L’exode
p. 17-68
Texte intégral
1La notion de lecture, toile de fond de ce livre, s’avère utile pour aborder des textes destinés au cercle restreint de la famille. En effet, le texte privé, qui n’a pas été écrit pour être diffusé et n’a donc pas d’ambition littéraire, ne trouve d’existence qu’aux yeux du lecteur qui va le sortir de l’anonymat. Permettant une approche de plusieurs points de vue, celui de l’émetteur, du récepteur d’hier et d’aujourd’hui, l’apport de la théorie de la réception est essentiel.
2Pour cette partie, mais aussi pour l’ensemble de cet ouvrage, la question « comment fait-on l’histoire1 ? » a rendu ces « accommodations » d’autant plus nécessaires que la réflexion sur sa mise en œuvre, depuis 1945, a pris une extrême importance après le génocide perpétré sur la communauté juive et le négationnisme.
3Et s’« il n’y a de temps que raconté », selon l’expression de Ricœur, alors il convient de lire les récits de ces hommes et femmes qui ont vécu la seconde guerre mondiale, ce temps si fortement inscrit dans notre histoire du xxe siècle. L’historiographie qui s’est dotée de nouveaux objets (l’espace, le sensible, le privé, les femmes, etc.2), élargit la connaissance des sociétés3, rendant indispensables l’exploration des archives privées à la description des pratiques sociales et de leurs représentations.
4Inséparable d’une pratique historienne des sources personnelles, la « micro-histoire », (fille de la microstoria4 italienne), montre la pertinence d’un niveau d’observation à l’échelle du village, du groupe familial ou de l’individu pris dans son tissu social, en découvrant des connexions restées inaperçues jusqu’ici.
5Mais on crédite, parfois avec excès, le discours autobiographique d’une démarche anthropologique entretenant des relations complexes avec un ensemble de savoirs, de pratiques et d’imaginaires5, aussi, la « mise en récit » de l’histoire par les écritures du for privé une fois admise, l’on se gardera de toute fascination pour la parole du « Je » afin d’en faire un outil d’exactitude et non plus d’illusion.
6Questionner la représentation commune de l’histoire officielle pour la mettre en perspective et la confronter à plusieurs types de texte relatant le même événement, tel est le but de ce chapitre.
7On connaît les faits, la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne en septembre 1939, l’attente de la « drôle de guerre », et la rapidité de l’invasion allemande, à partir du 10 mai 1940, qui engage l’Europe dans la défaite.
8« L’exode des populations qui a commencé en mai en Belgique et dans les départements du Nord et du Nord-est, gagne une grande partie du territoire6. » Des millions de personnes7 de tous âges et de toutes conditions, sillonnent les routes, tentant de devancer l’ennemi et fuyant la bataille. Ce flot gêne les manœuvres des dernières poches de résistance et provoque la panique. L’invasion, de toute façon, les rejoint, la bataille est générale. En quelques jours, l’armée allemande gagne les points extrêmes du territoire… L’armée française est défaite. On compte plus de 2 millions de prisonniers et 100 000 morts, preuve de combats acharnés en certains points, même si l’impression d’ensemble reste celle d’un envahissement auquel les Alliés n’ont pu résister, faute d’organisation et de génie stratégique. La signature de l’armistice, le 22 juin 1940, entraîne la division des Français, atteints dans leur vie affective par la séparation et l’angoisse de la dislocation des familles, dans leur vie quotidienne et économique par la pénurie des transports, la difficulté du ravitaillement et les restrictions du rationnement. Et dans leur existence même, du fait de la position de leur pays « sous la botte de l’occupant ».
9Certaines prises de positions de personnalités marquantes du début du xxe siècle permettent de poser l’écart indispensable au critique. Ainsi, celle de Marc Bloch, dans une historiographie qui combine événement et témoignage, s’approche d’une certaine Vérité. En effet, le co-fondateur de l’école des Annales avec Lucien Febvre, en 1929, a contribué à renouveler la science historique en profondeur par son ouverture aux phénomènes de mentalités, d’anthropologie, de société et d’économie (ainsi qu’à leurs propres temporalités décalées). Mais il est aussi l’auteur de Critique historique et critique du témoignage, qui « n’hésite pas à mettre à profit son expérience de combattant des deux grandes guerres du xxe siècle pour rapprocher son expérience d’historien, […], de celle du citoyen engagé, attentif au rôle de la propagande et de censure et aux effets pernicieux de la rumeur8 ». C’est dire que celui qui a rédigé, entre juillet et septembre 1940, le « procès verbal de l’an 19409 » (qu’il voulait intituler Témoignage), avait tout l’outillage mental voulu pour documenter les archives publiques de ses témoignage et réflexion sur L’Étrange défaite.
10C’est pourquoi nous devons être attentifs à ce petit livre dans lequel, dès l’ouverture, l’auteur se présente comme historien-témoin, dont le premier devoir est de « s’intéresser à la vie », et d’interroger le présent pour comprendre le passé. Aussi faut-il prendre au sérieux ce qu’il donne pour cause première de la défaite : « l’incapacité du commandement ». De nombreuses études systématiques ont complété ce témoignage dûment argumenté, venant confirmer ce que Bloch a été le premier à analyser.
11Confronter nos documents, relations de témoins qualifiés d’« involontaires » par les archivistes, à ceux des historiens, donne une autre perception de l’événement et de ses répercutions sur la vie des gens ordinaires. À un autre degré, ils disent la fracture du pays, plus profonde et plus durable que la ligne de démarcation.
12Chacun d’eux évoque une étape de la période, selon une progression chronologique montrant le témoin de plus en plus éloigné des faits qu’il raconte. Henry Leroy note sur le Grand Carnet ce qu’il vit au jour le jour en juin 1940 ; il le reprend, développe et poursuit dans le Petit Carnet rouge ; Suzanne Dubost-Leroy, sa fille, commence à raconter le 1er août les déplacements de sa famille à partir du 10 mai précédent, dans son Cahier rose ; et c’est en 1976 qu’est enregistré sur cassette-audio le récit de « leur » guerre par les époux Dubost, intitulé La Clef dans la mare. Cette succession marque un éloignement de plus en plus accentué par rapport aux faits, et cette distance est aussi contenue, d’un carnet à l’autre, dans la reprise faite par Henry Leroy, un mois après, et dans l’entreprise de Suzanne, qui tente encore de redonner vie aux événements trente-cinq ans après.
13On assiste là à une obstination à raconter qui se manifeste sous des formes différentes, prise de notes, journal, récit rétrospectif, récit oral à plusieurs voix.
Le Grand Carnet
14Étroit, tout en hauteur (35,3/13,7), dépouillé de sa couverture, les pages cornées, le Grand Carnet offre un aspect très fatigué. Ses dix-neuf entrées, écrites au crayon, montrent assez bien que l’auteur a pris ce qui lui tombait sous la main pour noter les faits à compter du 8 juin 1940. Ce jour-là, il quitte Rouen, lieu où il réside depuis la vente de son étude de notaire à Laigle, pour se rendre à Orbec-en-Auge, dans le Calvados « où il a été décidé au Comité Régional qu’on se replierait10 ». L’écriture s’arrête le 30 juin, date de son départ de sa résidence familiale dans l’Orne, pour Caen, où vit son fils aîné.
15Louis-Henry Leroy, né le 29 novembre 1873 à Gondrillers en Saint-Martin d’Ecubley, fils de Jean-Louis Leroy, magistrat à Pont-L’Évêque, et de Louise Fournier, son épouse, n’a pas encore soixante-sept ans lorsqu’il se trouve entraîné dans la grande tourmente de l’exode. Directeur de la Caisse d’Allocations Familiales des Professions Libérales depuis neuf ans, il obéit à un ordre de repli.
16Sur ces grandes feuilles si peu adaptées à la prise de notes rapides, on a là une écriture de la situation, qui s’apparente à celle de l’almanach, où l’on note le temps qu’il fait et les occupations du jour. Mais, écriture « ordinaire11 » adaptée à un événement extra-ordinaire, elle est nettement vouée à l’unique fonction que leur reconnaît Daniel Fabre : laisser trace, dans ce moment collectif et personnel intense. La forme provisoire du Grand Carnet montre qu’il sert de mémoire immédiate, pour pouvoir témoigner ensuite. Il est donc évident qu’il se limite aux observations qui ont trait aux mouvements de population au moment de l’invasion allemande.
17La période la plus renseignée du Grand Carnet se situe entre le dimanche 16 juin et le dimanche 30, les deux semaines où Henry Leroy est seul, lorsqu’il tente de se rendre à pied jusqu’à la Loire, pour rejoindre sa famille et passer de l’autre côté avant l’arrivée des Allemands, et le retour à son point de départ, L’Inardière, où il écrit tous les jours.
18Ce sont les dates qui structurent la 1re page de ce journal. Les neuf jours inscrits au centre scandent sa verticalité, de la même façon. Même s’ils ne sont pas renseignés, ils sont tous marqués, c’est le cas pour « Mardi 11 Juin », « Mercredi 12 Juin » et « Jeudi 13 Juin ». La première entrée se présente comme un emploi du temps d’agenda avec les heures listées, l’une au-dessus de l’autre, bientôt incluses au texte qui se complexifie, tout en servant de point d’appui rythmique en début ou en fin de segment : « Parti des Monts à 7 h ½ par camion militaire arrivé à Laigle chez M. Barbé vers 10 heures. À 11 h ½ Charles arrive à bicyclette ayant laissé son père et sa tante à la Ferrière s/Rille. Déjeuner chez les Barbé Départ pour Longny arrivée le soir. » On voit que les informations concernent les lieux de départ et d’arrivée, les moyens de locomotion, les personnes chez qui l’on se rend, mais les raisons de ces mouvements restent implicites. Le même principe régit la suite, au sujet des trois départs des 14 juin, 15 et 16 juin : « Départ de Madeleine et des siens pour Bordeaux » ou « Départ de ma femme avec ses filles ses 2 gendres Bernard et Charles et les petits enfants […] ». Comme pour lui-même, lors de tous ses déplacements, c’est la notion d’espace-temps qui est mise en évidence. Notion essentielle à ce moment historique de l’avance allemande en territoire français, qui a fait basculer la vie de la population civile, remettant en cause son espace en un temps trop court pour pouvoir l’intégrer. Dans la logique de la guerre éclair, mettre rapidement le plus de distance possible entre soi et l’ennemi, était une nécessité.
19Le dimanche 16, l’auteur justifie son propre départ : « La situation s’aggrave on évacue Longny. Je pars à pied pour Bizou par Montaigu avec l’intention de gagner Regmalard et Nogent le Rotrou ». Par la suite, les notations se limitent à l’itinéraire de ce marcheur « forcé »« […] À Regmalard on me dit que je ne passerai pas. Je prends donc la route de Bellème malgré l’allongement que cela me cause et la difficulté de me diriger sur la Loire alors qu’il n’y a pas de temps à perdre. » (16 juin), aux gens qui offrent leur aide « À qqs kilomètres de Bellème une dame Choumara, cultivatrice du coté de Gisors me propose une place dans sa voiture. Je l’accepte et me voilà à Bellème. Comme ce pays est menacé d’occupation à bref délai [Mamers bombardé12] je consens à filer vers Mamers et St Calez en Saonnois but de mon aimable interlocutrice », et aux manifestations de la guerre. Ce sont d’abord les moyens de locomotion qui marquent l’anomalie de la situation. Jusqu’ici, l’auteur du Grand Carnet se contentait de brèves informations sur un mode impersonnel, mais depuis le 16 juin, c’est le « je » qui s’exprime. Il continue à noter les heures, lieux et étapes : « Je pars à 7 heures dans la direction du Sud pour tacher de gagner Vendôme. Avant de partir j’ai mis un mot à M. Rousselet. Je m’arrête à Conneré vers midi un peu bombardé et abandonné. Je trouve toutefois un café où je puis prendre une boite de conserves et boire un verre de vin. Je me dirige ensuite sur St Calais. ». Mais pour exprimer l’importance du moment de sa rencontre avec l’ennemi, sa surprise et son indécision, le narrateur se laisse emporter par le mode du récit. Et, juste après, l’on retrouve le ton de l’informateur plus sobre et conclusif : « Et j’arrive le soir à Coudrecieux où je trouve à me loger chez M. Ferdinand Bezard place de l’Église. » Ici, prend fin le voyage d’Henri Leroy.
20En déduisant, à juste titre, que le passage au sud de la Loire lui sera désormais barré, il n’a plus d’autre solution que de retourner d’où il vient. Cette nécessité justifie le bulletin de santé qu’il donne, à partir de ce moment, car incidemment nous apprenons que le marcheur « souffre beaucoup du pied droit qui est enflé. » Il ne reprendra le chemin du retour qu’après l’avoir soigné et être en état de rentrer chez lui. Pendant les deux jours de repos qu’Henry Leroy s’octroie, les 19 et 20 juin 1940, il précise : « Les Allemands occupent le pays rien à faire pour gagner la Loire. Le mieux est de rester ici ou de regagner Longny. » Déjà le 20, il note une certaine amélioration de son pied qui lui fait mal « mais désenfle » et décide de partir « demain pour Longny en prenant la ligne droite et les petits chemins. » En effet, le choix de l’itinéraire (qui suit la ligne la plus directe sur la carte) montre deux soucis, d’abord marcher le moins possible en considération de l’état de son pied, et ensuite, éviter la nationale 23, allant de Paris au Mans, l’axe le plus important qui mène à la Loire, à l’est de celui qu’emprunte notre marcheur. C’est ainsi qu’en une journée et demie, cet homme de soixante-sept ans parcourt environ soixante-dix kilomètres à pied, à raison de trente-neuf kilomètres pour la première journée, le vendredi 21 juin, de Coudrecieux à St Germain de la Couldre où il « arrive très fatigué » et « couche » ; et de trente kilomètres le lendemain où, parti à « 7 h 20 » le matin du samedi 22, il arrive à l’Inardière « très très fatigué vers 4 heures 1/2 du soir ». Le choix de cet itinéraire semble judicieux si l’on considère le peu de remarques au sujet de la présence ennemie (« À St Maixent je rencontre des Allemands », au 1er jour ; « Boissy Maugis très abîmé », le 2e jour). Pour le reste, les informations se limitent à trois sujets : les Allemands, l’itinéraire et la santé.
21Ainsi, la structure du Grand Carnet rejoint l’événement historique puisqu’il se présente comme l’informateur scrupuleux du parcours de H. Leroy, précédant d’abord, puis prenant à rebours l’avancée allemande vers le Sud. Conséquence directe de l’invasion « éclair » en France du Nord, le déplacement de cet homme n’est pas exceptionnel. Il se perdrait dans celui de la grande masse des réfugiés s’il n’avait pas eu le réflexe, comme un « palliatif », dirait J.-P. Albert, d’en noter les étapes.
22Si l’événement majeur des trois premières pages du Grand Carnet est la marche d’Henry Leroy vers la Loire, celui de la seconde partie est le résultat de la séparation entre les personnes d’une même famille, engendrée par l’invasion allemande et les ordres d’évacuation des préfets. Ou, comme pour les départements limitrophes de la Somme et de l’Aisne, le départ est provoqué par l’affolement d’une décision prise de son propre chef, devant l’imminence du danger et l’absence d’ordres des autorités, qui semblent s’évertuer à rassurer les populations au prix même de la vérité et de l’évidence. En effet, l’attaque victorieuse des Allemands du 10 mai sera suivie d’un premier exode contrôlé des Belges et des populations du Nord. Mais après la bataille de la Somme et la défaite française, en juin, le second n’est pas organisé et se fait dans le désordre.
23Nous en avons un exemple avec l’histoire de l’occupation de Rouen, qui eut lieu le matin du dimanche 9 Juin 1940. La plupart des habitants de la région rouennaise attendait les ordres pour évacuer, mais beaucoup prirent l’initiative du départ sans attendre un ordre d’évacuation, qui n’est jamais venu pour les civils, alors même que les autorités se voulaient optimistes. Un article des dimanche 8 et lundi 9 Juin 1941 du Journal de Rouen (actuellement Paris-Normandie), fait le récit très détaillé de la journée du 8 Juin 1940 dans la capitale de la Haute-Normandie, et met en cause les autorités, en soulignant le retard, l’indigence, le flou et même la fausseté des informations données à la population lors de l’avance des Allemands, après leur victoire du 7 Juin sur le front de la Somme et de l’Aisne, à 100 km au nord de la ville.
24En effet : « Les Rouennais ce matin là, en ouvrant leur journal, trouvent pour la première fois le nom de Forges-les-Eaux dans le communiqué officiel. 50 km ! La distance n’est pas longue pour des éléments motorisés », et ils ne reçoivent pas de réponse à la question qui devient urgente : « Va-t-on évacuer Rouen ? » alors qu’ils savent que les « hôpitaux civils ont reçu du grand état-major l’ordre de repli ». Aucune proclamation officielle pour rassurer les gens, pas d’ordre d’évacuation non plus, mais à « 17 heures, la préfecture donne par téléphone des nouvelles plus rassurantes », affirmant que « le front se reforme » et que la « colonne motorisée qui arrivait par Forges-les-Eaux aurait été en partie anéantie »… et ceci alors même que des soldats qui venaient de « faire le coup de feu » racontent que cela se passait à 25 km de Rouen, et que les habitants à l’affût constatent que le son du canon s’est nettement rapproché. À 20 heures, les ponts sont fermés sur ordre de l’autorité militaire tandis que des gardes républicains témoignent de l’arrivée des Allemands à Isneauville, au nord de Rouen. « Mais pourtant », continue le journaliste, « si tout semble angoissant, on dispense du côté des autorités les mêmes nouvelles rassurantes dont la source serait curieuse à rechercher ». Que ce soit à la Mairie, à la préfecture ou même auprès du général, on annonce que « tout va beaucoup mieux ; la colonne allemande passée à Forges est très touchée par de très lourdes pertes, le front tient derrière, seuls quelques isolés se sont infiltrés. » De Paris, où l’on peut encore téléphoner, même souffle d’optimisme, mais le canon tonne de plus en plus près.
25Cet exemple est tout particulièrement dramatique. La ville de Rouen a été bombardée et la rive droite presque entièrement détruite, à cause de l’arrivée tardive du capitaine Pascouau, fait prisonnier à Neufchâtel, et porteur d’un message du général commandant les troupes allemandes stipulant que si le drapeau blanc est hissé sur la ville les occupants allemands ne s’y comporteraient pas « en troupes combattantes ». On connaît la suite : à 10 heures du matin le dimanche 9 Juin, la voiture qui transportait le capitaine tentait de rejoindre la Seine pour apporter le message « à son destinataire le général commandant la place de Rouen » qui se trouvait sur la rive gauche, au sud, lorsque les ponts sautèrent dans une explosion. Le message n’arrivera pas à destination.
26Sans avoir l’ampleur des conséquences que nous venons d’évoquer, l’absence d’ordre des autorités concernant l’évacuation des populations civiles dans la région rouennaise, surtout dans le département de la Seine Inférieure (aujourd’hui Seine Maritime) a entraîné l’affolement, les départs précipités, ainsi qu’une certaine perte de crédibilité vis-à-vis des messages officiels et des hautes autorités de l’armée française.
27On retrouve, dans le Cahier rose la même opposition entre les dires des tenants de l’Autorité et ceux des acteurs sans titre de la guerre. Du 21 mai au 11 juin, la jeune femme ne cesse de déplorer la difficulté à obtenir des nouvelles et à les déchiffrer, tandis qu’elle et son mari attendent le fameux « ordre » : « Communiqués rassurants mais les Allemands gagnent du terrain, des réfugiés disent qu’ils sont à Amiens depuis deux jours. Si c’est vrai c’est effarant qu’on nous cache la vérité à ce point. » (21 mai) Après la percée de l’armée allemande du 15 mai, Suzanne constate, elle aussi, la contradiction flagrante entre les nouvelles officielles et les informations apportées par ceux qui fuient. Mais également, on le voit à plusieurs reprises, les écrivants soulignent la différence de réception entre les générations.
28Le 19 mai, jour de la première communion de sa filleule, Suzanne rapporte les discussions à la table de sa sœur aînée, où se trouvent deux réfugiés hollandais et un Luxembourgeois. « On discute des reculs stratégiques. Nous disons qu’on nous cache le recul forcé, l’oncle Maurice dit que c’est très normal et nullement inquiétant, les Allemands sont à Landrecie, certains disent à St Quentin et à Lille. » C’est l’incertitude complète pour la population civile sur les mouvements des deux armées ! Le texte met l’accent sur l’opposition entre les jeunes (« nous »), mettant en doute les renseignements officiels, et « l’oncle Maurice », frère de sa mère, qui, du haut de son âge et de son expérience, se veut rassurant.
29Les généraux du début de la seconde guerre mondiale, ayant vécu celle de 1914-1918, ont la même attitude de protection que les aînés des familles. Aveuglés par leur expérience, ils ne veulent écouter leurs cadets et leur perception neuve des événements. C’est le même désaccord, signalé dans le Petit Carnet rouge par Henry Leroy, qui a fait la guerre de 1914, et par Suzanne dans le Cahier rose, à la date du 11 juin. Ne s’agit-il pas du reflet, dans la sphère du privé, du clivage fondamental et public entre le maréchal Pétain, représentant la génération des « vieux » de la Grande Guerre, et le général de Gaulle, plus proche en âge des pères de familles de notre champ d’observation ? Même conflit de génération ici, où il ne s’agit plus du père de Suzanne ni de son oncle, mais de son beau-père, Louis Dubost, qui, lui aussi, est parti au front pendant la guerre de 1914 : « Père dit que les communiqués sont vrais, nous les disons fardés on s’énerve ». Et au lendemain de la victoire allemande sur le front de la Somme : « Charles revient à 1 heure c’est bien vrai que les Allemands avancent. […] Les gendarmes ont téléphoné au Général Dufour qui dit que la situation s’améliore, ‘tout va très bien Mme la Marquise !’… les réfugiés qui passent et les soldats sont moins rassurants. » Les émetteurs sont mis en opposition : les Autorités militaires en la personne du Général Dufour d’un côté ; les réfugiés et les soldats, de l’autre, foule anonyme du peuple français qui a déjà essuyé les premiers revers de la guerre.
30Ces témoignages, écrits par des civils, font le même constat que Marc Bloch, dans le même temps et au sein de l’armée, avec les conséquences dramatiques que l’on sait : « depuis que les événements s’étaient précipités, une frontière de plus en plus tranchée tendait à séparer les générations ». Plus grave encore, l’ignorance des mouvements de l’ennemi, dans laquelle les officiers et leurs troupes étaient maintenus. Conséquence de l’incapacité du commandement à apprécier la rapidité de l’avance allemande13, analysée comme un trait décisif dans la défaite : « […] parce que nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 194014 ». L’historien savait de quoi il parlait, ayant participé lui-même à la guerre de 14.
31Rentré chez lui, Henry Leroy n’avait plus qu’à attendre les nouvelles des membres de sa famille, partis le samedi 15 juin 1940, qu’il avait eu l’intention de rejoindre, et dont il ne savait plus rien depuis ce jour. Le Grand Carnet mentionne ceux qui lui sont les plus proches c’est-à-dire sa femme, Marguerite Leroy, ses filles Louise et Suzanne, leurs époux respectifs, Bernard et Charles « et les petits enfants ». L’activité principale du diariste se réduit donc à se reposer de l’énorme effort physique fourni durant cette semaine, et à ranger la maison qui avait reçu la visite des voleurs le lendemain de son départ, d’après les dires des fermiers de la propriété.
32Le souci premier, alors, n’est plus de « faire trace », il s’agit plutôt de « structurer le temps qui passe, là où il ne se passe pas grand-chose15 », ainsi que font les retraités dans leurs agendas. C’est aussi tenter de le maîtriser, dans le sens magique du terme, d’avoir prise sur lui, lorsque la durée se fait douloureusement sentir. C’est pourquoi, du samedi 22 au dimanche 30 juin, ce que nous lisons s’apparente davantage à une écriture autobiographique qu’à un journal de bord. Presque malgré lui, H. Leroy est amené à dire très brièvement ses inquiétudes, réactions et sentiments, face à la séparation occasionnée par la guerre. Évocation individuelle de l’intrusion d’un événement national dans la sphère familiale, l’écriture de cet homme en donne un écho sur le mode mineur. Composants de l’attente, la santé du narrateur, le bilan du pillage de la maison, son rangement, les rencontres et nouvelles de toutes les personnes de connaissance, tous ces petits faits du quotidien absorbent le caractère public de la guerre. Les notations du vieil homme témoignent d’un exode généralisé. Tout le monde fuit devant l’ennemi, les propriétaires comme les fermiers, les mères de famille et les bonnes d’enfants, les fonctionnaires, les valets de ferme, les cousins et cousines, même éloignés… C’est ce qu’illustre : « […] j’ai trouvé un papier disant que Duboc, la mère Lecoeur le charretier sont venus avant hier et ont décidé de rentrer à Mont de l’If. […] ». Partis quinze jours auparavant, les ouvriers de la ferme de Mont de l’If ont repris le chemin du retour.
33Mais l’attente du notaire s’étend aussi bien au public qu’au privé, puisque l’un est constitutif de l’autre : « Je décide de descendre à Longny mais au moment d’y arriver survient un convoi allemand qui me fait rebrousser le chemin. / On n’a d’ailleurs aucune nouvelle ». Ce dernier mot est employé, ici, pour l’ensemble des informations concernant le pays. La seule chose dont il est sûr est ce qu’il a constaté par lui-même : les Allemands ont atteint la Loire et ils sont « partout ». Passerelle d’une acception, restreinte au cercle des proches, à l’autre, englobant tout le pays, la nouvelle peut être rumeur : « On dit qu’il y a un armistice. Est ce vrai ? Est ce possible ? Est ce désirable ? Tout est d’un calme absolu. Il est passé à 4 heures un avion allemand assez bas. ». Et le diariste ne sait s’il doit la croire.
34C’est par la bouche « du mari de la comptable de Bernard » qu’H. Leroy apprend la confirmation de l’armistice, l’occupation de Bordeaux et la démobilisation de l’armée française. Avec l’implicite du lien logique de conséquence : « Ce brave garçon a au moins retrouvé sa femme ? » on comprend que, dans l’esprit de cet ancien combattant de 14-18, il y ait conflit entre l’idée qu’on démobilise l’armée après l’armistice et le retour des hommes dans leurs foyers. Le point d’interrogation, égaré au bout de la phrase affirmative, semble contenir cette hésitation entre deux sentiments contraires, se désoler du renoncement à la lutte contre l’ennemi, et se réjouir des retrouvailles des couples séparés. La guerre porte en elle ce conflit qui oblige à sacrifier aux intérêts publics tout ce qui fonde la sphère privée : les hommes et leurs biens sous n’importe quelle forme.
35La guerre est partout et fait perdre les repères les plus simples. Ainsi l’auteur raconte, le samedi 29, que dans ce qui pourrait être un résidu de cauchemar, elle a pris la figure d’un voleur qui veut « arracher les barreaux de fer des fenêtres ». Lorsqu’il est bien éveillé et accompagné d’un témoin, il pense à des « explosions » mais il a d’abord cru à des « coups de marteau ». Ses manifestations sonores les plus caractéristiques sont assimilées à un cambriolage. Seul dans sa grande maison de vacances, le notaire a le loisir d’assimiler la réalité : ce sont des bombes qui éclatent au loin…
36Sur cet homme, qui se remet difficilement de sa semaine de marche, l’attente est un poids moral qui se surajoute à la faiblesse physique : « … j’ai maigri étrangement pendant cette semaine… » Au samedi 22, le soir de son arrivée, le bulletin de santé n’est pas brillant : « Je suis fatigué je me couche de bonne heure mais dors très mal. De plus j’ai une crise d’entérite ». Le remède qui lui semble le plus approprié est le repos et il se serait prescrit une solide alimentation, s’il l’avait pu. Cependant, le mal se complique d’une « difficulté à respirer » dans la nuit du mercredi au jeudi. Nous ne saurons pas le résultat des « ventouses repos, diète », le signalement du « même traitement », le lendemain, ne nous en dit pas plus.
37Entre les « nouvelles » plus développées, s’insèrent les « brèves » sur la santé du maître et de sa maison : « Repos toute la journée. Je vais mieux. Milka et Mad Maheut m’aident à remettre un peu d’ordre. » Mais la gravité de la situation du père n’a pas échappé au fils, médecin à Caen : « Me trouvant mal portant il m’emmène à Caen malgré mon ennui de partir avant le retour des miens. »
38À l’encre violette (comme toutes celles du Petit Carnet rouge), l’entrée du dimanche est probablement écrite à son arrivée chez son fils. Cette dernière phrase du Grand Carnet est lourde d’enseignement sur le caractère anti-autobiographique des notes d’exode d’Henry Leroy, qui répugne à parler de lui-même. Sa santé n’est commentée qu’en fonction de la nécessité d’une situation ou avec la brièveté d’un bulletin, s’il n’a pas d’autres informations de l’extérieur. Par le biais de son corps, il exprime ce qui ne doit pas apparaître et qui le bouleverse. Et, c’est l’euphémisme (le mot « ennui ») qui lui vient à la plume pour dire l’angoisse que lui procure cette attente, sans nouvelles des siens, dans un monde désorganisé et violent. Dans les 6 pages du Grand Carnet c’est le seul terme que l’auteur s’octroie dans le registre de l’émotion ou du sentiment.
39Quelle trace, ce carnet tout en hauteur, écrit au crayon, conservé soigneusement, même après avoir servi de base à l’écriture d’un carnet « au propre », cherche-t-il à garder ? Il reste le témoin d’un parcours dans l’espace restreint de deux départements, de la dispersion de toutes les catégories sociales des régions du nord de la Seine et de la Basse-Normandie, de l’attente de la reconstitution de la cellule familiale, pendant cette période de rupture, et de la marche d’un homme, qui correspond exactement avec celle du destin de son pays.
Le Petit Carnet rouge
Une réécriture
40La comparaison entre le document de départ qui a servi à Monsieur Leroy pour prendre des notes et le petit carnet, sur lequel il les a mises « au propre » et poursuivies, montre un contraste surprenant. L’un est tout en hauteur, l’autre se met facilement dans la poche, l’un est dépenaillé, l’autre a un petit air soigné avec sa couverture de cuir... et l’on voit bien que l’urgence prévaut pour le premier, alors que l’auteur a pris (et avait) tout son temps pour écrire le second, comme en témoigne l’utilisation de l’encre.
41Pourquoi l’auteur du Grand Carnet a-t-il éprouvé le besoin de « reprendre » son journal d’exode ? Et pour qui ? Telle est la question qui se pose lorsque l’on a entre les mains le Petit Carnet rouge, réplique du premier par les dates du 8 au 30 juin, poursuivi jusqu’au 3 août 1940. Il comprend 51 entrées, qui ne le remplissent pas, loin de là, tellement l’écriture est serrée. Le retour à la vie quotidienne a sonné l’abandon d’une pratique qui n’a pu se faire, très probablement, qu’imposée par une expérience exceptionnelle.
42On a posé le principe dialogique de toute écriture, qui a entraîné de nombreuses études sur l’énonciation16, il y a une dizaine d’années, au sein des sciences humaines. Car écrire suppose que l’auteur se relise prenant vis-à-vis de son œuvre une attitude de lecteur17. La réception d’un texte doit donc s’envisager au premier degré de destination de l’écrivant lui-même ; mais aussi au deuxième degré du récepteur extérieur à qui il destine ses écrits, quand bien même l’« écriture de soi » semble l’éliminer. Au travers des transformations qu’Henry Leroy a fait subir à son texte de premier jet, on tentera de découvrir ce qu’il choisit de révéler au lecteur potentiel de son expérience, lors de ces deux mois de perturbation générale.
43La première préoccupation de la réécriture dans le Petit Carnet rouge n’est plus le témoignage brut, parce que l’acte même de la reprise contient une autre visée, celle de l’angle de présentation. D’un discours à dominante référentielle dans le texte matriciel, on passe à un discours centré sur ceux qui le reçoivent, où l’on pourra mesurer à quel point la prise en compte des récepteurs influe sur le contenu du message lui-même.
44Reprendre un texte, comme le fait Henri Leroy, suppose la mise en œuvre d’un certain nombre de procédures de transformations, comme la combinaison, la substitution, la variation des structures signifiantes et de leurs éléments. Mais elles n’offrent pas toutes le même traitement. On observe : soit un gonflement du nombre de lignes, c’est le cas le plus fréquent. Par exemple, dans les trois premiers jours, l’on passe de 4 à 12 lignes pour le 8, de 1 à 16 pour le 9 juin et pour le 10, ce sont 15 lignes qui viennent grossir les 3 lignes de départ. Soit il s’agit d’un remplissage des dates qui n’étaient que mentionnées, comme pour les 11, 12 et 13 juin, c’est ce que j’appelle les ajouts. Soit encore, la réalisation d’une version légèrement différente d’un même fait, qui sera désigné sous le terme de variante.
45Pour chacun de ces trois cas, j’examinerai ce qui prévaut comme principe de changement, afin de préciser la nouvelle position énonciative prise par l’auteur. En effet, le Grand Carnet présente une écriture pour soi, à l’instar des livres de raison, où l’on notait les faits de la vie quotidienne pour mémoire. Mais ce geste de marquage concerne une situation suffisamment exceptionnelle pour justifier sa mise au propre, sur un support plus approprié « fait pour durer », et pose la question du destinataire. En examinant la partie qui recoupe le Grand Carnet, on verra que cette écriture « remaniée » met en route un système de récit impliquant un récepteur.
Les gonflements
46J’appelle gonflement l’ajout à la même date d’éléments d’information non mentionnés dans la version du Grand Carnet. Des sondages faits dans différentes parties du Petit Carnet rouge mettent en évidence le fonctionnement de ces augmentations.
47On remarque d’abord que les deuxième et troisième parties, communes aux deux documents, suivent un schéma rythmique quantitatif à peu près semblable. Une seule inversion du phénomène, pour la période de la fin juin, où les entrées du document second sont plus courtes que celles du document de référence. Ce qui pourrait faire croire à un souci de compléter les éléments assez elliptiques du Grand Carnet. En effet, pour le 8 juin, le travail de l’auteur consiste à justifier des actions, qu’il avait seulement annoncées : « Je quitte les bureaux pour aller déjeuner » ou « On décharge le camion qui contient les comptabilités des Caisses », et à ajouter des précisions spatio-temporelles.
48Mais assez rapidement, on s’aperçoit d’un changement plus profond, dépassant largement l’ajout. La place du scripteur n’étant plus la même, dès lors qu’il entreprend de réécrire des faits qui se sont éloignés de lui dans le temps, il serait logique de trouver une différence entre les deux systèmes temporels utilisés dans l’une et l’autre version. C’est ce que j’examinerai maintenant.
49L’ensemble des six feuillets du Grand Carnet confirme le choix des temps du présent, sans aucune exception. On y trouve même le garant de la coïncidence entre l’écriture et les faits racontés, l’emploi du futur pour un avenir inconnu et seulement projeté : « Je partirai demain pour Longny en prenant la ligne droite et les petits chemins ». Henri Leroy inscrit bien, ici, son expérience dans un « instantané ». Mais plus surprenant, lorsqu’il reprend ce texte, il ne détruit pas cet ancrage. Apparemment, il ne s’éloigne pas des principes du journal écrit au jour le jour, qui utilise la batterie complète des temps du présent (même le « demain » portant à lui seul la marque du récit au moment où il est vécu). Mais une analyse plus fine des résonances du système temporel sur les autres éléments porteurs de la structure sémantique, nous montre à quel endroit se cache la nouvelle position énonciative de l’écrivant.
50La comparaison du vendredi 14 juin des deux documents, nous montre que dans le Grand Carnet l’information ne porte que sur l’action du jour même, le départ d’une des filles de l’auteur. Tandis que celle du Petit Carnet rouge contient dans la première phrase le « résultat de la connaissance du futur » de celui qui écrit.
51Ce petit écart réside dans un rapport au temps essentiellement différent pour le scripteur, dont la position change lors de la rédaction du Petit Carnet rouge. À ce moment, il a déjà vécu ce qu’il est censé écrire dans l’immédiateté de l’expérience, comme lors de la prise de notes sur son carnet de comptable, où il est complètement pris dans le déroulement des actions et du temps. Et, bien qu’Henry Leroy respecte le plus souvent la convention de l’écriture au quotidien, en se référant à son premier texte, il y ajoute des éléments qui contiennent en eux-mêmes l’expérience de ce temps écoulé. Lorsqu’on lit : « c’est le commencement de la dislocation », on y voit la référence au passé, car, au moment où H. Leroy écrit cela, tout est déjà accompli. Il lui est possible de parler de « commencement » puisque sa mémoire contient la succession des différents départs, du 14 au 16 juin. Le terme « dislocation » est donc chargé de la trace du passé proche de ces derniers quinze jours que les verbes ne peuvent porter. Deux structures se dégagent ainsi, l’une de surface et « verbale », cadre officiel et déclaré de l’immédiateté du journal ; l’autre sous-jacente, structure cachée dans les lexèmes nominaux, se construisant à l’insu du scripteur.
52Bien plus, en dépit de la « mise en scène énonciative18 » de son rapport au temps, l’auteur laisse échapper, bien malgré lui, ce qu’il ne pensait devoir exprimer dans ce contexte. La fonction émotive qui « vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle19 », ne transparaît pas là où l’on pourrait l’attendre. Contenue, ici, dans un indice porteur de temps, elle prendra, ailleurs, d’autres détours. La comparaison de « Tristes adieux », le 15 juin, dans le Petit Carnet rouge, avec la première version, souligne la différence entre l’absence de perspective20 de l’un et l’expérience accomplie de l’autre. Lorsque Monsieur Leroy écrit « Ils doivent venir me chercher demain matin » après avoir simplement noté le départ de sa femme et de ses gendres, il ne pouvait imaginer qu’il devrait faire tous ces kilomètres à pied pour aller les rejoindre, et encore moins penser qu’il n’entendrait plus parler d’aucun d’entre eux pendant un mois entier. Mais la réécriture de cette entrée, en toute connaissance de ce que ce futur lui réservait (l’effort physique et la souffrance morale de l’attente), laisse passer l’expression personnelle de la tristesse dans la durée de l’épreuve dont on ne connaît pas la fin. On distingue, au travers du spectre de ces deux mots, la superposition de deux temps, celui de l’instance de l’écriture (dans les jours qui suivent le 30 juin), où H. Leroy attend des nouvelles qui ne viennent pas, et celui des adieux (le 15), qui ne prennent ce sens que par rétroaction. La tristesse semble le résultat de l’incertitude sur le sort des siens, plutôt que d’un arrachement qui ne devait durer qu’une journée. C’est donc dans cet interstice temporel que se glisse l’expression encore discrète, mais discursive et réelle, de l’émotion de ce mari et père. La relecture de son propre texte par l’auteur engendre une reconstruction plus complexe, due à un jeu d’aller-retour sur l’événement, qui donne au document second une certaine densité.
53Ce « forçage », d’une mémoire plus large à se mouler dans un cadre temporel sans perspective, induit d’autres conséquences dans la structure même du texte.
54En effet, malgré la disposition calendaire, le scripteur, qui n’est plus dans la même appréhension du temps, instaure une continuité entre les dates que sa mémoire lui impose, passant ainsi d’une prise de notes à une écriture narrative. De ce fait, le mot perd de son autonomie et n’a plus la charge du sens à lui seul, puisqu’il se réfère à ce qui a été raconté aux entrées précédentes. On entre alors dans un système de réseau (celui du lexique), qui opère en chaîne. Par exemple, l’emploi du terme « enfants » dans « Départ des enfants pour la Sologne » le 15 juin, fait évidemment référence à la phrase du vendredi 14 : « Les enfants s’affolent et partiront demain avec ma femme et cinq voitures », la destination ayant déjà été précisée le mercredi 12. Toujours le samedi 15, nous lisons : « S’ils ont de l’essence, ils viendront me rechercher […] » qui ne peut se comprendre isolément et suit l’information du 14 sur le nombre de voitures et l’identité des chauffeurs. Même remarque pour la première phrase du 16 : « Le matin j’attends les voitures qui ne viennent pas » qui doit se lire en référence avec ce qui précède. Ces différentes entrées fonctionnent comme un récit, et « Je décide de partir à pied par l’itinéraire que j’ai donné à Charles et à Bernard » le dimanche 16, peut alors être décodé grâce à l’ensemble des éléments donnés les uns à la suite des autres, depuis le l2 pour la destination, le 14 pour le moyen de transport et leurs chauffeurs et le 15 pour la date du retour éventuel des voitures et la cause de cette éventualité. Tous les blancs, inscrits dans le déroulement des différentes journées du Grand Carnet, prennent réalité par la suite, dans la reprise. La relecture du scripteur a donc cette conséquence d’éclairer la lanterne d’un destinataire autre que lui-même par la confection d’un texte qui enjambe les dates sans souci de cohérence temporelle. Le fonctionnement en « perspective aveugle » du Grand Carnet entraîne le cloisonnement entre les jours et leurs actions, alors que la version « après coup » construit un véritable enchaînement entre les segments informés d’une entrée à l’autre, qui autorise à lui donner le statut de récit. Ce travail d’élucidation est à l’œuvre dans de nombreux exemples.
55La réécriture de la deuxième partie, du 16 au 22 juin, s’effectue selon les mêmes principes du gonflement, avec des éléments échappant au présent de l’instance d’écriture par des références lexicales qui débordent les dates, et des informations destinées à un lecteur éventuel du Petit Carnet rouge.
56L’extension des ramifications qui relient l’auteur au reste du monde est ce qui fait la différence entre les deux versions de la journée du dimanche 16 juin, où le notaire évoque son départ de l’Inardière. À l’intérieur même d’une entrée les noms propres jouent le rôle de lien entre M. Leroy et ce qui l’entoure, dans la volonté de présenter les événements, en élargissant le point de vue individuel au niveau d’une micro-société.
57Ainsi, outre l’enchaînement des faits, reconstitué par le réseau lexical débordant les limites temporelles du journal, la structure narrative de ce texte se réalise également par la présence de plus en plus importante des personnages qui accompagnent Henry Leroy dans son aventure. On peut même y retrouver tous les éléments du schéma actantiel qui permet d’analyser leur rôle dans le récit. Comme dans un conte, les personnages ne sont pas décrits mais seulement marqués d’un signe distinctif, qui les classe sans ambiguïté selon leur catégorie. L’opposant, muni des marques visibles de sa puissance, les dames avec toutes les qualités d’hospitalité requises pour remplir leur rôle d’aide, « après maintes péripéties », l’hôte qui l’accueille lui offre une chambre, et notre héros se trouve presque en paradis puisque ce monsieur de quatre-vingt-deux ans possède « un jardin splendide »…
58Autour de ce petit récit, gravitent des histoires satellites qui procèdent selon cette même économie discursive d’élargissement de la fonction référentielle. Le Petit Carnet rouge nous informe des événements à caractère militaire, non plus seulement en fonction de leur impact sur le narrateur, comme dans le Grand Carnet, mais pour montrer les conséquences de ce déplacement massif de la population civile sur toutes les personnes rencontrées, connaissances, amis, famille.
59La guerre est évoquée par des éléments, qui permettent au lecteur de suivre la défaite de l’armée française et sa déroute, devant l’avancée de l’ennemi au nord-ouest de la France. Le dimanche 9 juin, deux jours après la victoire allemande sur le front de la Somme et de l’Aisne, « les ponts de Rouen sont sautés », (nous avons vu dans quelles conditions), « Elbeuf est canonné » et l’ennemi est à « Pont-de-l’Arche ». Ce qui explique que la petite compagnie, qui s’est chargée de mettre en sécurité la comptabilité des Caisses d’Allocations familiales de Haute-Normandie, voit arriver sur Orbec « un détachement replié de la DCA du Havre dont le port très abîmé est abandonné ». Et si le texte fait surtout état des dégâts matériels, on devine les pertes humaines au seul adjectif de la phrase, qui résume le témoignage des officiers sur leur « dramatique passage du bac sous le bombardement », portant à lui seul la charge de l’implicite.
60L’urgence pour l’armée française était de mettre la Seine entre elle et l’ennemi alors qu’elle effectuait son repli depuis deux jours. Les passages par les ponts n’étaient pas nombreux, en 1940. Le bac en était la forme la plus courante dans les petites villes en bordure de Seine comme Caudebec, La Mailleraye, La Bouille, Quillebeuf… C’est pourquoi « la DCA » qui « se retire vers Chartres » cherchant à rejoindre la seconde frontière naturelle que représentait la Loire, doit prendre le bac pour passer la première, devenant ainsi une cible idéale. C’est à son retour à Rouen, le 3 août, qu’Henry Leroy « saisi de voir les destructions » des 8 et 9 juin, en mesure l’importance. Dans son Cahier rose, sa fille Suzanne, évoquant le spectacle du bombardement de cette zone stratégique, au moment même où elle venait de passer d’une rive à l’autre sur le bac de la Bouille, en brosse un tableau d’apocalypse. Sa phrase, habituellement sobre et narrative, se transforme en une période de prose poétique, qui transporte le lecteur dans l’intensité dramatique de la situation : « […] en montant la côte la vue est tragique toute la vallée vers Rouen est en feu on dirait la fin du monde la fumée finit par nous recouvrir complètement et le soleil qui brillait déjà très fort disparaît complètement on l’aperçoit comme la lune à travers le nuage noir qui tombe sur nous en brume grasse. » C’était le dimanche 9 juin 1940, au matin.
61Cependant, on l’a vu, Henri Leroy note peu de dégâts matériels, causés par une action militaire, dans ses carnets, puisqu’il devance l’ennemi vers la Loire. À son retour dans l’Orne, il en verra les conséquences indirectes et minimes avec les pillages d’une grange et de la maison de l’Inardière, dont les pertes sont limitées.
62Mais l’impact des événements, liés à la guerre en général et à l’exode en particulier, se mesure aussi aux perturbations qui affectent les familiers de Monsieur Leroy. Dans la nouvelle version grossie de l’entrée du lundi 10 juin, nous voyons ce dernier faire porter la fonction référentielle par les personnages, qu’il éclaire à un moment donné et à qui il donne une certaine épaisseur, par leur dimension sociale, psychologique ou simplement humaine. Il rend alors explicites leurs réactions émotionnelles. Une fois réécrite, la brève structure de ce jour comporte dix-huit lignes au lieu de trois… Elle contient la mention du désarroi d’un des gendres de l’auteur, qui n’apparaît pas dans le Grand Carnet. On y lit que, ce même jour à 11 h ½, « Charles arrive à bicyclette ayant laissé son père et sa tante à la Ferrière s/Rille ». La réécriture développe l’information en lui donnant un aspect plus intime : la « bicyclette » devient un « vélo », monté par « Charles Dubost », « épuisé », qui « a dû abandonner sa voiture » ; seulement accompagné de son père, « ils ont marché toute la journée et la nuit », « ont fini par échouer » à la Ferrière et sont « brisés de fatigue » ; « Charles nous arrive dans un tel état de dépression qu’il se met à sangloter en entrant ». Les termes à connotation dépréciative montrent le caractère exceptionnel d’une telle situation, qui rend surprenante la réaction d’un homme de 36 ans, marié et père de cinq enfants.
63L’exode oblige les gens à marcher des kilomètres puisque leurs véhicules sont réquisitionnés ou empêchés de passer la Seine (encombrements, bouchons ou priorité donnée aux militaires motorisés)21. Ils ne peuvent s’arrêter parce qu’ils se sentent poursuivis par l’ennemi, et veulent arriver à leur lieu de destination de peur d’être faits prisonniers ou pris dans une bataille. Poussés à des états limites, ceux qui vivent ce chambardement comme une épreuve pour leur survie et celle de leur famille, en perdent tout repère : « On lui propose de déjeuner, il refuse croyant qu’il est 5 heures après midi ».
64Pour faire dominer le contexte dans lequel sa personne a évolué lors de ces circonstances historiques, le scripteur a conjugué fonction référentielle et structure du présent. Mais puisqu’il a disjoint, dans sa réécriture, ces deux éléments essentiels du message, choisissant de conserver un cadre temporel imitant l’immédiateté du journal, il devient nécessaire d’élargir le champ d’investigation à d’autres composants de la langue, pour mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une fonction « émotive », utilisant des voies déviées de son expression habituelle. On fera pour cela une analyse sémantique des procès et de leur rection, en croisant les modalités grammaticales et les réalisations lexicales ; autrement dit, on étudiera le point de rencontre des deux niveaux de sens : celui de la nomination de l’expérience par les mots et celui de leur détermination grammaticale, afin de « piéger » le sens dans sa structure syntactico-sémantique.
65Pas d’interjection dans la réécriture d’Henri Leroy, qui n’utilise donc pas la « couche purement émotive » de la langue. Il emploie tout de même l’unité expressive minimale et phonique de l’exclamation à deux reprises, les 10 et 30 juin, où il exprime son bonheur par le même « Joie !!! », suivi de trois points d’exclamation la première fois, et d’un seul, la seconde. Ce n’est pas le seul sentiment exprimé par H. Leroy, car le décalage temporel de la reprise du premier jet favorise l’extension de ce registre.
66L’expression personnelle par les verbes à la première personne se limite à ce que l’auteur veut retenir de cette aventure : une performance physique, un projet clair et décidé, une lucidité maximale au service de sa résistance et de sa mémoire. Et quand on cherche du côté des noms communs régis par l’adjectif possessif à la 1re personne, on a la confirmation d’un rapport pragmatique au monde, volontairement atténué, dans l’expression des sentiments.
67La relecture du texte, on l’a constaté, entraîne une relecture des événements et avec elle, la nécessité de mettre l’accent sur les liens narratifs, et par suite, sur la présence plus sensible d’un destinataire implicite. La nouvelle position énonciative du scripteur, inaugurée sur un support différent et solide, est paradoxale. Dans les parties où l’actant principal est le narrateur, le « je » s’arrête à l’évocation de son périple solitaire. Les développements sans action s’orientent au contraire vers un destinataire avec un souci de précision dans les noms propres, entre autres. La fin du Petit Carnet rouge, où l’action se limite à l’attente des nouvelles et à leur inscription, montre à quel point le narrateur a poussé ce paradoxe. Il n’a plus, alors, qu’un rôle de récepteur de messages, position repliée dans les derniers retranchements de la communication, où le destinateur disparaît, devenu dans sa totalité un destinataire.
68Il y a donc disjonction entre l’appareil habituel de l’expression personnelle et l’utilisation qui en est faite par Henry Leroy. C’est une autre conception de l’autobiographie que celle du témoignage, où l’auteur se contente de raconter ce qui lui est arrivé, en multipliant les références au contexte, et se montrant petite unité, négligeable en tant que telle, prise dans la grande tourmente collective. Ces textes visent la reconstruction des actes et des paroles, et non celle du rapport à soi-même22. Si cela ne remet pas en cause la définition de Philippe Lejeune, encore moins la notion de pacte, cette visée touche à la réalisation d’un acte autobiographique, et lui apporte des nuances, illustrées par nos documents.
Les variantes
69L’enjeu, ici, est de comprendre la réception à laquelle visait la réécriture du Petit Carnet rouge. Et puisque nous ne sommes pas devant les brouillons de Sartre, Perec ou Sarraute, dont la raison d’être était un futur livre23, on peut se demander ce qui a poussé Henry Leroy à « corriger24 » son premier carnet. Pour quelles raisons ce témoin a-t-il voulu faire cette relecture, ces remaniements, alors qu’il aurait pu laisser le Grand Carnet en l’état et le continuer ou même le recopier tel quel ? Pour qui ? Répondre à ces questions nécessite d’observer au plus près ces documents.
70Dans le cadre de cette étude, j’appelle variante la réécriture d’un épisode déjà raconté dans le Grand Carnet. On analysera trois des quatre variantes repérées dans la partie récrite du Petit Carnet rouge. Deux pendant son exode : le couvre-pied dans l’écurie ; et l’ennemi est là ; une autre après son retour : des bruits dans la nuit.
71Pour chacune, je présenterai le résultat de l’étude de détails qui a été nécessaire pour établir leur fonctionnement propre. Ces analyses combinent les axes diachronique et synchronique. La comparaison entre les deux versions du même fait impose de mettre en parallèle les choix lexicaux d’une écriture à l’autre. Quant à la syntaxe, elle sera observée à la fois dans une perspective de changement, et dans une combinatoire qu’il convient de caractériser. Une réflexion à ce niveau ne peut se faire qu’en revenant sur les composants fondamentaux du discours et par conséquent en utilisant les techniques d’analyse linguistique.
72L’objectif est de mettre en lumière, de cette façon, le travail de réécriture de l’écrivant motivé par la lecture de son propre texte, dont il apprécie la lisibilité et qu’il modifie en fonction d’un horizon d’attente. C’est pourquoi l’on peut parler de la prise en compte d’un destinataire à travers sa propre réception. S’impose d’abord la différence de longueur qui passe, d’une version à l’autre, d’une phrase à deux. Mais, c’est à partir des éléments communs, servant de base d’analyse, que j’extrapolerai.
1re variante : dimanche 16 juin - le couvre-pied dans l’écurie
Grand Carnet | Petit Carnet rouge |
À Saint-Calez, je suis logé très aimablement dans une écurie et je m’endors si vite que la maîtresse du logis qui m’apporte un couvre-pied me trouve endormi et ne me réveille pas. | J’y couche chez une dame Lenoir qui me trouve une place dans une écurie. Aussitôt arrivé je m’endors si bien que Mad. Lenoir m’ayant apporté un couvre-pied peut me le mettre sur moi sans que j’en aie conscience. |
73Le premier élément commun aux deux documents, dans cet épisode, est « dans une écurie ». Complément de lieu, dans la version 1, il est régi par « je suis logé » (1re personne et voix passive), dont l’agent est implicite. Ces conditions d’emploi font que « dans une écurie », directement relié à « je », porte le trait sémantique principal.
74En revanche, dans la deuxième version, cette complémentation dépend du groupe verbal « qui me trouve ». Il est intéressant de constater qu’implicite grammaticalement en première version, mais sous-entendu dans « très aimablement », l’agent prend corps dans ce deuxième état avec « chez une dame Lenoir qui me trouve une place ».
75Ainsi, du point de vue des informations apportées au lecteur, les deux versions se complètent en une phrase qui pourrait être : [À St Calez, je suis logé très aimablement j’y couche chez une dame Lenoir qui me trouve une place dans une écurie25.]
76Cette phrase « recomposée » montre clairement comment la réécriture expanse des éléments implicites du premier texte, ce qui a pour effet de déplacer et de disperser les traits de sens. Dans la version Grand Carnet, c’est le lieu qui en porte la charge. Alors que, dans celle du Petit Carnet rouge, l’agent prend toute la place dans la phrase : développé en neuf mots, il capte le sens principal. Du logement lui-même, on passe à celui qui loge, ce qui atténue l’effet de « dans une écurie ».
77La deuxième séquence de la phrase de la version 1, reliée à la première par « et », poursuit la même logique d’un message centré sur le « je » du narrateur. Tandis que la version 2 forme une deuxième phrase complexe, avec deux propositions subordonnées à la principale, mettant ainsi en valeur le protagoniste qui a droit cette fois au titre de « Madame ».
78Le deuxième élément commun : « je m’endors si […] que […] », verbe principal dans les deux textes, est suivi de la locution « si… que », « si vite que » en première version, et « si bien que » dans la seconde (« bien » pris pour « profondément »).
79Le changement apporté au deuxième état concerne une levée d’ambiguïté sur le procès « et ne me réveille pas » de la version 1. En effet, le lecteur du Grand Carnet ne sait pas si « la maîtresse du logis » a recouvert son hôte, ou bien si elle est repartie avec son couvre-pied de peur de le réveiller. Et l’on discerne maintenant le travail d’élucidation effectué par l’auteur qui se fait par la suppression de « me trouve endormi », redondant avec « je m’endors si vite que » ; par l’ajout de « peut me le mettre sur moi », information manquante ; ainsi que par celui de « sans que j’en aie conscience » pour « et ne me réveille pas » (il aurait pu le garder puisqu’il apporte sensiblement la même information, mais la modalité « peut me », qui demande la forme grammaticale « sans que », l’oblige à changer sa formule sans en changer le sens).
80L’ épisode du couvre-pied réécrit montre une tendance répondant à la conscience nouvelle de l’écrivant : éloigné de l’événement déclencheur de l’écriture, il se trouve dans la nécessité d’un récepteur de son message. En tant que premier lecteur du texte, il le met à l’épreuve de la lisibilité, découvre les implicites et les ambiguïtés et cherche à les « lever » pour être compris par d’autres. Ce qu’il fait en développant la phrase et la complexifiant. Il adopte, alors, la solution syntaxique qui permet d’étaler au grand jour les segments porteurs de sens sur la ligne synchronique, afin de pallier l’obscurité fatale de la diachronie. La première version compose un petit récit. En focalisation interne, il nous fait découvrir l’identité des soldats, en même temps que le narrateur. La gradation des verbes « j’aperçois » puis « je distingue », avec, entre les deux, la théorie des trois véhicules : « motocyclette », « engin à moteur » et « moto », met l’accent sur la progression visuelle du rapprochement de l’ensemble. Nous suivons, cinétiquement, l’avancée de la colonne pour découvrir, parce qu’elle s’est approchée, que l’ennemi a précédé le narrateur dans sa course vers la Loire.
2e variante : mardi 18 juin – l’ennemi est là
Grand Carnet | Petit Carnet rouge |
J’étais environ à 2 kilomètres de Connerré quand j’aperçois sur la route une forte motocyclette suivie d’un autre engin à moteur et armé d’une mitraillette, puis derrière, une autre moto. Je distingue le casque, ce sont des Allemands. | À peu près à 2 kilomètres de Connerré, j’aperçois une motocyclette venant à vive allure : je reconnais le casque c’est un Allemand. La route est nue impossible de se dissimuler je continue tranquillement ma route. Cent mètres plus loin c’est un side-car avec mitraillette puis plus loin une voiture avec mitrailleuse. |
81Cette écriture de premier jet trouve d’elle-même son rythme et sa forme, poussée par la force de la première impression et la nécessité de l’exprimer pour soi. Elle oriente la phrase vers ce qui domine à ce moment-là, et vise au centre de la cible.
82L’économie discursive du deuxième état est très différente de celle que nous avons analysée dans l’épisode du couvre-pied. Ce n’est plus le déploiement des différentes épaisseurs sémantiques de la phrase par subordination. Il s’agit ici, plus radicalement, d’une déconstruction du récit premier, qui va en atténuer l’effet saisissant, en diluant l’accent sémantique. La force de la première version vient, me semble-t-il, du point fixe à partir duquel le regard du narrateur suit le mouvement de la colonne de soldats, dans un panoramique latéral. Dans la seconde version de ce passage, son œil, en « caméra subjective », change deux fois de direction et donc de plan. Ce qui distrait l’attention du lecteur-spectateur de la première découverte de l’ennemi.
83Cette nouvelle logique de récit implique l’identification et la dénomination des engins motorisés et non plus seulement de leurs conducteurs. De la gradation, on passe à l’énumération, dont les liens accentuent la notion de distance. Et les dénominations appuient sur le caractère militaire des véhicules.
84Examinons maintenant les deux phrases parallèles : « Je distingue le casque, ce sont des Allemands » et « je reconnais le casque c’est un Allemand ».
85Le changement vient de deux éléments : l’emploi de « reconnaître » au lieu de « distinguer », d’une part, et le singulier dans la deuxième version au lieu du pluriel, d’autre part. Cette différence minime, atténue pourtant l’impact de l’information. Par cette transformation, c’est devant un individu que l’on se trouve, et non face au groupe de l’armée ennemie. De plus, avec « distingue » l’accent est mis sur la distance nécessaire mais suffisante pour voir et identifier ce qu’on a vu. Ici, le casque, élément distinctif entre les soldats. En revanche, « reconnais » donne l’action mentale qui suit celle de « distinguer ». Avec les deux versions, nous avons donc les deux opérations nécessaires au résultat final : d’abord, la perception, ensuite, l’identification qui justifie la nomination des différents véhicules de la colonne.
86Comme pour l’exemple précédent, les deux versions se complètent, sans s’annuler l’une l’autre, répondant à la nécessité d’élargir la fonction référentielle du premier écrit.
3e variante : samedi 29 (G.C.), vendredi 28 (P. C.r.) – des bruits dans la nuit
Grand Carnet | Petit Carnet rouge |
J’ai été réveillé dans la nuit par des bruits étranges (il était 11 h. 40) comme des coups frappés pour arracher les barreaux de fer des fenêtres arrières de la maison. J’ai été réveiller Maheut qui est venu, nous avons constaté qu’il n’y avait rien de suspect. Ce devaient être des explosions assez lointaines, mais qui donnaient l’impression de coups de marteau qui auraient ébranlé la maison. | Dans la nuit un bruit qui se renouvelle me fait penser qu’on essaie de cambrioler la maison. C’est une série d’explosions assez proches qui m’avait donné cette impression. |
87Le premier élément formel qui met en évidence la reprise est la date. H. Leroy a entendu des « bruits étranges » dans la nuit du 28 au 29, puisqu’il écrit le samedi 29, dans la 1re version : « J’ai été réveillé dans la nuit par… ». Plusieurs fois, dans le Petit Carnet rouge, on constate un décalage des informations, soit un jour plus tard, comme pour le « mot de M. Dubost », apporté le mercredi 26 juin à Monsieur Leroy, et signalé le 27, dans le Petit Carnet rouge ; soit un jour plus tôt, c’est le cas ici. C’est ce qui m’a déterminée à prendre le Grand Carnet comme référence chronologique. L’éloignement dans le temps induit non seulement des erreurs de repères temporels, mais aussi une diminution du nombre de phrases avec, dans cet exemple, un recul des éléments de l’ordre de la sensation, en faveur d’un raccourci où domine la réflexion. Dans la première version, le narrateur nous fait suivre les trois phases de l’événement : la perception des bruits, la vérification et le commentaire qui cherche à faire se rejoindre « impression » et constat final. Le « mais » montre la difficulté à établir un lien entre la réalité du bruit entendu et celle de sa cause.
88La réécriture a gommé l’effort d’Henry Leroy pour mettre des mots sur sa perception. Le seul terme « cambriolage » du deuxième état englobe la longue comparaison « comme de coups frappés pour arracher les barreaux de fer des fenêtres arrières de la maison », qui, le lendemain même, cherche à cerner l’impression. Cette concision est le résultat de la « rétrospection » que donne à lire le Petit Carnet rouge d’une manière générale. Le temps écoulé fait passer sur le devant de la scène ce qui est de l’ordre du mental chez le notaire : une semaine plus tard, le réel a pris le pas sur son vécu de vieil homme esseulé, il ne prend pas la peine de redire ses impressions et il ne reste plus que le résultat de sa réflexion.
89Ces variations entre deux états d’un même épisode mettent en évidence un travail qui s’apparente à celui de l’écrivain sur ses brouillons. Mais, après analyse, nous voyons bien que notre scripteur ne prend pas le Grand Carnet comme tel. Il s’agit plutôt d’une des étapes du récit d’un témoin qui change en fonction de l’éloignement de l’expérience vécue, et d’un récepteur de plus en plus présent.
90Parce que les autres membres de sa famille sont partis, Henry Leroy se retrouve seul sur la route. À ce moment, il est réellement l’unique récepteur des notes qu’il jette sur le papier, destinateur et destinataire se rejoignant dans un seul geste. Son retour à la maison le trouve peut-être encore plus solitaire, en manque grandissant de nouvelles de ses filles, gendres, petits-enfants, sœur, belles-sœurs et autres… La rupture et sa reprise des notes du Grand Carnet se fait lorsqu’il se retrouve en compagnie de la famille de son fils aîné. Sa posture d’écrivant change en même temps que sa situation, il se remet dans une autre perspective du fait de la présence d’un destinataire.
91Nous sommes, ici, à l’entrecroisement des axes diachronique et synchronique, où se tisse la matière du texte mêlant les fils de l’expérience passée et ceux de sa mise en récit dans l’instance du présent. Le changement de position énonciative du narrateur est l’élément essentiel qui induit les autres transformations textuelles. Le pacte référentiel, toujours présent, s’élargit d’un état de texte à l’autre, prenant d’abord l’émetteur comme auto-référent, puis s’appuyant sur un destinataire potentiel pour informer le récit plus largement.
Les ajouts
92Les trois dates (11, 12, 13 juin) non renseignées du Grand Carnet sont pourtant écrites de la même façon que les autres jours de la semaine. Un diariste ne procéde pas ainsi, même s’il n’écrit pas dans son journal pendant des jours. Il se gardera bien de souligner son laxisme en notant les dates manquantes, et déroger à la sacro-sainte règle de l’écriture du présent qu’implique cette pratique. En effet, la « perspective aveugle » est d’abord l’absence de prospective, on ne sait pas de quoi demain sera fait lorsqu’on écrit. C’est aussi une rétrospective limitée en général au passé immédiat, que l’on récapitule sous la date du jour.
93La réécriture des événements sur le Petit Carnet rouge nous a déjà montré que le scripteur use d’un procédé qui s’apparente plus à celui d’un écrivain qui reprend un premier jet qu’à celui d’un diariste. Et même sur le premier carnet, on peut y voir une pratique de remplissage des dates déjà inscrites d’un almanach.
94Henri Leroy semble se faire une sorte de calendrier, qu’il remplit ou non, pour préparer sa mémoire à la rétrospective. Car nous avons aussi dans la seconde partie du Petit Carnet rouge des dates non renseignées, inscrites soigneusement à l’encre violette, avec un blanc ménagé pour une éventuelle écriture. Ne peut-on penser que, dans les moments où il se met à sa table pour écrire le bilan d’une journée, le vieil homme, en voyant les vides, tente de réactiver sa mémoire en traçant les signes qui correspondent aux différentes dates, apprêtant le terrain et la possibilité d’un remplissage après-coup ?
95De ce fait, la question du moment de l’écriture se pose dès le début du Grand Carnet. Réexaminons sa première page : l’inégalité des trois premières entrées montre que le scripteur peut avoir écrit au jour le jour ; ou bien qu’en commençant son carnet, il a rempli inégalement mais d’un seul trait sa page, ne se rappelant pas les faits marquants des 11, 12 et 13 juin. Sa fonction d’aide-mémoire se révèle peu à peu, l’on y inscrit ce qu’on ne veut pas oublier, toutes les étapes par lesquelles on est passé. Comme on l’a vu, les informations de cette page, correspondent aux mouvements du narrateur, de sa famille et de ses connaissances, il faut donc supposer une première rétroaction, qui pourrait avoir eu lieu le samedi 15 juin au soir, lorsque le notaire reste seul dans sa grande maison. Avant d’écrire « ils doivent venir me chercher demain », il retrace dans les grandes lignes le parcours effectué depuis le samedi précédent. Et comme il pensait que l’aventure se poursuivrait le lendemain par une autre voyage en voiture, on conçoit que son esprit s’attache plus particulièrement à tout ce qui se rapporte aux déplacements, personnes concernées, moyens de locomotion, distances parcourues… En cette période troublée, c’est cela qui justifiait l’écriture, pour l’homme qu’était Henry Leroy.
96Si nous avons bien compris le pourquoi des vides de ces trois entrées, la matière de leur remplissage, à la réécriture, devrait le confirmer. Nous pouvons déjà savoir que les augmentations de texte se feront sur un autre thème. Et, en effet, le retour rétrospectif sur les événements a entraîné l’ajout des trois jours d’immobilité du groupe principal auquel se réfère le narrateur. Selon la logique du pacte référentiel pour l’élargissement de l’information, le Petit Carnet rouge renseigne les 11, 12, et 13 juin, non seulement sur les membres de la famille réfugiée à l’Inardière, mais aussi sur les amis et connaissances. Le mardi 11, il signale la présence, dans la grange du Buat, des parents de son gendre Charles Dubost, de « leurs filles et leurs enfants ainsi que Mme Hulin mère, arrivée du Havre ». S’éloignant dans l’espace de quelques kilomètres, il précise également que la mère de son deuxième gendre se trouve à Longny, accompagnée de sa fille ainsi que ses deux petites-filles, sans oublier « la secrétaire de Bernard » !
97Cette suite de noms, où règne l’implicite, retrace un maillage serré, mis en évidence par l’exode, révélant la vigueur et le déploiement en rhizome du réseau familial. Il a pour centre et point de départ le narrateur et chef de famille, Henry Leroy. Autour de lui, sa sœur et sa famille, ses trois filles, leurs maris et leurs enfants. Mais aussi, chacune d’elles accompagnée de la belle-mère (quelquefois des belles-sœurs) formant des groupes satellites, dans lesquels on peut inclure les bonnes26, qui en font partie intégrante. Le Cahier rose de S. Dubost nous apprend, d’ailleurs, qu’elles ont servi de seconde mère aux enfants des filles Leroy, nés au printemps 1940. Ajoutons le cercle des cousins : « Voici Albert Tessier, sa femme, son chien et sa remorque. Ils sont à la recherche de la Cour de Rouen ». Et plus éloigné encore, les connaissances et les amis dont « la secrétaire de Bernard », « Guy Frinault », « le charretier de Charles, la mère Lecoeur et sa fille ». Le lecteur d’aujourd’hui peut s’étonner de voir les employés ou les ouvriers des membres actifs de la famille suivre les déplacements des patrons et utiliser les mêmes lieux de refuge. Est-ce incitation du maître ou hasard d’une situation ? Pour le vacher et le garçon de ferme de C. Dubost, un recoupement entre les divers documents permet de pencher pour la première hypothèse. Il s’agit pratiquement d’une protection acquise pour l’ouvrier qui est logé à la ferme, comme Duboc ; quant aux autres, le charretier et « la mère Lecœur », on peut penser que l’influence de leur patron, étendue à sa fonction de maire de la commune, a pesé lourdement, jusqu’à leur transmettre une conscience aiguë du danger et les inciter à passer la Seine et se rendre dans une autre ferme, apparentée à celle de Monsieur Dubost. Mais quelle qu’en soit la raison, la position paternaliste des patrons de ce milieu et cette époque leur impose la solidarité vis-à-vis de leurs employés.
98Le mercredi 12 juin 1940, (c’est la première fois dans le Petit Carnet rouge), le scripteur évoque « les nouvelles » et les « communiqués ». Puisqu’il n’y a pas de mouvements pendant ces trois jours, il indique les informations entendues sur « le poste de Maryse », qui les motivent. Dans la logique de cette écriture rétroactive, H. Leroy s’attache à préciser les destinations des « enfants », et laisse passer en même temps ce qu’il en pense. Pour sa fille Madeleine, qui s’apprête à rejoindre Bordeaux dans la famille de son mari, il ne discute pas, le verbe est au futur. Tandis qu’avec le conditionnel et le modalisateur vouloir, il montre son scepticisme envers le projet de ceux qui veulent « aller en Sologne à Menestreau en Villette », pour y rejoindre des amis. Le lecteur n’est donc pas surpris, à l’entrée suivante, qu’éclate l’impatience du père face aux jeunes trentenaires, préférant prendre l’initiative du départ, plutôt que d’attendre les ordres d’évacuation des Autorités.
99Le remplissage de ces dates nous renseigne sur trois effets de la guerre : les mouvements des réfugiés venant du nord de la Seine, l’exode qui entraîne les populations dans le Centre et le Sud de la France, et celui de l’armée française, à l’échelle nationale. La différence entre l’écriture du journal d’exode d’Henry Leroy et celle du Cahier rose de sa fille, évoquant la même période, ressort tout particulièrement dans cet épisode. C’est une rétrospective dans les deux cas, avec un éloignement d’un mois et demi pour Suzanne, et de quinze jours pour son père. Tous les deux ont déjà vécu leur grand bouleversement, à pied et seul, pour l’un, en convoi de six voitures et trente-cinq personnes, pour l’autre, qui a donné naissance à son cinquième enfant le 8 avril précédent. Monsieur Leroy note cette discussion sur un départ éventuel au 13 juin. Suzanne, elle, laisse un certain flou autour de la date, voulant souligner l’indécision où ils se trouvent tous, particulièrement ceux de la jeune génération : « Mercredi, Henry Duverger décide de partir. Madeleine ne sait pas ce qu’elle doit faire, nous lui donnons le conseil de s’en aller. Elle part donc le vendredi 14 et nous discutons pour savoir ce qu’il faut faire. » Le jour où « Papa se fâche » est lui aussi incertain. Mais l’important n’est pas la date, c’est le fait que son père sorte de ses gonds, et que, d’après elle, il n’y ait pas « moyen de discuter tranquillement ». La narratrice, qui se situe résolument dans le récit en racontant l’exode, utilise le discours direct pour rapporter les arguments de son père face aux jeunes.
100Ce thème de la séparation générationnelle, vis-à-vis de l’occupation allemande, ébauché ici, préfigure la distinction, explicite dans la Clef dans la mare, entre les collaborateurs et les autres.
101L’opposition du chef de famille ressemble à une mise en garde contre le manque de confiance envers l’armée française œuvrant pour la défense du pays : « les Allemands sont loin de nous », « on les maintiendra très bien », ou encore « le pays est épatant pour faire un front qui tienne ». Derrière cette affirmation on reconnaît l’expérience de l’ancien combattant de 1914, voyant dans ce pays de bocage une possibilité de défense « épatante ». Il pense aussi avoir « toujours bien le temps d’aller passer la Loire le jour où l’on verra que cela se gâte ». En effet, comment pouvait-il imaginer l’avancée « éclair » des Allemands, devant qui il n’y a pas de « front qui tienne », avec le souvenir encore relativement proche du face à face franco-allemand de 1917, qui a peu à voir avec une guerre où cette défense devient caduque, à cause du principe même d’un déplacement qui ne doit pas s’arrêter. L’aviation jouera un rôle essentiel pour empêcher toute tentative de construction d’un front. La surprise, le déploiement, la multiplication des armes offensives à longue portée, par terre, mer et air, en plusieurs lieux simultanément, seront les éléments qui assureront la victoire à l’armée allemande. Les déjà vieux combattants de Verdun pensaient donc tous qu’on aurait « toujours bien le temps »… De son côté, la contre argumentation de la jeune génération met en avant l’occupation du pays qui nuit aux « petits », et fait craindre « le camp de concentration » pour les hommes. (En fait, « camp de regroupement » pour ceux qui ne sont pas « mobilisés », où trop âgés, ou pères de familles nombreuses).
102Cette incursion dans l’univers créé par le récit de S. Dubost montre une autre conception de l’écriture. Écart intéressant, d’abord, parce qu’il présente des points de vue différents d’un même fait, mais il marque, aussi, une frontière subtile entre l’écrit du témoin, qui se défend de « raconter sa vie », et celui qui raconte sa vie pour mieux témoigner.
103Le principe auquel se tient Henry Leroy dans le Petit Carnet rouge est celui de l’information liée aux événements exceptionnels vécus par lui-même et sa famille. Même si la deuxième version « ajoute » au Grand Carnet et avoue clairement la reprise, il ne se soucie pas d’expliquer, il se limite aux faits et à tout ce qui s’y rattache. Et ainsi ils sont les lieux de rencontre entre l’individu « écrivant », et le fait social27 qui déclenche l’acte d’écrire, volontairement conservés, commentés et même annotés, ils portent l’empreinte de la contamination de l’Histoire par les conséquences émotionnelles du privé.
104L’existence du Petit Carnet rouge, réécriture de notes prises sur un autre support, conduit à poser l’hypothèse d’un destinataire virtuel. Plus les événements sont loin de l’instance d’écriture de l’émetteur, plus cette présence lui est nécessaire. Et l’application de ce travail d’adjonction, d’explicitation de certains détails, ou de développement sur les actants de cet épisode de sa vie, de concentration parfois, de variation aussi, du texte de départ, ne peut s’expliquer que par une forte volonté de lisibilité.
105Cependant, après la deuxième rédaction de l’exode, l’auteur continue à écrire son journal pendant un mois encore. Il note son attente des nouvelles des « autres », sa femme, et tous ceux qui, partis le 15 juin, avaient promis de venir le « chercher demain ». Dans la forme, sa nouvelle position énonciative s’apparente à celle du Grand Carnet (inscription calendaire, immédiateté de l’écriture). Et l’on constate, d’une autre façon, la contamination de l’écriture par ce qui la motive. Alors que simple informateur, le sujet retournait la fonction émotive en fonction référentielle, on va le voir ici disparaître peu à peu, ne laissant sur la scène que l’objet qui l’occupe. L’émetteur se transforme en récepteur, ne donnant à lire que l’annonce du courrier reçu et des nouvelles des siens. Il ne sera pratiquement plus question de la guerre, le scritpteur réservant l’écriture à l’expression condensée de son intimité (comme « chuchotée », de sa petite écriture fine, sur ce petit carnet) : l’attente des nouvelles de sa femme.
Le compte des jours
106Au fil de ce mois de juillet 1940, la trace écrite s’amenuise, et même ce qui touche la situation nationale passe par la sphère des proches. Ainsi, le 2 juillet, Monsieur Leroy apprend que son plus jeune fils a été fait prisonnier « le 17 mai ». Cette nouvelle l’accable suffisamment pour qu’il sorte de sa pudeur habituelle et signale qu’il « en a pleuré ». Tout en ajoutant : « et pourtant ! On vient d’apprendre que Jean de Saint-Louvent a été tué à Pont d’Ouilly après avoir échappé dans le Nord ». Cette concession à son chagrin de père nous fait comprendre l’ironie du sort de ce jeune soldat qui avait combattu dans le Nord et s’en était sorti pour venir se faire tuer dans un lieu qui représentait presque la sécurité. La déroute française a fait de nombreuses victimes, qui permettent aux historiens de montrer à ceux qui ont accusé l’armée française de se sauver sans essayer de défendre le sol de la patrie, qu’il n’en est rien, et qu’en de nombreux points, les soldats se sont battus28. Les deux conséquences les plus courantes à ce moment précis de la guerre de 1939-1945, les morts et les prisonniers, trouvent leur illustration dans les proches et connaissances d’H. Leroy. La guerre, affaire des gouvernements au moment de sa déclaration, devient celle des populations au moment de la vivre et de lui donner une issue. Nous saurons le 18 juillet que le prisonnier est dans « le dénuement », le 20, qu’« il a faim » et que sa famille peut envoyer du courrier mais non des colis. Son adresse est soigneusement recopiée sur le Petit Carnet rouge. Dans le courant du même mois, on entrevoit de quelle façon la guerre a touché les personnes de cette famille : « une lettre de M. Dubost » apprend au récepteur qu’« Hélène a perdu ses bijoux qui lui ont été volés » ; et une autre que « que la maison de Caudebec est intacte ainsi que la Vignette ». Nouvelle étonnante puisque cette petite ville normande du bord de Seine a été bombardée systématiquement, comme toutes celles qui se trouvaient sur cette ligne stratégique.
107Dans les dernières pages du petit carnet, le vocabulaire saturé par le thème de la correspondance indique la position centrale de récepteur assumée par Monsieur Leroy, les différents circuits du réseau familial se reformant autour de ce poste d’aiguillage.
108Progressivement, le contenu des messages disparaîtra pour ne laisser que la trace de la réception. Il arrive même qu’il n’en signale que le procès, comme au 24 juillet : « Reçu lettre de Made Rehm adressée à ma femme, elle est datée du 10 juin ». Et il inscrit directement l’objet tant attendu : « Lettre de ma femme ici. Elle a reçu un mot de Madeleine mais rien encore de moi ».
109Les répétitions de « recevoir », « écrire » et « lettre » ne font que confirmer la fonction de destinataire qu’assume clairement le narrateur, depuis qu’il a quitté son territoire. Tout se passe comme si ce chef de famille en avait perdu le pouvoir d’agir sur les choses et les gens. Il ne peut plus que « recevoir » les soins de son fils (dont il ne parle jamais), et les messages de ses proches. Celui qu’il attend avec le plus d’impatience est celui de sa femme. Sur les 28 jours du mois de juillet, Henry Leroy répète, comme un leitmotiv, 13 fois « ma femme », lui laissant la première place jusqu’au 3 août, avec la dernière phrase : « Ma femme allait bien ».
110La fin du manuscrit que j’ai appelé Petit Carnet rouge n’en est pas une, puisque l’entrée du Samedi 3 Août est suivie, sans intervalle et comme les autres, par la date du lendemain, écrite visiblement de la même encre. Henry Leroy procède-t-il comme Louis Guillaume qui, chaque jour, son entrée finie, « inscrivait par provision la date du lendemain29 » ? En fait, ce carnet s’apparente bien à un journal de voyage : la première entrée correspond au départ du narrateur, et la dernière à son retour dans sa ville, quittée deux mois auparavant. La boucle de son parcours se referme comme celle de l’écriture qui rejoint sous cet aspect, le journal de crise tel que Philippe Lejeune l’a caractérisé. En effet, ce sont les moments de solitude qui favorisent le remplissage des carnets où l’on vide son cœur parce qu’on est seul. Mais Monsieur Leroy ne se « vide » pas, il note pour mémoire. Le journal, même s’il n’avoue pas un destinataire explicite, sert à communiquer, et les journaux de crise le montrent quand ils s’arrêtent pour passer le relais à la correspondance. Le Petit Carnet rouge s’en approche par cela aussi. Nous avons vu à quel point l’orientation de la dernière partie vers l’attente d’un signe de l’extérieur avait rendu l’existence de l’écriture problématique. Il est plus que probable que, dans sa retraite caennaise, le notaire ait écrit plus de lettres que celles adressées à sa femme, qu’il nous signale. La substitution d’une écriture diariste à celle de la correspondance, à laquelle il est accoutumé, peut expliquer l’appauvrissement des entrées du dernier mois.
111Et pourtant, Henry Leroy n’a pas inscrit le mot « fin » après l’entrée du 3 août, il n’a pas tiré un trait pour signifier la clôture de ces deux aventures conjointes, celle de l’exode et de l’écriture personnelle. Comme nous le suggèrent les éléments d’ouverture et de fermeture de la date du « Dimanche 4 Août », il semble hésiter, à ce moment de « rupture », entre la clausule qui referme cette expérience sur le passé et l’appel d’une suite par l’entrée du jour suivant, dans la position plus classique du diariste qui trace un horizon d’attente.
Le Cahier rose
112En rentrant de Mazières, entre Cher et Indre, où ils avaient séjourné six semaines, Suzanne Dubost reprend le cahier sur lequel elle avait commencé, en 1935, un an après son mariage, une sorte de livre de raison où elle notait la bonne marche de sa couveuse, les naissances de ses poussins et de ses enfants. Les années passant, ses entrées se font de plus en plus rares et il peut s’écouler un an, voire deux, entre les reprises. La dernière, avant la partie qui nous occupe, date du 3 août 1939 et donne un bon exemple de ce que Suzanne écrit dans son cahier :
Rémi commence a bien marcher en ne donnant qu’une main il a huit dents depuis longtemps et va bientot percer ses grosses. On a commencé la moisson hier il fait très mauvais temps et Charles a du mal a sauver son lin.
Tante Geneviève est morte et six semaines après Tante Brigitte toutes les deux d’un cancer Quelle sale maladie.
Marie-Madeleine a eu une petite fille le 14 Juillet elle s’appelle Anne. Geneviève attend son bébé pour ces jours ci. C’est Charles qui sera parrain. Pourvu que ce soit une fille aussi.
Nous avons salé 300 livres de beurre pour la provision. Le beurre vaut 8.50 en gros30.
113La suite du cahier est consacrée à la guerre, et se divise en trois parties qui ne se distinguent que par le changement d’encre et de stylo. Chaque fois, et de plus en plus loin des événements, c’est une tentative pour continuer le récit commencé le 1er août 1940, dans une première rétroaction de deux mois. Les deux reprises augmenteront la distance entre « récit » et « objet du récit » de plusieurs dizaines d’années. Ce qui m’a intéressée dans l’étude du Cahier rose est la question de l’impact du temps sur ce qui est raconté. Quelle est la différence de procédure entre le premier récit « à chaud », et la suite vingt ans après ? Et entre les deux poursuites du récit ? Et pourquoi vouloir absolument finir ou continuer de raconter cette même histoire ?
114Je me pencherai sur le phénomène du récit rétroactif déclaré, pour éclaircir ces points. En effet, contrairement à son père qui « recouvre » le premier texte d’un second, voulant mimer l’immédiateté, l’auteure du Cahier rose écrit la date du « 1er août 1940 » dans la marge, reprise de l’écriture, de la même façon que pour les entrées précédentes de son journal. La chronologie de la période qu’elle vient de vivre (10 mai, 20 mai, 21 mai) est notée contre la marge, suivie d’un point pour la faire ressortir. Mais, au fur et à mesure qu’elle se laisse emporter par son histoire, la narratrice ne précise plus les dates, que de temps à autre, de cette manière ou intégrées au « bloc » de texte. C’est l’image que donne l’écriture de Suzanne Dubost sur ce cahier, avec le même souci d’une utilisation maximum de la page que son père, mais à une autre échelle. Qui plus est, elle ne ménage pas d’alinéa et commence à écrire contre le trait rouge de la marge.
115À première vue, la disparition des dates et l’instauration d’un bloc compact et continu de texte donnent, à ce document, le statut de récit. Ce choix formel semble pour Suzanne une réponse opératoire à la distance entre l’événement à raconter et le moment où elle le raconte.
116Examinons maintenant comment l’auteure réalise ce glissement entre la forme de journal qu’elle réintègre sans changement apparent, et celle du récit dans lequel elle va se couler, sans y prendre garde, entraînant le lecteur à sa suite, dans sa première rétrospection sur l’exode. Le rapport à l’événement et au temps n’est plus le même dans les deux autres parties, ce qui nous amènera à réfléchir plus globalement sur les marques dans le Cahier rose de « la mémoire, l’histoire, l’oubli ».
1re rétrospective : entre récit et discours
117Le premier paragraphe d’introduction, suivant la mention « 1er août 1940 », est bourré d’indices temporels, permettant de prendre la mesure de la rétroaction opérée par S. Dubost. En cinq lignes et deux phrases, elle balaie le temps écoulé et ses événements, du 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre, au jour où elle reprend la plume, dans un faisceau serré de marques temporelles. Elle procède à ce qu’on appelle un sommaire, en narratologie. Cette disposition du paragraphe cherche à faire ressortir la position des différents segments narratifs, les uns par rapport aux autres, et à rendre perceptibles les mouvements de va et vient de la pensée de la narratrice, partant du présent et remontant vers le passé.
- Depuis déclaration de guerre - Fry est parti H.D. aussi mais très peu de tps
Charles a attendu il avait un fascicule bleu puis on a démobilisé les pères de 4 enfants
Il est donc toujours resté ici
avec bcp de peine au début puis
pendant les huit mois d’inaction des soldats il s’est réjoui d’être ici à travailler
et moi donc !
Martine est née le 8 avril 1940
118La première phrase fait une première « navette31 » entre le présent de l’écriture et le passé, en partant du plus loin et en présentant le premier repère temporel comme un titre. Un départ et un retour dans la famille, tels sont les événements marquants de cette période. Dans la phrase suivante, avec la démobilisation de son mari, elle se rapproche du moment où elle écrit, et « toujours » nous remet dans une perspective panoramique. Elle retourne vers le passé pour préciser les sentiments patriotiques de Charles, qui aurait voulu participer à la mobilisation générale, et ramène sa navette vers le présent, dans un mouvement englobant les « les huit mois » de la drôle de guerre. Dernière rétroaction plus courte : le 8 avril 1940, jour de la naissance du cinquième enfant de Suzanne et Charles.
119Dans ses allers-retours sur l’espace d’une année, la narratrice tisse dans la trame de la guerre, fait public et général, la chaîne des petits événements familiaux et privés.
120L’auteure va encore utiliser le condensé du résumé pour parler de son frère, mais glisse peu à peu de l’emploi du passé composé (passé du présent de la guerre), au présent de narration, pour évoquer les faits, qui ont bouleversé leur vie, trois mois auparavant… Là encore les indices temporels permettent un balayage de ce moment, avec plus ou moins de précision et d’erreurs, le recoupement entre les dates données par Suzanne et les entrées du Petit Carnet rouge de son père, révélant un rétrécissement du temps. Cela n’est pas étonnant, puisque la scriptrice écrit rétrospectivement. Et même si elle se donne des repères forts (comme le 10 mai, date de l’entrée des Allemands en Belgique et dernière permission de son frère) pour réactiver sa mémoire, il n’en demeure pas moins qu’elle « raconte » trois mois après les événements.
La scène de l’espace
121À partir du 10 mai, le lecteur suit le récit selon deux axes. Celui du temps, qui, on vient de le voir, ne tire pas une ligne droite dans les deux premiers paragraphes, mais devient chronologique lorsque le principe de la scène domine. Et celui de l’espace délimité par l’avancée allemande. En effet, les dates données par Suzanne sont toutes complétées par une information concernant cette menace spatiale, nous en marquant ainsi précisément le tracé : « 10 mai. Les Allemands entrent en Belgique et au Luxembourg. Fry arrive en permission le matin à 9 h à Rouen. » Un peu plus loin : « les Allemands sont à Landrecie, certains disent à St Quentin et à Lille », et à la ligne suivante : « 20 mai les Allemands avancent nous décidons de conduire les enfants à l’Inardière s’ils arrivent à Amiens ». Dans ce passage, l’interdépendance des événements privés et publics, et du spatio-temporel, déclenche le premier des trois longs récits. Comme dans les carnets d’Henry Leroy, on voit que les civils ont été pris de court par cette avancée éclair sur l’espace national menacé.
122Ce sont les déplacements familiaux, auxquels elle a participé, que la narratrice enchaîne : celui du 21 mai où les parents des cinq enfants les emmènent du Mont de l’If, à l’Inardière ; celui du 8 juin, où Suzanne les rejoint, sans son mari ; et le troisième, celui du 15 juin, de l’Inardière à une destination hypothétique, au-dessous de la Loire. La difficulté des deux premiers voyages, qui suivent le même itinéraire, consiste à passer la Seine, dans ces moments où la panique entraîne un grand nombre d’habitants de la rive droite à tenter la traversée à un endroit ou un autre. Dans leur premier voyage, Charles et Suzanne ne parviendront pas à prendre le bac, ils iront, alors, à Rouen : « Les ponts sont fermés, nous faisons la queue avec un nombre incalculable d’autos chargées à bloc : d’enfants, de colis, de matelas quelquefois aussi de chiens et d’autres animaux s’il fallait qu’arrive un bombardement… c’est effrayant. À 5 heures, on ouvre les ponts et nous passons lentement, à la file indienne ». La crainte de la jeune femme se réalisera à son deuxième passage, trois semaines plus tard, alors qu’elle prend le bac à La Bouille avec ses amis :
[…] nous arrivons à 4 h ½ au bac nous sommes a 500 mètres de la cale une vingtaine d’autos seulement devant malheureusement des voitures militaires arrivent en convoi peu après et elles passeront naturellement les premieres. Nous passons à pied (les femmes et nos valises) […] Tout à coup, alerte, les soldats nous font circuler mais on a l’impression que les maisons vont nous tomber sur la tête. Une femme nous indique un abri dans la falaise. Malheureusement c’est un abri particulier ainsi que l’annonce une pancarte. La propriétaire est dedans avec son chien et nous laisse entrer de très mauvaise grâce nous sommes dix dans ce trou sous le roc. Ça sent une odeur épouvantable on ose a peine s’asseoir. Et le bombardement continue puis des explosions, ce sont les usines de Grand-Couronne qui sautent. C’est effrayant [… ]32
123Le Cahier rose ne relate que le départ et le début du troisième déplacement. En ce jour du 1er août 1940, Suzanne s’arrête d’écrire alors qu’elle ne fait que commencer l’épopée de l’exode lui-même avec ces trente-cinq personnes, embarquées dans six voitures vers la Sologne. Elle s’arrête à trente-cinq kilomètres du point de départ, bien avant le passage de la Loire : « passons à Nogent le Rotrou la route a été bombardée et la ville aussi c’était ce que nous entendions hier. »
124Le premier récit de Suzanne montre la stratégie mise en œuvre pour raconter ce qui ne fait plus le matériau d’un roman. Il faut remonter aux contes et aux romans de chevalerie33 pour retrouver les topos de l’itinéraire initiatique, au cours duquel le héros et ses acolytes rencontrent des obstacles, autant d’épreuves auxquelles ils sont soumis au fur et à mesure de leur avancée. Mais « la guerre transforme tout en histoire, tout doit faire sens, comme dans un texte » et, en 1940, ce qui est désigné comme événement34 se caractérise par le mouvement, que ce soit celui des Français, de l’Ennemi, des civils ou des militaires.
125Trouver une médiation entre son réel vécu et les mots entraîne des choix d’écriture qui n’obéissent pas à une préférence esthétique de l’auteure mais sont le résultat d’un travail, fait à son insu, mettant en jeu la mémoire, le sens du temps, l’identité, ainsi que d’autres éléments culturels induits par l’acte d’écriture autobiographique.
126Centré sur la narratrice, son mari et ses enfants, et sur la famille élargie, le récit se tisse autour de tout ce qui perturbe ces espaces. C’est ainsi que la page manuscrite, racontant les péripéties du couple pour mettre leurs cinq enfants à l’abri à l’Inardière, se trouve envahie par le lexique de localisation. Chaque phrase contient au moins une indication de nom topographique, de distance, ou encore de repère spatial, qui met en place la géographie du Pays de Caux (plateau limité au Sud par les coteaux de la Seine) et ses lieux de passages. L’itinéraire est tracé par étape et selon les obstacles rencontrés. D’abord géographique et stratégique, celui du fleuve à traverser, doublé du nombre de réfugiés : « à 4 km du bac environ, file d’autos qui attendent le bac, nous ne sommes pas seuls… », et de la fermeture des ponts ; militaire, ensuite, avec les tirs de la DCA ; sans compter l’obstacle mécanique des pannes de véhicules. L’idée d’épreuves sur le chemin est renforcée par l’emploi répété des modalités « essayer de » et « arriver à », par l’abondance des verbes de mouvement et noms de lieux.
127Le périple des 21 et 22 mai se clôt sur le retour au Mont de l’If, où « on nous attendait un peu nerveusement ». Classiquement, la narratrice étale sur plusieurs pages ce temps court, et choisit d’être brève pour les trois semaines qui suivent. Elle notera les départs de plus en plus nombreux, quelques indicateurs économiques : « le mercredi 5 le beurre se vend plus mal qu’à l’ordinaire » ou « jeudi à Yvetot les banques sont fermées », et la désinformation qui entraîne le couple à la quête des nouvelles.
128Mais à nouveau pour le samedi 8 juin, la scriptrice prend le temps de donner l’emploi complet de la journée : les allées et venues dans la commune, puis le voyage mouvementé pour rejoindre ses enfants. L’objet du récit est le même que pour le 21 mai. Tout comme son père, dans ses carnets, Suzanne a conscience de l’aspect exceptionnel de ces circonstances. D’où cette litanie de noms de lieux et de personnes, rendant certains passages du Cahier rose incompréhensibles pour un lecteur qui ne connaît ni les uns ni les autres. Il est évident que l’auteure ne cherche pas la communication : elle écrit seulement pour ne pas oublier ce qu’il y avait de particulier, d’aventureux, de fou et d’historique, dans ces moments d’émotion et d’agitation intenses. C’est le désir de « laisser trace » qui fait ressembler cette partie du Cahier rose à un journal.
129Le paragraphe qui commence au « samedi 8 », se caractérise par son illisibilité et sa densité d’implicites, suggérant ainsi que Suzanne écrit pour elle-même.
Samedi 8 – Yvetot a été bombardé il n’y a pas beaucoup de dégâts 4 incendies seulement. Je vais avec Charles à Croixmare il veut aller avec Jean Rousselet vers Dieppe pour se rendre compte de l’avance allemande les uns les disent au Tréport et a Eu d’autres prétendent que c’est faux ils doivent aussi aller a la brigade de Barentin. Je reste à Croixmare avec Mme Rousselet. Mère est partie le matin à huit heures avec Geneviève Hulin mon beau père trouvant la situation trop grave pour la garder avec lui ici35.
130L’addition et le mélange des éléments référentiels, dans ces lignes, rendent ce paragraphe totalement obscur, alors qu’il recèle, en réalité, bon nombre d’informations. Voici ce que sous-tend le discours de Suzanne, à propos de la situation de la Seine Inférieure, en ce jour du 8 juin 1940.
1311 – Yvetot : petite ville, à 8 km du Mont de l’If, résidence des Dubost Charles, où a lieu la vente des produits de la ferme, au marché du mercredi et d’achats divers.
132Il faut avoir à l’esprit qu’entre les événements et ce récit, Suzanne a vu la destruction presque totale de la ville (décrite par son mari dans La Clef dans la mare). C’est peut-être ce qui lui fait dire que les dégâts sont minimes avec quatre incendies. Elle souligne néanmoins la proximité des bombardements par rapport à chez eux.
1332 – (à) Croixmare : ce bourg est à 3 km de Mont de l’If, au nord, sur la « grand’route » qui va de Rouen au Havre, où l’on peut rejoindre celle de Dieppe. Sur le plan social, c’est le lieu de résidence des Rousselet, amis des Dubost. Jean Rousselet est lui aussi maire de sa commune. Les parents de Charles, les Dubost Louis, y habitent également, un peu en dehors du bourg.
1343 – (vers) Dieppe : de la Somme, les Allemands devaient ratisser à partir de la côte vers l’intérieur, avec Rouen comme position clef du triangle Amiens-Le Havre-Rouen. Et par conséquent, si les hommes (Charles et Jean Rousselet) vont vers Dieppe, ils se dirigent vers le front. Ce qui explique l’inquiétude des femmes.
1354 et 5 – (au) Tréport et (à) Eu : si des rumeurs indiquent que les Allemands sont là, cela signifie qu’ils sont arrivés à la Bresle36, petit cours d’eau parallèle à la Somme et distant de 17 km, au Sud. En toute bonne logique, Dieppe et son cours d’eau, la Béthune, devrait être l’objectif suivant pour l’ennemi, avec à peu près le même écart kilométrique. Ce qui justifie la direction prise par les deux amis pour aller aux renseignements.
1366 – (de) Barentin : cette petite ville d’anciennes industries textiles, est située, comme Croixmare, sur l’axe Rouen-Le Havre, à 15 km de Rouen. Elle occupe une position clef entre la côte et le passage de la Seine par les ponts et ouvre sur les petites vallées vers Dieppe. La commune de Mont de l’If, ainsi que celle de Croixmare, dépendent de la préfecture de Rouen et de la gendarmerie de Barentin qui, par conséquent, sert de médiation entre la préfecture et les deux maires.
1377 – (à) Croixmare : ce lieu est un carrefour, géographique et social, pour Mmes Dubost et Rousselet y attendant le retour de leurs maris.
138Sa répétition ferme la boucle de l’itinéraire balisé par S. Dubost dans ce paragraphe. L’élucidation des personnes est rapide. Nous sont déjà connus : Charles, mari de Suzanne, narratrice du Cahier rose. Mme Rousselet, femme de Jean Rousselet, ami de Charles. Celle que Suzanne dénomme Mère, est la mère de Charles et de Geneviève Hulin.
139On le voit, contrairement au récit classique qui montre la distance entre l’événement et l’instance d’écriture, Suzanne, elle, écrit le 1er août les événements de la journée du 21 mai, exactement comme si elle les consignait le soir même dans son cahier, avec les procédés du diariste. Ce qui donne une impression d’immédiateté.
Le discours du témoignage
140La reprise rétrospective des événements, qui se sont déroulés trois mois avant le retour des Dubost au Mont de l’If, met la scriptrice dans une posture d’écriture très particulière. Elle se trouve à la fois dans celle du narrateur de roman, qui évoque le passé et veut donner l’illusion d’une action en train de se faire, (tout en gardant, en tant qu’émetteur, la distance qui l’en sépare) ; et à la fois, dans celle d’un voyageur qui, de retour après de longs mois, raconte à des auditeurs attentifs les péripéties détaillées de son périple, en utilisant pour ce faire la langue du discours. C’est ainsi que, dans ce passage du Cahier rose, nous sommes dans deux systèmes d’énonciation en même temps. Le support de l’écrit et le rapport au temps de la narratrice, l’entraînent tout naturellement à adopter la catégorie du récit alors qu’elle utilise un mode d’énonciation qui présente toutes les caractéristiques du discours. Un certain nombre de choix narratifs font oublier au lecteur (on ne peut parler de destinataire puisqu’il n’est pas conscient, et l’on verra qu’il s’agit essentiellement de la narratrice elle-même) la distance entre l’instance d’écriture et l’action racontée.
141Ainsi, le présent de narration donne l’illusion d’immédiateté : « nous rentrons ici, on charge la remorque et l’auto, on réveille les gosses qui sont ravis de partir et on part, en veilleuse jusqu’à St Wandrille […] », comme le passé et le futur immédiats : « une auto conduite par 2 soldats vient d’enfoncer l’auto qui était rangée derrière nous […] », « on va pouvoir repartir […] ». C’est aussi l’effet produit par la suppression des pronoms personnels : « Arrêtons à L’Aigle chez les Barbé […] Rentrons par la vallée de la Risle […] ». Par ailleurs, l’absence de ponctuation oblige à une lecture haletante et contribue à nous donner l’impression d’écouter une histoire racontée à voix haute. Pas de distance entre la narratrice et son récit, au contraire, elle semble chercher l’adéquation avec les événements racontés, non seulement en précisant son souvenir avec l’accumulation des noms de lieux et de personnes ; mais aussi par l’utilisation fréquente de paroles rapportées ainsi que d’expressions oralisées, intégrées directement au discours, sorte de monologue intérieur où la narratrice se parle à elle-même, en commentant les événements « à chaud », comme si elle avait perdu toute notion du temps et revivait l’action. Loin de rechercher la distance avec son objet, elle semble au contraire vouloir l’annihiler.
142Étudiant le phénomène éditorial du « document vécu », Philippe Lejeune explique que ce type de textes (autobiographie, témoignage ou document) a pour effet de créer une illusion de transparence parce qu’ils portent le discours dans lequel nous baignons. Cette réflexion se rapporte de façon frappante au Cahier rose où, dans une sorte de pacte avec elle-même, Suzanne emploie des techniques narratives semblables. Elle adopte tout naturellement l’écriture « fabriquée » des récits de vie, ou des témoignages transcrits de « ceux qui n’écrivent pas » qui ont eu tant de succès dans les années soixante-dix.
143Dans ce type de récit, l’auteur se confond avec le narrateur et facilite l’impression de « non-texte ». Le lecteur ne songe plus au travail de l’écriture, au profit du vivant. Et l’on voit, ici, la narratrice elle-même « oublier » qu’elle raconte, le 1er août, des événements qui se sont déroulés aux mois de mai et juin précédents. Le double travail de mémoire et d’écriture, nécessaires à l’élaboration de son récit, l’entraîne dans une sorte de hors-temps caractéristique de la fiction, ou du document vécu retravaillé par le nègre, qui dans le premier cas, fait perdre la notion du temps écoulé, et dans le second, entraîne une confusion entre le discours du narrateur et celui de son « modèle ». La lecture du Cahier rose, dans cette indistinction, offre directement cet entre-deux qu’est « l’image de vie flottant dans la mémoire et la parole37 » de Suzanne Dubost.
144Dans un témoignage écrit, l’on s’attendrait à des paroles rapportées indirectement, l’écart de temps ne permettant pas un souvenir exact de ce qui a été dit. C’est la forme choisie par l’auteure lorsqu’elle résume les moments sans action : « l’instituteur se demande comme nous quand on donnera l’ordre d’évacuer ou de rester » ; ou bien « Charles lui demande ce qu’il attend pour partir ». Mais S. Dubost préfère le style direct avec les deux points et les guillemets : « Où allez-vous mes pauvres gens ? »- « À Rouen »- « n’y allez pas les Allemands y sont ils descendent la côte de Neufchâtel j’en viens », où les tirets indiquent le changement d’interlocuteur. À la même page, une autre situation de dialogue est intégrée complètement au récit : « […] on vient m’ouvrir en chemise ‘ qui est là ?’ ‘ une personne qui demande sa route’ j’entends la bonne femme qui explique ‘ c’est une femme qu’est perdue’ elle ouvre enfin et me donne la route de la Bouille ‘ n’y allez pas les gens qui y sont allés sont tous revenus’ ». Dans ces trois lignes, un élément trahit l’antériorité de l’histoire par rapport à la narration : c’est la précision sur la tenue de la femme répondant derrière la porte encore fermée. Cette petite erreur permet de suivre le fonctionnement de l’écrivant qui témoigne de ce qu’il a vécu, ou, plus exactement, celui de la mémoire qui, nous disent ceux qui ont étudié sa phénoménologie, procède par images. En effet, au moment où elle écrit, Suzanne « revoit » la femme en chemise de nuit, qui n’a ouvert la porte qu’une fois rassurée par la voix féminine. C’est ce qui l’entraîne à donner ce détail avant qu’il lui soit possible de le connaître. Car, l’image formée dans son cerveau (son souvenir), étant, elle, globale et immédiate, ne peut se traduire directement par une phrase, qui a la caractéristique d’un déroulement spatio-temporel. Ce sont d’abord les images qui surgissent, leur rapport au temps vient ensuite38. Les traces de cette expérience que Suzanne Dubost tente d’inscrire sur son Cahier rose, font ressortir l’effort du passage de l’oralité à l’écriture, analysé par Jack Goody. L’ethnologue cherche à comprendre l’influence de l’écrit sur les processus cognitifs, et montre que toute écriture ajoute une dimension visio-spatiale à l’audio-temporel de la langue. L’acte graphique est un acte de création, qui transmet et transpose, d’une dimension cognitive à une autre. Ce mécanisme nous permet donc de changer « la forme de notre savoir, notre compréhension du monde et nos activités à l’intérieur de ce monde39. »
145Le processus, que Goody observe à partir du développement historique de l’écriture, peut se comparer, à mon sens, à celui des apprentis écrivants qui sont poussés à cet exercice, à un moment donné de leur vie, par des circonstances particulières et un réflexe culturel de leur milieu social. Et, revenant à la petite erreur qui nous a fait faire ce détour, je dirai que l’intérêt du témoignage sur le Cahier rose, ne se situe pas dans la découverte de la personnalité de Suzanne, ni dans celle d’une histoire connue de tous, mais dans le dévoilement du processus de création d’une mémoire individuelle et familiale, sous forme d’écrit « ordinaire » et accidentel. Caractéristiques suffisamment exceptionnelles, pour présenter à la recherche un intérêt qui traverse le champ des sciences humaines. C’est le cas du dernier ouvrage de Ricœur, où il superpose phénoménologie, réflexion épistémologique et ontologie, pour traiter du rapport entre mémoire et histoire.
146Le seul élément, ayant échappé à la narratrice de façon explicite, et qui enlève au lecteur l’apparence de la simultanéité, nous a servi à éclairer le fonctionnement de l’écriture, en amont de l’acte de transcription du souvenir. Il nous engage, de plus, à une réflexion située en aval de ce même acte. En effet, il montre en quel lieu réside l’emprise nécessaire de l’écrivain qui, voulant faire croire à une histoire qui se raconte toute seule, cherche consciemment à donner à son destinataire l’illusion de la mimesis, en supprimant l’écart entre le réel et la chose racontée.
147Ce qui est surprenant avec Suzanne Dubost, c’est qu’elle trouve immédiatement les techniques narratives qui les font oublier au profit du « vrai ». Pour écrire les livres de la collection « Vécu » de Robert Laffont, lancée en 1969, nous dit P. Lejeune, le narrateur doit s’effacer devant le personnage, contrairement au témoignage rétrospectif40. Pourtant, le Cahier rose, qui en est un, respecte ces consignes : la focalisation, les dialogues pour faire vivant, le monologue intérieur, et même le « trompe l’œil » du présent de narration, pour que le lecteur « s’y croie ».
148À l’instar de Jules Vallès dans le « Testament d’un blagueur », la narratrice du Cahier rose pratique également l’éclipse du narrateur rétrospectif par brouillage et interférence d’une autre source d’énonciation : discours ou récit semblant venir du personnage41. Ce phénomène est dû surtout à l’usage extensif du présent, qui masque le commentaire dans l’exercice de la narration. Cela provoque un effet de contemporanéité de l’histoire et de l’énonciation, qui fait penser que cette dernière est le fait du personnage. L’on ne sait à qui attribuer les paroles, comme dans : « espérons qu’il va se préparer à partir, il est temps s’il veut passer sa voiture », où cela peut être Charles, Suzanne, ou les deux. Et en effet, destinateur et destinataire du Cahier rose sont confondus dans la même instance de discours qui annule la distance temporelle. L’écriture se trouve à la frontière du récit oral et du journal intime : sans signe linguistique qui situe la parole, la confusion reste totale entre le « je » du personnage (S. Dubost) et le « je » de la narratrice (la même) trois mois après les événements.
La narratrice et son sujet
149Comme on le voit, « l’autobiographique » peut prendre un grand nombre de formes et ne se connaît pas forcément lui-même. Dans les carnets du père, les marques d’une écriture personnelle ont trouvé place à l’insu du scripteur, qui cherche à les gommer, parce que son but est autre. Qu’en est-il de l’intention de Suzanne ? Elle aussi, veut témoigner d’un moment de sa vie, qui ne la concerne pas seule. Or, soixante-dix ans plus tard, la lecture de ce texte, ex abrupto, est décevante parce qu’elle ne transmet pas une information claire sur cette période, ni même sur l’auteure. Un décryptage s’avère nécessaire à plusieurs niveaux.
150En effet, si le discours narratif de Suzanne est entièrement au service du référentiel, il n’en est pas, pour autant, détaché de l’expression personnelle. C’est même le contraire ici où l’investissement total de l’information par le « je » entraîne la densité des implicites, ne laissant aucune place à un destinataire extérieur. Le texte fonctionne en circuit fermé : de soi à soi, du « je » au « je », ou à un « nous » qui contient encore ce « je ». Et par un étrange détour, totalement centré sur la première personne, le paragraphe qui contient le plus d’informations se trouve être le plus hermétique pour le lecteur. C’est lui qui assume réellement la fonction expressive.
151Ce constat oblige à tenir compte d’une autre dimension des indices de personnes. Comment Suzanne utilise-t-elle les pronoms personnels ? Que dit la première personne ? L’on a déjà constaté, avec les carnets de son père, que son emploi n’était pas un critère pour parler d’ego document.
152L’observation de leur répartition entre scènes et sommaires va se révéler pertinente pour comprendre ce que la narratrice exprime à travers cette distribution. Le premier bloc de texte, contenant une scène, utilise 43 occurrences du « nous » pour 5 « je ». Dans cette page, le « nous » est toujours employé comme [je + Charles], tandis que « on » représente un spectre plus large de référents. Sa portée, allant de : [l’un des membres du couple], comme dans : « nous rentrons ici on charge la remorque et l’auto on réveille les gosses », (et encore il est possible d’attribuer la première action plutôt à Charles et la seconde à Suzanne) ; jusqu’à la désignation d’une entité non discernable, plus ou moins précise selon les assertions : « on nous cache la vérité (…) » = [les Autorités], ou « on ne peut pas se ranger » = [notre voiture + les autres voitures].
153Dans ce passage, un seul « on » pour désigner l’ensemble des Français, unique exception à la règle du « nous » se rapportant au couple que forment Charles et Suzanne. Cette constance respecte à la lettre la définition que la narratrice en donne, en inaugurant le Cahier rose42 : « 18 février 1935 Charles m’a acheté ce cahier il y a quinze jours pour que j’écrive chaque soir quelques lignes sur la journée. C’est moi qui le lui ai demandé. » Dès la deuxième entrée, au 19 février, elle signale que son mari « a voulu lire [s]on cahier », qu’il s’est moqué quand elle s’y est opposée, et que « naturellement il l’a fait quand même… ». Après avoir remarqué avec malice qu’elle pourrait ainsi lui communiquer ce qu’elle aurait « à lui faire savoir », elle ajoute « Au fond il a bien raison puisqu’il sait bien que nous deux = un seul, mais il aurait pu attendre un peu […] ». En 1940, le « nous » signifie exactement le « nous deux = un seul » de 1935, date anniversaire de leur mariage, presque un an auparavant.
154Par la première personne, la jeune femme se montre dans ses différentes fonctions. La mère, d’abord : « j’ai du mal à me faire à l’absence des enfants je fuis la maison. », sa place dans le couple, ensuite : « Je sèvre Martine pour rester avec Charles à Mont de l’If », le travail domestique « Je frotte mes parquets pour faire quelque chose », et ses tâches de fermière qui « sale » le beurre non vendu au marché. Et, par un raccourci saisissant de la situation d’attente du mari et de la femme, la narratrice condense leur union en cristallisant dans un seul mot la fonction de chacun43: « Charles pleure sa ferme et moi les enfants ». Il est à noter, par parenthèse, que son mari se désole par anticipation, puisque l’ordre d’évacuer n’est toujours pas arrivé ; tandis que Suzanne, elle, subit une séparation réelle avec ses enfants, pendant trois semaines.
155Stylistiquement remarquable, cette phrase l’est aussi sur le plan sociologique. La répartition des rôles dans une ferme du Pays de Caux en 1940 nous est donnée de façon transparente et sans ambiguïté. Elle correspond exactement à ce que décrit Martine Segalen de leur principe d’organisation, conjuguant séparation et complémentarité des tâches. Ainsi, le domaine réservé des femmes est d’abord circonscrit dans la maison aux activités quotidienne de base, à tout ce qui a rapport à la production de la vie et à son maintien. Le remplissage des ventres, le leur en tant que mères productrices d’enfants, et ceux des autres, avec la nourriture, pour qu’ils puissent produire à leur tour. L’espace féminin comprend aussi, au dehors, l’enclos et sa basse-cour (métaphore et métonymie de son univers), et le jardin, réplique microscopique des champs, le domaine des hommes. Les récits oraux, spontanés et simultanés, de Charles et Suzanne, en donnent une illustration vivante.
156Les activités de Suzanne en attendant l’ordre d’évacuer correspondent à la sphère de la maison. À première lecture, on peut y voir un caractère dérisoire, juste avant d’« abandonner tout », mais l’éclairage ethnologique en donne une portée symbolique et nous rappelle que « la femme est la maison » en tant que « lieu central de son travail et emblème de ses qualités44 ». L’éducation bourgeoise de la jeune femme ressort dans le choix du geste, transformé, par le contexte, en un rituel de protection du foyer contre le danger qui le menace. On peut en dire autant de son activité de couturière ravaudant « les affaires de Charles ». C’est alors à Yvonne Verdier45 qu’il convient de se référer pour souligner ce que peut receler de magie et de ritualisation cet acte qui cherche à prendre en mains le corps de son homme en manipulant ses vêtements.
157La distribution des tâches, dans la société rurale, se fait essentiellement selon le critère du domaine de production dont dépend l’entreprise agricole. À cette époque, la ferme du Mont de l’If élève une grande quantité de vaches laitières, aussi, la « patronne » dirige-t-elle la fabrication et conservation du beurre, puisque la ferme est assez grande pour avoir du personnel. La forme « active »« J’en sale une grande quantité » montre que Suzanne met la main à la pâte comme elle l’a toujours fait. On lui a appris à « se faire aider » par les bonnes. Euphémisme qui peut recouvrir plusieurs réalités, allant de la femme qui s’active en même temps que ses servantes, à celle qui ne bouge pas de son fauteuil, où elle reçoit ses visites et se contente de sonner la femme de service. Mais Suzanne a dû adapter son modèle culturel et citadin à celui de son nouveau milieu, où la règle de conduite première pour la maîtresse de maison est d’être levée avant les domestiques, pour organiser la journée de travail. Savoir « commander » est la qualité majeure exigée du maître d’une grande exploitation mais aussi de sa femme.
158Pour ce couple, donc, l’adéquation entre le ménage et l’exploitation agricole est entière. De ce fait, le « nous » répond à la logique de cette alliance : « Plus le temps passe, plus nous circulons pour tâcher de savoir la vérité et ne pas être trop à la maison. » Mais Charles n’est pas seulement fermier. En tant que maire, il attend de sa Préfecture l’ordre d’évacuation. Cependant, lorsqu’il le pense nécessaire, il donne des conseils, selon une solidarité familiale élargie aux collatéraux : « en l’écoutant nous jugeons la situation si grave que […] nous allons prévenir Henry », (côté Leroy) ; « allons réveiller Marie-Madeleine et Gabriel pour qu’ils partent aussi » (côté Dubost). Et, conscient de son rôle, il suggère « aux belges réfugiés à Croixmare de partir », ne voulant pas évacuer lui-même sans avoir auparavant transmis l’ordre officiel aux habitants de sa commune, ordre qui n’est jamais arrivé, d’après le Cahier rose46.
159Que devient le « nous » lorsque Suzanne n’est plus avec son mari ? Comment raconte-t-elle ce qu’elle vit en dehors de son influence ? À partir du trajet des 8 et 9 juin, qu’elle fait dans la voiture de leurs amis, on constate que son écriture s’oriente vers l’information et la description avec une notable abondance de paroles rapportées directement, et des développements sur les situations et leur comique.
160Mais, l’attente de son mari qui clôt la première instance d’écriture du 1er août 1940, (Suzanne ne reprendra sa narration dans le Cahier rose qu’une vingtaine d’années après), permet à l’expression personnelle de se donner libre cours. Voyant arriver Jean Rousselet, de qui il ne devait pas se séparer, Suzanne dit se sentir « comme folle » en voyant l’ami « aussi inquiet » qu’elle-même, et se lever « la nuit […] 20 fois croyant entendre enfin » celui qu’elle espère. La fonction expressive contamine même le rythme de la phrase : « On se met à table pour déjeuner… Le téléphone sonne Henry Duverger y saute c’est Renée, Charles est à Laigle, enfin. » Découpée en segments nominaux sans lien logique explicite, elle finit par un adverbe qui permet de « souffler », et se poser en fin de lecture.
161Les deux dernières lignes sont comme la conclusion d’un conte : le retour du héros, la réunion du couple, le bonheur de tous. « On ira le chercher après déjeuner j’ai faim maintenant les petits sont heureux. On va enfin être ensemble depuis un mois ce sont eux ou lui qui ne sont pas là. » Au cours de ces journées de grande perturbation, c’est le lien entre l’acte de manger et l’émotion, qui permet à la narratrice de dire l’intensité de ses sentiments. Pour exprimer l’ampleur de son soulagement, le fait de retrouver l’appétit peut paraître un peu court, si l’on a oublié les restrictions précédentes des « quand même » (« nous mangeons quand même », « on dîne quand même »), montrant une extrême sensibilité que Suzanne n’a l’air de reconnaître et mesurer que par le degré de sa faim. Conclusion d’un conte, aussi, dans la concision et la pudeur, celle d’une expression qui ne parle du manque que par la négative, et qui écrit « là » pour « près de moi ».
162Ce dernier épisode donne son sens à la notion d’espace autobiographique, en éclairant ce que la réserve ne permet pas de transmettre par les mots. Nous avons vu dans le Petit Carnet rouge à quel point Henry Leroy a été impressionné par l’état de tension extrême de Charles, après ces journées des 8 et 9 juin 1940, puisqu’il le décrit, (lui d’ordinaire si sobre dans ce registre du sensible), sanglotant et sans repère. C’est grâce à la lecture conjointe des écrits du père et de la fille, que l’on peut mesurer aujourd’hui la réalité émotionnelle vécue par les deux personnages du couple Dubost. Ce qu’on ne peut faire en écoutant la cassette de la Clef dans la mare, parce qu’au moment de cet enregistrement improvisé (éloigné de presque 40 ans du début de la guerre), Charles choisit plutôt de faire ressortir son esprit d’aventure, son goût de l’impromptu, ou encore la cocasserie d’une situation.
163Anne Roche remarque, dans son article sur la pratique du récit par les « non-écrivains » ou « écrivains d’occasion47 », à propos des structures narratives centrées sur un objet historique, la fréquence de la coexistence d’un récit oral et d’un récit écrit de la même histoire, qui accentue pour le lecteur la différence de registre en le soulignant. On choisira, par exemple, le ton intime pour l’écrit et on gardera pour l’oral les aspects amusants. On voit ici que l’écriture des événements, et même sa réécriture, donnent à H. Leroy un certain jeu à sa pudeur, alors qu’à l’oral, son gendre ne parle pas de cette crise de sanglots à son arrivée à Laigle, dont il n’a même pas l’air de se souvenir, mais multiplie, au contraire, les scènes comiques, surtout en début d’entretien.
164Cependant, le choix du ton à l’écrit, pour raconter ces journées historiques, s’explique encore par la personnalité et le rapport au réel des différents auteurs. Mais l’esthétique de la réception nous engage à ne pas rester sur cette donnée et à examiner tous les éléments qui entrent en compte dans un récit. Ainsi, la distance entre l’objet et le moment de la narration entraîne, (nous l’avons vu pour la réécriture du premier carnet de Henry Leroy), des changements importants qui touchent à la modalité, cette « régulation de l’information narrative » comme la définit Genette48, particulièrement à l’œuvre dans le Cahier rose.
2e rétrospective : le récit figé
165Et, comme si de rien était, le récit reprend et enchaîne « Un peu plus loin à Cloie… », après un simple alinéa, alors que plusieurs indices montrent que la reprise se fait beaucoup plus tard, une quinzaine d’années, au moins. L’utilisation du stylobille, la forme pointue des lettres, une ponctuation plus régulière, des accents sur les « à » prépositions, des majuscules aux noms propres, signifient un écart temporel très net. Mais, d’autres éléments fondamentaux, ayant trait à la construction et au référentiel, trahissent l’importance de l’arrêt. Ainsi, la première phrase, qui enclenche ce qui pourrait faire l’objet d’une petite scène : « Un peu plus loin à Cloie bombardement l’émotion me fait tourner un peu trop le volant de la Simca […] », se tranforme en information détaillée, ne se justifiant que par le temps écoulé. En effet, en août 40, il ne lui serait pas venu à l’esprit de préciser l’âge de ses enfants et encore moins leur prénom ! Or, la suite de la phrase accumule les renseignements, pour un lecteur qui n’a pas vécu les événements ou trop jeune pour s’en souvenir. « […] dans laquelle nous sommes entassés : Marie, avec Martine 3 mois dans les bras, moi au volant, devant Marie, le sac de couches propres les biberons etc… sous mes jambes les couches sales ! derrière, les quatre grands : Sylvie 5 ans ½ Patrice 4 ½ Nicole 3 ans et Rémi 2 ans. Ils sont assis sagement ils ont un peu peur. » Un mot du lexique de l’enfance a déjà changé entre temps, Suzanne emploie couche au lieu de couchette, qu’elle utilise habituellement, ce qui pourrait indiquer que sa fille aînée a eu son premier enfant.
166Par ailleurs, dix lignes plus loin, elle fait une erreur sur Beaugency, où la colonne familiale a passé la Loire, qu’elle appelle « Buzançais », là où elle a fait une cure pendant l’été 195849. Confusion qui permet de situer la reprise du Cahier rose après cette date. De plus, elle orthographie fautivement le nom de Menestreau-en-Villette, alors qu’il est écrit correctement à la page précédente.
167La réécriture dans plusieurs de ses manifestations est l’un des intérêts de ces documents privés, sur le thème de la guerre de 1939-1940. Celle du Petit Carnet rouge, retravaille les mêmes événements dans les mots. Alors que pour Suzanne la poursuite de son histoire à quelque vingt ans d’intervalle va affecter, non la trace écrite des événements, mais leur trace mémorielle.
168Les erreurs, dans la deuxième rétrospective, l’aveu direct de l’incapacité à raconter, dans la troisième, les épisodes sous leur titre usuel et familial, le procédé mnémotechnique de la liste, tout cela nous incite à regarder de plus près les mécanismes de la mémoire, dans leur rapport avec le récit, et leur lien avec l’Histoire. Sur le Cahier rose, le premier « jet » correspond à un acte de remémoration, l’écriture étant alors la manifestation sensible d’un « phénomène » de mémoire, dans le sens philosophique du terme.
169Percevoir, nous dit Merleau-Ponty, c’est « voir jaillir d’une constellation de données un sens immanent sans lequel aucun appel au souvenir n’est possible50. » C’est l’arc intentionnel qui projette autour de nous notre passé, notre présent, notre avenir, qui fait l’unité des sens et donne du sens à la mémoire51. À partir de la 2e rétrospective, il est visible que la narratrice éprouve de la difficulté à retrouver la signification de son geste. La prédominance du référentiel, du stéréotype, montre un sens déjà fixé, qui ne génère pas l’écriture. Cependant à chaque fois que l’émotion peut revivifier le souvenir, le récit se remet en marche et s’étoffe, s’affine et se précise. Il s’agit alors de souvenirs personnels vécus par la narratrice, sans son mari.
170Si la mémoire est un sens, comme l’affirment les Tadié, on peut dire que la famille Leroy-Dubost possède celui de la mémoire.
171La confrontation des sources fait mesurer le degré de fixité de l’écriture de la narratrice, dans cette partie du Cahier rose, où le texte se réduit à l’inscription d’un récit, plat et lourd d’implicites, trahissant la volonté de transcription d’une mémoire orale. Deux passages me paraissent bien montrer la transformation subie par un épisode, lors de sa fossilisation dans la forme écrite. Il s’agit de la scène du général, pris par Suzanne pour un « juteux », et de celle de l’annonce de l’armistice. Grâce aux souvenirs de Joseph Decaëns (réponse prolongée de ma demande d’éclaircissements sur quelques points de la correspondance entre ses parents52), il est possible d’évaluer les cristallisations des différentes scènes dans la mémoire de sa tante, et d’essayer d’en comprendre le mécanisme.
172Version du Cahier rose : « Voyageons dans un affreux convoi militaire camions soldats chenillettes etc. je vois passer un militaire que je prends pour un adjudant il exhorte ses soldats en criant un bâton à la main comme canne je demande à Charles ‘qu’est-ce qu’il veut le juteux ?’ ‘Tais-toi c’est un général regarde les étoiles ?’ je n’avais pas vu. »
173À plusieurs reprises, dans cette partie, la narratrice supprime le pronom personnel devant les verbes pour accélérer le récit, alors qu’elle veut s’arrêter sur un événement précis. Par ailleurs, elle anticipe la chute de la scène (« que je prends pour un adjudant ») ce qui lui enlève tout intérêt, comme a fait son père, dans le Petit Carnet rouge, à propos des cambrioleurs. Ici, non seulement il y a anticipation, mais en plus le souci d’informer le lecteur sur le terme correct (adjudant pour « juteux »). La fin n’apporte rien, et trahit, au contraire, le volontarisme dans la recherche de sens. Le lecteur d’aujourd’hui ne comprend pas très bien l’intérêt de cette anecdote, tellement elle apparaît dépouillée des détails, qui expliqueraient son statut de « souvenir ». Comme un objet archéologique, elle semble contenir et garder secrets les implicites, liés au contexte global. Ceux-ci s’éclairent quelque peu avec la version de Joseph Decaëns53.
Il y a des militaires partout, des camions, des chars, des canons, des mitrailleuses tractées. On entend un militaire à képi qui hurle des ordres. Tatie le prend pour un « juteux ». C’est un général ! Cet officier a réussi à mettre un canon en batterie en direction d’une route bien droite de Sologne et il a arrêté une colonne allemande, toute la nuit. La conquête allemande se fait par les routes, des colonnes d’automitrailleuses ou même de motos side-cars avancent presque sans résistance. Il aurait fallu quelques officiers comme celui-là pour changer la face des choses.
174On le voit, Suzanne ne se souvient que de ce qui l’a amusée sur le moment : sa « gaffe » sur le grade d’un officier. Elle a oublié l’aspect politique et événementiel de la situation, qui a marqué son neveu et influencé sa pensée d’homme mûr.
175Dans un autre registre, au paragraphe suivant, une rature veut atténuer l’expression de l’émotion : « Dans la journée nous voyons avec stupeur passer une auto avec des militaires qui crient comme une bonne nouvelle : l’armistice est signé et secouent leurs képis. Ça nous fait [plutôt]54 l’effet contraire on pleurerait plutôt. » Le commentaire est limité, ici, et l’acte d’écrire n’engendre pas la pensée qui le sous-tend. L’auteure ne retrouve dans sa mémoire que l’image des militaires, agitant leurs képis en criant « l’armistice est signé », et des émotions (« stupeur » et envie de pleurer). Il ne s’agit pas de mettre en doute le sentiment éprouvé par S. Dubost à l’annonce de l’armistice (ni même 20 ans plus tard, au moment de l’écriture). Le choix de la brièveté et de l’atténuation est à mettre, à mon avis, sur la distance entre les faits et la narratrice, et ses conséquences sur la « mémoire-qui-cherche-à-transcrire ». Le texte de Joseph Decaëns, et ses indices lexicaux précis, confirme cette analyse : « Tout d’un coup, des cris à l’arrière d’un camion militaire : « c’est l’armistice ! » Les militaires semblent se réjouir : « Qu’il y aille Churchill ! qu’il y aille Reynaud ! » En fait, l’armistice n’est pas signé. Mais ce lâche soulagement des soldats nous fait honte. Plusieurs d’entre nous pleurent. »
176Grâce à l’existence d’un autre témoignage écrit, on constate que Suzanne ne trace, sur sa page, que l’émotion éprouvée alors. Elle ne peut certainement pas « transcrire » autre chose de la situation, d’abord parce qu’il existe une histoire orale construite dès après la guerre, et ensuite à cause de son rapport personnel à l’écriture.
177Son neveu, qui avait quatorze ans pendant l’exode, redonne exactement les mêmes faits avec, comme différence essentielle, la réflexion du narrateur qui se refuse à « euphémiser ». L’auto devient un camion militaire. Les cris des soldats se précisent entre guillemets. Et les spectateurs de cette bruyante joie pleurent vraiment et non plus au conditionnel. Le « En fait » de Monsieur Decaëns ramène le lecteur au moment de la narration, qui introduit la pensée réflexive, avec le terme de honte, expliquant les larmes.
178Qu’on me permette une légère anticipation dans la chronologie du périple des réfugiés pour illustrer, de façon exemplaire, le monument familial de la mémoire revisité par chacun des témoins, qui en éclaire une partie ou une autre. Il s’agit de l’épisode de la nuit passée dans les bottes de paille, sur la route du retour, dont on peut lire trois états : celui du Cahier rose, celui de la Clef dans la mare, (ces souvenirs de guerre racontés par Charles et Suzanne à leur fils autour d’un petit godet de calva, pendant deux soirées du mois d’août 1979), et enfin, celui de J. Decaëns.
179Version du Cahier rose : « On passe la frontière à Quincy mais il faut coucher à la belle étoile dans un champ de blé on se fait une maison avec des bottes et le matin on les remet en place mais à la mode de la normandie avec la dizième botte dessus pour recouvrir les autres. »
180Comme dans l’ensemble de la 2e rétrospective, le « on » sert à désigner le groupe sans précision sur les personnes présentes. Notons que le verbe « passe » au présent est ambigu, le lecteur peut penser que le passage est en train de s’effectuer, et qu’« il faut » dormir là parce qu’il fait nuit. Interprétation qu’il découvre fautive dans la version des Souvenirs. La signature de paysan normand à paysan berrichon, sorte de signal et remerciement, semble avoir été un élément suffisant pour motiver la mémoire de cet épisode sans importance.
181Le 27 août 1979, Suzanne et Charles en font le récit à deux voix à leurs fils55 et belle-fille, chacun s’adressant à l’un d’eux plus particulièrement.
il a fallu passer la frontière / on a couché une nuit / dans des villottes de blé / là combien on était / quarante / ben on était 35 / alors j’avais installé des y avait des villottes de faites / bon alors j’ai dit on va installer des huttes / on va installer des huttes à une seule condition / à une seule condition c’est de remettre le lendemain les bottes comme elles étaient / alors vois-tu on avait fait des ronds bien hauts / on avait mis des gerbes par terre / on a mis les gosses coucher là-dessus / une couverture par dessus / et ça a dormi / le lendemain matin on avait le nez plein de rosée / les cheveux des enfans étaient pleins de rosée / c’était à Reuilly / près de Quincy / près de Charost56
182On le remarque tout de suite, il n’est pas question ici de remettre les bottes « à la normande », mais « comme elles étaient ». Chaque voix assume une fonction dominante dans le récit : Charles joue (il l’explique quelques minutes avant), le rôle de chef57, et ses paroles sont orientées, dans et hors texte, vers le récepteur, lorsqu’il évoque sa responsabilité en recommandant « qu’on remette les bottes en place »… tandis que Suzanne oublie la signature des cauchois, à la faveur de la forte rosée du matin, qu’elle souligne, pour ses auditeurs, dans le souci de la description et du détail marquant. Elle semble même s’adresser spécialement à sa belle-fille.
183Le récit de Joseph Decaëns rassemble et complète les éléments des deux versions précédentes. Dans un discours, où toutes les fonctions du langage sont exploitées, il brosse un panorama sur l’exode depuis sa position dominante d’adulte d’aujourd’hui, qui a un savoir rétrospectif sur les faits et peut le confronter avec son vécu d’adolescent.
184Tout naturellement, apparaît la cause de la nuit au dehors :
Vers la fin de l’après-midi, la barrière se ferme ! Il faut attendre le lendemain matin pour passer. Il reste donc à s’organiser pour passer la dernière nuit d’exode (du moins, on l’espère !) La plupart décident de passer cette nuit assis dans les voitures, notamment les personnes âgées. Il fait très beau, très doux, un peu chaud. Plusieurs sont tentés par la nuit à la belle étoile. Les jeunes sont joyeux à cette perspective. »
185Il montre le chef de la troupe en action :
« Au crépuscule, l’oncle Charles organise le couchage. Des gerbes de blé sont disposées en tas à la mode de cette région : trois gerbes sont couchées sur le sol, puis au-dessus, trois autres à la perpendiculaire et ainsi de suite jusqu’à former un tas cubique de douze ou quinze bottes sans mode de couverture. On critique un peu cette façon de faire qui ne protège pas les gerbes contre l’humidité du sol ou contre la pluie, mais le climat doit expliquer ces habitudes traditionnelles. On démolit alors quelques-uns de ces tas, l’oncle Charles étend quelques gerbes, nous nous allongeons dessus, puis il nous couvre d’une autre couche de bottes. »
186Et le jeune Joseph, qui passe sa première nuit « à la belle », n’a pas manqué d’enregistrer tous les détails, éparpillés dans la mémoire collective :
« Je me souviens parfaitement de cette nuit. D’abord l’impression magnifique d’avoir pour soi tout le ciel étoilé, il fait tiède sous la paille, d’ailleurs la nuit est douce. L’excitation devant la beauté m’empêche longtemps de dormir. Le sommeil vient enfin. Au petit matin, on se réveille la figure inondée de rosée. Il fait un peu frais. On grelotte en plein été ! »
187Avec la fameuse signature des normands à leurs homologues berrichons :
« Aussitôt réveillés, on se lève pour être prêts quand les allemands ouvriront la barrière. On remet en place les gerbes mais à la normande ou plutôt à la cauchoise : neuf bottes debout par rangées de trois et une ou deux dessus à l’envers pour recouvrir l’ensemble ce qui forme la villotte58 ou comme on disait la ‘veillotte’. »
188L’ensemble des raisons qui motivèrent la garde en mémoire de l’épisode des villottes s’éclaire avec ce témoignage, qui opte d’emblée pour le récit construit et rétrospectif. Monsieur Decaëns mesure son souvenir à l’aune de sa pensée de septuagénaire, en interrompt le flux pour analyser, expliquer, décrire. Il est frappant de voir que, pour lui, l’éloignement dans le temps donne de l’épaisseur à cette histoire, devenue squelettique dans la 2e rétrospective du Cahier rose. Dans un processus semblable de mémorisation ayant recours à écriture, cette dernière ne déclenche pas le même travail mental chez les deux scripteurs. On sait que la pensée humaine s’est transformée dans l’interaction entre le modèle mental et le modèle graphique59, et que les cultures orales n’utilisent pas la mémoire mot pour mot. Le rapport culturel de Suzanne à l’écriture n’est pas le même que celui de Joseph Decaëns, docteur en archéologie. Depuis longtemps, l’écrit lui est devenu un outil indispensable à la connaissance, dans sa conception, ou sa transmission, en tant que professeur-chercheur. Plus près de l’oralité, Suzanne ne peut retrouver, sur le papier, la teneur de ses souvenirs.
189On comprend alors la réduction en quarante-neuf lignes de ces six semaines de séjour à Poisieux, où a échoué leur groupe par manque d’essence. Le récit se fige dans son souci d’élucidation et d’informations et prend une allure de catalogue, aux phrases formées sur le même schéma syntaxique. On est frappé de lire « Mme Leroy » ou « Melle Ch. Dubost », pour les « Maman », et « Tante Charlotte » de la première version. La narratrice ne raconte plus dans le « coup de feu » du vécu, mais cherche à transmettre. Elle doit donc nommer les personnages par leur patronyme, pour que les descendants comprennent de qui il s’agit.
190La description du camping, de la survie au quotidien et de la recherche de nourriture pour les réfugiés, se fait dans l’abondance des « nous » (26) et des « on » (12). Et c’est dans ce même style d’écolière que Suzanne parle des travaux effectués par les adultes60. Les services rendus sont payés en nature, généralement, mais on apprend, dans la Clef dans la mare, qu’il faut des espèces pour s’acquitter des gages les bonnes, qui gardent les enfants dans ce contexte particulier.
191Les Souvenirs de Joseph Decaëns, dont la richesse ne surprend plus, contiennent une quantité de détails sur la vie du groupe familial et les relations entre leurs membres, les conversations politiques et supputations face à l’avenir, sur la maison qui les accueille. Par opposition et a posteriori, le récit de Suzanne semble pauvre, figé et raccourci de tout ce qui pourrait constituer un intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui, du point de vue des opinions, dans une France partagée en deux géographiquement et divisée politiquement. Quelques lignes y montrent, tout de même, l’attitude adoptée par le couple confronté à l’Occupation : « Les soldats allemands font changer l’heure de nos montres il faut les avancer à l’heure allemande 2 h de plus que le soleil. Ils admirent nos enfants blonds mais on ne leur fait pas de sourires. » Le texte de J. Decaëns permet de mesurer la rétention de la narratrice, qui se contente de transcrire les récits familiaux. Mais dès qu’elle est concernée personnellement, elle retrouve son moteur d’écriture « vraie ». C’est ce qui se passe quand elle raconte le retour de la maisonnée au Mont de l’If, et son subterfuge pour décourager les Allemands de s’installer chez elle : « J’étale mes enfants dans la maison et j’essaye d’expliquer qu’ils sont malades ». Et, non contente de montrer comment elle a marqué son territoire, elle précise la distance qu’elle entend mettre entre elle et l’occupant, se décrivant en maîtresse de maison qui a repris les choses en mains et ne partage pas les justifications de son beau-père : « mais c’est la dernière fois qu’ils mangeront à la maison je n’ai rien pour eux jamais. » Là, elle retrouve le ton du 1er août 1940, et les caractéristiques d’une écriture au présent, qui lui reviennent dans le même temps que la force de sa conviction et son ressentiment contre la soumission à l’ennemi du père de son mari.
192Si la prise de position du couple Dubost à l’égard de l’occupant n’a été donnée par Suzanne qu’implicitement dans la scène de l’annonce de l’armistice, elle est en revanche nettement définie par J. Decaëns, dans ses Souvenirs.
L’oncle Charles semble méfiant envers Pétain. Il ne connaît pas, comme tous ici, à ce moment, le général de Gaulle, mais on sent tout de suite où va sa préférence. Il opte aussi rapidement pour la résistance aux Allemands. Il dit toujours les ‘ Boches’. L’honneur, pour lui, ne peut être que dans la lutte, même dans l’état où nous sommes. Il admire Churchill, il pense qu’on peut lui faire confiance et que l’alliance de l’Angleterre est précieuse, salutaire peut-être. En tout cas, c’est une solution, une pierre d’attente. Hitler vient de conquérir une bonne partie de l’Europe. Il va lui falloir gérer cet immense territoire, l’occuper, avant de pouvoir débarquer en Angleterre. Pendant six semaines, cela sera des discussions sans fin… Le 3 juillet 1940, Mers-el-Kébir, mon père à l’oncle Charles : « Tu vois ‘tes’ Anglais, la flotte française coulée, 1500 marins tués. » etc. etc.
193L’Occupation ne pouvant se décrire comme l’exode, c’est sans surprise, mais avec un nouvel intérêt, que l’on découvre la petite scène de la butte de tir. Elle se présente canoniquement en cinq étapes, et sans narrateur, sous forme de texte de théâtre. Ce qui donne schématiquement ceci : – 1er §, état initial : [la troupe s’exerce au tir dans l’herbage du fond et a pris, pour cela, du bois coupé] ; – 2e §, élément perturbateur [Charles entre en scène et reprend son bois en défaisant la butte] + 1re action « un mois se passe les Allemands ne viennent plus tirer » ; – 3e §, 2e action [retour des soldats et réaction de Charles] ; –4e § et suivants, 3e action (sous forme de dialogue de théâtre entre Charles et l’officier), [tension au maximum entre les 2 personnages] ; – dernière réplique du dialogue, élément équilibrant « Refaites-la si vous voulez mais pas avec mon bois ou bien je le reprendrai. Vous prendrez des bourrées non coupées. » – dernier §, morale et conclusion : « À ce moment-là ils n’étaient pas méchants et ils ont refait leur butte avec des bourrées et n’ont pas touché au bois à brûler. »
194Le plus frappant dans cette petite histoire, c’est la posture narrative adoptée par Suzanne, qui choisit le point de vue omniscient, en rapportant mot pour mot un dialogue auquel elle n’a pas assisté. Elle transmet à ses descendants, par cet épisode qu’ils connaissent déjà, l’image héroïque de Charles ne cédant pas devant l’ennemi et osant l’affronter physiquement et verbalement. Ainsi que les valeurs mises à l’œuvre dans cette scène : dignité, conscience nationale et résistance.
195On voit là, dans sa recherche de l’effet du direct, qui fait oublier le narrateur témoin, une scriptrice consciente de la feuille de papier et des signes qu’elle est obligée de tracer entre le réel et le récit déjà « fait ». En tant qu’auteure amateure, Suzanne laisse apparaître, de façon transparente, son rapport à la graphie d’un épisode de sa vie. « À chaud », elle utilise de manière spontanée les techniques narratives recommandées par les professionnels pour faire un bon livre de témoignage. Éloignée de vingt ans de son premier jet, elle ne peut plus s’exprimer comme dans un journal de bord, elle n’en a plus la possibilité mentale, sa mémoire ayant déjà trié dans le magma global. On assiste alors à l’effort pour retrouver les noms de lieux, de personnes, les nombres, ce qui donne cet aspect officiel et stéréotypé à la deuxième partie du récit. Plus le vécu de la narratrice est éloigné, plus elle met en avant la mimesis et les techniques qui lui sont propres.
196À la frontière entre fiction et autobiographie, le Cahier rose illustre la pratique de récit spontané, n’ayant comme raison d’être que l’expérience du sujet, en tant que témoin, seule place qui lui donne pouvoir de raconter. Pas de volonté de maîtrise sur le texte, ni d’horizon d’attente, c’est la distance physique et mentale avec l’action qui détermine les choix narratifs. Au plus près des faits, on lit une sorte de journal, l’acte d’écrire se voulant en simultanéité avec le présent. Pour mieux se souvenir et donc pour mieux l’écrire, le narrateur cherche à retrouver l’adhésion la plus complète avec le passé immédiat. Mais, s’étant éloigné des faits qu’il s’avise de vouloir continuer à raconter, il doit s’y prendre autrement, à cause de l’impact du temps sur leur trace dans sa mémoire. Sur le Cahier rose, quinze ou vingt ans après, ils ont pris la densité, l’uniformité de couleur et de relief des fossiles malgré les tentatives de l’auteure pour les revitaliser. De là découle son choix pour la fable.
197Reste posée la question fondamentale de ce retour obstiné sur le récit des événements de la guerre. On retrouve ici le lien qu’entretient la mémoire avec la conscience de soi. Pour communiquer aux autres cette identité, il faut leur dire qui on est, leur raconter « l’histoire dont on est le héros » dans la « cohérence d’un récit » et la « cohésion d’une vie61 ». Et, bien que dans le Cahier rose, nous n’en ayons qu’un épisode, on peut suivre les « états de mémoire » au fur et à mesure des mises en demeure de raconter. La volonté de transmission est perceptible au moment où le discours fait place au récit. C’est alors qu’on assiste à la fixation d’une histoire dans la théâtralisation et le mythe.
3e rétrospection : temps, mémoire et récit
198Inscrite tout entière dans le temps de l’Occupation, la troisième rétrospective du Cahier rose se détache des deux précédentes, et ne fait appel qu’aux souvenirs partagés par le mari et la femme, dans leur vie quotidienne. Les épisodes qui y sont listés, sont développés dans la Clef dans la mare, ce qui peut faire penser à la contemporanéité de la dernière tentative de Suzanne Dubost avec l’enregistrement effectué en 1979. On voit, par ailleurs, que la narratrice a relu à cette occasion tout son cahier, barrant, rectifiant quelques signes orthographiques, et ensuite cherchant à se souvenir. Dans ce dernier effort, questions d’autrui et « motifs » déclencheurs vont servir au réamorçage de la mémoire.
199Parce que le récit vécu a comme ressort premier de langage (pour l’amateur), le lien particulier du sujet parlant avec le réel (base même du contrat autobiographique), son écriture est proche de celle du journal. Dans la partie du Cahier rose qui commence le 1er août 1940, le « je » sait que l’objet de son message est sa rencontre originale avec l’événement de l’exode. Mais, vingt ans plus tard, lorsqu’il essaie de se remettre à la place précédente, la réalité du temps écoulé l’oblige à se séparer de son objet en l’étoffant de références pour ses enfants. Et, si l’on estime à vingt autres années, le temps écoulé entre la deuxième et la troisième reprise, le fossé de ces quarante ans ne permet plus à la narratrice de retrouver des mots pour en rendre compte : le déclencheur émotionnel ne peut plus fonctionner. En revanche, elle se trouve, pour la nécessité de la transmission, confrontée dans l’acte d’écrire, à un message déjà constitué qui ne lui appartient plus, récit mythique mis en place depuis la première écriture, repris oralement, et qui a créé des objets fixés dans un titre et un lexique. De ce fait, elle va conformer son écriture au modèle attendu par ses descendants62.
200Suzanne n’a pas perdu ses souvenirs de guerre, la cassette audio le confirme. Ils se révèlent, même, fournis et riches, dans ce témoignage oral. Le support, médiateur de mémoire, joue un rôle déterminant dans leur réactivation. L’écriture ne lui a permis une inscription complexe, autonome et problématisée, qu’à certaines conditions (proximité des événements, vécu bouleversé, recherche de sens d’un événement collectif). À ce moment, la jeune femme est encore dans le modèle graphique, connu et pratiqué dans sa jeunesse, la correspondance intime63, et la création de saynètes pour des spectacles de fin d’année ou de bienfaisance.
201Écrire pour Suzanne a eu deux fonctions séparées mais actives. Répondre aux exigences de l’école (correction orthographique, récit d’un événement, argumentation), et, en dehors, la pratique privée et sociale de la lettre. Comme son milieu réprouve sévèrement la tenue d’un journal, (à l’exception du journal de piété64 ou de retraite), il semble que les lettres envoyées à son amie en tiennent lieu. Si bien que la narration, qui demande une autre conception de l’écriture et de la mémoire (l’une étant « phénomène » de l’autre), s’avère très difficile pour Suzanne. Elle cherche à contourner l’obstacle en recourant à l’écriture scolaire qu’elle connaît, ce qui donne cette allure figée, un brin convenue, aux deux rétrospectives tardives du Cahier rose, dans lesquelles les mots cristallisent l’expérience vécue sans parvenir à lui redonner vie.
Notes de bas de page
1 Dans Les Historiens et le temps, Conceptions, problématiques, écritures, Paris, Seuil, 1999, Jean Leduc répond à cette question en analysant les conceptions, les problématiques et les écritures des historiens de ce dernier demi-siècle.
2 F. Braudel, P. Ariès, A. Corbin, M. Perrot et les autres…
3 En l’occurrence, celle proposée par Bernard Lepetit, (dir.) Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995.
4 Ricœur explique comment les tenants de la microstoria ont adopté les « jeux d’échelles », (J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La Microanalyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Seuil, 1996) et exploité la mobilité du regard historien, p. 268.
5 J.-M. Goulemot, « L’autobiographie face à l’Histoire », Magazine littéraire hors série no11, Les Écritures du Moi, mars-avril 2007, p. 12-15.
6 J.-M. d’Hoop, « La France dans la seconde guerre mondiale », p. 546, in Histoire de la France, G. Duby (dir.), Paris, Librairie Larousse, 1982, (Nouvelle édition mise à jour).
7 Six millions de Français et de Belges, en mai et juin 1940, selon les sources du Dictionnaire historique de la France sous l’occupation, M. et J.-P. Cointet (dir.), Paris, Taillandier, 2000.
8 P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 219.
9 M. Bloch, L’Étrange défaite, 1946, coll. Folio/histoire, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.
10 Pour tous les documents, l’orthographe, la grammaire et la ponctuation ont été scrupuleusement respectées. Les fautes sont signalées par (sic) en note. Cependant pour ne pas nuire à la lecture, l’orthographe a été rétablie pour les citations dans le corps du texte.
11 D. Fabre et son équipe de sociologues a utilisé ce concept pour des pratiques d’écriture de la vie quotidienne (listes, carnets de voyage, etc.) qui ne cherchent pas l’expression personnelle, et vouées à disparaître. D. Fabre (dir.), Écritures ordinaires, Paris, P.O.L, 1993, p. 11.
12 Ajouté dans la marge.
13 C’est également ce dont témoigne Claude Simon dans ses romans, particulièrement La Route des Flandres, L’Acacia et Le Jardin des Plantes.
14 M. Bloch, op. cit., respectivement p. 80, 66 et 84.
15 J.-P. Albert, « Écritures domestiques », in D. Fabre (dir.), Écritures ordinaires, op. cit., p. 75.
16 Les Sujets et leurs discours, Énonciation et interaction, R. Vion (dir.) Aix en Provence, PUP, 1998.
17 J. Paulhan, cité par Alain Goulet, Avant-propos, Elseneur no14, L’Écriture de soi comme dialogue, A. Goulet (dir.) Caen, Presses Universitaires de Caen, 1998.
18 Robert Vion, « Du sujet en linguistique », in Les Sujets et leurs discours, op. cit.
19 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 214.
20 Annie Ernaux parle de « perspective aveugle » pour l’écriture d’un journal qu’elle oppose à celle d’un roman « saisie [d’une] totalité », in Entretien avec A. Ernaux par G. Alvarez, La Faute à Rousseau, no27, APA, juin 2001.
21 À partir du 7 juin, les habitants du département de la Seine-Inférieure se sentent coincés dans l’espace délimité par la Manche, la Somme et la Seine. Les Allemands poursuivant leur progression vers le Sud, ces Haut-normands n’avaient comme solution pour fuir l’armée ennemie que de « passer l’eau », c’est-à-dire la Seine.
22 J.F. Chiantaretto, « Témoignage et sincérité : une approche théorico-clinique. À propos de l’écriture de soi chez Hampâté Bâ », in J.-F. Chiantaretto (dir.), Écriture de soi et sincérité, Paris, In Press, 1999.
23 P. Lejeune, Les Brouillons de soi, coll. Poétique, Paris, Seuil, 1998.
24 Il s’agit moins de corrections, puisqu’on ne voit aucune biffure ou rature, que d’une reprise.
25 Élément commun ; 1re version ; éléments de la 2e version.
26 A. Martin-Fugier, La Place des bonnes. La Domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset, 1979.
27 M. Segalen, (présenté par), L’Autre et le semblable, Paris, Presses du CNRS, 1989.
28 G. Duby (dir.), « La seconde guerre mondiale 1939-1945 », op. cit., p. 546.
29 P. Lejeune, « Comment finissent les journaux », in P. Lejeune et C. Viollet (dir.), Genèses du « Je », Manuscrits et autobiographie, Paris, CNRS Éditions, 2000.
30 Sic.
31 P. Lejeune, « Comment finissent les journaux », op. cit., p. 212.
32 Sic.
33 M. Bakhtine, « Du discours romanesque », in Esthétique et théorie du roman, Trad. D. Olivier, Bibliothèque des Idées, 1978, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1997, p. 202 à 207.
34 J. Leray, « War’s illumination. La seconde guerre mondiale et la reconstruction de l’identité dans The Heat of the Day d’E. Bowen », p. 112, in D. Delasalle (dir.), Guerre & identité, Université de Caen Basse-Normandie, Centre de recherches en littérature et civilisation des pays de langue anglaise, Presses Universitaires de Caen, 2001.
35 Sic.
36 Henri Leroy avait bien compris le ridicule obstacle que représentait la Bresle pour l’armée allemande. C’est ce dont témoigne Joseph Decaëns dans ses souvenirs, dans l’anecdote suivante : « Mais ma pauvre fille, la Bresle, c’est large comme mon bureau ! » avait-il répondu à sa fille Louise, qui, confiante dans les communiqués officiels annonçant : « On tient sur la Bresle ! », avait quitté l’Orne, en une expédition-éclair, pour récupérer des draps en Haute-Normandie.
37 P. Lejeune, « Le document vécu », in Je est un autre, coll. Poétique, Paris, Seuil, 1980, p. 205 à 238.
38 E. Macron, « La lumière blanche du passé, Autour de La Mémoire, l’histoire, l’oubli de Paul Ricoeur », in Esprit, Août-sept. 2000, Les Historiens et le travail de mémoire, p. 18.
39 J. Goody, « Langage et écriture », in Entre l’oralité et l’écriture, Trad. D. Paulme, revue par P. Ferroli, Paris, PUF Ethnologie, 1994, p. 282.
40 P. Lejeune, « Le document vécu », op. cit., p. 215.
41 Cf. « Le récit d’enfance ironique », op. cit., p. 15 et suivantes.
42 Sur la couverture duquel, le titre « Mémoires de Poucette » est écrit de la main de son mari.
43 Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 386, la figure de l’épiphonème « réflexion courte et vive, à la suite d’un récit, ou sur le sujet dont on vient de parler ».
44 M. Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, coll. Champs, Paris, Flammarion, 1980, p. 130.
45 Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, La Laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.
46 Les recherches faites à la préfecture de Rouen pour avoir les dates des ordres d’évacuation de ces communes n’ont pas été très fructueuses. Elles confirment, toutefois, ce que les maires de Croixmare et du Mont de l’If dénoncent, à savoir des communiqués qui se veulent rassurants et fermes. L’ouvrage de référence pour cette période, Rouen et sa région pendant la guerre 1939- 1945 de G. Pailhès, édité par Rouen Defontaine Éditeur, en 1948, reproduit le communiqué du Préfet du Département de la Seine Inférieure, R. Verlomme, du 7 Juin 1940, dans lequel les ordres sont clairs : « Dans les circonstances présentes, le Préfet de Seine Inférieur fait appel au sang-froid et au patriotisme des municipalités. / Aucune mesure de repliement ou d’évacuation ne se justifie dans la situation actuelle et aucun ordre n’a été donné en ce sens. / Tous, maires, fonctionnaires, agents des services publics, industriels, commerçants, ouvriers de toutes catégories doivent impérativement rester à leur poste […]. On lit, également, dans le document Cab 2/2 « Rapports mensuels des préfets », le rapport du 24 juillet 1940, qui demande la nomination d’un nouveau sous-Préfet de carrière « en remplacement de M. Périé, dont je suis sans nouvelles depuis le 9 juin ».
47 A. Roche, « The Practice of Personal Writing by Non-Writers : Memory, History and Writing », Communication au colloque de Cardiff, avril 1997, in Marginal Forms. Marginal Voices. Diaries and letters in European Literature and History, Internationale Forschungen zur allgemeinen und vergleichenden Literaturwissenschaft, Rodopi, Amsterdam, 1999.
48 G. Genette, Figures iii, coll. Poétique, Paris, Seuil, 1972, p. 184.
49 Correspondance de Suzanne Dubost à Yvonne Mannevy, Lettre du 8 septembre 1958, (1944- 1975), (Archives privées).
50 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Bibliothèque des Idées, 1945, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1976, p. 30.
51 J.-Y. et M. Tadié, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 316.
52 Correspondance Bernard Decaëns-Louise Decaëns, 1925-1951, archive privée, amicalement prêtée par la famille Decaëns.
53 In Souvenirs, rédigés en janvier 2002.
54 Mot barré.
55 François, septième enfant du couple, affirme cet enregistrement « improvisé », un soir après le dîner, avec quelques scrupules sur la présence de son appareil, pensant que cela arrêterait son père de parler. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire.
56 Les paroles de Charles Dubost sont en gras contrairement à celles de sa femme. Le [/] indique une pause brève dans le flux de parole. Il est doublé pour une pause longue.
57 La doyenne de la compagnie (80 ans) l’en a chargé.
58 Villotte : n. f. Petite meule provisoire faite avec les hauveaux (petits paquets de blé ou d’avoine, gerbes) en attendant que le blé (ou l’avoine) finisse de mûrir. (Nouveau dictionnaire cauchois, Pascal Bouchard, Luneray, 1979).
59 J. Goody, op. cit., p. 282.
60 Dans une lettre du 21 juillet 1940 à ses beaux-parents, elle précise : « Nous avons trouvé du travail d’abord des bergeries à vider puis maintenant du coteret à mettre en paquets. Entre deux nous avons été un peu cultiver le jardin du curé qui dessert notre paroisse c’est a 7 Km d’ici mais nous marchons facilement et souvent pour ravitailler le quartier il ne faut pas avoir peur de manger des Km. avant de manger autre chose ! ».
61 C. Dornier, Avant-propos de Elseneur, no 17, Se raconter, témoigner, Écriture du témoignage et mémoire subjective, Presses Universitaires de Caen, 2001, p. 9.
62 P. Lejeune, Je est un autre, op. cit., p. 210.
63 C’est l’objet de la deuxième partie.
64 Suzanne, comme sa sœur aînée, en a commencé un avant son mariage.
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