Chapitre V. L'épuration de la rime et ses résultats
p. 305-324
Texte intégral
1Depuis le moment où s'est constituée la Pléiade jusqu'à la mort de Louis XIV, de nombreux changements sont intervenus dans le régime de la rime. Il importe maintenant de montrer dans quel sens elle a évolué et de dresser le bilan des réformes auxquelles le classicisme l'a soumise. Il est manifeste qu'elle s'est orientée vers la correction et la discipline, c'est-à-dire qu'elle n'est pas restée en dehors du grand mouvement dont on peut constater les effets non seulement dans la vie politique et sociale, mais encore dans la littérature et dans l'art. Le contraire eût été surprenant, mais le fait même que les choses se sont passées comme nous venons de le dire mérite que nous nous y arrêtions; il convient donc que nous fassions ressortir les traits qui caractérisent cette évolution. Le xvie siècle avait accepté l'héritage du Moyen Age, qui pratiquait volontiers le laisser-aller et l'à-peu-près, et qui se résignait à la négligence quand l'exactitude devenait difficile. Deimier et Malherbe ouvrirent la voie nouvelle. Ils furent bientôt suivis par des générations de grammairiens qui enseignèrent l'étroit respect des règles, le travail et l'application patiente. Tenacement ils luttèrent contre la licence et l'arbitraire des poètes. Leurs efforts appauvrirent la rime française, mais du moins lui donnèrent une stabilité qu'elle n'avait pas eue jusqu'alors. Au désordre succéda un émondage sévère qui laissa tout de même subsister quelques traces des libertés anciennes, mais qui ferma la porte à des initiatives nouvelles. Nous allons suivre tout ce travail.
2Au xvie siècle, les divers auteurs sont d'accord sur un point très important, à savoir que la rime doit réaliser une homophonie parfaite. Tous les théoriciens recommandent aux poètes, selon l'expression de Tabourot, « d'adviser au son de l'oreille », ce qui mérite pleine approbation. Ce précepte s'exprime par un certain nombre de règles positives. Par exemple il est interdit d'apparier des mots dont la voyelle tonique a le même timbre, mais dont la consonne finale est différente, parce que cette consonne, dans un discours soutenu, est encore réellement prononcée. On défend également d'unir les singuliers et les pluriels, non seulement à cause de la consonne terminale, mais encore en considération de ce fait que les voyelles accentuées sont plus ouvertes ou plus fermées dans les pluriels que dans les singuliers : « Toutes terminezons plurieres, remarque Meigret1, tant dès noms substantifs, q'adjectifs, qe participes, qe pronoms, fèttes èn voyelles, excèpté l'e bref, ont la voyèlle de la derniere syllabe longe : comme lac, lâcs: hanap, hanâps : bonèt : bonês : sqif, sqîfs : coq, côcs: but, bûs ». J. Peletier et Lanoue mentionnent bien quelques exceptions, mais les autres grammairiens, dans l'ensemble, sont d'accord avec Meigret. Le P. Mourgues dit encore : « L'e est ouvert dans la derniere syllabe de tous les pluriers dont le singulier est en -et ou en -est, discrets, secrets, forêts, arrêts : quoique dans le singulier de la terminaison -et, comme dans discret, secret, cet e soit fermé ou médiocre (car c'est ainsi que quelques-uns veulent nommer cet e qui semble tenir le milieu entre l'e fermé et l'e ouvert, ayant un son plus plein que l'e fermé et moins ouvert que l'e qui porte ce nom) »2. En dehors des singuliers et des pluriels il n'est d'ailleurs pas permis d'unir deux voyelles identiques dans l'écriture, mais dont l'une est plus grave ou plus aiguë que l'autre : teste et tette forment une association discordante.
3Le principe, je le répète, est excellent, mais il est contredit par toute espèce de facilités qui sont de nature diverse et qui sont comprises sous le nom général de ”licences”. La licence sévit sur une vaste échelle chez les poètes du xvie siècle. J. Peletier et Lanoue leur conseillent de n'en user qu'avec une certaine modération, mais ce dernier, tout en formulant des réserves, leur lâche la bride : « Quant au particulier de ce Dictionnaire, écrit-il dans sa préface, qu'on ne trouve point estrange si en toutes les annotations j'ay parlé comme d'une chose ja resolue, au lieu de dire Je pense cela, ou Tel est mon advis. Je l'ay fait pour espargner les paroles qui uzant de ceste façon de parler eussent esté trop copieuses, non pour bailler cela à personne comme Loy, me remettant de tout à la censure des plus sages que moy en cet art, sur les escrits desquels j'ay colligé partie des observations que j'ai faites. Entre lesquelles est l'assemblage des syllabes brèves ou longues, en la derniere des mots masculins et penultieme des feminins; ce que je ne sache avoir encore esté beaucoup remarqué, quoy qu'il ait esté pratiqué de chacun plus ou moins qu'il a aproche de la perfection. Si quelqu'un trouve ceste loy trop estroite, qu'il sache que ce qui sera fait selon icelle sera plus parfait. Non que si on fait autrement ce soit faire mal (autrement il faudroit condamner tous ceux qui ont escrit jusques icy).
4Mais quand sans se beaucoup incommoder on s'y pourra astraindre, ce sera le mieus fait. Aussy la plus part du temps quand j'ay comme exclus quelque rime, je remets à s'en servir au besoing, c'est à dire quand on est tiré de quelque beau subjet lequel on est contraint de laisser à l'apetit d'un mot, car lors les rimes un peu licentieuses ne sont pas defendues, voire quelquefois les plus : purveu que on en uze discrétement et rarement ». Quant à Le Gaynard, il n'y met point de façons; il proclame la légitimité de la licence en s'autorisant de l'exemple de celui qu'il appelle « le Poète », c'est-à-dire de Ronsard. C'est une figure qui est « hardiesse par sus l'ordinaire, permision devenue en familiere uzance aux poëtes : tant pour embellir leurs vers et poëmes que pour se survenir à la necessité »3. Il la considère donc non seulement comme un moyen de réduire les difficultés, mais encore comme une parure et un ornement, ce qui est vraiment lui montrer beaucoup de complaisance.
5À son époque, l'assonance est depuis longtemps abolie dans la littérature proprement dite, et on ne la rencontre plus guère que dans les œuvres familières, en particulier dans la chanson. Mais la rime imparfaite, qui en est une variété, et dont le Moyen Âge avait fait une grande consommation, subsiste toujours. C'est elle qu'il faut reconnaître dans ces associations de J. Bouchet : duysibles : disciples, oncle : ongle, attendre : septembre. Ainsi que je l'ai fait observer, on en rencontre de semblables chez Ronsard, O. de Magny, Du Bartas, et chez les meilleurs poètes du xvie siècle. Il ne s'agit plus ici de l'identité des sons qui suivent la voyelle tonique, mais simplement de leur similitude. L'auteur escompte que l'auditeur n'y fera pas attention, à cause de la chute de la voix sur la syllabe atone, et de la diminution d'intensité qui en sera la conséquence. Le principe de l'homophonie exacte reçoit ici une atteinte notable.
6Selon l'opinion générale des lettrés d'alors, il n'est pas même indispensable que la rime soit juste selon les sons du français proprement dit. Il suffit qu'un dialecte quelconque l'autorise, même quand ce n'est pas celui que parle l'auteur. C'est là une tradition ancienne, à laquelle le xvie siècle n'entend pas renoncer. L'état politique et social de la France, qui n'est pas encore centralisée comme elle le sera cent ans plus tard, justifie cet usage. À la cour des Valois affluent des gentilshommes de toute origine, et chacun y apporte les habitudes de son parler local, sans se soucier d'une correction dont on ne connaît pas encore les règles. Le règne de Henri IV amènera au Louvre un grand nombre d'aventuriers gascons et béarnais. L'époque favorise donc l'impureté patoisante. Ronsard, qui n'exclut pas de la langue les mots de terroir, n'est pas plus difficile en ce qui concerne les sons. Du Bartas rime selon la prononciation de sa province natale, et il en sera ainsi jusqu'à ce que Malherbe entreprenne de « dégasconner la cour ». En attendant ces irrégularités ne scandalisent personne, d'autant plus qu'elles sont aussi commodes que courantes. Tout le monde sait en effet, dans les milieux lettrés, que les Berrichons et les Lyonnais ferment l'o vers ou, que les Dauphinois et les Provençaus ouvrent l'ou vers o fermé; le même poète accouplera donc sans scrupule chouse : jalouse, qui est d'ailleurs favorisé par la mode, tandis qu'il associera d'autre part cop : galop, et personne ne songera à s'en étonner, puisque, sur un point quelconque du territoire, ces homophonies sont exactes. Malherbe lui-même, qui censure chez Desportes des rimes gasconnes, n'hésite pas, malgré son apostolat, à user de rimes normandes. Il reste bien entendu que chaque fois le diseur doit suivre les indications du poète, de façon à maintenir la parfaite identité des finales correspondantes.
7Même si elle n'utilise que des sons proprement français, la rime du xvie siècle peut n'être qu'approximative, pour ne pas dire fausse. Chasse, qui est ”bref”, ne rime pas avec lasse, qui est ”long”, au témoignage de tous les grammairiens. Pourtant les poètes n'hésitent pas à apparier ces timbres différents, et bien d'autres qui s'accordent aussi mal, ainsi qu'on a pu le constater par nombre d'exemples. Le Moyen Âge procédait ainsi, et la Pléiade ne se montre pas plus sévère, malgré la rigueur de ses principes, malgré la déclaration radicale de Du Bellay qui, dans sa Deffence et Illustration4 interdit ces libertés choquantes. Il faut comprendre, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, que la prohibition des critiques a la valeur d'une théorie qui gouverne d'une façon générale la technique de la rime, et à laquelle le poète doit se conformer le plus possible. Cependant s'il est obligé, pour sa commodité personnelle, de violer la règle — ce qui ne doit se produire que rarement, mais qui pourtant arrive — le lecteur est invité à réaliser l'exactitude de la rime en modifiant comme il convient le timbre de l'une des finales accouplées, de telle sorte qu'à l'oreille l'accord soit parfait. Ainsi la rime, redressée et corrigée par la parole, n'est pas infidèle à sa nature. Aucun métricien du Moyen Âge ne nous a renseignés explicitement sur cette collaboration du diseur et du poète, mais elle est sous-entendue, et elle rend compte des irrégularités qu'on constate. Lanoue est le premier à exposer clairement cet ingénieux mécanisme; il le fait à de nombreuses reprises. Par exemple il sépare les mots en -able en deux séries, d'après le timbre de la tonique : « Les suyvantz ont la penultiesme longue, dit-il à propos de ceux qui possèdent un a fermé. Lesquelz on ne fait point difficulté de rimer avec les precedens, quoy qu'ilz l'ayent breve, pource qu'en les prononçant on la leur alonge sans qu'il sonne gueres mal ». Sous la rubrique -aque on lit cette remarque : « Pource que ceste terminaison a la penultiesme breve, il est rude de la rimer à celle en -asque, qui n'exprime point l's, d'autant qu'elle l'a longue. Toutesfois au besoing on s'en servira ... Mais il faudra adoucir son accent au plus pres de cestuy-cy ». Autre observation qui porte sur la désinence -uche : « La terminaizon en -usche, ayant la penultiesme longue que ceste-cy a breve, s'y accommode mal... Toutesfois la necessité qui n'a point de loy se rencontrant, veu mesmes qu'il y a peu de mots icy, on les pourra apparier en alongeant la penultiesme de ceux-cy. Il y en a qui s'y rengent mieux les uns que les autres. On les choisira ». Partout reviennent des remarques analogues, sans qu'il soit ici besoin de les énumérer toutes. On sait déjà que Ronsard a justifié la rime armes : termes en alléguant que les voyelles toniques de ces deux mots, a et e, sont peu éloignées l'une de l'autre. L'assimilation se fait d'ordinaire en fermant la voyelle ouverte ou moyenne et elle ne peut porter que sur des timbres voisins, ou sur des timbres au sujet desquels l'usage hésite. Les poètes, il est inutile de le dire, font à la nécessité une part très large et usent de ces approximations sans aucune parcimonie.
8Il en est de même lorsque la différence porte sur les consonnes de la rime. Ici encore c'est à la voix que revient la tâche de les réduire à une équivalence acceptable, ou de les supprimer quand elles sont gênantes. Le Gaynard sépare -ache et -asche, et renvoie non seulement d'une de ces deux séries à l'autre, mais encore à la liste des mots en -arche, où bien évidemment l'r ne devra pas être articulée. Tabourot, au sujet des finales en -aug et en -auc, conseille de les associer avec celles en -aut si l'on y est contraint. Une autre de ses remarques, à propos des mots en -ul, est caractéristique : « Rime en aucuns avec « final et ud, ostant 17 de la fin du mot, et les autres avec -ut :
Soudainement il receut
Ce que donnoit le consul. »
9Lanoue distingue les désinences en -abre de celles en -arbre, mais avec cette observation qu'« on peut, quand on veut, orthographier et prononcer ceste cy comme celle en -abre et par conséquent y rimer ». J'ai déjà dit comment Du Gardin, en 1606, permet d'accoupler douillet etjulep, parce que les mots en -ep sont rares, et indique qu'il faudra alors articuler douillé: julé. Par la suppression d'une consonne, ou même des deux, toutes ces correspondances sont exactes. Ce n'est point là, pour reprendre une expression de Deimier, « rimer Proserpine avec Cleopâtre », puisque la voix du diseur doit établir l'identité des finales et leur conférer une parité de son parfaite.
10Il y a un danger pourtant : c'est que ce lecteur pourrait bien se tromper, faute d'attention, et prononcer les mots tels qu'ils sont écrits. Qu'à cela ne tienne : le poète, pour obtenir le sens qu'il désire, a toujours le droit de modifier l'orthographe de tel ou tel mot qui lui plaira, et personne n'y trouvera rien à redire. Donc, si le plus souvent il abandonne ses vers au discernement de son public, parfois aussi il éprouve le besoin de le guider.
11Ces corrections ont lieu lorsqu'il cède à la préoccupation de la rime pour l'œil, ou lorsque, deux prononciations étant possibles dans l'usage courant, il lui semble opportun de signifier celle qu'il a choisie. J. Peletier n'est guère partisan de pareilles licences, « car il faut gagner ce point que la rime ne nous fasse faire chose contre la loi de l'usage ». Tabourot, qui écrit Poloigne et Gascoigne, mais au contraire vergongne et yvrogne, n'est pas convaincu que les artifices graphiques puissent être de quelque utilité : « Les uns escrivent -ongne, dit-il, et les autres -ogne, mais je ne me formalise pas a present de ces diversitez, puisque, selon la rime, il n'y a point de difference ». Il place chaste à côté de chate, consiste à côté de cala-mite, et conseille d'apparier iste et ite, oste et ote. Cela ne l'empêche pourtant pas, le cas échéant, d'utiliser l'écriture pour solliciter telle ou telle prononciation.
12D'autres se demandent si l'identité d'orthographe n'est pas souhaitable : « Aussi ne feroy je pas grande conscience, déclare Sebillet5, de rymer morsure contre asseure, vu la parité du son. Toutesfois ne vœil je pas nier que le moins que tu pourras faire soit le meilleur. Car plus la ryme se ressemble de son et d'orthographe ensemble, plus est parfaite et plaisante ». Ronsard prend parti résolument : « Encores je te veux bien admonester d'une chose tres necessaire; c'est quand tu trouveras des mots qui difficilement reçoivent rime, comme or, char, et mille autres; ryme les hardiment contre fort, ort, accort, part, renart, art, ostant par licence la derniere lettre t du mot fort, et mettant for' simplement avec la marque de l'apostrophe : autant en feras tu de far' pour fard pour le rimer contre char »6. Notons bien qu'il trahit ici sa volonté de ne pas trop changer l'aspect ordinaire des mots et qu'il préfère l'apostrophe à la suppression pure et simple de la consonne destinée à s'amuïr dans la prononciation. Lanoue admet lui aussi un certain nombre de corrections graphiques : il conseille, comme on le sait déjà, de changer -arbre en -abre si l'on y est contraint; à propos des finales -amne et -emne, il indique que le mot contemne « reçoit fort bien l'a en la penultieme » pour s'apparier à la désinence -amne. On se doute bien que de pareilles facilités sont très favorablement accueillies par les poètes et que, le principe étant ainsi posé, ils ne se font pas faute de l'appliquer sans aucune restriction. Pesle rime avec hasle, rasle, masle, mais Ronsard écrit palle pour l'accorder avec infernale. Voici d'autres exemples: Venisse : Nice (M. Scève), hinne : divine (à côté de digne: hymne), je n'osé: opposé, an: géan, mon doy (doigt) : moy, beuf : mourant de seuf (soif), hache : Andromache, hymene : peine, guiere (guère) : entiere, gouffre: je m'ouffre (offre) (Ronsard); filé (filet) : celé (Jodelle); Achil : ce dit-il, Anjou : jou (Baïf; on notera que les deux graphies jou et joug sont données par Nicot); nourrisse (nourrice) : glisse, parolles : molles (il écrit d'autre part paroles), genice : sacrifice (ailleurs genisse), halene : arene (ailleurs haleine). Le Gaynard est rempli d'admiration pour un système aussi ingénieux. Il cite ces deux vers de Ronsard :
La blanchirons de sel, en mainte part,
L'arrouzerous de vinaigre rozart. (rosat)
13« Il a ajouté, remarque-t-il, une r en rozat ... afin que par cette figure ces vers fussent plus richement unisonans en leur fraternité ». Rencontrant bein au heu de bien dans un poème poitevin :
Et quant a mé le plus diable y ne crein,
Volleur qu'il fet me rapinant mon bein,
14il pense que c'est là une forme à répandre : « Tu puis juger comme bein à la fin de ce vers n'a point mauvaize grace, et qu'il ne sonne point mal : qui me faict te conseiller d'uzer hardiment en necessité de cette figure aux mots mien, tien, sien, vien, rien, chien et en plusieurs autres semblables ».
15Les poètes exploitent également les incertitudes de la morphologie. Les adjectifs venus des mots latins en -icus font-ils leur masculin en -ic ou en -ique ? L'usage hésite, et l'on rencontre en vers les deux formes, qui permettent aux versificateurs d'avoir à volonté une rime masculine ou une rime féminine. Sous la rubrique -ic, Lanoue fait cette observation qu'« icy peuvent estre adjoutez une grande partie des noms en -ique ; en en syn-copant la derniere syllabe, comme de colerique faisant coleric, de syndique, syndic ». Et il dit de même, à propos de la désinence -il : « Icy se peuvent adjoindre les adjectifz de la terminaizon en -ile ... en en retranchant l'e final, comme de difficile, difficil, de tranquile, tranquil, et ainsi des autres ». Les trois premières personnes de l'indicatif présent de trouver riment tantôt en -ouve, tantôt en -euve, celles de des-couvrir et de couvrir tantôt en -ouvre, tantôt en -euvre, d'où treuve : espreuve chez Baïf, desceuvres : manœuvres chez Du Bellay. On reprend également la forme archaïque en -on au lieu de -ons à la première personne du pluriel des verbes. Ronsard écrit :
les Muses n'invoquon
Et lles laisson baller dans le val d'Helicon. (M.-L., V, 37)
16Jodelle présente haton : allon et redison. À la première personne du singulier de l'imparfait, on rencontre tour à tour aimoie, aimoi et aimois. Il en est de même au conditionnel.
17Enfin il est convenu qu'on peut forcer la syntaxe quand la rime est à ce prix. L'accord des participes, encore quelque peu flottant, malgré les règles qu'a posées Marot, permet bien des libertés. Ronsard ne s'en prive pas :
- Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au soleil... - Là une autre pucelette,
Pucelette maigrelette,
Qu'éperdument j'ayme mieux
Que mon cœur ny que mes yeux
Eperdument a ravye
L'autre moitié de ma vie. - Apres avoir coupee
Son col du fer courbé de sa trenchante espée ...
18Les poètes du Moyen Âge n'avaient pas ignoré ces supercheries ni d'autres du même genre. Leurs successeurs directs ne se firent pas faute de les imiter et pratiquèrent la licence avec une satisfaction qu'ils ne nous ont pas dissimulée. Ils se sentaient créateurs, donc libres, et la langue devait leur être soumise.
19Le xviie siècle vint mettre un terme à cette aimable anarchie et inaugura l'ère de la servitude. Avec Deimier et Malherbe, le point de vue de la critique change brusquement. L'écrivain n'est plus maître d'infliger à la langue le traitement qui lui plaît. C'est elle au contraire qui commande, et c'est lui qui doit obéir sans tricherie ni révolte. Les réformateurs prennent le contrepied de toutes les théories qui encourageaient jusqu'alors la facilité. L'art désormais est une chose sérieuse, qui doit tendre à la perfection, qui demande des efforts et exige beaucoup de travail. Les protestations d'un Régnier ou d'un Théophile, l'indifférence de quelques indépendants n'y font rien : de jour en jour la règle se fait plus stricte et plus sévère. Minutieusement, patiemment, la critique rétrécit la liberté dont jouissaient les poètes, elle débusque la licence de presque toutes les positions qu'elle occupait solidement; c'est à peine si, dans ses campagnes méthodiques, elle néglige quelques petits fortins qui lui semblent trop peu importants pour qu'elle cherche à les détruire.
20Elle n'a pas à prendre beaucoup de peine pour venir à bout des rimes imparfaites. Elles cèdent facilement à quelques remarques de Deimier, qui se borne à faire remarquer que grace et gaze vont mal ensemble7 et que la parité des consonnes posttoniques doit être rigoureuse. Les poètes en sont tellement convaincus qu'ils n'insistent pas et qu'elles disparaissent sans tarder de la bonne littérature. Les rimes devenues fausses par suite de la réfection des pluriels d'après les singuliers sont pareillement éliminées, comme lascifs : assis, brefs : eschets, tardifs : hardis, neufs : eux (Ronsard). On voit, par le Dictionnaire de Lanoue, à l'article -ifs, qu'aux environs de 1600 il y avait déjà quelque violence à accoupler certains mots, et que quelques-uns ne s'y prêtaient déjà plus. Ici d'ailleurs Deimier intervient énergiquement : il blâme inutils : abortis qu'il a rencontré dans l'Ode à Michel de l'Hospital de Ronsard8. D'autre part les hésitations de la morphologie deviennent de moins en moins nombreuses. « On dit toujours ... utile ... inutile ... sterile ... fertile, etc., remarque Deimier9. Ainsi ces adjectifs du genre neutre, parce qu'ils s'accommodent esgalement au verbe feminin et au masculin, comme de mesme ces autres adjectifs ... habile, debile, mobile, facile, imbecile, docile, agile, fragile, tranquile, volatile, subtile, civile, servile, et virile ... Cest adjectif inutils de Ronsard ne doit point estre imité : car il falloit qu'il y eust inutiles, suivant la methode du bon usage ». Et Malherbe note en marge de Desportes : « dis fertile, inutile, non fertil, inutil ». Vaugelas permet encore de dire treuve en poésie, tout en reconnaissant que trouve est seul employé en prose, si bien que La Fontaine archaïsera nettement quand il écrira trente ans plus tard :
Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers, et l'aller parcourant,
Dans les citrouilles je la treuve. (Fables, IX, 4)
21Quant à descœuvres, il est condamné de très bonne heure par Deimier, à cause de la rime tu descœuvres : œuvres qu'il a rencontrée chez Ronsard : « Ce n'est pas bien dit, descœuvres, comme il est là, mais, suivant le vray usage, il faut dire descouvres »10. Enfin les incorrections de syntaxe deviennent beaucoup moins fréquentes. Certes il en restera encore, car les poètes tiennent à conserver des avantages dont ils apprécient la commodité. Il y en a chez Corneille :
- C'est enfin à lui que mes vœux ont donnée
Cette virginité que l'on a condamnée. (Théod., III, 3) - Pour eux seuls ma justice a tant de cœurs gagnés (Perth., II, 5)
22Il y en a chez Racine :
Je sais que vostre cœur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs. (Baj., II, 5)
23Cependant, dès le début du siècle, c'est encore Deimier qui a jeté l'interdiction sur ces fantaisies un peu trop arbitraires : « C'est bien une coustume à ces poëtes licencieux de s'eslargir à tout coup contre l'équité de la grammaire, pour éviter la peine, et s'armer apres d'une excuse sur le subject de la mesure du vers ou de la rime, comme un ... poëte seculier y a bronché en ceste façon :
C'est à vos yeux où je suis destiné
Qu'uniquement mes desirs j'ay donné.
24Car il faut dire : j'ay donnez »11.
25Ces idées nouvelles apparaissent, sur lesquelles s'appuie la critique, et qui favorisent singulièrement le travail qu'elle s'est assigné. On voit se former peu à peu, en matière de prononciation, la doctrine d'un « bon usage » chose que le xvie siècle avait à peu près ignorée. Lanoue est plus sévère que ses prédécesseurs, notamment que Tabourot, car nous le voyons exclure de ses listes un certain nombre de rimes qui lui paraissent relever d'un langage négligé ou qui sentent plus particulièrement le terroir. Assurément Palsgrave signale déjà que le parler de Paris et des pays situés entre la Seine et la Loire est le meilleur de France, et H. Estienne soutient l'opinion qu'il faut reconnaître en cette matière la suprématie de la capitale sur toutes les autres villes, parce qu'elle est le siège du Parlement. Mais les auteurs ne sont pas unanimes, et c'est seulement au xviie siècle, lorsque la centralisation monarchique bat son plein, que l'accord deviendra général, sauf qu'on discutera jusqu'à Vaugelas pour savoir si les modèles les plus parfaits se rencontrent à la Cour ou à la Ville. Deimier, en 1610, prend encore le parti de la Ville, où la grande bourgeoisie parlementaire lui semble s'exprimer avec une remarquable pureté : « Le poète, dit-il, ... doit rechercher d'admirer et suivre la perfection de nos dialectes, aux plaidoyez et harangues celebres qui sont faictes par les plus fameux advocats de la cour [le Parlement], où d'un temps à l'autre la bonté du langage a esté de mieux en mieux cathegoriquement observée ». En 1650 au contraire la Cour, qui réunit autour du roi l'élite de la nation, aura cause gagnée.
26Donc la loi du bon usage exige que soient proscrits les timbres particuliers à chaque province. Ce mouvement va de pair avec celui qui rejette du lexique les éléments dialectaux et les mots populaires. Deimier a condamné les rimes basées sur des prononciations patoisantes : « Ronsard, dit-il, a imité en ceste licence les poëtes grecs, lesquels s'esloignans un peu des devoirs employent en leurs poësies toutes sortes de dialectes que les diverses provinces de Grece avoyent en usage, ne se rendans point subjects à n'user que du langage des Athéniens qui estoit le plus pur et meilleur des Grecs, comme aujourd'huy le Tuscan ou Florentin, et celuy qu'on parle à la cour de Rome est le meilleur de tous ceux d'Italie »12. Mlle de Gournay intervient en faveur des rimes main : chemin, sain : medecin, vain : vin, hautain : butin parce qu'elles sont parfaitement homophones à Paris et à la cour, si bien qu'il est inutile de se demander si elles sont tout à fait exactes dans le reste de la France. « Mais ce dit quelqu'un, Ronsard, Du Bellay, ny Des Portes n'ont pas usé de ceste façon de rymer : les seuls Parisiens accouplent ces terminaisons, dont elles ont pris nom rymes de Paris, entre ceux qui les reprochent. Cela conclud pour moi. Car si les Parisiens s'en servent, certainement elles sont rymes françoises, fines et delicieuses : Paris estant l'escole du langage et des accents »13. Malherbe joue dans ce débat un rôle très important. Il blâme Desportes d'avoir associé diminue : queue, heure : endure, mesures : heures, et il ajoute que ce sont là des rimes de Chartres, par conséquent mauvaises, puisqu'elles ne sont pas parisiennes. « Sur la fin de sa vie, nous dit Racan, il était devenu rigide », tandis qu'à ses débuts il avait parfois rimé d'après les sons de sa province natale. Après lui, la critique garde la même sévérité : « Ce ne seroit pas une faute moins choquante, déclare le P. Mourgues14, de faire rimer sœur avec sûr, que de joindre seul avec consul, qui sont deux rimes que quelques rimeurs gascons ont hazardées ». Le résultat de cette campagne, c'est que le xviie siècle élimine peu à peu toutes les homophonies que les dialectes auraient rendues possibles. Corneille associe encore meur (mûr) : humeur, et La Fontaine est un des derniers poètes qui patoisent volontiers. Mais les exemples qu'on peut réunir sont assez peu nombreux. De toutes les rimes provinciales celle qui se maintient le plus longtemps est la rime dite "normande", du type enfer : triompher. Largement représentée chez Corneille, on n'en trouve que peu d'exemples chez La Fontaine et chez Molière, encore moins chez Boileau, et on ne la rencontre, selon Quicherat, que sept fois chez Racine. Elle est donc en régression notable. Port-Royal et le P. Mourgues l'interdisent; De la Croix, en 1694, défend d'unir aimer et mer, « bien que la rime en paroisse riche à ceux qui ne savent point la prononciation »15.
27S'il est de mauvais ton de parler comme un provincial, il ne l'est pas moins de parler comme la plèbe, et, à partir de 1600, on ne voit plus que la rime admette les négligences du langage populaire, tout au moins dans le style soutenu. Pour prendre un exemple, il est attesté que les terminaisons en -ir et en -eur laissaient tomber leur r dans la conversation courante. Cependant nous ne constatons pas que des associations comme béni : finir, ou jeu : mangeur, aient envahi la poésie. On s'entendit en effet pour séparer soigneusement la parole ordinaire, simple et sans emphase, du discours solennel auquel le vers était assimilé. Selon l'opinion de Ménage, on ne doit pas prononcer menteux et flateux, car « il n'y a que les païsans à parler de la sorte »; il recommande de toujours faire sonner l'r dans le style soutenu et à la fin des vers. Hindret, Regnier et Richelet pensent comme lui16. Le classicisme établit donc une différence très nette entre la phonétique de la poésie et la phonétique usuelle; ou, si l'on aime mieux, il impose à la poésie un mode d'articulation essentiellement conservateur, conforme à un bon usage dont il est de la nature même de varier le moins possible. Le mot n'a donc qu'une prononciation correcte, à laquelle doivent se conformer les gens qui parlent bien, et selon laquelle on doit rimer. Le temps est passé où le poète commandait celle dont il avait besoin, où Tabourot et Lanoue admettaient une articulation variable, où feuille pouvait s'accorder soit en œ avec veuille, soit en e avec sommeille, ou Du Gardin conseillait d'écorcher les finales quand il s'agissait de termes rares qui trouvaient difficilement la correspondance de sont dont ils avaient besoin.
28Parallèlement le xviie siècle entreprit de fixer l'orthographe française. Les libertés dont ne se privaient pas les écrivains de la Renaissance, et auxquelles ils trouvaient un grand avantage, menaçaient d'embrouiller bien des choses. Il en résultait un désordre que des esprits amis de la règle ne pouvaient tolérer. Le classicisme obéit donc à ses instincts de discipline en essayant de donner aux mots une physionomie durable que personne ne pourrait modifier. Cependant ni Deimier ni Malherbe ne s'en sont préoccupés, sauf sur quelques points de détail, car en cette matière ils n'avaient pas de système. Mais d'autres après eux ont pris la question en mains, le P. Mouet par exemple, et P. Corneille. Pendant longtemps ce ne fut qu'une lutte assez confuse, où chacun tentait de faire triompher ses idées. Peu à peu, au cours des années, certaines habitudes de graphie l'emportèrent, jusqu'au moment où l'Académie, par une décision du 8 mai 1673, résolut de formuler une orthographe officielle que la première édition de son Dictionnaire enregistra en 1694. Il va sans dire qu'elle s'arrêta à des solutions bâtardes, en cédant tantôt au phonétisme, tantôt au principe de la conservation des lettres étymologiques. Mais, dans l'ensemble, tout le monde s'entendit pour reconnaître qu'un mot ne pouvait être défiguré arbitrairement, en vue de l'usage qu'on voulait faire de lui.
29Dans bien des cas la prononciation détermina la graphie, et la graphie à son tour décida de la rime. Fallait-il dire serge ou sarge ? On opta pour serge, qui dès ce moment dut rimer avec asperge, mais non pas avec large, tandis qu'auparavant, variable dans son articulation comme dans son aspect écrit, il pouvait s'accorder avec l'un ou l'autre au gré du poète. Quelle était la vraie forme, court ou cour ? À propos de ces deux vers de Malherbe :
Qui ne sait que toute la court
Comme à des théâtres accourt,
30Ménage présente la remarque suivante : « Par cette raison d'etymologie, il falloit ecrire court et non pas cour. Notre poëte n'est pas à reprendre d'avoir rimé court et accourt. Mais ceux qui riment cour avec les mots qui se terminent en -our sont encore moins à reprendre; car on prononce cour et non pas court. Et cependant j'apprends de M. de Racan que Malherbe ne pouvoit souffrir les poëtes de son temps qui rimoient la cour avec ces mots qui se terminent en -our »17. Lorsque cour l'eut emporté, il fut interdit de l'employer comme l'avait fait le poète normand, et il alla prendre place dans la liste des désinences en -our, auprès de jour et de carrefour.
31Il ne fut pas permis davantage de supprimer une consonne finale ou de modifier la graphie d'une voyelle, comme l'avaient fait Ronsard et ses contemporains. Nul n'a le droit d'écrire for, hazar, connêtre, au lieu de fort, hazard, connoistre. Quelques exemples de ces libertés subsistent pourtant encore au xviie siècle. En voici quelques-uns : jeu : nœu, joyeux : monsieux (Molière), craître : maître (La Fontaine), reconnaître : peut-être, opprimé: que je l'aimé (Racine). J'en ai cité d'autres. Mais il faut bien noter que ces exemples, s'ils ne sont pas complètement absents de la tragédie, se rencontrent surtout dans des œuvres légères. Ailleurs les altérations graphiques sont très rares, sauf pour un tout petit nombre de mots : on continuera en effet d'écrire encore et encor : on emploiera selon l'occasion tantôt pié, cru, nu, tantôt pied, crud, nud, et surtout on ajoutera ou on supprimera l's à volonté à la finale de certains temps de verbes (je crois et je croi à l'indicatif, dis et dy à l'impératif, etc.). Mais les choses ne vont guère plus loin et les excès sont étroitement surveillés.Boileau, il est vrai, autorise encore en principe certaines libertés. Il écrit :
Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'Art, sort des règles prescrites,
Et de l'Art même apprend à franchir les limites.
(Art Poét., IV, v. 78-80)
32Cependant le classicisme n'est guère favorable à la tolérance. Deimier18 a interdit les formes far', despar', effor', dont s'est servi Ronsard, au lieu de fard, despart, effort. Le P. Mourgues signale bien que certains poètes ont formé des rimes « par le retranchement d'une lettre muette »19, mais il a grand soin de préciser que ces marques d'indépendance ne sont recevables que dans le style familier ou burlesque, et il dit encore : « En fait de versification, et généralement en fait de poësie, ce qu'on nomme licence n'est que pour les maîtres : quoique ce soit la premiere chose que les apprentifs entreprennent de copier. On imite bien plutôt les fautes ou les negligences des grands hommes que leurs excellens modelles, par la raison que les premiers sont plus à la portée de tout le monde »20.
33La fixation de l'orthographe, au point de vue de la rime, présente des avantages certains. Elle contribue dans bien des cas à provoquer la fin des rimes dialectales, ou des à-peu-près si fréquents au xvie siècle : chevelure : heure (R. Belleau), heur : futur (idem), trompe : galoppe (Dorat), fausse : pousse (Ronsard) ont cessé d'être possibles, puisque telle graphie représentait tel son et ne pouvait être corrigée arbitrairement; quand le P. Chifflet a supprimé l'i (-aigne) dans montagne, gagne, Espagne, la graphie a déterminé la prononciation en a, et il n'a plus été permis d'accoupler ces mots avec châtaigne : « Dites et écrivez châtaigne, déclare Bérain, et non châtagne ou châtigne ». Mais aussi de graves inconvénients compensent ces avantages. Dans le cas où il y a incertitude avérée de la prononciation, le poète perd le droit d'indiquer par la graphie le timbre qui lui paraît préférable et, bon gré mal gré, il subit les décisions d'une autorité bien souvent faillible. En outre, s'il est vrai que l'évolution phonétique se trouve parfois arrêtée par l'écriture, il n'est pas moins certain que cette même écriture, une fois fixée, n'a point toujours ce pouvoir : elle tend bien souvent à faire croire que le mot, qui pour l'œil conserve une forme inaltérable, demeure également constant pour l'oreille et ne peut plus être modifié dans le langage. Lourde erreur à laquelle sont exposés les poètes, à moins qu'ils ne profitent d'une ressemblance extérieure pour y trouver l'occasion d'une supercherie nouvelle. Les exemples sont nombreux de rimes autrefois justement accouplées, de parfaite similitude graphique, comme outil : péril, dont l'une au cours des siècles a modifié ses timbres et que l'on continue aujourd'hui d'unir parce qu'elles sont identiques pour l'œil.
34Et c'est à coup sûr la rime pour l'œil qui a tiré avantage de tout ce mouvement. Malherbe déjà l'avait exigée : il n'avait pas permis qu'on pût unir indifféremment « les terminaisons en -ant et en -ent, comme innocence et puissance, apparent et conquérant, grand et prend « comme un four et un moulin ». Elle avait fait de grands progrès au cours du xvie siècle, mais par accès de courte durée, dans des vers que démentaient d'autres vers, parfois dans la même page. Elle en fit de plus grands encore pendant le xviie. C'est l'orthographe qui conserva, bien au delà de 1700, des associations comme connoître : croître, françois : poids, maladroit : entreprendroit, monnoie : renvoie, voix : savois, cloître : connoître, qui sont dans Corneille, tandis que l'usage, peu à peu, conférait à ces finales des timbres différents, les unes passant à è, les autres s'en allant de plus en plus vers wa. Toutes ces rimes n'étaient justes que par une articulation uniforme en we, dont il faut dire, à la décharge des poètes, que certaines conventions la rendaient encore possible. Ici l'écriture finit par être réformée, et alors ces rimes disparurent. Mais ailleurs elle resta inchangée, et ce ne fut pas pour le plus grand bien du vers.
35Soient par exemple les deux mots throne et matrone que Lanoue réunit dans la même liste. Ils fournirent une homophonie excellente tant que la voyelle tonique fut nasalisée; mais, après la dénasalisation, l'o du premier fut un o fermé, et celui du second un o moyen, bien que les choses, pour l'œil, n'eussent changé en aucune façon. On n'a jamais cessé d'unir les variétés grave et aiguë de chaque voyelle, malgré les avertissements des philologues et des métriciens, parce que l'identité de graphie faisait présumer une identité de son. Sur ame, sur grace et dans bien d'autres mots, il n'y a pas en général d'accent circonflexe dans les éditions de l'époque classique; mais, là où il existe, il n'empêche pas qu'un a ne soit un a pour la vue, qu'un o ne soit un o, et que Malherbe n'obtienne ainsi une satisfaction tout au moins apparente. Voici un petit catalogue de dissonances assez cruelles, qui se rencontrent chez nos grands classiques : age : avantage, ame : femme, flamme : dame, pame : madame, grace : audace, chome : somme, pole : désole, role : parole, trone : Ildione, etc. (Corneille); age : langage, grace : grimace, role : parole, drole : frivole, Pentecoste : sotte, etc. (Molière); lasche : tache, grace : glace, trone : Antigone, etc. (Racine). Des assemblages pareils très fréquents au xvie siècle, étaient alors sauvés par le procédé de l'accommodation. Il reste longtemps en usage : « Il faut éviter autant qu'on peut, dit Lancelot21, d'allier les rimes feminines qui ont la penultieme longue avec celles qui l'ont breve. Neanmoins il y en a de supportables, surtout dans l'a, parce que cette voyelle étant toujours assez pleine de sa nature, la difference du bref au long n'est pas si grande qu'elle ne puisse être facilement aidée et corrigée par la prononciation ». Et Richelet répète22 : « Il est quelquefois libre de joindre une rime feminine longue avec une rime feminine brève, principalement lors que ces rimes ont en leur penultieme un a, et que cet a dans la rime longue n'est point accompagné d'une s :
Il forme chaque membre, et le range en sa place,
Le nourrit de son sang, le soûtient de sa grace. (Saci)
36La rime de ces deux vers, et d'autres pareils, est bonne, à cause que l'a n'est pas joint avec une s dans le mot grace; et qu'estant une voyelle d'un ton tres-plein, la difference du long au bref est aisément corrigée par la prononciation ». Mais, après 1700, cette habitude se perd; on cesse d'égaliser les timbres discordants, et les rimes approximatives deviennent fausses. Nous possédons à ce sujet un précieux témoignage du P. Mourgues, qui proteste contre le procédé de l'accommodation, en montrant qu'elle est en train de passer de mode : « Il semble, déclare-t-il23, que la rime parfaite résulte tout ensemble du son et du tems. Ceux qui voudraient établir cette regle contre le torrent des auteurs qui y ont peu d'égard, disent qu'en fait de rime l'autorité ne fait rien : l'oreille y est juge, et l'oreille n'entend point raison : elle entend des prononciations differentes, elle dit que ce ne sont point des rimes : ils ajoûtent qu'il ne faut point penser avec Du Bartas que l'oreille puisse être satisfaite de ce que la langue voudroit bien se relâcher sur l'usage, pour prononcer d'une même sorte deux mots qui ont des accens differens : car ce seroit toûjours blesser l'oreille, quoique par un autre endroit, que de lui offrir, au lieu d'une fausse rime, une prononciation choquante ».
37Si l'on considère les consonnes, les constatations sont les mêmes. Il est notable en effet que le xviie siècle ne renonce pas à apparier les mots terminés par une consonne réellement prononcée et ceux dans lesquels cette consonne tend de plus en plus vers l'amuïssement. C'est une fois de plus l'orthographe qui est en cause, car, pour l'œil, les finales restent identiques. Voici des exemples : Carlos : propos, Athénaïs : trahis, Civilis : assoupis, Cloris : chéris, Daphnis : infinis, lis : démolis, blocus : vaincus, Crassus : vertus, Lacus : refus, etc. (Corneille); monsieur : rieur, etc. (La Fontaine); Ignès : excès, Agnès : auprès, Damis : soumis, Vénus : prévenus, hélas: pas, tous: vous, phébus : écus, etc. (Molière)24. C'est la graphie qui conserve fort longtemps la rime normande. C'est encore elle qui pousse à maintenir la défense de rimer les singuliers et les pluriels, ainsi que é et er, es, ez et er, bien que l's et r soient devenues muettes dans le langage quotidien. Il est vrai que le xviie siècle, et même le xviiie, conserveront longtemps l'habitude de prononcer ces deux consonnes, du moins dans la poésie la plus soutenue. Mais il arrivera un jour où elles cesseront de se faire entendre, et par là même beaucoup de rimes, de nouveau, deviendront inexactes.
38Le xviie siècle n'a pas su, ou n'a pas voulu adopter des solutions radicales. Il s'est contenté d'un système mixte, et il a renoncé aussi bien au phonétisme pur qu'à l'accord universel de la prononciation et de l'écriture. La rime pour l'œil, quelle que fût la faveur qu'elle rencontra, se heurta à deux obstacles très sérieux. Le premier, c'est que, si on avait voulu lui sacrifier en toutes circonstances, il en serait résulté que le dictionnaire des rimes, privé de son abondance d'autrefois, serait tombé dans une extrême indigence. En second lieu, il aurait fallu rompre complètement avec une tradition séculaire, qui fournissait des homophonies excellentes au jugement de l'oreille. L'empirisme des classiques les préserva de ces dangers. Ils écartèrent les exigences de Malherbe, et ils conservèrent les équivalences du Moyen Âge, continuées par le xvie siècle, quand celles-ci, entre 1600 et 1650, étaient encore conformes au bon usage. Puisque d sonnait à la finale comme t, g comme c, b comme p, que x, z, s dans la même position avaient le timbre de l's, on continua d'unir David et vit, sang et flanc, Joab et cap, dix et jadis, etc. D'autre part on admit l'identité des désinences -ain, -ein, -in, ce qui est un fait nouveau, celle de au et de ó (saule : pôle), et l'on négligea la différence graphique des consonnes muettes devant l's terminale, de telle sorte qu'il fut toujours loisible d'associer des mots comme galops et grelots, tu romps et des troncs, etc.; aussi bien fut-il permis d'apparier bois et exploits, etc., ainsi qu'on l'avait fait jusque là. On repoussa au contraire les nouveautés que la Renaissance, en s'appuyant sur une évolution commençante de la prononciation vulgaire, avait essayé de répandre et dont on aperçoit d'ailleurs les premières manifestations au Moyen Âge. Des rimes comme rang : defend, ou gond : adonc, qu'on rencontre chez Ronsard, ne furent point adoptées, parce que l'amuïssement des consonnes finales, au début du xviie siècle, n'était pas encore un phénomène assez constant. Puis la tradition s'imposa de plus en plus, et l'on perdit le désir de réformer les prescriptions des traités, une fois que le mode d'articulation, en se modifiant, leur eut enlevé toute valeur pratique. Richelet, après Lanoue, interdit d'associer tout et coup, imposant et camp. Cette règle a persisté.
39En somme, la réforme de la rime au xviie siècle, quelque sévères qu'aient été les intentions qui l'ont dictée, est restée incomplète. Cela pour trois raisons. La première, c'est que, si l'on a réduit considérablement le domaine de la licence, on n'a pu réussir à la supprimer complètement; elle a subsisté parce que de grands poètes en avaient usé, et parce que, dans un art difficile, elle était un artifice séduisant qui, en bien des circonstances, permettait de sortir d'embarras à peu de frais. Puisque d'autres en avaient usé, et qui étaient parmi les plus grands, pourquoi chacun n'en userait-il pas à son tour, malgré les défenses des grammairiens et des critiques, dont la plupart ne se mêlaient pas d'écrire des vers ? Malherbe avait promulgué des règles inflexibles, mais il ne les avait pas toujours observées lui-même. Plus tard Boileau, avec beaucoup de dédain, proclama que
Durant les premiers ans du Parnasse françois
Le caprice tout seul faisait toutes les lois.
40Mais lui aussi avait cédé au caprice, puisqu'il avait rimé des ”brèves” et des ”longues”, écrit ou supprimé l's à la première personne de l'indicatif. Personne ne voulut exclure ce que les censeurs les plus intraitables avaient admis et pratiqué.
41D'autre part une prononciation archaïque sauvegarda longtemps l'homophonie de timbres qui ne s'accordaient plus dans le langage quotidien. Elle ne paraissait pas fautive, puisqu'elle s'étendait au discours soutenu et qu'elle se perpétuait également dans le parler des avocats et des prédicateurs. Ainsi nous savons que la déclamation égalisait les rimes normandes. Lorsque Vaugelas décréta que les infinitifs en -er devaient sans restriction laisser tomber leur r, sa décision provoqua en 1657 la vigoureuse réplique d'un grammairien anonyme : « L'autheur des Remarques sur la Langue françoise a dit que l'r des infinitifs aller, prier ne se prononçoit point..., ce qui paroit insupportable en la prononciation de la plus-part des vers où l'un de ces infinitifs se trouve suivy d'une voyelle, et où semblables infinitifs riment avec un nom terminé en -er ». Ainsi se perpétuèrent des habitudes que consacrèrent de nombreux chefs-d'œuvre, et les poètes continuèrent d'accoupler des mots dont seule une convention maintenait encore l'exacte correspondance phonétique. Le jour où le parler vivant envahit enfin le vers, le pli était pris : depuis longtemps appariés dans la poésie, ils devaient rester unis au cours des siècles parce qu'ils l'avaient été chez Racine et La Fontaine.
42J'en arrive ainsi au troisième des motifs qui limitèrent l'étendue de la réforme classique. Celui-ci fut peut-être le plus puissant : il s'agit de la tradition, à laquelle j'ai déjà fait allusion. Non seulement elle conserve des rimes vieillies, mais elle endort l'attention des poètes et détruit en eux l'esprit d'initiative en les empêchant d'utiliser de justes accords pour la seule raison que leurs prédécesseurs ne les avaient pas employés. La tradition est un argument auquel Lanoue a très souvent recouru. « Par égard pour l'autorité de tant de poëtes », comme il le dit, il renonce à interdire des homophonies fausses. Et il écrit encore : « Quand on vient à lire des vers où il rime avec ilh (l et l), on cognoist bien qu'il ne va pas bien, mais pour ce que la plus part le font, on le passe ... On n'apariera pas ces deux rimes ordinairement. Mais afin que l'authorité de plusieurs poëtes, qui cy devant en ont uzé, ne semble estre mesprizée, avec ce que l'usage en a desja tellement accommodé quelques mots, qu'ils peuvent passer en l'une et l'autre pronontiation (comme gentil), on s'en pourra dispenser au besoin, mais peu ». La tradition a rencontré des adversaires, parmi lesquels le P. Mourgues25, mais elle a eu aussi bien des partisans et elle a remporté de notables victoires. C'est grâce à elle que' des rimes comme couronne : trône, rôle : école, flamme : dame, âge : langage, Artémis : amis se sont perpétuées dans notre versification. On pourrait montrer que Ronsard, sur plus d'un point, s'est conformé à l'exemple de Marot, que l'exemple de Ronsard à son tour a décidé bien des fois Régnier, et ainsi de suite, tandis que la similitude de l'orthographe, ou simplement l'équivalence admise de cette orthographe cachait de profondes différences de timbres et des dissemblances réelles entre les finales accouplées.
43À tout prendre, le système du classicisme aboutit à un compromis entre l'orthographe, dans les limites ci-dessus définies, et le phonétisme. La rime pour l'œil est la meilleure, mais à défaut, on admet des disparités d'écriture sanctionnées par l'usage et qui laissent subsister l'identité du son; en même temps on proclame que l'oreille doit être satisfaite, ce qui, étant donnée l'évolution du langage, ne se vérifiera pas toujours, sauf si l'on veut bien se donner la peine d'égaliser les timbres. Le xviie siècle, malgré la protestation du P. Mourgues, se rallie au principe d'autorité et ainsi grève singulièrement l'avenir. La rime, épurée et considérablement appauvrie par rapport à ce qu'elle avait été au Moyen Âge, se fige dans une dangereuse immobilité. Sauf quelques modifications de détail, elle restera telle que le classicisme l'a formée, et les poètes continueront d'associer leurs syllabes selon l'exemple de Malherbe et de Boileau. Au terme de son enquête, Thurot regrettait que les contemporains de Louis XIV, en s'efforçant d'unir des syllabes de même orthographe, eussent renoncé à accoupler des terminaisons qui, ne s'écrivant pas de même, faisaient des rimes excellentes. Sans doute; mais cette pauvreté volontaire n'est pas l'erreur capitale du classicisme. Sa grande faute a été bien plutôt qu'il n'a pas su prendre des initiatives fécondes et que, s'étant décidé, dans une intention éminemment louable, à épurer le matériel dont il allait disposer, il ait tenu les résultats de son travail pour définitifs, sans consentir à plier le vers aux variations d'un langage qui ne pouvait être stabilisé. Il ne put y réussir que par l'artifice d'une prononciation particulière, faite d'accommodations et d'archaïsmes, à laquelle un public docile donna d'abord son adhésion. Cependant le jour devait venir où l'on déclamerait la poésie selon les règles du phonétisme usuel : alors le système s'écroulerait, et la rime traditionnelle présenterait des imperfections lourdes et choquantes; elle souffrirait de tous les maux qui la minent encore aujourd'hui.
Notes de bas de page
1 Thurot, T. II, p. 621.
2 Le P. Mourgues, 1724, p. 38.
3 Le Gaynard, préface.
4 Éd. Chamard, p. 269.
5 Sebillet, I, 8.
6 Ronsard, Art poëtique.
7 Deimier, p. 318.
8 Idem, p. 206.
9 Idem, ibid.
10 Idem, p. 132.
11 Idem, p. 113. On peut cependant faire observer qu'au xviie siècle et même au xviiie les règles d'accord du participe ne sont point encore aussi rigoureuses qu'aujourd'hui.
12 Idem, p. 133.
13 Idem, p. 488 et 493.
14 Le P. Mourgues, 1724, p. 67.
15 De la Croix, p. 54.
16 Thurot, T. II, p. 162 et 167. On relève pourtant chez Corneille mal : Grimoald; aujourd'hui encore le peuple dit Léovol au lieu de Léopold.
17 Ménage, 1689, p. 421-422.
18 Deimier, p. 102.
19 . Le P. Mourgues, 1724, p. 68 sq.
20 Idem, p. 16.
21 II,3.
22 Richelet, 1672, p. 203.
23 Le P. Mourgues, 1724, p. 108.
24 On pourra se reporter, pour les grands écrivains classiques, aux listes qu'a dressées M. Souriau.
25 Le P. Mourgues, 1724, p. 109 : « En fait de rime, l'autorité ne fait rien : l'oreille y est juge, et l'oreille n'entend point raison : elle entend des prononciations différentes, elle dit que ce ne sont point des vers ».
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