Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1La découverte d’une masse de papiers : lettres, agendas, cahiers d’écoliers, faire-part, menus de repas de fête, articles de journaux découpés… dans le secrétaire d’une personne proche après sa mort, fut à l’origine de cet ouvrage. Le contenu du meuble fut mis dans une grande valise en carton, et confié à l’un des enfants. Mais, chacun projette l’avenir d’un tel héritage à la mesure de son imaginaire. Il peut entraîner sa perte à jamais ou lui donner une nouvelle carrière.
2Or, il m’est apparu évident que la possession de tels documents étaient une richesse, dans la mesure où ils avaient acquis, dans la seconde moitié du vingtième siècle, un intérêt accru pour la recherche qui leur ouvrait de nouvelles perspectives. En effet, les archives privées sont devenues des objets indispensables aux sciences humaines, dans le domaine des représentations, en particulier. En témoigne leur archivage par l’APA (l’association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, fondée en 1992 par Philippe Lejeune), désormais officialisé et déclaré d’utilité publique, qui leur donne une existence plus visible et sert différents travaux de recherches.
3Ainsi dans cette histoire, rencontre personnelle et intérêt collectif se sont rejoints pour m’inciter à me pencher sur ces papiers entassés dans le secrétaire.
4Mais n’y avait-il pas quelque présomption à vouloir s’emparer de cette matière familiale, en tant que fille et petite-fille des principaux acteurs responsables de sa présence et conservation dans ce meuble, depuis tant d’années ?
5Certes, les entraves à une telle entreprise sont nombreuses et ne m’ont pas échappées. Je reconnais en particulier le danger qui guette celui ou celle qui se projette dans son objet et s’y perd en ne conservant pas la distance indispensable. Mais j’ai aussi en mémoire le travail à haut risque de Jeanne Favret-Saada, justifiant une certaine proximité pour mieux aborder et comprendre les sorciers normands1. Et, plus récemment « l’ethnologie de l’intérieur » d’un Pascal Dibie2, qui prend l’espace personnel pour objet d’étude.
6C’est ainsi qu’il m’est apparu que le contenu du secrétaire constituait en soi un corpus et qu’il s’offrait en même temps comme « la matière d’un ouvrage », au sens plein du terme.
7Dès lors, pour aborder ces écrits familiaux, la distance d’une réflexion épistémologique s’est avérée d’autant plus nécessaire que s’imposent un certain nombre de questions, dont la moindre n’est pas le statut de cet objet d’étude. Car, il s’agit de textes bien particuliers, venant d’individus « écrivains malgré eux », pour reprendre une expression de G. Genette, et qui ne cherchaient pas à leur faire dépasser le cercle de leur sphère d’appartenance.
8Rendre compte de leur complexité par une lecture critique, tel est le projet qui a orienté ma démarche et présidé à l’élaboration du cadre théorique dans lequel je m’inscris.
9Ce territoire de l’écriture personnelle3 a fait l’objet de nombreuses publications et l’on a même parlé de mode à cet égard. Mais, au-delà de cet aspect, les documents autobiographiques nous introduisent dans le long processus de la construction des individualités, « identités narratives4 » et témoins obscurs et consubstantiels d’un contexte social et culturel. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de me situer dans l’interdisciplinarité.
10Parler de lecture revient à accorder une attention particulière au dialogue qui s’instaure entre une œuvre et son public, à une époque donnée, de tenir compte de « l’horizon transsubjectif de compréhension qui conditionne l’effet du texte5 ». Cela s’impose pour les écrits du moi, qui relient l’horizon d’attente du texte et celui du lecteur, et entraînent, ou même recherchent, l’identification de l’un avec l’autre6.
11Ainsi, pour vraiment « voir et savoir » ce qui se dérobe à son propre point de vue, l’interprétation devra se faire selon le principe de l’exotopie, en restant en dehors de « l’objet à connaître ». Ce qui, selon Mikhaïl Bakhtine, n’exclut pas l’empathie7, nécessaire à la première phase du déchiffrement des traces de l’Autre8.
12 Cependant, dit Daniel Fabre, si l’écrit s’impose c’est qu’existe en lui « une force dont on peut capter l’efficace9 ». C’est une autre raison de l’existence de cet ouvrage que d’essayer de déchiffrer quelle force tentent de s’approprier ces personnages, en s’engageant dans l’acte d’inscription de l’écriture.
13Et puisque « [d]ans les sciences humaines, l’exactitude consiste à surmonter l’étrangeté d’autrui sans l’assimiler totalement à soi10 », l’approche de ces objets complexes se fera dans la tension entre les deux pôles de l’écart et de la norme, soumis au domaine strict de la langue et de la réalisation discursive. Elle nous amènera à faire appel tout particulièrement à l’histoire des représentations, à la micro-histoire ou encore à la sociologie, ou pour mieux dire, à l’appareil conceptuel dégagé par ceux qui ont réfléchi sur « le discours sur le discours », ceux dont l’objet est l’être expressif et parlant, qui enrichiront mon propos de leur point de vue spécifique.
14Je procèderai donc, dans un va-et-vient permanent entre l’espace le plus petit de l’écriture observée et l’espace le plus grand du cadre théorique, à une évaluation du sens qui se dégage de cette confrontation. Et j’espère ainsi, entre science et conscience, proximité et éloignement, permettre au lecteur d’entrer dans cette histoire de famille sans se sentir indiscret.
15Après lecture de la totalité des papiers conservés dans la valise, j’ai choisi les documents formant des ensembles et pouvant servir une réflexion suffisamment large. J’ai donc retenu, pour une étude détaillée, les éléments suivants (donnés par ordre chronologique selon la date d’émission) :
- Correspondance : Renée Barbé à Suzanne Leroy. Sur un total de 217 lettres, du 6 mai 1926 au 17 janvier 1950, on se penchera en particulier sur celles qui couvrent la période 1930-1934.
- Le Cahier rose, journal de Suzanne Leroy-Dubost, entrées du 18 février 1935 au 1er août 1940.
- Le Grand Carnet, journal de guerre d’Henry Leroy, du 8 au 30 juin 1940.
- Le Petit Carnet rouge, reprise du Grand Carnet par son auteur, du 8 juin au 3 août 1940.
- La Clef dans la mare, souvenirs de guerre racontés par Suzanne et Charles Dubost, enregistrés sur cassette audio en 1979, par leur fils François.
- Histoire d’un français moyen, maître laboureur, béni du bon Dieu, 1987-1988, mémoires de Charles Dubost.
- Le Cahier bleu, 1992-1993, souvenirs d’enfance de Suzanne Dubost.
16La cohérence de ce corpus est de deux ordres. Formellement, tous les éléments, hormis les mémoires de Charles Dubost, ont été conservés dans le secrétaire et viennent du même groupe familial issu du mariage, en 1934, de Suzanne Leroy et Charles Dubost. À cette cohérence familiale s’ajoute une même volonté de transmission dans la conscience du rôle des traces après la mort, expliquant le soin mis à les rassembler et les conserver.
17Ces documents de genres variés (journaux, mémoires, et correspondances), reconstituent l’histoire de deux personnages principaux, Suzanne Leroy et Charles Dubost, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte (Histoire d’un français moyen, Maître laboureur, béni du bon Dieu ; le Cahier bleu ; Correspondance R. Barbé-S. Leroy). Le moment crucial du mariage est vu du côté de la jeune fille (Corr. R.B.-S.L.) par les conseils que lui prodigue son amie intime Renée Barbé.
18Pour garder la cohérence de l’ouvrage, j’ai choisi de ne pas inclure vingt-trois lettres de l’année 1934, reçues par Suzanne de Germaine Decaëns-Dubost, sa belle-mère, qui l’initie à la sociabilité rurale et aux multiples devoirs assumés par l’épouse d’un cultivateur, dans une grosse ferme du Pays de Caux. Il en est de même pour les lettres de Suzanne à Yvonne Mannevy, la troisième de ce trio d’amies du pays d’origine, à qui elle raconte le quotidien harassant d’une mère de famille aux nombreuses maternités (elle a eu treize enfants), à la tête d’une grande maison dans le monde agricole. Cette ancienne « demoiselle » de la bourgeoisie d’une petite ville de province gardera la nostalgie d’une vie où l’on a le temps de cultiver son esprit.
19Par ailleurs, grâce à leur pratique constante de l’écrit, les deux familles de nos personnages principaux, nous racontent à plusieurs voix, l’épisode le plus marquant de leur vie, la guerre de 1939-1945 (le Cahier rose, le Grand Carnet, le Petit Carnet rouge, la Clef dans la mare).
20Cet ensemble de papiers est riche, et présente des écrits variés, inscrits dans des démarches d’écriture différentes. Mon choix a donc été motivé par des unités qui s’en dégageaient, soit par le nombre (l’épaisseur d’une correspondance la rend lisible en tant que telle), soit par le thème qui génère plusieurs textes, comme pour la guerre, soit par la démarche elle-même, qui permet de relier tous les fils de l’autobiographie en une seule voix.
21J’ai privilégié trois types d’écriture personnelle : le récit événementiel du témoin, la correspondance intime et les mémoires plus strictement autobiographiques. Et pour chacun d’eux, l’angle d’attaque a consisté à interroger le ou les textes sur l’enjeu de sa présence indiscutable, « marquage » d’un individu disparu du monde des vivants.
22L’ordre des parties met en évidence une logique interne à la problématique d’écriture plutôt qu’un ordre chronologique, et fait ressortir ainsi une progression sur plusieurs plans. On part d’un faisceau de voix narratives, dans la première partie, pour aboutir à une seule, dans la troisième ; on commence avec un discours centré sur l’événement plus que sur la personne, et l’on termine avec un texte clairement autobiographique.
23Mais surtout, j’ai voulu construire une histoire « illustrée » de l’écriture privée. Chaque partie présente la construction de soi-même, par sa médiation, à un moment important de sa vie : en tant que témoin de la seconde guerre mondiale, en tant que jeune fille se cherchant un avenir dans la période transitoire de 1930, ou encore en tant que vieil homme, né au début du vingtième siècle, s’appuyant sur son histoire familiale pour donner un sens à la sienne.
24Qu’elle soit d’initiation, de témoignage ou de bilan, l’écriture de soi est toujours ce qui relie au monde. Malgré son caractère d’évidence, cette réalité sera examinée attentivement pour essayer de mesurer la distance entre le moi et la trace du moi, c’est-à-dire pour tenter d’apprécier les différents éléments qui poussent des individus du xxe siècle à s’inscrire dans une écriture.
Notes de bas de page
1 J. Favret-Saada, Les Mots, la morts, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, coll. Folio/Essais, 1985.
2 Pascal Dibie, Le Village retrouvé, Essai d’ethnologie de l’intérieur, Paris, Bernard Grasset, 1979, coll. Aube poche, Éditions de l’Aube, 1995. Et, Le Village métamorphosé, Révolution dans la France profonde, coll. Terre Humaine, Paris, Plon, 2006.
3 Les deux champs sémantiques des écritures « ordinaire » et « personnelle » ne se recouvrent pas totalement. Il sera de ma tâche d’essayer de comprendre quel mot recouvre quel acte d’écriture.
4 P. Ricœur, essentiellement dans les Conclusions de Temps et récit, 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 435 à 489.
5 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, coll. Tel, 1990, p. 55.
6 P. Ricœur, « Monde du texte et monde du lecteur », in Temps et récit, 3, op. cit., p. 326.
7 M. Bakhtine, cité par T. Todorov in Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, coll. Poétique, Seuil, p. 170.
8 Arlette Farge défend l’idée que sur l’émotion, liée au déchiffrement d’archives, « se fonde l’acte de comprendre », in La Vie fragile, Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, Hachette, 1986, p. 10.
9 D. Fabre, (dir.), Écritures ordinaires, Paris, Éditions P.O.L, Centre G. Pompidou, 1993, p. 26.
10 M. Bakhtine, au cours de sa réflexion sur la différence entre sciences exactes et sciences humaines, cité par T. Todorov, op. cit., p. 41.
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