoire vive, celle qui s’exprime au présent comme témoin ordinaire, et manifeste en le même temps leur conscience historique. Et à sa façon, C. Dubost donne la définition du citoyen, pour cette époque, en parlant de « vrai français » ou de « salaud », qui distingue ce dernier avec celui qui fait de la résistance.
29Comme pour les documents précédents, c’est l’étude de la langue dans sa réalisation qui va nous faire accéder au procès de la mémoire avec un dispositif adapté à ce document. Pour l’analyse d’un discours oral dans une approche sémiologique, les réflexions de Jacques Coursil dans la Fonction Muette du Langage6 seront particulièrement opératoires. Car, en appréhendant spécifiquement l’activité cognitive du sujet entendant, il permet d’affiner l’étude d’un entretien oral. Son apport complète et corrobore celui des philosophes, des anthropologues et chercheurs en sciences du cerveau sur le sujet. L’auteur montre la nécessité absolue d’adopter une autre posture que celle qui était de mise jusqu’ici dans la conception linguistique de l’énonciation. Il affirme, plus précisément, que le chercheur doit admettre que sa position d’observateur externe est une « métaphore » à déplacer, parce qu’elle masque totalement en quoi consiste l’activité de celui qui écoute7. Décalage utile pour lui-même, sujet entendant sur le terrain, mais aussi pour l’observation d’un sujet entendant en communication avec un autre8.
30J’opérerai donc méthodiquement, sur ce document, ces déplacements d’angle de vue, et intégrerai toute l’activité du langage dans les limites de l’entendant.
31Une fois admise la nécessité de l’analyse linguistique du discours dialogique, au double constat que toute son activité symbolique est portée par sa réalisation phonique, d’abord, et par sa réalisation lexicale, ensuite, il reste à trouver la présentation la plus pertinente.
32Afin de sonder le langage, cette réalité interne et mentale, comme l’a qualifiée Noam Chomsky, les linguistes ont utilisé des corpus oraux et en ont tenté la transcription9, en mettant au point l’étude syntaxique du discours à l’aide de sa visualisation en grilles. Cette disposition met en relief le déroulement des séquences discursives en faisant ressortir la succession diachronique du vocabulaire employé dans une séquence en même temps que la combinaison grammaticale et synchronique de ces éléments.
33Les enjeux de ce dispositif, ici, ne sont pas de délimiter les différentes séquences de discours, mais les grilles contribueront à rendre plus visibles les représentations que Charles Dubost et sa femme se font de la guerre et de la Résistance. Non seulement le caractère éminemment social de leur récit se révèlera à l’analyse, mais on assistera également à sa construction par les deux sujets entendants dans le « principe de transfert » que suppose toujours l’action de se parler.
34Comme précédemment, mais de manière plus visuelle avec les grilles, cette recherche va tenter de mettre en lumière le recouvrement grammaire/ sémiotique, lieu d’inscription des pratiques dans les langues, et par suite, celui de la formation du discours. La notion de présent topique, définie par J. Coursil, est particulièrement opérante, ici, dans l’étude de la construction d’un discours qui se fait de manière non préméditée et non consignée, et qui surprend par l’organisation de sa structure.
La transcription
35La transcription de François Dubost, faite sur une ancienne machine à écrire, se présente sous la forme d’une liasse de douze feuilles agrafées entre elles. Sur la page titre, en dessous de « LA CLEF DANS LA MARE » en lettres majuscules, on lit : « Souvenirs de guerre de Charles et Suzanne DUBOST recueillis par François les 27 et 28 août 1979 retranscription intégrale », et plus bas entre parenthèses « (La première personne dans le récit représente indifféremment Papa ou Maman) ».
36Or, aux premiers mots de la bande sonore, on constate qu’ils ne correspondent pas au début du texte transcrit. L’écoute et la lecture simultanées de la transcription montrent que ce que F. Dubost qualifie d’intégrale ne respecte pas le déroulement du discours entendu. Sur le papier, il reconstruit l’ordre chronologique des faits, la première page reprend donc les épisodes liés à l’Évacuation, alors que, sur la cassette, les deux voix de C. et S. Dubost commencent, dans une série d’hésitations et à l’instigation de l’enquêteur, en évoquant l’Occupation.
37Mon premier travail a donc consisté à reconstituer l’ordre du récit oral.
38Orienté par les questions, les locuteurs parlent d’abord de la ferme qu’on abandonne en « évacuant », et de l’état dans lequel on la retrouve en rentrant10. La mémoire répondant à une logique intime et individuelle, celle de C. Dubost s’attache aux traits comiques des épisodes, comme ce détail trivial : « on s’est réfugié dans une pissotière on était dix-huit là-dedans ». Ou bien, par automatisme, elle revient sur les épisodes fossiles, l’exemple des Villottes nous l’a montré. La deuxième question de François : « mais vous étiez combien à partir ? » amènera le récit de l’exode et le séjour à Mazières (Indre). Sur ce thème, la femme parle de la difficulté de se ravitailler, tandis que son mari ne souligne que l’aspect humoristique des faits.
39La remise en ordre des événements selon leur déroulement chronologique supprime l’enchaînement du « direct », et enlève au dialogue son aspect premier d’architecture improvisée. Mais elle ne nuit pas au contenu. En effet, il est évident que l’objectif étant la lisibilité, il fallait rendre accessible aux destinataires, les frères et sœurs de François, le récit de la guerre que ses parents lui avait raconté.
40L’autre changement important apporté par le transcripteur concerne la chaîne parlée en elle-même, puisque des transformations sur les termes ont été opérées, et entraîne un certain nombre d’observations.
41Les problèmes de la transcription se posent, aujourd’hui, à tous les chercheurs utilisant des sources orales. Nombre d’entre eux ont été analysés par le Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe11. Je ne ferai pas une analyse exhaustive de la transcription de la Clef dans la mare. Mais, il me semble très utile de montrer qu’avec un objectif complètement différent de celui des linguistes, voulant préserver avant tout l’exactitude du document d’origine, notre transcripteur n’en a pas moins fait les mêmes corrections, oublis ou erreurs, au moment de faire passer le discours de l’oral à l’écrit.
42Par ailleurs, ma démarche consistant à prendre comme point de départ les documents tels qu’ils ont été produits, pour y découvrir et faire ressortir les représentations des écrivants ou des locuteurs sur leur sujet, on comprend la nécessité de revenir à la source pour mettre en évidence ce qui est à attribuer à S. et C. Dubost, et ce qui est du fait de leur fils. Cette observation attentive des originaux et de leur transcription est essentielle, également, pour analyser le fonctionnement d’une construction commune et dialogique de faits passés, dans le procès de la mémoire familiale, ainsi que pour rendre compte de la différence entre oralité et écriture.
43L’une des principales préoccupations de la transcription des récits de vie est d’éviter de faire du locuteur (trice) un(e) illettré(e), en donnant à lire un discours par trop hésitant ou incohérent du point de vue de la syntaxe. Et, en effet, certaines corrections effectuées par F. Dubost paraissent obéir à un souci de cet ordre. Il s’agit de la suppression des bribes ou des phatiques et de tous les éléments parasites de l’oral qui empêchent une bonne lisibilité. Le filtre posé sur la source orale de la Clef dans la mare doit donc se comprendre comme une amélioration de sa réception et le résultat d’une interprétation.
44Ces corrections sont de plusieurs sortes. J’ai pu en distinguer cinq à partir de critères linguistiques :
1er cas : transformation par précision lexicale
45Nous en avons un exemple à la page 4 de la transcription F.D.12 où peut se lire : « Je demandais toujours la même chose que ce que la cliente précédente demandait » alors qu’on entend sur la cassette : « je demandais toujours la même chose que ce que la femme qui n’avait rien à voir avec nous demandait ».
46Autre exemple de ce même cas. Le « on avait nos valises sur la tête » de la cassette, est devenu dans la transcription, à la page 1 : « on se protégeait avec nos valises sur la tête ».
47Il est intéressant de constater, dans l’exemple suivant, les changements que F. Dubost a fait subir à la phrase qui a donné son nom à ce récit enregistré. Il est écrit, p. 1 « En quittant la maison, je l’ai fermée et j’ai jeté la clef dans la mare en pensant que je ne reviendrais jamais. » En fait, Charles Dubost avait dit : « quand je suis parti j’ai fermé la porte à clef j’ai mis la clef dans la mare en disant je ne reviendrais jamais ». On comprend que le verbe mettre ait semblé peu approprié à son fils avec la complémentation « la clef dans la mare », alors qu’il aurait certainement accepté « mettre la clef sous la porte » ou encore « dans la serrure » ou « sous le paillasson »… Selon la cachette, le verbe est plus ou moins acceptable.
48D’autre part, le passage à l’écrit entraîne la suppression du discours direct et de son verbe d’introduction contenus dans l’oral. Dans ce dernier cas, c’est selon le critère de la vraisemblance que la correction a été faite. Le verbe [dire] est remplacé par [penser], plus probable puisque le narrateur est seul. Mais ce n’est pas toujours ce critère qui prévaut dans la suppression du discours direct. Cela peut être aussi la recherche de précision par le choix lexical. Ici, c’est le verbe « apprendre comment » qui remplace « alors je lui ai dit voilà comment il faut faire ».
49L’on pourrait multiplier les exemples de ce premier type de transformation, qui abondent dans ce texte.
2e cas : recherche de précision par suppression de périphrases
50Sur la cassette, on entend, à propos du départ des ouvriers de la ferme qui veulent prendre le bac à Caudebec, qu’ils ne le peuvent parce que « la ville s’est mise à flamber », alors que sur la transcription de la page 2, on lit « La ville flambait ». Nous avons vu dans le Cahier rose, le maire de la commune du Mont de l’If prévenir ses administrés de son prochain départ. L’écoute de la cassette nous donne la version suivante : « je passe dans toutes les maisons de la commune en leur disant dites donc écoutez / vous allez faire comme vous voudrez / moi je suis obligé de foutre le camp / dans deux heures je suis parti ». Le texte de F. Dubost supprime un certain nombre de ces formes périphrastiques, entre autres les semi-auxiliaires, ce qui donne « vous ferez comme vous voudrez ».
3e cas : suppression des amorces du discours et des répétitions
51Les transformations peuvent porter également sur les éléments caractéristiques de l’oral, comme les phatiques ou ce qui constitue les amorces du discours. Dans cet exemple, on entend sur la cassette : « alors je laisse ma voiture chez un p’tit cultivateur / voilà j’laisse ma voiture / je reviendrai la r’chercher / j’sais pas quand / bon » qui devient dans le texte : « Ma voiture je l’avais laissée chez un petit cultivateur. Je lui avais dit : ‘voilà ! je reviendrai la rechercher. Je ne sais pas quand’. » Les « alors », « voilà » et « bon » ont disparu, ainsi que la répétition « laisse ma voiture », comme éléments parasites appartenant aux tics oraux du locuteur. Et puisque dans cette séquence le scripteur garde le discours direct, il en respecte les conventions.
52L’exemple suivant est intéressant parce qu’il affecte un autre élément caractéristique de l’oral, l’utilisation des impersonnels, et que la suppression se porte sur une répétition de sens et non de mots. Dans la version orale, on a : « alors on est reparti on a traversé Yvetot il était midi un silence de mort / pas un chat tout le monde était parti » qui devient sur la transcription à la page 1 : « On est reparti, on a traversé YVETOT à midi, pas un chat, tout le monde était parti. ». Précisément, la transformation touche l’amorce du discours alors, la division rythmique donnée par l’absence de compléments et l’abondance de la nominalisation. Cela ne change pas le sens, axé uniquement sur la fonction référentielle du langage, mais pourtant supprime une dimension essentielle de ce que l’on perçoit à l’écoute de ce petit passage. C’est celle qui est donnée par le rythme impair, scandé de façon régulière (5 / 7 / 5 / 5 / 3 / 7), et qui matérialise le silence inhabituel de la ville à cette heure de la journée. Ce changement, qui atteint la scansion des paroles, fait percevoir la grande différence entre « on a traversé YVETOT à midi » et « on a traversé Yvetot il était midi ». Le transcripteur semble considérer que le segment à valeur temporelle doit être régi par le verbe pour se rapprocher de la langue écrite.
53Cependant la disparition de « un silence de mort » ne s’explique pas par la volonté de supprimer une répétition de sens puisqu’il n’est pas signalé dans la version écrite. Peut-être est-ce seulement dû à un oubli pendant l’écoute.
54Dans l’ensemble de son texte, François Dubost a fait ce qu’on appelle le toilettage du discours oral pour que la lecture ne soit pas trop gênée par ses hésitations et répétitions. Les autres phatiques les plus couramment supprimés à l’écrit sont les « bon ben », les « et alors », les « bon et alors », les « hein », etc.
4e cas : suppression d’une répétition lexicale
55Lorsque Charles Dubost veut montrer à quel point le signal de l’incendie des raffineries de la vallée de la Seine a été déterminant pour lui, il dit : « le 9 juin je couchais là comme un malheureux tout seul là il faisait un temps extraordinaire et alors à 3 heures du matin c’était une nuit noire noire noire incroyable ». La transcription supprime l’amorce « alors », et ne garde qu’un « noire » sur les trois tandis qu’elle conserve le « là » de scansion.
5e cas : suppression pure et simple d’une partie du discours
56À propos de son départ, le 9 juin, Charles raconte : « j’avais donné rendez-vous à mes ouvriers à 10 heures à Rouen je leur avais donné toutes les voitures et tous les chevaux / j’étais parti un peu en avance et les ponts me sont sautés sous le nez / j’ai perdu mes ouvriers je savais pas où ils étaient rien du tout / j’étais à 300 mètres sur les quais ». À l’écrit cela devient : « J’avais donné rendez-vous à mes ouvriers à 10 heures à ROUEN. Je leur avais donné toutes les voitures et tous les chevaux. J’étais parti un peu en avance et les ponts me sont sautés sous le nez. J’étais à 300 mètres sur les quais. » Le texte est rigoureusement le même que le discours oral, à l’exception d’un passage qui a complètement disparu.
57On relève plusieurs cas de suppression de petites parties du discours, dans cette page. Par exemple, « J’ai dû abandonner la voiture pleine de draps. » contient un petit détail donné verbalement « j’ai dû abandonner la voiture pleine de draps j’avais vidé une armoire / pleine de draps ». Un peu plus loin, la version écrite supprime ce qui est considéré comme une répétition : « Toute la nuit, on a marché avec mon père. On a fait 80 Km pour arriver à la Ferrière […] » alors que la version orale précise : « toute la nuit on a marché avec mon père / on a fait quatre-vingt kilomètres en une nuit pour arriver à la Ferrière ». Correction minime, qui montre une transcription cherchant l’efficacité dans sa fonction référentielle, amenée tout naturellement à éliminer les répétitions, même implicites.
58J’ai donc constaté, moi-même, que les écarts entre transcription et document oral reposent sur trois procédés « l’oubli, l’ajout ou la modification d’une séquence13 ». On ne parlera d’erreurs que si l’on peut établir avec certitude que les oublis ne sont pas suppression pure et simple. La recherche de lisibilité et de clarté de l’information justifie les modifications et les ajouts, dans la volonté d’être au plus près du texte écrit standard.
La polyphonie constructive de mémoire
59Le document oral du récit de vie ou de guerre est avant tout une ou des voix. Le timbre particulier, la sonorité, le volume s’allient, dans l’écoute, pour participer à sa reconstruction par l’auditeur. Aussi, les éléments phoniques doivent-ils être décrits pour que soit reconstituée l’ensemble de la production et son contexte. Mais le son produisant des éléments difficilement transmissibles par la graphie, il est utile d’ajouter, ici, quelques indications d’ordre phonique pour rendre plus perceptibles les voix de nos locuteurs.
60Celle de Charles Dubost domine par le ton et le volume. Pour un auditeur du midi de la France, elle possède un fort accent cauchois. Cette prononciation d’une région du nord-ouest se caractérise surtout par la richesse de son système vocalique comprenant « non seulement des voyelles longues et brèves mais aussi des diphtongues et cinq voyelles nasales14 ». La nasalisation des a, par exemple, (restée très forte chez ce locuteur) dans certains mots, fait se rapprocher cette voyelle du o nasalisé (« on »). Mais aussi et d’une façon générale, les e muets ne se prononçant pas, la place des accents dans la phrase mélodique change. Elle contient des césures qui ne sont plus marquées aujourd’hui par les locuteurs de cette région, et en supprime d’autres…
61Cette voix forte lance les épisodes, donne la dynamique générale et décrit les événements comme une partie de bras de fer avec l’ennemi. Elle aime aussi faire des commentaires qui concluent les séquences du récit, comme les ouvre l’anaphore « un jour ».
62La voix de Suzanne plus feutrée, a moins de portée dans sa tonalité « sourde », et semble placée plus loin du micro enregistreur. En général, elle suit le thème lancé par son mari, ajoute des détails (dates, lieux, etc.), ou ses propres commentaires.
63Le schéma de la distribution sonore des voix met en lumière la logique de ce récit oral. En effet, on constate que les deux blocs de début et de fin se partagent les voix dans une relative égalité (même si celle de Charles domine), sorte d’ouverture et de final en forme de chœur. D’autre part, dans le développement du récit, composé de quatre parties centrales, leur distribution, en dominante, se fait dans l’alternance entre les deux locuteurs. Alors que l’équilibre, entre le début et la fin repose sur le retour régulier de chaque voix et la durée d’intervention, celui des parties centrales se construit uniquement sur celle qui domine.
Déroulement des épisodes (faces 1 et 2)
64Avant de poursuivre, il convient de présenter le déroulement des différents épisodes selon le découpage auquel j’ai procédé. C’est le changement de thème, souvent introduit par « un jour », qui détermine le changement d’épisode. (On en dénombre 7, portant sur les faits de résistance pendant l’Occupation). On remarquera que les commentaires, généralement courts, ne viennent qu’au bout d’un certain temps de narration, sur la face 2, avec une augmentation de leur fréquence vers la fin.
FACE 1
1 – Retour d’exode (3 août 1940). Les villottes. Le campement.
2 – Le nombre de réfugiés dans le convoi familial.
3 – Le ravitaillement à Issoudun. La chambre à 2 lits.
4 – Recherche de la date d’arrivée à Mazières. Durée du séjour.
5 – Départ de Charles du Mont de l’If. Rouen. Les ponts sautent. La traversée d’Yvetot.
6 – Passage du bac à Quillebeuf. Marche de Charles et son père jusqu’à La Ferrière. La bicyclette de l’institutrice. L’arrivée à l’Inardière.
7 – Pendant ce temps-là, les ouvriers… Caudebec en feu.
8 – Retour d’exode. La voiture sous les fagots.
9 – Les cartes d’alimentation. Le contrôleur « vrai français ». [ « un jour il me manquait… »]
10 – Le gars qui a « dupé » Dubost. [ « un jour à 8 heures du soir… »]
11 – Histoire du parachutiste C. R-D. [ « bon et alors un autre jour… »]
FACE 2
12 – L’australien. [ « et alors un beau jour… »]
13 – Commentaire sur la Résistance « alors tu vois ces choses-là… »
14 – Le billet de 10 francs. [ « un jour on arrive… »]
15 – Conclusion du billet de 10 francs.
16 – Les messages personnels. Les dénonciations. Le potager de Mme Dubost. [ « un jour un officier de… »]
17 – La livraison d’armes pour le maquis.
18 – Les officiers russes. Le maquis russe. [ « et alors un jour… »]
19 – Commentaire.
20 – L’aviateur, le pot de chambre et le sanglier. La « réputation » de C. Dubost.
21 – L’officier noble.
22 – Commentaire « la guerre ça a été une affaire… »
23 – La grande débâcle : l’homme au quart. Le beurre ou la grenade.
24 – Le traînard et le « pan pan » de Vincent.
25 – Commentaire.
26 – La vie de la ferme. Les expédients. Les jeunes réfugiés.
27 – Commentaire.
28 – Conclusion sur Cl. R.-D. : « c’est un salaud ».
Une logique dans l’enchaînement des épisodes
65Le récit ne suit pas l’ordre chronologique. On a plusieurs retours en arrière, dont le principal se situe au début de la cassette (du § 1 au § 7), les autres n’étant pas très discernables parce que non systématiques. Mais aussi, l’absence de date exacte laisse un certain « flou » dans l’enchaînement des faits.
66Peu à peu cependant, se révèle une autre logique. Au fur et à mesure du récit, on découvre une argumentation sous-jacente qui explique son déroulement. Les acteurs se souviennent des moments qu’ils sont seuls à pouvoir évoquer et racontent ce qu’ils ont vécu. C’est donc Charles qui est sur le devant de la scène.
L’action de C. Dubost et la rhétorique de la Résistance
67Les fonctions de patron de la ferme et de maire de la commune du Mont de l’If entraînent Charles Dubost dans une activité débordante.
68Son vocabulaire le montre chef d’une « maisonnée », au sens médiéval du terme. Il parle de « [ses] gens », ou bien de « [ses] gars » qui ont trouvé tout naturel de le suivre en exode et de prendre des initiatives en son absence (« je n’avais pas de bon lin cette année-là / enfin / il a été arraché pendant que j’étais parti / ben / par les ouvriers15 »). En tant que dirigeant de l’activité économique de la ferme, il emploie la première personne pour exprimer les actions qu’il commande : « j’ai retourné les betteraves » (parce qu’elles « étaient couchées pas démariées ») et « j’ai sauvé un peu d’oignons j’avais deux hectares d’oignons / on vendait tout » ; décide des choix de production : « on faisait tout ce qui était vendable après avoir nourri les bestiaux / à ce moment-là j’avais 120 ou 130 bêtes / on faisait des endives », des rutabagas (« on vendait les rutas un franc le ruta la première année on les faisait pour les bestiaux / l’année d’après on en mangeait / les gens se jetaient là-dessus / un franc le ruta »), du lin, vendu aux Belges qui « mettaient les billets de 10 000 dans leurs bretelles » parce qu’ils « n’avaient pas le droit de venir en France avec de l’argent ».
69Le rôle de patron de C. Dubost se repère aussi dans la forme et la fréquence de ses déplacements : cheval de selle et voiture à cheval remplacent l’automobile (« je saute à cheval », « j’étais à cheval toute la journée ») ; sa mobilité (à l’entendre il est toujours par monts et par vaux) est au service de la ferme et de la commune. En tant qu’homme et mari, il fait le lien avec l’extérieur16, et en tant que maire, il assume la médiation entre la Préfecture et ses administrés. Et pendant l’Occupation, il est chargé de distribuer les cartes d’alimentation, ce qui lui donne le pouvoir d’aider les maquis cachés sur le territoire de son administration et de cacher des parachutistes. D’une façon indirecte, le fait d’être l’élu d’une petite commune rurale, dont il connaît tous les lieux et les habitants sur plusieurs générations, lui a permis une action de base pour la résistance. Il donne l’impression d’avoir les mains libres et de pouvoir faire accepter n’importe quoi à ses administrés. Il a, en effet, une connaissance profonde du milieu, puisqu’il succède à son père dans la fonction de maire, qu’il a fréquenté l’école avec ceux de sa classe d’âge, et qu’il les emploie comme ouvriers dans sa ferme ou journaliers en saisons…
70Ce récit de la guerre, où les deux voix se complètent, remet chacun des narrateurs à la place qu’il occupe dans la famille et la société. Ainsi que les auteures de Celles qui n’ont pas écrit17 l’ont constaté dans les discours de femmes, le récit de la Clef dans la mare concrétise la répartition des rôles par la répartition des matériaux du discours dans l’alternance des deux voix.
71Le champ d’action de C. Dubost est assez large : les termes géographiques utilisés vont du cercle restreint de sa ferme aux noms de pays, comme la Suisse ou l’Angleterre. Il emploie là pour le lieu le plus proche de lui, la ferme, qu’il nomme ainsi plusieurs fois. Il dessine le centre de ses activités et de sa vie avec les compléments à la porte de l’écurie, dans la grange, dans l’étable, sous un tas de fagots, dans la maison ; qui s’élargit aux alentours : le bois, la plaine, la grand’route, la maison Carpentier, la petite maison Malandin, les bois d’Arson. Mais lorsqu’on dépasse les limites de la commune, les noms communs deviennent des noms propres. Charles conduit l’Australien chez Desmare, va chez les Boulard à Yvetot pour demander conseil, attend des gens à la gare d’Yvetot, transporte des armes à Touffreville, aide le maquis de Bouville et « supporte » les Russes de celui de la forêt de Brotonne, prend le bac à Caudebec, et se renseigne à Croixmare en faisant ses courses. Il reçoit des messages d’Angleterre par radio, apprend que le parachutiste est passé en Suisse… Suivant cette même logique, les expressions le pays et nos campagnes désignent de façon définie un espace indéfini, où le maire du Mont de l’If est connu et connaît les gens, personnellement ou de réputation.
72À partir du § 9 jusqu’au § 18, Charles Dubost a un épisode à raconter, illustrant différents degrés de résistance, à ce moment de la guerre où la seule possibilité pour les civils est la lutte contre l’occupant. Cela va du refus de saluer un officier allemand (§ 21), jusqu’à la réception d’armes pour le maquis (§ 17 et 18), en passant par la transmission de renseignements (§ 14 et 15, le billet de 10 francs), la distribution clandestine de cartes d’alimentation (§ 9), ou l’organisation de caches pour des parachutistes (§ 11 et 12).
73Il est intéressant de constater, dans ce document, particulièrement aujourd’hui où l’on pèse et repese volontiers l’attitude patriotique et républicaine des Français pendant l’Occupation, que C. Dubost a le même souci. Plus le récit avance, plus il éprouve le besoin de faire des commentaires (§ 13, 19, 22, 25 et 27). Ces pauses, qui interviennent régulièrement, cherchent à définir ce moment très particulier de la guerre, pour mieux cerner la notion de résistance. Elles servent aussi de contrepoint aux temps forts, évoquant une action particulièrement dangereuse, et fondent la rhétorique de la résistance en logique interne du récit.
74En effet, Charles Dubost fait un commentaire sur ce thème (§13), après avoir raconté l’aide apportée, à deux reprises, à des parachutistes tombés sur la commune. La première histoire, celle de Cl.R.-D., se présente ainsi : le parachutiste tombe chez les moines de St Wandrille ; on lui donne le nom de Dubost (il comprend Duboc) ; les bonnes préviennent le patron de la présence d’« un drôle de gars là-bas » ; C. Dubost le prend en charge et l’amène à la cuisine ; il va consulter sa femme sur ce qu’il faut faire ; redescend lui dire qu’il se charge de le faire passer en Angleterre ; il le met d’abord dans le bois ; va consulter différentes personnes à Yvetot ; finit par le confier à Desmare ; va le voir régulièrement, reçoit ses confidences en échange de « bouquins » ; lui rend le service de renseigner son père ; organise une rencontre à Rouen avec ce dernier ; l’amène à Yvetot chez les B. pour qu’il repasse en Angleterre.
75Si l’on y regarde de plus près, chaque sous-partie apporte un élément de plus à l’implicite qui sous-tend l’ensemble. C’est-à-dire que le narrateur accumule les détails qui montrent les risques pris en cachant « cet aviateur descendu ». D’abord, il précise qu’il était connu pour aider la résistance, puisque le Père Abbé de l’abbaye de Saint-Wandrille le lui envoie. Ensuite, il insiste sur les malentendus qui ont fait que plusieurs personnes auraient pu le dénoncer : son ouvrier Duboc, par une confusion de nom (il est allé le trouver après en lui disant « écoutez Duboc / le jour où vous parlez de cette histoire-là vous êtes un homme mort / parce que je vous tue »). Puis, celui qu’on lui a indiquée comme étant le père de Cl. R.-D. Réponse de cet homonyme « mais monsieur je suis célibataire et je n’ai pas d’enfants ». À lui, Charles recommande plus civilement « de ne rien dire »… Mais, il aurait pu être dénoncé, aussi, par ses propres domestiques, en cherchant de la nourriture pour celui qu’il cache, parce qu’il « ne pouvai[t] pas faire un pas dans la maison sans que les bonnes [lui] tombent dessus / prendre un morceau de pain dans le buffet / c’était une chose impossible ». En bout de chaîne, il le confie à un voisin sur qui il peut compter (« mais bien sûr monsieur Charles / mais bien sûr amenez-le tout de suite »), qu’il avait certainement sondé avant.
76L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais le narrateur continue, en montrant comment la personnalité du parachutiste a encore augmenté les risques encourus. En effet, cet homme demande à son protecteur d’écrire une lettre pour rompre avec une de ses fiancées ! Ensuite le prie de faire prévenir son père qu’il est en vie au moyen d’une alliance, ce qui entraîne une série de démarches mettant en cause d’autres personnes. « Il était au Vaudreuil / mais à ce moment-là j’étais pas équipé pour aller au Vaudreuil / j’ai été à Rouen porter l’alliance à mon beau-père / qui s’est fait une joie d’aller la porter à E. R.-D. ». C. Dubost fait-il du zèle ? Il organise, en plus, un déjeuner réunissant le père et le fils, à Rouen. Et pour clore le tout, insistant sur la provocation, il précise, qu’amenant Cl.R.-D. chez ceux qui le font passer en Angleterre, ils déjeunent avec lui « alors qu’il y avait des officiers allemands au-dessus ». Pourtant, dit-il : « à ce moment-là on se méfiait énormément ». Et il explique que les Allemands envoyaient de « faux aviateurs », et qu’on leur avait signalé « un gars avec un doigt de moins / c’était un type qui faisait choper les autres ».
77Avant de poursuivre, C. Dubost souligne que la chose était relativement simple avec un Français, mais qu’on pouvait se faire remarquer avec un étranger. Alors, quand il vous tombe du ciel un Australien, qui mesure 1 mètre 90, roux de surcroît, c’est plus compliqué de le cacher et de le faire tenir tranquille. Charles s’exposait d’autant plus qu’il ne pouvait le renvoyer « parce que toute la filière qu’on connaissait jusqu’à Calais avait été fusillée / dénoncée ». Il lui fallut le garder six semaines.
78La conclusion insiste, elle aussi, sur le danger et la peur qui l’accompagne :
et alors un beau jour on a reçu un ordre de le conduire à la gare d’Yvetot / en voiture à cheval et alors je sais pas si tu te rends compte / y avait ma voiture avec une bâche bleue pas n’importe quel bleu / bleu azur avec mon grand cheval que tout le monde connaissait / on prenait ce gars-là il fallait le remettre dans la gare à un homme qui avait un journal sous le bras / ta mère a voulu venir avec moi // on avait une pétasse du diable
79Mais, la chute de l’histoire semble évaluer le prix du risque au résultat de l’opération : « 48 heures après / on a su qu’il était parti qu’il était en Suisse ».
80Suit le premier commentaire que la transcription F. D. résume en une phrase : « Ces choses-là, elles sont arrivées comme cela ; il fallait choisir : ou dénoncer ou y aller ». Or, la version complète montre bien comment, dans ce passage, Charles explicite l’argumentation restée sous-jacente, en essayant d’éclaircir sa position par rapport à l’action de la résistance.
alors tu vois / ces choses-là / heu / c’est // c’est des choses qui sont arrivées comme ça / on a pas fait de résistance on a // voilà / c’est des choses / il fallait choisir le pour ou le contre / ban / ou alors se mettre avec les Allemands / les faire prisonniers les faire faire prisonniers ou / bon qu’est-ce que tu veux / à mon avis c’était pas difficile à choisir // bon // on prenait des risques mais c’était forcé ça / pendant la guerre celui qu’a pas pris de risques / c’est celui qu’a jamais voulu rien foutre contre /les boches, l’ennemi/18 ou qu’en a pas eu l’occasion19 oui m’enfin / dans nos campagnes on a eu l’occasion tout le temps tout le temps tout le temps
81La disposition en grille20 révèle un certain nombre d’éléments importants pour une compréhension plus fine des textes oraux, que l’on peut décrire ainsi. La forme couplée « ces choses-là c’est des choses », seule forme substantive à gauche du verbe, lance le thème. En effet, le paradigme verbal additionne deux « c’est », deux « c’était », un « il fallait » et quatre « on ». L’abondance des clitiques et l’absence des sujets substantifs nominaux, étant une constante des corpus oraux, entraînent un effet plus grand lorsque nous avons un élément mis en valeur à gauche du verbe, comme ici.
82D’une manière encore plus évidente que pour les passages de narration, il m’apparaît, dans cet exemple, que le toilettage, souvent préconisé dans les transcriptions de l’oral, ne doit pas se faire. En effet, l’abondance des phatiques, des répétitions en début de période, est la trace des hésitations d’une pensée qui se cherche.
83L’argument principal de Charles, pour affirmer qu’il n’a pas « fait de résistance », est le caractère imprévisible des événements, l’élément essentiel de la notion de résistance, étant, selon lui, l’engagement qui le différencie des parachutistes. Car lui-même n’a eu à se déterminer qu’au moment de l’action, avec son seul jugement, pour « choisir le pour ou le contre ». D’abord, il ne précise pas l’alternative, celle qu’il a adoptée et qu’il décrit, il laisse l’auditeur remplir le blanc après le deuxième « ou ». Mais, pour lui, se mettre contre l’ennemi ne veut pas dire faire de la résistance, c’est seulement choisir de prendre des risques, et, ajoute-t-il, « c’était forcé ça ». Avançant encore dans sa démonstration, il met en équivalence « celui qu’a pas pris de risques » avec « celui qui a jamais voulu rien foutre contre l’ennemi » par cette construction particulière de l’oral, appelée énoncé pseudo-clivé. Elle lui permet de réaliser le sujet en deux fois, d’abord, en tête de la construction, et une seconde fois, en fin d’énoncé, sous une forme lexicale après le verbe c’est21. Ce qui équivaut à : « celui qui a jamais voulu rien foutre contre l’ennemi a pas pris de risques », où le sujet périphrastique commande directement le verbe à sa gauche.
84Comme l’a souligné Marie-Noëlle Roubaud, avec celui qui, on a une « saisie individualisante du sujet lexical ». Il est particulièrement remarquable qu’avec un lexique verbal de forme négative, C. Dubost « individualise », en évitant la nominalisation, que l’auditeur d’aujourd’hui (et de 1979) ne peut que formuler mentalement par le mot « collaborateur ». Le locuteur établit un certain nombre de degrés qui dépassent l’alternative résistant/collaborateur. Il se réclame d’une catégorie qu’il ne nomme pas et qu’il distingue de celle de résistant. Et il met en opposition « ceux qui n’ont pas pris de risques », qu’il ne range pas pour autant dans les collaborateurs, au moment où il parle. Le dispositif pseudo-clivé permet donc au locuteur de nuancer ses propos en « réalisant le sujet lexical » dans une autre catégorie grammaticale, ce qui lui donne la liberté de « rechercher son lexique » et de ne pas réduire « tous ceux qui n’ont rien fait contre l’ennemi » à des collaborateurs. On observe le même scrupule dans l’autre sens puisqu’il se refuse absolument à se classer dans la catégorie des résistants.
85Il me semble que nous assistons là à une tentative d’éclaircissement de l’action des civils pendant cette période de l’Occupation, avec l’intelligence de quelqu’un qui l’a vécue sur le terrain. N’est-ce pas le travail réalisé par certains historiens pour dépasser les mouvements « sous influence » inhérents au traitement de l’histoire proche ?
86Monsieur Dubost peut paraître faire des subtilités à la normande, mais en période troublée, en pays occupé, la différence entre rester neutre, même en paroles, et prendre parti contre l’ennemi par l’action ou l’attitude, est à prendre au sérieux. Elle pouvait amener l’un des deux à la mort et garder l’autre en vie. C’est d’ailleurs cette différence que Suzanne souligne entre J.F. et son mari : le premier, qui ne faisait ni ne disait rien, n’était pas sollicité. Tandis que « toi », lui dit sa femme, qui a des raisons de s’en souvenir, « tu chantais partout que tu détestais les boches que t’étais pour de Gaulle que ceci que cela tu racontais ton histoire tout le temps / donc les types qui te demandaient un service ils savaient à qui ils s’adressaient tandis que J.F. qui ne disait rien / mon Dieu / est-ce qu’il est pour de Gaulle est-ce qu’il était ». Ce qui revient à dire que l’un s’est exposé plusieurs fois, tandis que l’autre s’est protégé par son silence.
87Quelques secondes plus loin, Charles donne encore plus clairement sa définition de la Résistance : sa femme évoque l’attitude d’un de leurs amis, qui explique sa neutralité pendant la guerre, par la crainte de ne pas tenir le coup sous la torture ; à quoi Charles répond : « il s’agissait pas de faire de la résistance ou pas /bon, non/ il s’agissait / à un moment donné qu’on attendait pas / d’être un salaud ou pas // et ça / c’est pas de la résistance ». Parce que, prendre un engagement et appartenir à un groupe constitué, est une chose, et avoir une attitude honnête et correcte, en choisissant d’« d’être un salaud ou pas », un « vrai français », sans pour autant être inscrit dans un réseau de résistance, en est une autre22. C’est ce qu’il démontre tout au long de ce témoignage.
88Alors, comment qualifier ceux qui ne disent rien et qui n’ont donc pas eu l’occasion de « rendre service » ? Sont-ils collaborateurs par omission ? La casuistique rendrait certainement, ici, quelque service pour en décider. En tous cas, conclut Charles, « faut pas croire qu’on a été / des gens extraordinaires ». Parce que, selon sa logique, il n’est pas extraordinaire de bien se conduire « à un moment donné qu’on attendait pas », et de choisir ce que l’on considère la ligne juste23, le parti de la France contre celui des « Boches ».
89À partir de cet éclaircissement sur les principes et idées qui définissent la conduite du couple, les épisodes vont se succéder en complétant la rhétorique de la résistance, mise en place par Charles Dubost, par des exemples servant d’arguments. Et ce qui apparaissait, à première audition (et encore plus à la lecture du tapuscrit), comme un déroulement régi par les hasards de la mémoire, prend désormais une allure de démonstration. En fait, cette déclaration sert de cadre à chaque épisode. Ainsi en est-il du paragraphe suivant (§ 14), l’histoire du billet de 10 francs.
90Le premier élément (« c’est des choses qui sont arrivées comme ça ») est illustré au début de cet épisode, commencé par Suzanne : « un jour on arrive à la messe à Croixmare / on attache le cheval / mais non il n’était même pas attaché / je l’attachais / tu t’arrêtais pour l’attacher / il y a un gars qu’arrive / à moto24 qui donne un billet de 10 francs à ton père / sur le coup on dit qu’est-ce que c’est que ça ». Après l’inattendu, suit l’aspect surprenant : « sur le billet de 10 francs y avait des trucs d’écrit // on comprenait rien y avait / b v à une place / des trucs comme ça à une place ou à l’autre du billet ça voulait rien dire pour nous ». Ensuite, c’est le choix entre « le pour et le contre », faire parvenir ou non ce billet à Paris, le soir même (« pendant toute la messe avec ta mère / on était comme ça / qu’est-ce qu’on va faire »), par quelqu’un qui possède une moto, mais dont on ne sait « ce qu’il25 pensait », et que l’on met peut-être en danger. Pour C. Dubost, ce fut une nouvelle occasion de faire quelque chose contre l’ennemi, puisque « le lendemain y avait plus de ferme Delacroix / à Tôtes / il avait une rampe de lancement dans sa ferme // il est rien resté ».
91La conclusion de cet épisode, éliminée dans la transcription F.D., insiste sur l’aspect imprévisible de l’action, mais en même temps inscrit le narrateur dans un réseau « on le connaissait absolument pas / on n’avait jamais vu ce type-là / il vient présenter un billet de 10 francs / il m’attendait à la messe donc c’est un gars qui savait / que j’allais tous les dimanches / à la messe de sept heures et demie à Croixmare ».
92Les paragraphes 16 à 20 poursuivent l’argumentation de Charles, en ménageant une progression du récit, autour de la réception d’armes pour le maquis de Touffreville, et de l’amorce de son désengagement, parce qu’il était soupçonné par les Allemands. Au § 16, un message personnel doit indiquer le jour où « 4 à 5 tonnes d’armes devaient être parachutées sur la ferme », et Madame Dubost est prévenue que quelqu’un les a dénoncés. § 17, Charles demande à son ami J. R. de faire la réception à sa place, mais « il avait dix gosses » ; (il connaît le père de « six gosses », déporté pour avoir reçu un maquis, qui n’est jamais revenu). Il accepte, donc, de prêter sa voiture pour transporter les mitraillettes du maquis : « je te garantis que c’est une journée qui m’a paru sacrément longue / j’y ai pas été mais j’avais donné mon cheval et ma voiture / c’était comme si j’y étais tellement ils étaient connus dans le pays ». C’est au § 20, qu’il raconte avoir renoncé à s’occuper d’un parachutiste tombé « dans la plaine là / à cheval sur un sanglier », parce qu’avec sa « sacrée réputation » les Allemands sont venus dire à sa femme : « nous reviendrons Madame / pour vous / demain ». Dans tout ce développement, on voit bien que le narrateur prend soin d’expliquer que c’est « l’occasion qui fait le larron », mais aussi, d’insister sur les nombreuses occasions où il a failli être pris, avec les conséquences que cela impliquait alors.
93L’anecdote de l’officier noble, croisé tous les jours, affine encore la définition de sa conduite : « il me saluait à chaque fois et je ne l’ai jamais regardé ». Là, le narrateur ne se contente pas de montrer son attitude, il y ajoute les paroles de l’officier (« y a un patriote ici / c’est Dubost »), rapportées par les habitants de la Commune voisine, ce qui lui donne l’avantage de ne pas être pris pour un flagorneur.
94Le commentaire du paragraphe 22 reprend en écho et complète le précédent en le précisant. Cette séquence discursive se partage en deux parties égales de cinq lignes chacune, sur la grille syntaxique. Dans la première, le locuteur essaie de dire l’impact de la guerre sur la société. Ici encore, la forme couplée annonce le thème à gauche du verbe et permet l’hésitation, favorisant la fabrication d’un mot valise : « la guerre ça a été une affaire tout à fait particu-extraordinaire ». Le « ça » de la guerre a été suffisamment puissant pour changer la vie des gens et les prendre dans ses filets. C’est ce que laisse voir très nettement le dispositif.
95La tournure passive sans agent (« on a été pris ») est le calque syntaxique de la pensée de C. Dubost, par laquelle il s’efforce à montrer que, lui et sa femme, ont été des acteurs, malgré eux, des événements, des choses de la guerre, du ça, vrais agents du verbe [prendre]. Il s’agit bien ici de l’emprise de la grande Histoire dans sa transcendance sur la petite histoire d’un Français qui, une fois pris, devait « choisir » d’« être un salaud ou »…
96Les cinq lignes suivantes ont cette particularité de ne contenir que du discours hypothétique, sous la forme d’une proposition conditionnelle complète, renforcée par la concessive qui envisage une autre possibilité dans l’irréel.
97Comme on le voit, l’expression de l’hypothèse est accompagnée de l’emploi du je, alors que l’évocation du réel et de sa prise sur sa personne a fait dire on au narrateur. Nous avons bien ici une attitude morale et personnelle contenue dans le lexique (« salauds », « me le reprocherais ») et dans le choix du clitique (« je »). C’est sur ce plan, que le locuteur tient à se placer, pour parler de l’attitude des Français pendant l’Occupation. Bien qu’il ne prononce pas une seule fois le terme de « collaborateur », il le met en équivalence avec « salaud ». Comme le montre la concession en fin de commentaire : « à moins que j’aie été fusillé après la guerre », allusion claire aux règlements de compte et exécutions contre ceux qui avaient eu une attitude de sympathie envers l’ennemi.
98Pourtant il semble que sa fierté d’être qualifié de « vrai patriote » par un officier allemand répond à la même conscience politique qui lui fait dire au contrôleur des cartes d’alimentation : « alors là maintenant on y est / je vais voir si vous êtes Français ou pas », avant de lui révéler qu’il aide les maquis de sa commune.
99Ce refus de politiser les comportements, ou d’en parler dans ces termes, est-il le fait de l’âge ? Ou bien marque-t-il la recherche de nuances nécessaires à la saisie d’une histoire individuelle et complexe ?
100Justement, les interventions de Suzanne Dubost vont compléter et enrichir la définition de son mari et nous aider à comprendre cette attitude, résultat d’une rencontre entre un moment de l’Histoire et la conscience morale et catholique de ce couple.
L’action de S. Dubost et la fin de la guerre
101On l’a vu, Suzanne a une haute conception de sa place d’épouse. Elle joue un rôle important auprès de son mari qui monte dans la chambre où elle vient d’accoucher (« comme d’habitude » plaisante-t-il) pour lui demander son approbation au moment de prendre une décision. Elle l’accompagne dans des déplacements critiques, ou bien résiste à l’ennemi dans ses propres fonctions. Une partie de son engagement tient uniquement à celui de Charles qu’elle soutient. Nous en avons deux exemples intéressants, qui se situent en amont et en aval de l’action, et dans les lieux où elle opère, la chambre à coucher, la cuisine et le jardin potager.
102Le champ spatial circonscrit par le discours de Suzanne est beaucoup plus restreint que celui de son mari. L’inventaire en est assez rapide. Le terme là est employé de la même façon avec le sens de à la maison, qu’elle utilise d’ailleurs souvent. Il en va de même pour ici. À l’intérieur, son espace est désigné par la petite salle et la cuisine au rez-de-chaussée ; et par un en haut très général pour le reste de la maison. Au dehors, elle va dans le jardin où se trouvent les aromatiques. Et c’est à Croixmare qu’elle et son mari suivent la messe, on l’a vu.
103Cacher le parachutiste implique aussi sa femme, Charles va donc la « trouver » pour lui demander ce qu’il convient de faire. Voici comment elle raconte sa réaction : « j’ai respiré un grand coup je suis devenue toute rouge puis je lui ai dit il faut le garder qu’est-ce que tu veux faire ». Là, elle s’engage à ses côtés d’un commun accord. Et c’est peut-être ce soutien moral inconditionnel, qui propulse Charles dans la bagarre en lui donnant le coup d’envoi.
104Dans l’économie totale de la narration, l’épisode du potager poursuit la démonstration en illustrant la dénonciation, conséquence directe de l’activité de résistance de C. Dubost. Après le récit des faits les plus marquants (§ 11, 12, et 14), dans lesquels le narrateur note sa peur « en passant » (« on faisait pas les malins […] je me disais tout le temps / voyons / à quel moment ils vont venir m’arrêter »), Suzanne prend le relais et appuie l’argumentation, montrant qu’effectivement son mari risquait gros dans cette affaire, sur un ton presque léger. Elle met beaucoup de vivacité à son récit en parlant rapidement, avec une sorte de rire contenu dans la voix au souvenir de l’incongruité de la proposition de Monsieur Lethuillier.
105La disposition en grille fait ressortir la structure générale centrée sur le groupe verbal (pronom + verbe) sans modaux. Les côtés droit et gauche de la grille sont relativement étalés et fournis. La narratrice n’utilise pratiquement pas de phatiques (un seul « bon » hors du récit), ce sont les adverbes « alors », « et puis », « puis », « tout à coup », « alors », « et bien » et la conjonction de coordination « mais » qui en tiennent lieu et servent de scansion rythmique pour lancer chaque séquence syntaxique.
106Autre fait notable du même ordre, la succession régulière de séquences couplées qui régissent l’étalement de chaque côté du verbe. Quand on a un adverbe à gauche, on revient au centre pour la ligne suivante avec un complément à sa droite. Visuellement, la grille donne une impression de régularité dans l’équilibre de sa construction, ce qui s’entend dans le rythme de la parole et sa scansion.
107Du point de vue des procédés narratifs, on peut remarquer l’emploi des temps verbaux. Il s’agit d’une structure temporelle complexe où le présent de narration est utilisé en même temps que l’imparfait. L’un et l’autre sont employés dans le cadre intradiégétique (« je vois Monsieur Lethuillier qui arrive26 », « je pensais qu’il allait partir »), et dans le cadre extradiégétique (« parce tu sais ici dans la petite salle et la cuisine j’étais jamais toute seule »). La narratrice fait donc une distinction temporelle à l’intérieur de chaque niveau discursif.
108D’autre part, les paroles, qui occupent la majeure partie du récit, sont rapportées au style direct : « je dis mon mari n’est pas là Monsieur Lethuillier je regrette » ; les suivantes occupent le centre de la grille, sur 10 lignes :
tout d’un coup il me dit vous avez un jardin potager Madame Dubost je ne l’ai jamais vu // bah si ça vous fait plaisir de visiter le jardin moi je veux bien vous le montrer mais vous savez il est pas extraordinaire hein / on s’en occupe quand on n’a pas autre chose à faire ici / alors bon / ha oui je voudrais le voir je veux bien le voir bon allons-y ».
109Le troisième passage, un peu plus loin :
« on est bien tout seuls ici oui pourquoi et bien voilà / parce que // mon petit clerc Fossé vous fait dire que si vous avez des trucs à mettre en ordre c’est le moment de le faire parce que / vous pouvez avoir la visite de la Gestapo / oh on a des tracts / des petites revues de la résistance pas grand’chose.
110Ainsi, cette histoire n’est qu’un discours direct, une adresse à un interlocuteur, et un cadre.
111On a vu que la narratrice emploie facilement ce procédé d’écriture dans le Cahier rose. « À chaud », deux mois après les faits, cela paraît un choix évident pour donner un caractère vivant au récit. Mais, quarante années plus tard et oralement, cela surprend un peu plus. La comparaison avec les séquences de son mari montre qu’il utilise peu ce procédé. Les auteures de Celles qui n’ont pas écrit27 confirment un emploi moindre pour les femmes qui ont fait des études, que pour celles venant d’un milieu populaire. Sans en tirer de lois, on peut dire que le goût de Suzanne pour cette reprise de paroles rapportées directement, peut venir d’une plus grande habitude du récit oral que de l’écrit. Alors que chez les locuteurs « éduqués », ayant suivi un enseignement plus long, il peut exister une contamination de l’écrit sous sa forme argumentaire. Mais aussi, l’usage de ce procédé a deux effets, il interpelle l’auditeur, comme au théâtre, et il redonne à chacun sa parole. Car le récit mimétique vise à faire croire à la réalisation de l’acte dramatique sous nos yeux ou à nos oreilles, et laisse au spectateur-auditeur la liberté de l’interprétation, dans la mesure où ce qui est dit est pris en charge par celui qui parle.
112Ceci a plus ou moins d’importance selon le contenu du discours. Dans cet exemple, la narratrice veut peut-être faire porter à son visiteur la responsabilité de l’idée un peu « osée » de l’entraîner seule dans le jardin potager pour une conversation en tête à tête. C’est une femme honnête, elle n’aurait donc pas eu l’audace d’une pareille initiative ! Mais lorsque Charles rapporte en direct les paroles de l’officier allemand, l’enjeu est plus important, il ne s’agit pas de se montrer bien élevé mais de donner la mesure de son patriotisme. Et s’il n’éprouve pas autant que sa femme la nécessité de mimer le direct, c’est probablement qu’il manie plus facilement le discours argumentaire.
113Cependant, l’action de Suzanne Dubost ne se limite pas à la solidarité avec son époux, selon sa profession de foi de jeune mariée. Elle agit aussi en son nom propre. En effet, en qualité de patronne de la ferme, de maîtresse de maison et de mère, elle a été amenée pendant ces années troublées, à prendre des initiatives et à affirmer une position personnelle, à plusieurs reprises. Si l’on a en mémoire le « je n’aurais plus rien pour eux jamais » du Cahier rose qui conclut le retour d’exode au Mont de l’If, l’épisode de L’homme au quart peut paraître la mettre en pleine contradiction avec elle-même. Alors qu’il n’est, en fait, que la suite logique des événements.
114L’action personnelle de Suzanne est liée à la fin de la guerre. À ce moment-là, résister se fait dans le domaine de l’intendance. L’ennemi n’est plus aussi puissant qu’au début mais, de ce fait, il est plus dangereux parce qu’il peut agir par désespoir. La narratrice témoigne du désarroi des Allemands lâchés par leurs chefs, cherchant par tous les moyens à se nourrir, c’est ce que raconte Le beurre et la grenade, tandis que L’homme au quart témoigne de leur fuite devant les Alliés. Grâce à elle, on comprend un peu ce que la défaite a signifié pour l’armée des occupants vaincus. D’autre part et d’un point de vue narratif, ces épisodes forment une fin construite et cohérente par rapport à l’ensemble.
115Suzanne raconte L’homme au quart juste après que son mari a donné sa définition du patriote, en insistant sur le choix moral. Il n’est pas indifférent qu’elle intervienne à ce moment-là, parce qu’elle affine et nuance sa réflexion.
116C’est d’une voix de gorge un peu étouffée, sur le ton de la confidence, qu’est brossé ce petit tableau dans lequel on voit les soldats allemands retraverser la Seine et remonter vers le Nord-est en vaincus, les Alliés les repoussant du front ouest.
et alors vois-tu au moment de la grande débâcle / quand les Allemands // venaient comme des // des ombres / comme des pauvres types / ils ne pouvaient plus marcher ils étaient là ils venaient de passer la Seine fallait voir ils venaient de passer la Seine28 ils passaient avec des voitures d’enfants des petites charrettes avec des bicyclettes des poussettes et il y en avait un justement qui marchait avec son quart / tendu, rempli/29 devant lui comme ça je savais absolument pas ce qu’il30 voulait oh j’ai dit pauvre homme j’ai dit dites donc / à Marie allez donc lui porter // heu / je sais plus trop ce que j’avais un œuf ou / mais madame c’est un Allemand // oh je dis bien sûr Marie c’est plus un soldat hein / c’est un pauvre type // elle en revenait pas la pauvre
117La composition répond au modèle narratif : 1 – description des Allemands dans leur ensemble ; 2 – développement de l’exemple : « il y en avait un » ; 3 – argument donné par le dialogue ; 4 – conclusion : « elle en revenait pas la pauvre ». Et la structure de la séquence discursive dans son entier révèle une construction d’une ampleur de mouvement que l’on rencontre plus souvent à l’écrit. L’on voit ici comment Suzanne amorce son récit en posant d’abord le cadre temporel par un « associé », suivi d’une classique proposition subordonnée circonstancielle, introduite par quand, dans laquelle elle place une comparaison. Le pronom personnel est employé directement sans le procédé de couplage, habituel à l’oral. On remarquera aussi l’absence de phatique ou de tout autre élément parasite, qui romprait le déroulement du texte mimant l’avancée du troupeau de vaincus, dans lequel elle distingue l’un d’eux.
118La grille dans son ensemble ne pouvant tenir sur une page verticale, il convient de replacer en imagination la suite, en alignant les termes sur la colonne syntaxique qui correspond. Cette difficulté de présentation vient du nombre d’éléments à droite du verbe, ce qui est plus fréquent à l’écrit qu’à l’oral. Cette disposition fait ressortir la richesse stylistique de ce passage. La comparaison « comme des ombres », l’énumération et la triple répétition de la finale « ette », l’alternance régulière des « avec », le retour d’un son bref pour amorcer chaque partie, le brouillage de la régularité, à partir du « oh », provoqué par l’émotion, et enfin, la vivacité de l’échange, qui permet à la locutrice de donner, d’une façon élégante, parce que distanciée, sa propre définition de l’ennemi et les limites qu’elle lui assigne.
119La grille visualise le développement d’un paradigme des éléments de même fonction, ici les attributs nominaux « un Allemand », « un soldat », « un pauvre type », et met en évidence la recherche de précision lexicale de la narratrice, par la rectification de sa dénomination initiale, aboutissant à « pauvre type31 ».
120Dans la mesure où c’est à la bonne qu’elle explique cette différence, elle ne paraît pas faire la leçon à l’auditoire. Et pourtant, par cette petite scène, évoquée en une minute, elle donne explicitement l’idée centrale qui sous-tend ce récit de guerre. En effet, chacun, dans sa posture narrative, définit son rapport à l’ennemi, et l’attitude qui en résulte. Son mari, lui, l’a fait au moyen de la pause commentaire. Dans son rapport mimétique au réel, le récit de Suzanne construit l’argumentaire concrètement. Alors que celui de Charles, limité à l’action, oblige son narrateur à s’arrêter pour la commenter et en indiquer l’orientation. Sous cet angle de vue, contenant sa raison d’être, la narration de Suzanne est plus riche. Sa voix occupe donc une place essentielle dans ce témoignage oral, car elle complexifie la rhétorique de la résistance en permettant à l’auditeur d’avoir une vision élargie de la période, à travers une prosodie, vivante et imagée, qui donne à voir, à entendre et à réfléchir.
121Elle montre, ici, sa noblesse de cœur et d’esprit, qui connaît au fond d’elle-même la différence entre l’Ennemi et l’Homme. Elle sait que, battu, devenu pitoyable, il retrouve son statut d’être humain. En tant que femme et patronne à la ferme, elle continue à tenir son rôle et la bonne, à qui elle donne cette leçon, s’exécute, surprise.
122Pour cette période de la guerre, Charles n’a plus rien à raconter, ses exploits sont derrière lui. Mais, après ce moment où sa femme a parlé seule, il enchaîne sur l’implicite contenu dans « elle en revenait pas la pauvre », et se met en devoir de l’expliquer à sa belle-fille.
123En effet, cette dernière n’a jamais entendu les époux Dubost raconter leur guerre. Destinataire « vierge » qui justifie, pour une part, le besoin de réfléchir à voix haute, la présence des commentaires ou de leurs bribes. Et, alors qu’à ce stade du récit, on sait à quoi s’en tenir sur les idées politiques du mari, il n’en est pas de même pour sa femme qui n’a pas la même propension à se raconter. Pour la bonne compréhension du public, il reprend sa phrase de conclusion, et va prouver par un autre épisode que Suzanne ne pouvait être soupçonnée de sympathiser avec l’ennemi.
124Outre qu’il sert d’argument, l’exemple qui suit présente l’intérêt d’être construit en même temps par les deux locuteurs. Nous avons, à proprement parler, deux points de vue. À sa place de fermière, devant « la porte du malaxeur », Suzanne se souvient de son émotion et de ses pensées, au moment où un Allemand la menace avec une grenade pour obtenir du beurre : « alors j’ai dit zut je me suis dit il va en prendre autant que moi dans la tête il aura pas le culot de le faire enfin quand même » (ceci dit avec une sorte de rire de gorge). Et Charles, arrivé « sur les entrefaites », témoigne de sa réaction en voyant sa femme en mauvaise posture. Grâce à son autorité, il l’a sortie d’affaire, en faisant croire au soldat qu’il allait faire intervenir ses supérieurs. L’effet obtenu montre, par ailleurs, un reste de la fameuse discipline de l’armée du Reich. À ce moment, où le beurre était un luxe, sa fonction d’intendante mettait Suzanne à une position clef, où elle devait prendre des décisions. Elle disait : « y a du beurre mais pas pour vous // c’est réservé / si vous avez des cartes d’alimentation je veux bien vous en donner mais moi je suis obligée de le garder pour la population civile », ce que son mari résume dans une formule plus concise : « ma femme leur disait le beurre c’est pas pour les Allemands c’est pour les français // ça les mettait pas du tout de bonne humeur ».
125Elle conclut : « ça l’a fait partir le type c’était un traînard tu vois à ce moment-là y en avait dans tous les coins ». Complétant le tableau de « la débâcle », la suite est intéressante par ce que la conteuse nous livre du processus de remémoration spontanée : « y en a un qui prétendait coucher / dans une chambre / un soir je vois encore Vincent haut comme trois pommes qu’était à côté de moi / et qui faisait pan pan pan pan pan et / vas-tu te taire sale gosse / [rires] / avec ses petits doigts il faisait celui qu’avait un fusil pan pan pan / non mais il voulait absolument […] ». Le contexte affectif et émotionnel semble être le levain de ce souvenir précis, ressurgi quarante années plus tard. Tous les sens s’allient dans ce dévoilement des images mémorielles. Ne peut-on supposer que son énergie à protéger ses enfants et toute sa famille l’a poussée à être une femme sûre d’elle dans ses actes et ses opinions ?
126Mais aussi, Suzanne est une chrétienne qui, quelque mois encore avant son mariage, faisait chaque soir, dans un petit carnet, une méditation et un examen de conscience, marquait ses bonnes résolutions. Elle cherchait à avoir une conduite qui correspondît avec sa foi et demandait à Dieu de l’aider à faire le bien : « Mon Dieu augmentez en moi votre charité […] ». Ces quelques pages, d’une écriture serrée sur chaque ligne des petits carreaux, révèlent la droiture et l’absence de pose de cette jeune fille. Dix ans après, son attitude générale montre qu’elle suit toujours, en les adaptant à la situation, les préceptes de charité chrétienne qui la guidaient alors. Il est notable qu’elle a soutenu son mari dans ses prises de position contre l’Occupant, mais aussi qu’elle a su faire, à titre personnel, un geste d’humanité envers celui qui, vaincu, était redevenu un « pauvre » homme.
127La voix dominante de Suzanne Dubost, dans cette partie de la Clef dans la mare, est celle qui accompagne la fin du récit de l’Occupation allemande, après le débarquement des Alliés. Elle raconte le spectacle des ennemis devenus fuyards ou traînards, essayant de rejoindre à pied l’armée vaincue et tâchant de ne pas être fait prisonniers. À ce moment, transparaît dans l’alternance des deux voix, le souci du couple à montrer la cohérence de son attitude. C’est pourquoi Charles tient à reprendre la conclusion de l’histoire de L’homme au quart. L’auditeur pourrait bien avoir la même réaction que la bonne, il pourrait « ne pas en revenir » et penser à une incohérence par rapport à tout ce qu’il a entendu précédemment. Pour lever l’ambiguïté, l’épisode du Beurre et la grenade est exemplaire puisqu’il contient le fait de résistance de la patronne, gardant le beurre pour les civils, envers et contre tout. Alternativement, les deux voix donnent leur point de vue en se complétant, leur mémoire suivant une logique argumentative qui reconstruit le récit selon la rhétorique de la résistance.
128Néanmoins, il peut paraître contradictoire de développer une série d’actions liées directement aux réseaux de la résistance dans l’ouest de la France, tout en continuant à affirmer « on n’a pas fait de résistance »… Il semble qu’en 1979, C. Dubost veut montrer à son fils et à sa belle-fille que ses positions sont plus morales que politiques. Et pourtant, si l’on en croit Joseph Decaëns, cet homme avait choisi de Gaulle contre Pétain dès la déclaration de l’armistice en juin 40, position on ne peut plus politique à ce moment-là. Pour surmonter cette contradiction apparente, on peut se souvenir qu’à quarante ans d’intervalle, on ne tient pas le même discours. L’enjeu a changé. Et, l’on ne peut que constater qu’il est particulièrement important pour Charles Dubost, au moment où il se prête à cet enregistrement, de ne pas être assimilé à la gauche, de quelque façon que ce soit. Or, pour beaucoup, « avoir fait de la résistance » peut désigner une appartenance au communisme, sa participation ayant été massive.
129Ainsi, même si l’on n’a pu éclairer tous les méandres de la pensée des locuteurs, une observation fine de leur discours a permis d’en découvrir les subtilités rhétoriques, qu’une simple audition ne livre pas. Les approches contemporaines de l’herméneutique, les études combinées du fonctionnement de la mémoire et du langage, ont contribué à faire lever une partie du voile qui recouvre le mystère de la construction spontanée d’une telle architecture polyphonique.
Notes de bas de page
1 M. Ferro, Histoire de France, Paris, Odile Jacob poches, 2001, 2003, p. 545. Et pour ce passage, p. 515 à 563.
2 R. Vion, Les Sujets et leurs discours…, op. cit., p. 194-199.
3 Il a déposé à l’APA Les Mémoires d’un miteux, récit autobiographique mettant l’accent sur le milieu rural.
4 N. Kuperty-Tsur, « Rhétorique des témoignages protestants autour de la Saint-Barthélemy. Le cas des Mémoires de Charlotte Duplessis-Mornay. », in Elseneur 17, Se raconter, témoigner, op. cit., p. 157.
5 A. Roche, « The Practice of Personal Writing by Non-Writers… », op. cit., p. 184.
6 J. Coursil, La Fonction Muette du Langage, Essai de linguistique générale, Ibis rouge éditions, Presses universitaires créoles, Guadeloupe, Gerec, 2000.
7 Même recommandation chez Jauss. Qu’il soit lecteur ou auditeur, c’est du récepteur qu’il s’agit.
8 Mikhaïl Bakhtine reconnaît au principe dialogique la même irréductible altérité fondamentale.
9 Cf. Claire Blanche Benveniste et Colette Jeanjean, Le Français parlé. Édition et transcription, Paris, CNRS, 1987.
10 P. 5 et 6 de la transcription.
11 Entre autres, les chapitres intitulés : « Transcription de l’oral et interprétation ; illustration de quelques difficultés », p. 57, et « Données erronées : quelles erreurs commettent les transcripteurs ? », p. 115, in Recherches sur le français parlé no 14, 1997, GARS, PUP, Aix-en-Provence.
12 C’est ainsi que sera désigné désormais ce document de référence.
13 P. Cappeau, « Données erronées : quelles erreurs commettent les transcripteurs ? », in Recherches sur le français parlé no 14, op. cit.
14 H. Walter, Autour du français, in L’Aventure des langues en Occident, Leur origine, leur histoire, leur géographie, p. 251. Ce que dit l’auteur du parler des îles anglo-normandes était valable pour celui des septuagénaires de la Haute-Normandie, en 1975 : « […] encore parlé par quelques milliers de personnes […] dont 90 % sont âgées de plus de 40 ans. […] aujourd’hui dissous dans un français régional coloré ».
15 L’emploi du passif, dans le discours de français parlé, témoigne de la richesse de la « compétence linguistique » des locuteurs. Ici, nous avons l’agent du verbe, ce qui est rare dans les corpus analysés. (C. Blanche-Benveniste, « Convergence de matériel grammatical permettant d’établir des typologies textuelles », in Linguistique sur corpus, Études et Réflexions, Coordonné par M. Bilger, Cahiers de l’Université de Perpignan, no31, Presses Universitaires de Perpignan, 2000.)
16 M. Segalen, Mari et femme…, op. cit.
17 A. Roche, M.-C. Taranger, op. cit.
18 Les deux transcriptions sont plausibles, avec une préférence pour la première.
19 Intervention de Suzanne.
20 Ce dispositif, mis en place par le Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe (cf. no du GARS, février 1979), met en évidence l’organisation d’un discours à partir de critères syntaxiques, en disposant sur une même ligne horizontale les éléments d’une même séquence grammaticale et sur une même colonne verticale ceux d’une même catégorie syntaxique.
21 M.-N. Roubaud, « Le sujet dans les énoncés pseudo-clivés », in Recherches sur le français parlé, no 14, op. cit., p. 147 à 158, sur ce sujet.
22 En effet, pour les services accomplis auprès de la résistance, C. Dubost a reçu le 28 février 1951 un « certificat d’appartenance » de la Délégation Régionale FFCI.
23 Aux Lundis de l’histoire, sur France Culture, le lundi 21 juillet 2003, un historien défendait l’idée qu’en fait les gens ne sont pas à l’origine de la révolution mais que ce sont les événements qui les transforment en révolutionnaires… C. Dubost ne dit pas autre chose.
24 Interventions de Charles.
25 Prononcé [ski].
26 Pour ce passage tout particulièrement, se souvenir que le rythme de parole doit être compris avec la suppression des e muets. Ce qui donne par exemple [j’vois M’sieur L’thuillier qu’arrive] ou [i m’dit] ou encore [j’dis mon mari n’est pas là M’sieur L’thuillier j’regrette] prononcé d’une traite.
27 A. Roche, M.-C. Taranger, op. cit., p. 185 à 230.
28 Intervention de Charles.
29 À peine audible. J’ai hésité entre ces deux termes, le second étant pourtant bien peu probable.
30 Prononcé [ski].
31 Claire Blanche-Benveniste a montré que le développement des listes constitue un procédé fondamental dans l’activité de dénomination.
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