Chapitre XII. Une Provence en mutations sous Louis XVI
p. 277-302
Texte intégral
1Les contemporains ne pouvaient se douter jusqu’en 1789 que l’organisation sociale et politique de la France allait changer cette année-là, entraînant la disparition stricto sensu de la Provence, entité politique et administrative qui ne deviendrait dès lors qu’une expression géographique imprécise jusqu’à la création des régions au xxe siècle. La fin de l’Ancien Régime offre l’occasion de retracer quelques évolutions majeures de la société provençale pendant la seconde moitié du xviiie siècle, avant d’évoquer très brièvement ce moment où s’accélère l’histoire, que les historiens ont parfois appelé à la suite de J. Egret la « prérévolution provençale ».
L’évolution sociale des élites
Un bas clergé congruiste et contestataire
2Dans les diocèses d’Aix et Arles, le recrutement semble soutenu jusqu’aux années 1735-1740 ; une chute se manifeste alors qui est compensée dès 1750 à Arles et après 1765 à Aix. Le recrutement de celui de Gap semble souvent excéder les besoins du diocèse, et l’archidiocèse d’Embrun voisin était une « véritable pépinière de prêtres pour tout le sud-est de la France » (Tackett, 1977). La montagne contribue à pourvoir aux besoins de la Basse-Provence, apparemment déficitaire de façon structurelle.
3On sait que la Provence est majoritairement pays de congruistes, comme le Dauphiné voisin (chap. 4). Ces « vicaires perpétuels » et leurs « secondaires », globalement instruits et accomplissant fort honorablement leurs tâches, forment une « plèbe cléricale », marquée par « l’héritage extraordinairement puissant et fortement ancré de l’opposition des curés à la hiérarchie ecclésiastique » (Tackett). Dans la seconde moitié du xviiie siècle, une nette contestation des curés se manifeste dans le diocèse de Gap, où le curé Henri Reymond, futur évêque constitutionnel de Grenoble, publie en 1776 Les droits des curés. Elle atteint celui d’Aix, ainsi sans doute que les autres, moins étudiés, exigeant en particulier la réévaluation de la portion congrue et également une répartition moins injuste des décimes (contribution fiscale versée par le premier ordre au roi). Le « syndic des curés de Provence » – nous dirions « syndicat » – fut autorisé par le parlement d’Aix en 1779. L’archevêque d’Aix, Jean-de-Dieu-Raymond de Boisgelin de Cucé, fut chargé à l’Assemblée du clergé de France de 1780 d’un rapport sur ces associations de curés de Provence et Dauphiné. Il les déclara illicites et demanda leur interdiction, mais il se soucia aussi de désamorcer leurs revendications en obtenant l’augmentation de la portion congrue, portée en 1788 de 500 à 700 livres (350 lt pour les « secondaires »). La Provence sera une des régions de France où le clergé séculier adhérera le plus massivement à la réorganisation de l’Église par l’Assemblée constituante (94 % de serments constitutionnels prêtés dans le Var, cf. B. Cousin, dir., Hommes de Dieu et Révolution en Provence, Brépols, 1995).
La mise en cause des réguliers
4Les ordres religieux connaissent au cours du xviiie siècle une forte crise des vocations qui entraîne la baisse des effectifs conventuels. À Aix, entre la fin du xviie siècle et 1790, les couvents d’hommes ont perdu les 2/3 de leurs effectifs, ceux de femmes entre 50 et 60 %. La pyramide des âges des religieux montre en 1790 le vieillissement d’une population où, note M. Vovelle, « c’est dans la génération de ceux qui ont eu 20 ans en 1760 que, sans doute, on s’est massivement détourné des couvents ». Ce constat est confirmé par l’étude, conduite par M. Cubells, de la destinée des filles de parlementaires qui ont atteint l’âge adulte. Sont devenues religieuses : 51 % de celles nées avant 1701 ; 16,5 % de la génération née entre 1701 et 1730 et aucune de la génération née dans les années 1731-1760 (Cubells, 1984).
5Certes, le xviie siècle avait suréquipé en couvents les villes. Il n’y a guère de créations au cours du xviiie siècle ; en revanche plusieurs maisons furent fermées. Après la suppression des jésuites en 1764, la Commission des réguliers, qui siégea de 1766 à 1780, procéda à un recensement des établissements, de leurs effectifs et revenus, et prononça la suppression de huit instituts, dont les Servites et les Antonins, et la fermeture de petits établissements des autres ordres. Selon P. Masson, la commission aurait supprimé 24 maisons en Provence, ce qui est peu. En fait, des couvents aux effectifs étiques furent fermés par décision de l’ordre auquel ils appartenaient. Ainsi, à Manosque, les clarisses sont supprimées dès 1747, les observantins en 1772 – il n’y avait plus que deux religieux –, les carmes en 1786 (un seul religieux). Si le couvent des capucins subsista, il ne renfermait en 1790 que deux pères et un frère (Masson, 1936).
6Telle évolution rapide et radicale reflète sans doute un affaiblissement de la foi chez les élites, dont on a d’autres indices – ainsi l’évolution des clauses religieuses des testaments (voir ci-après). Il convient d’ajouter l’hostilité manifestée alors par une partie des catégories aisées à l’égard des instituts réguliers, jugés inutiles, ce qui traduit la dépréciation de la prière de louange et d’intercession en faveur des vivants et des morts. Et aussi une évolution du sentiment familial, qui cesse de faire de la mise au couvent un des régulateurs démographiques des lignages. Au cours du xviiie siècle, le souci de la « vocation véritable » conduirait les familles à ne plus mettre dans les cloîtres que ceux des enfants qui en manifestent le désir. D’autres facteurs peuvent encore jouer : la baisse des revenus des couvents, liée à celle des effectifs qui diminue le nombre des dots, a dû entraîner une paupérisation de certaines maisons ; la Commission des Réguliers, qui reflétait au demeurant le discrédit des cloîtres dans une partie de l’opinion, pouvait inquiéter des pères, le couvent où ils voulaient diriger leur fille risquant peut-être une fermeture. Enfin, le Sud-Est semble marquer un retard assez net sous l’Ancien Régime dans l’introduction et le développement des « sœurs », non cloîtrées, hospitalières ou enseignantes, déjà bien implantées en France du Nord et qui vont se multiplier au xixe siècle. Les recrues des dernières années de l’Ancien Régime sont peu nombreuses, mais ont sans doute une vocation assurée : après avoir majoritairement refusé de quitter l’état religieux lors de la fermeture des couvents en 1791-1792, certaines poursuivront une vie communautaire cloîtrée, au prix d’une expatriation. Des survivantes reconstitueront certaines de ces maisons sous l’Empire, ou même sous la Restauration.
Une noblesse diversifiée et pugnace
7M. Cubells a montré que la difficulté à usurper la noblesse au xviiie siècle constituait « un phénomène social d’importance majeure » pour les catégories aisées et instruites. Après les vérifications de noblesse du règne de Louis XIV (chap. 9), l’anoblissement devait surtout être obtenu par des moyens légaux. Les lettres de noblesse, d’abord. 61 furent conférées à des Provençaux entre 1715 et 1789, concernant 70 personnes. Ces lettres consacrent de plus en plus le mérite d’un individu et non d’une famille, comme auparavant, et même si les militaires constituent le quart de l’effectif, elles peuvent aussi concerner des négociants marseillais (Bruny, Borély).
8L’autre moyen était l’anoblissement par charge. Mais les acheteurs des grandes charges parlementaires à effet d’anoblissement graduel étaient souvent déjà nobles au xviiie siècle. En 1769 le parlement décida même de demander à leurs acquéreurs quatre degrés ou cent ans de noblesse, et trois seulement pour les gendres de parlementaires. Certes, M. Cubells a montré que cette clause significative de la tentative de fermeture du corps, même à la noblesse récente, ne fut pas respectée : sur les 35 membres admis après cette date, dix ne remplissaient pas ces conditions, dont un cas de simple bourgeoisie mais membre de familles robines : les solidarités familiales et professionnelles semblent l’avoir emporté sur la solidarité strictement nobiliaire. En fait, restaient avant tout au candidat au second ordre les offices onéreux de trésorier général de France et ceux de secrétaire du roi, la « savonnette à vilain » par excellence, qui n’exigeait ni grade universitaire ni compétences et procurait la noblesse au premier degré (en une génération). Cette fermeture de la noblesse aux aspirations roturières va de pair avec l’aristocratisation des charges militaires et épiscopales.
9La distinction entre familles de noblesse d’épée et de robe s’efface au xviiie siècle. La carrière militaire, avec sa vie en garnison, ne jouit plus d’un prestige comparable à celui des siècles précédents, même si M. Cubells a signalé un regain de faveur à son égard de la part des jeunes nobles à la veille de la Révolution. Le service du roi dans l’armée et la Marine – le corps des officiers des galères est supprimé en 1748 – est souvent au xviiie siècle le fait de cadets, l’exception étant cependant constituée par les familles de la moyenne noblesse terrienne, pour lesquelles le service dans la Royale constitue à la fois un revenu assuré, une source de prestige et la possibilité de séjours en famille en ville ou au château quand les escadres sont au repos, même si l’avancement peut dépendre des réseaux de protection que l’on a à la cour. F. d’Agay a dénombré 1250 officiers de marine provençaux ayant servi entre 1700 et 1792, parmi lesquels 119 amiraux, 34 brigadiers des armées navales et chefs de division, 187 capitaines de vaisseau. Il estime qu’un quart des officiers généraux de la Marine sont provençaux sous Louis XVI (Agay, 2011). La noblesse de robe vit à la ville, et avant tout à Aix où elle a ses hôtels ; elle possède une richesse seigneuriale et foncière, que la pratique du droit lui permet de bien gérer, d’autant que dans leurs fiefs, « Messieurs du Parlement » se conduisent parfois en « derniers des féodaux » (M. Cubells).
10La noblesse rentière, la seule à « vivre noblement » au sens traditionnel du terme, est la plus diverse. À la différence des nobles d’épée et de robe, ses membres ne sont pas soudés par les solidarités et les savoirs que constitue l’exercice d’une profession. De plus les différences de fortune, et donc de mode de vie, sont considérables. Les « grands », la haute noblesse admise aux honneurs de la cour, ne sont qu’une minorité, absente en général de ses terres, susceptible d’être influente, en particulier pour les ecclésiastiques, soldats ou marins de sa parenté (F. d’Agay, Prov. hist., 2007 : 230). Parmi les familles nobles du futur département du Var, M. Agulhon en note une douzaine qui vivent à Versailles, en général d’origine chevaleresque. Une « moyenne noblesse » qui possède un patrimoine de terres et de seigneuries peut vivre une partie de l’année dans son château, mais passe souvent l’hiver en ville, à Arles, Tarascon, voire Draguignan ou Grasse, pour bénéficier d’une vie de sociabilité. Elle est traversée par le clivage qui sépare les « possédants fiefs » de ceux qui n’ont pas de terre noble ni de droits seigneuriaux. Existait enfin une « noblesse pauvre », aux moyens souvent réduits, qui résidait en permanence sur ses terres, dans une « maison noble », peu différente souvent de la maison de maître d’une bastide. Elle cohabitait aussi, dans les petites villes (ainsi Riez) et les bourgs, avec la bourgeoisie rentière chez qui elle trouvait parfois des conjoints. Elle était souvent formée de « cadets de cadets » – c’est le cas des parents du conventionnel François de Barras, dont le père était de noblesse chevaleresque mais la mère était née Pourcelly et qui vivaient à Fox-Amphoux. Ou encore de membres de familles anciennes dont le patrimoine s’était érodé. Joseph-François-Auguste des Porcellets, marquis de Maillane, de famille chevaleresque, retirait moins de 3 000 livres de son fief dont il n’était plus que l’un des coseigneurs – il l’avait fractionné en 26 parts – et il mourut insolvable en 1786.
11Dans ce pays où les bonnes terres sont en nombre limité persiste jusqu’à la Révolution le long conflit qui oppose la noblesse au tiers, dit par R. Blaufarb « procès des tailles » (2010), même s’il ne concerne pas tous les nobles et si le seigneur qui bénéficie de l’exemption des tailles de la terre noble peut être roturier. La lutte menée par l’Assemblée générale des communautés et la Procure portait à la fois sur le principe de l’exemption et surtout sur le droit de compensation (un seigneur qui vendait de la terre noble pouvait compenser avec l’équivalent en valeur de terre roturière) ; l’arrêt de 1668 qui avait autorisé les communautés à racheter les biens aliénés par elles en franchise de taille avait fait une exception pour ceux acquis par des seigneurs qui pouvaient démontrer que ces biens faisaient originellement partie de leur fief. En 1728 les seigneurs avaient obtenu l’exclusion du rachat de tous les biens de ce type qu’ils avaient acquis, même hors de leur fief. Mais en 1776 Turgot, contrôleur-général des finances, lança une campagne de rachat des biens aliénés avec franchise de taille en autorisant le Pays à avancer si nécessaire aux communautés les fonds ; parmi les conflits, le plus célèbre est celui du marquis de Trans contre la communauté de Tourrettes qui voulait racheter four et moulins banaux, car Gassier, syndic du corps de la noblesse, défendit le marquis et Portalis la communauté. Chacun publia un grand mémoire, que le conseil du roi soumit à l’intendant La Tour, lequel approuva la position de Portalis. La déclaration royale de 1783 définit de façon très restrictive les biens qui ne pouvaient être rachetés. La noblesse mit dès lors son espoir dans un rétablissement des États pour obtenir la suppression de cette déclaration. Parmi les revendications des cahiers de doléances rédigés pour les États généraux de 1789 viennent en tête dans 87 % des cahiers les plaintes contre les droits seigneuriaux et la demande d’égalité fiscale (Cubells, 1987).
Richesses, « talents », travail, les nouvelles valeurs roturières
12La fin du xviie siècle a été marquée par une distinction, dans la strate supérieure des gens de commerce, entre « négociant » et « marchand ». Le négociant se situe au sommet des commerçants par l’étendue spatiale et la polyvalence de ses activités, du moins à Marseille. Selon C. Carrière, « le propre des négociants c’est le commerce extérieur, maritime, international et colonial, finalement le commerce mondial ». Il pratique des transactions sur toutes sortes de marchandises, à l’import-export, en transit, en commerce océanique, en commerce continental aussi. Il participe à l’armement et à des activités de banque et d’assurance. Le grand négoce réclame des qualités personnelles aiguës : connaissance empirique d’un nombre important de produits et de matières, maîtrise du droit commercial et de la réglementation. L’expatriation initiatique dans les Échelles du Levant ou aux colonies comme apprenti dans un comptoir le distingue aussi du marchand. Elle insère le négociant dans des réseaux internationaux, lui permet de nouer des relations durables avec des étrangers et des compatriotes, futurs associés ou correspondants.
13À travers eux tend à se dessiner le modèle nouveau d’une élite professionnelle, dont la réussite financière couronne des aptitudes personnelles et un travail acharné, qui accorde peu en revanche à la naissance, aux origines sociales ou géographiques, voire aux appartenances religieuses lorsqu’elles ne sont pas catholiques mais protestantes. Ses valeurs – la richesse, le travail, les qualités personnelles, l’individualisme – seront celles de la bourgeoisie post-révolutionnaire. La société marseillaise, ouverte à la promotion individuelle et nourrie par les migrations françaises, voire étrangères, compterait, selon C. Carrière, environ 250 à 300 négociants au début du siècle et 700 à 750 à la fin.
14Ces hommes éclairés, créateurs d’emplois et de richesses, sont avant tout des hommes de profits répondant à l’appel des marchés et ils ne sauraient être idéalisés. On en jugera par leur attitude cynique à l’égard de la traite des esclaves noirs. De 1698 à 1782, 39 navires marseillais avaient été armés vers les côtes de Guinée et d’Angola, soit environ un tous les quatre ans, ce qui faisait de Marseille un port très secondaire pour le commerce triangulaire, dit aussi « circuiteux ». Or, la traite négrière connaît un « essor fulgurant » (G. Buti) à Marseille dans les dernières années de l’Ancien Régime. On compte, de 1783 à 1793, quelque 83 départs de navires marseillais (en moyenne 8 par an) vers ces mêmes côtes ainsi que celles du Mozambique, en Afrique orientale (chap. 11). La traite semble alors aux négociants marseillais un moyen de compenser les pertes ou manques à gagner enregistrés dans le Levant et les îles d’Amérique, où les profits connaissent un essoufflement. Un tel commerce humain, qui aurait dû paraître odieux dans une région ayant tant souffert des prises d’esclaves chrétiens par les Barbaresques, fut cependant condamné à Marseille par le jurisconsulte Balthazard-Marie Émerigon (1716-1784), pionnier du droit maritime comparé, dans son célèbre Traité des assurances et des contrats à la grosse (Marseille, 1783) et par le négociant André Liquier, dans un mémoire couronné en 1777 par l’académie de Marseille où il n’hésita pas à se démarquer de ses coreligionnaires protestants qui la pratiquaient (G. Buti, Cahiers des anneaux de la mémoire, 11, 2007).
15Les bons manuels d’histoire soulignent que la seconde moitié du xviiie siècle est également marquée par la place de la roture « à talents », en particulier les gradués de l’université, dans le cas des médecins et surtout des avocats. En fait, A. Servel a montré leur prestige et leur rôle dès les siècles précédents dans une petite ville comme Apt. Outre la part des avocats parmi les élus du tiers aux États généraux (16 sur 22 députés du tiers) et leur rôle dans les assemblées suivantes, c’est vraisemblablement l’augmentation de leur nombre qui donne cette impression d’émergence d’une profession, même si certains n’exercent qu’à temps partiel ou épisodiquement, vivant de rentes ou tirant un complément de ressources des fonctions de lieutenant de juge seigneurial. On observe aussi la montée de professions à la formation professionnelle spécifique, les chirurgiens, qui concurrencent les médecins dans les villes, les apothicaires. En revanche, les notaires pâtissent du nombre des offices créés par les derniers rois – qui n’ont d’ailleurs pas tous trouvé preneur – et des progrès de l’alphabétisation urbaine qui multiplient les contrats passés sous seing privé. Un Jean-Baptiste-Bernard Grosson, académicien marseillais, grand collectionneur, auteur du précieux Almanach historique de Marseille qu’il publie de 1770 à 1790, semble faire figure d’exception.
16Le cas des artisans et manufacturiers est plus complexe. Les plus entreprenants d’entre eux doivent compter avec les confréries de métier, leur monopole de fabrication et de vente, leurs règlements qui tendent à brider la concurrence. Mais ces « corporations » – cet anglicisme s’impose alors – que Turgot ne pourra abolir que temporairement, n’enserrent pas toutes les professions dans toutes les villes et sont absentes du monde rural, d’où l’importance qu’y tient le travail à façon, saisonnier, et les productions textiles bon marché mais de qualité médiocre, que n’autorisent pas les confréries de métier. À noter que l’organisation corporative des parfumeurs de Grasse ne leur a pas interdit une novation majeure, l’enfleurage à froid et la diversification des parfums (chap. 11).
17Il est sans doute significatif que le conflit le plus mémorable ait été celui qui opposa le corps des pêcheurs de Marseille et sa prud’homie, son tribunal d’arbitrage (chapitre 2), à la redoutable concurrence de pêcheurs catalans, établis en partie dans l’anse proche de la ville à laquelle ils ont donné leur nom. D. Faget a montré que les Catalans pratiquent la pêche au bœuf (au chalut), technique qu’ils répandent, comme celle de la palangre en pendis, sur les côtes françaises de Méditerranée. Le corps des pêcheurs marseillais lutte en vain contre eux : l’approvisionnement de la ville d’une denrée de première nécessité est trop important aux yeux des autorités (Faget, 2011).
Le poids accru de l’instruction
Une alphabétisation encore médiocre mais en progrès
18L’enquête du recteur Louis Maggiolo, qui tenta en 1877 de mesurer l’alphabétisation de la France au moyen du test de l’aptitude des conjoints à signer leur acte de mariage, procure des résultats qui valent pour la France rurale et constituent donc un résultat minimum (F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, éd. de Minuit, 1977). La maîtrise de l’écriture semble encore minoritaire dans la France d’Ancien Régime, mais une évolution positive s’observe entre Louis XIV (sondage pour les années 1686-1690) et Louis XVI (années 1786-1790). En moyenne, 21 % des conjoints sont capables de signer cet acte sous Louis XIV et 37 % un siècle plus tard. Mais Bouches-du-Rhône, Var et Basses-Alpes – aujourd’hui Alpes-de-Haute-Provence – qui correspondent à l’essentiel de l’ancienne Provence (Maggiolo a choisi pour ses comptages le cadre anachronique du département) s’inscrivent très en retrait de la moyenne du royaume : 14,8 % des conjoints y savent signer à la fin du xviie et 24,8 % un siècle plus tard – la partie occidentale de Vaucluse n’étant pas alors française, le département n’a pas été pris en compte dans l’enquête. Le sexe constitue un premier clivage : selon les moyennes obtenues pour l’ensemble du royaume, dès la fin du xviie, 28,7 % des hommes signent et 13,9 % de leurs épouses – soit deux fois moins ; à la fin du xviiie, 47,4 % des hommes mais 26,8 % des femmes – 1,7 fois moins. Pour nos trois départements, 19,9 % des hommes à la fin du xviie et 6,4 % des femmes – soit trois fois moins ; 35,6 % des hommes à la veille de la Révolution et 14,2 % des femmes, soit 2,5 fois moins. Ce retard des Provençales ne se réduira progressivement qu’au xixe siècle.
19Un second clivage, géographique, est symbolisé par la « ligne de Maggiolo » de Saint-Malo à Genève, qui sépare une France du Nord et Nord-Est dont les actuels départements parviennent à un total d’au moins 20 % des signataires à la fin du xviie et au moins 30 % en 1786-1790 et les régions de l’Ouest, du Centre et du Sud où de tels résultats ne sont guère atteints que par les pourcentages très élevés des Hautes-Alpes. Cette partie du Dauphiné est la plus alphabétisée de la France rurale à la fin du xviie siècle ; elle le restera jusqu’à la fin du xixe pour le Sud-Est rural. L’enquête couvre 78 départements ; au classement de la fin du xviie siècle, les futures Basses-Alpes et les Bouches-du-Rhône sont dans les dernières places de la première moitié (30e et 39e). Un siècle plus tard, les Basses-Alpes se maintiennent dans le classement (32e) ; en dépit de leurs progrès, les Bouches-du-Rhône régressent (53e), étant distancées par nombre de départements du Nord et du Nord-Est qui ont continué de progresser, en particulier dans l’alphabétisation des femmes. Les résultats du Var sont proches de ceux des Bouches-du-Rhône (54e). Les Préalpes du Sud (Hautes et Basses-Alpes) constituent donc, à la veille de la Révolution, des zones de meilleure alphabétisation – en particulier masculine – que la Basse-Provence.
20L’étude des taux d’accroissement permet de mettre en évidence un « croissant périphérique » courant le long des Pyrénées puis de la vallée du Rhône et incluant donc la Provence, marqué par un effort de rattrapage relatif de l’alphabétisation, au moins masculine, au cours du siècle. M. Vovelle a avancé l’hypothèse d’une évolution étroitement corrélée à la conjoncture économique : une montée de l’alphabétisation aurait eu lieu à la fin du xviie siècle. Puis une phase de plateau, et même de déclin, s’établirait entre 1700 et 1740 ; une reprise lente commencerait à cette dernière date et s’accélérerait vers 1770-1780. La courbe ne deviendra très fortement ascendante que sous la Restauration (Vovelle, 1980).
21Marseille et Aix se caractérisent par des résultats qui dépasseraient 50 % à la fin du xviiie. Mais l’estimation est faite à partir des signatures des testaments, surtout masculins. Les villes modestes et les bourgs de Provence intérieure d’entre 5000 et 2000 hab. ont, selon le même test, des résultats inférieurs à 50 % : entre 30 et 40 % pour les hommes et 10 et 20 % pour les femmes. De surcroît, l’évolution est dans plusieurs cas à la baisse. Ces résultats urbains sont supérieurs à ceux du monde rural, procurés par les données de Maggiolo, et médiocres en comparaison de ceux obtenus dans des agglomérations de taille semblable situées au nord de la ligne Maggiolo.
22Les protestants du Luberon sont, à statut social égal, deux à trois fois plus alphabétisés que leurs voisins catholiques, ce qui ne se vérifie pas pour les protestantes (M. Vovelle). R. Moulinas a montré la forte alphabétisation, uniquement masculine, des juifs du pape d’Avignon et du Comtat : dès 1673, 87 % de signatures, en 1701, 95 % (Moulinas, 1981).
Nuances sociales et régionales
23« L’alphabétisation est quasi de rigueur dans certains groupes, totalement ou pratiquement ignorée dans d’autres » (M. Vovelle). Les nobles, « bourgeois » (rentiers) et membres des professions libérales sont en grande majorité alphabétisés – mais non leurs épouses. Ce sont ensuite les catégories médianes de la population urbaine, artisans et boutiquiers, qui bénéficient des progrès du xviiie siècle ; à la fin de l’Ancien Régime, les 2/3 des hommes y signent (et même 90 % des détaillants aixois ou marseillais), cependant que les prouesses de leurs conjointes restent plus médiocres (à Salon en 1790, 63 % des boutiquiers signent et 15 % de leurs épouses). Nombre de cadres de la Révolution et les sans-culottes marseillais se recruteront à la fin du siècle dans ce milieu de « démiurges du monde culturel » (M. Vovelle) qui a accédé au monde de l’écrit.
24La paysannerie constitue « le pôle de l’analphabétisme provençal » (M. Vovelle). L’analphabétisme est presque total chez les travailleurs (4 à 8 % signent à la veille de la Révolution), mais non chez le ménager dont les pourcentages masculins oscillent alors, selon le lieu, entre 15 et 45 % de signataires. La grande exception est la vallée de l’Ubaye, qui participe au modèle des Hautes-Alpes par son exceptionnelle alphabétisation masculine, en dépit d’un tassement au cours du siècle à Barcelonnette. Mais ses résultats féminins sont médiocres, surtout au village.
25La « petite école » où l’on apprend le « rudiment » – les premières notions : lire, écrire, calculer, éventuellement la prononciation du latin et ses principales déclinaisons –, dont le régent est recruté et partiellement payé par la communauté d’habitants, caractérise la Basse-Provence et la vallée de la Durance. Dans le diocèse d’Aix, vers 1730, elle reste exceptionnelle au-dessous de 700 hab., et un quart des « villages urbanisés » de 700 à 1 500 hab. en est dépourvu. Elle devient la règle au-dessus de 1 500 hab. Non sans cas de régression : la communauté endettée n’entretient qu’épisodiquement un maître et les parents doivent lui apporter un complément de rétribution, l’école cessant dès lors d’être gratuite. On ne s’étonne guère de taux d’alphabétisation très médiocres chez les journaliers. Dans les villes de quelque importance, l’école élémentaire est soit constituée des petites classes d’un collège, soit par les cours privés ouverts « en chambre » (ou « chambrées ») par des « maîtres » et parfois « maîtresses », soit d’écoles de charité « pour les pauvres » (les petites écoles paroissiales), tenues par des prêtres habitués (voir chap. 4) ou par des congrégations enseignantes : les Frères des écoles chrétiennes, installés à Marseille en 1706, et les Sœurs de l’Enfant-Jésus (Dames de Saint-Maur), d’origine rouennaise, établies à la fin de l’Ancien Régime à Marseille, Arles, Toulon, Hyères, Grasse et Rians. Ce sont les filles d’artisans et de boutiquiers qui sembleraient surtout profiter des petites écoles féminines. Certaines peuvent également être, comme les filles de condition aisée, pensionnaires d’un couvent féminin, en particulier d’ursulines ou de visitandines.
26Enfin, dans la partie septentrionale de la Haute-Provence, et plus encore dans les Hautes-Alpes, les écoles sont peu nombreuses alors que les taux d’alphabétisation masculine sont très supérieurs à ceux du bas pays. Règne ici le modèle de la « classe informelle » des Grandes Alpes du sud, où l’alphabétisation se fait dans le cadre des veillées hivernales, parfois avec des maîtres itinérants, ou par apprentissage familial, le père enseignant ses fils. Ces montagnes, et en particulier le Briançonnais, sont dès le xviiie siècle le lieu d’origine de nombreux instituteurs, en général cadets de famille, qui « descendent dans le bas pays » proposer leurs services. Le haut pays semble avoir tôt perçu l’atout de la maîtrise de la lecture et l’écriture pour des populations pratiquant l’émigration saisonnière ou définitive, dans le cas des cadets des familles-souche (voir chap. 5).
Alphabétisation et francisation
27Au terme de l’apprentissage du rudiment, les élèves des petites écoles étaient réputés comprendre et théoriquement parler le français. Cette idée reçue est parfois traduite sans ambages : ainsi en juillet 1790, la Société des Amis de la Constitution d’Aix sera effleurée de l’idée d’organiser le dimanche après-midi des « explications publiques en langue vulgaire des décrets de l’auguste assemblée nationale » ; il est révélateur que le public potentiel ait été défini comme « des auditeurs presque tous illettrés ».
28Le savoir livresque n’est plus désormais le fait de notables, mais aussi celui des classes moyennes d’artisans et boutiquiers, parfois des paysans aisés. On sait que l’utilisation orale du français ne saurait être sous-estimée dans les catégories supérieures de la population : parler la langue des cours et des élites de l’Europe, ou du moins s’y efforcer, est un élément de prestige ; parler provençal est « parler peuple », donc dépréciatif (chap. 5). Les foyers de résistance du provençal correspondent d’ailleurs aux états les moins considérés dans la hiérarchie sociale de l’époque : l’agriculture, l’élevage, la pêche. Quiconque veut cependant s’adresser au peuple doit connaître le provençal : certains nobles terriens du début du xixe siècle se flatteront de ne pas le parler, mais de le connaître néanmoins – ne serait-ce que par l’entremise de leur nourrice. Les intermédiaires culturels, curés, greffiers, notaires, hommes de loi, juges des juridictions subalternes sont les bilingues par excellence.
29Quelques retombées de cette montée de l’instruction dans les catégories médianes de la société bénéficient au provençal : elle a fait naître dans la seconde moitié du siècle une création bilingue de cantiques et de comédies, due à des auteurs de milieux artisanaux s’exprimant plus aisément en vernaculaire mais parvenant, au prix d’efforts, à écrire en français : Jean-Baptiste Nalis, maître cordier, Antoine Peyrol, fustier (menuisier), Étienne Pelabon (machiniste de théâtre), ou Sauze, « un jardinier d’Aix » dont les écrits anti-révolutionnaires paraîtront sous l’Empire. L’élargissement des pratiques de la lecture offrait un public potentiel à des publications en provençal : plus d’une quarantaine de recueils de cantiques partiellement ou entièrement en provençal ont été édités au cours du xviiie, ainsi que des livres de noëls ; la version provençale de la Constitution de 1791, œuvre de C.-F. Bouche, sera la seule traduction en dialectes régionaux à avoir connu l’impression (Merle, 1990 ; Eygun, 2002).
Humanités ou formation professionnelle ?
30Un trait révélateur de la mise en cause par le tiers état aisé de la prédominance de la culture nobiliaire est sa contestation des humanités à la fin de l’Ancien Régime. Négociants et manufacturiers jugent que l’éducation des collèges est générale et abstraite, que l’étude des langues anciennes n’est pas indispensable, sinon pour l’étymologie et l’apprentissage des langues latines vivantes. Les négociants des grands ports français appellent de leurs vœux un enseignement professionnel incluant la comptabilité, les calculs des taux de change et prix de revient, la géographie, les langues étrangères – ce qu’avait demandé dès la fin du xviie siècle Jacques Savary dans son manuel très répandu Le Parfait négociant. D. Julia a montré la tendance longue à la baisse des effectifs des collèges des villes maritimes entre le xviie et le xviiie là où elle est mesurable – à Bordeaux, environ 1 500 élèves en 1668 et 400 en 1789 (voir F. Angiolini et D. Roche, Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, EHESS, 1995). À Marseille, les oratoriens avaient pris en charge le collège en 1725. Mgr de Belsunce les avait mis en concurrence avec les jésuites, dont il avait transformé une des résidences en « collège Belsunce ». La suppression de la Compagnie de Jésus en France en 1764 (chap. 11) ne laisse subsister que le collège de l’Oratoire, qui bénéfice même des locaux de celui des jésuites. Ses effectifs n’augmentent guère car une partie de la demande de formation est satisfaite par les prêtres du Sacré-Cœur, petite société sacerdotale fondée par Belsunce qui a créé un petit séminaire, et surtout par les frères des écoles chrétiennes, qui ont vocation à un enseignement technique et sans latin et tiennent des pensionnats où ils enseignent les matières utiles au négociant. C’est le cas de celui qu’ils ont fondé à Marseille en 1728, transféré en 1759 dans un bâtiment plus vaste sur la rive sud du port. Ils ont 104 écoliers en 1779 et 282 en 1789. Encore doit-on ajouter le succès des maîtres écrivains, qui apprennent comment tenir les livres, et surtout de « maisons d’éducation particulières » qui proposent un enseignement commercial ; il y en aura 15 à Marseille en 1812 (30 à Bordeaux, 15 à Nantes, 13 à Rouen).
31Si l’on excepte les écoles d’hydrographie de Marseille et de Toulon, fondées à la fin du xviie siècle, et l’école des gardes de la Marine de Toulon (1683-1786), les institutions de formation et de perfectionnement professionnels spécialisés restent encore surtout liées aux « arts ». À Marseille, une académie de peinture, sculpture et architecture civile et navale, imitée de celle de Paris, est fondée en 1752 ; elle propose, avec une aide financière du conseil de ville, un enseignement libre et gratuit dans toutes ces disciplines, qui est suivi par des artisans d’art – peintres en faïence et auteurs de toiles peintes à la détrempe, serruriers, sculpteurs de meubles – et aussi par des artistes. Il s’achève par un concours de fin d’année avec attribution de prix et classement des candidats. L’école de dessin d’Aix, née en 1766 d’un don fait par le duc de Villars, est tenue par Charles-Marcel Aune et Claude Arnulphy (1697-1786) ; en 1786, Jean-Antoine Constantin (1756-1844), de retour d’Italie, remplace Aune, parti aux Amériques. L’école de sculpture d’Aix, ouverte en 1774 par l’Assemblée des communautés, est confiée à Jean-Pancrace Chastel (1726-1793), le principal sculpteur provençal de la seconde moitié du siècle, auquel son fils Jean-Hippolyte-Gaspard succède en 1788.
32L’innovation, très remarquée, vient des corps des chirurgiens. La chirurgie progresse bien plus que la médecine au xviiie siècle, car elle est fondée sur l’observation et la pratique et n’est pas handicapée par les théorisations doctrinales de la médecine. En 1741, au terme d’un long conflit, le corps des chirurgiens d’Aix s’est affranchi de la tutelle de la faculté de médecine, dont il devient un rival « fort dangereux » lorsqu’en 1769 il ouvre une école de chirurgie, dotée de six professeurs démonstrateurs, qui fonctionnera jusqu’à la Révolution (G. Fleury et H. Alezais, Histoire de la communauté des maîtres-chirurgiens d’Aix, Marseille, impr. Marseillaise, 1929). De même, un « collège de chirurgie » fut créé en 1769 à Marseille, doté de quatre chaires de professeurs démonstrateurs. Les cours étaient libres et gratuits.
Une certaine laïcisation des cultures
Retombée de l’élan tridentin et première déprise religieuse
33La Provence reste à la fin de l’Ancien Régime fortement marquée par l’empreinte du catholicisme. Néanmoins, une retombée du grand élan tridentin voire un reflux de l’intensité de la foi sont perceptibles en nombre d’aspects de la vie religieuse de la seconde moitié du siècle, dans l’essentiel de ses régions et en particulier dans ses principaux sites urbains. Elle a été mise en évidence par M. Vovelle à travers l’étude sérielle des testaments (pour l’essentiel masculins) : le déclin général des pompes baroques se lit dans le fléchissement convergent des legs aux institutions religieuses, des demandes de messes, du recours à l’intercession, et à travers la laïcisation progressive des formules religieuses initiales (Vovelle, 1973, voir carte 13, p. 291). D’autres indicateurs tendent pareillement à la baisse : outre les vocations religieuses, déjà citées, le produit des messes ou des quêtes dans les établissements religieux et hospitaliers, le nombre et la vitalité des confréries luminaires ou de dévotion (Frœschlé-Chopard et Devos, 1988), ou bien la réduction de l’espace sacré au profit des personnages et du paysage terrestres sur les ex-voto (Cousin, 1983). La convergence de ces évolutions suggère d’abord une individualisation de la pratique religieuse qui conduira à la liberté du choix religieux de l’époque contemporaine, composante essentielle de l’autonomisation croissante de l’individu dans l’Occident démocratique. Elle suggère plus globalement un affaiblissement des convictions sous-tendant les pratiques pieuses, voire une désaffection religieuse, une première « déchristianisation des consciences » (Vovelle, 1973), amorcée dans la génération qui précède 1789. Elle peut traduire aussi des différences de comportement, dans un même milieu social, entre hommes et femmes, ces dernières tendant à être moins détachées la foi. Un catholicisme de résistance fondé sur de fortes convictions personnelles commence alors à se profiler – à Marseille, par exemple autour des prêtres du Sacré-Cœur, de leurs élèves et des « œuvres de jeunesse » qu’ils ont précocement mises au point ; sous la Révolution, certains de leurs anciens membres semblent avoir été les soutiens de la pastorale clandestine pendant la Terreur (R. Bertrand, Prov. hist., 1997 : 187).
34Ce « contraste (entre) la ferveur du xviie siècle et la tiédeur du xviiie » (D. Roche), nullement propre à la Provence dans l’espace français, est d’explication complexe. Un de ses aspects, et sans doute de ses causes, est le décalage croissant entre les exigences des clercs et les aspirations des fidèles. Sans doute convient-il de souligner les limites de la Réforme catholique, qui sont réelles, au point que le clergé de la fin de l’Ancien Régime tendit à les exagérer. Elle n’a sans doute atteint que très partiellement et tardivement le monde rural. Et surtout son succès a conduit les évêques, en particulier jansénistes ou simplement rigoristes, à placer plus haut encore leurs exigences. Ils commencent à partir de la fin du xviie siècle à heurter les fidèles, voire à les décourager, par leur insistance indiscrète en confession sur les péchés de chair et la morale sexuelle qui va jusqu’au refus d’absolution, et leurs exigences d’austérité, qui les conduiraient, si les fidèles ne manifestaient leur résistance (chap. 11), à restreindre les fêtes aux seules célébrations religieuses et à interdire tout amusement ou activité profanes – les danses en particulier.
Vers la tolérance religieuse : présence de non-catholiques
35À partir des années 1760 commence pour les réformés français le « second désert ». La répression à leur égard s’atténue sans cesser et une certaine tolérance tend à s’établir de facto de la part des représentants du roi (Arnaud, 1884 ; Bourrilly, 1956). Outre les noyaux opiniâtres qui subsistent en Luberon et au Pays d’Aigues ou dans la région des Baux, un groupe protestant s’est constitué clandestinement par migration au cours du xviiie siècle à Marseille. Il est estimé à 2 000 personnes environ à la veille de la Révolution (M. Villard, Protestants à Marseille, La Thune, 1998). Un négociant sur cinq serait alors protestant. L’un d’eux, Joseph Hugues l’aîné, venu de Lagrand (Hautes-Alpes) vers 1745, est réputé l’homme le plus riche de la ville. Des pasteurs séjournent à Marseille à partir de 1767. Un consistoire y existe dès 1774. En novembre 1787, un édit pris par Louis XVI restitua un état civil aux Français « non catholiques » et prescrivit de créer pour eux des cimetières, ce qui fut fait à Marseille, Aix et Toulon et dans quelques communes du futur Vaucluse (R. Bertrand, Prov. hist., 1999 : 197). À l’automne 1792 sera ouvert le premier temple réformé qu’ait connu Marseille.
36Depuis le début du xviiie des marchands juifs avignonnais et comtadins fréquentent les foires de Provence et commencent à y séjourner discrètement, voire s’y installer, en dépit de l’hostilité du parlement, qui confirme encore au milieu du siècle les interdits de résidence à leur égard (Moulinas, 1981). Un premier lieu de culte clandestin est créé à Marseille vers 1770, rue de Rome, par le négociant levantin Sabaton Constantini, qui profite d’un long procès qu’il a intenté à une maison de commerce pour séjourner à partir de 1767 dans la ville en dépit des protestations de la chambre de commerce. Ce combat d’arrière-garde s’atténue au cours des années 1780 : en 1782 treize négociants juifs peuvent faire une déclaration de résidence à Marseille sans que soient réitérées les exclusions traditionnelles. En 1783 ils créent un cimetière, grâce à l’achat par un intermédiaire d’un petit enclos dans le quartier suburbain du Rouet. En 1788 le parlement d’Aix accepte d’enregistrer les lettres patentes de 1776 par lesquelles Louis XVI confirme les privilèges des juifs espagnols et portugais. Elles sont dès lors applicables à la Provence. Un des plus anciens résidents, Daniel de Beaucaire, devient « syndic et agent de la nation juive de Marseille », dont les statuts sont enregistrés par le parlement en juin 1789. Les juifs marseillais, essentiellement originaires des terres papales, ou de Barbarie et d’Italie, jouiront pour la plupart de la citoyenneté avec le décret du 28 janvier 1790, qui reconnaîtra le droit de citoyen aux juifs d’Avignon vivant en territoire français. Ils créent alors une synagogue dans une maison d’habitation.
Sociabilités et cultures profanes
37Des formes de sociabilité se développent hors du cadre religieux. Ainsi que M. Agulhon, et à sa suite M. Cubells l’ont montré, l’élite urbaine tend à déserter les chapelles de pénitents, où se retrouvent la plupart des catégories sociales. Ces chapelles retiennent cependant une clientèle moins huppée, d’artisans, boutiquiers, voire ménagers, de plus en plus alphabétisée : la défection des catégories supérieures lui permet d’accéder à la direction de l’association. Nobles, négociants, bourgeois, parfois quelques artisans préfèrent se retrouver entre eux dans des sociétés d’agrément qui ont en général laissé peu de traces – il y aurait eu à Arles entre 1757 et 1773 une « Académie des Dames ») –, et surtout dans les loges maçonniques, strictement masculines, comme les compagnies de pénitents, mais socialement et culturellement sélectives.
Carte 13 : De la ferveur au détachement Évolution des formule religieuses initiales des testaments en Provence, d’après M. Vovelle (1973).

38Les loges des francs-maçons, d’origine britannique, apparaissent en Provence depuis Marseille au début de la décennie 1740 (A. Merger, Prov. hist., 1978 : 111). Après les décennies 1750-1760, des loges existent dans la plupart des villes importantes et la franc-maçonnerie va atteindre le niveau de la petite ville. La formation en 1772 du Grand Orient de France permet de documenter, grâce à ses archives, les ateliers qui se rallièrent à lui ou qui furent réveillés ou fondés sous ses auspices – en 1784 sera constituée la Grande Loge provinciale de Provence. M. Agulhon avait montré que certaines loges sont aristocratiques, à peine ouvertes aux plus riches négociants (et aussi aux avocats, selon M. Cubells) ; d’autres sont « axées sur le monde du négoce et s’ouvr[e]nt à la boutique et à l’artisanat ». M. Cubells a ajouté entre ces deux cas, celui des professions « à talents », médecins et roturiers de robe, qui côtoient négociants et marchands, ainsi que celui de la loge artisanale homogène. M. Agulhon a aussi montré l’existence de loges militaires à Toulon (Agulhon, 1968 ; Cubells, 2002).
39Parmi les loges provençales qui refusèrent de faire allégeance au Grand Orient, la Mère Loge de Saint-Jean d’Écosse à l’Orient de Marseille fut « l’une des plus brillantes loges européennes du xviiie siècle » (P.-Y. Beaurepaire, Revue historique, 1996/1 ; publication d’une partie de ses archives par J. Choisez, Bruxelles, 1986). Avec le réseau de ses filles, elle rayonna à travers les grands centres commerciaux de la Méditerranée, de grandes villes françaises et les Antilles, soucieuse d’un recrutement international fait des plus puissants négociants, en particulier protestants français et étrangers, comme Jacques Seymandi, les Tarteiron, Jean-Jacques Kick, sans exclusive cependant – Victor Malouet, intendant de la Marine et Guillaume de Paul, lieutenant général civil de la sénéchaussée, en firent partie, de même que le notaire Grosson.
40Le développement de la vie mondaine et d’une sociabilité cultivée de l’élite bénéficie à la musique profane, avec la pratique musicale privée bourgeoise et noble (clavecin, et aussi sans doute tambourin). Le phénomène est européen, et d’ailleurs la musique interprétée en Provence est parisienne, italienne et aussi allemande (Lantelme, 1991). En 1785, des musiciens professionnels et amateurs reconstituent à Aix une académie qui donne régulièrement des concerts et, pendant le carnaval, des bals gratuits. À partir de 1776, Aix a une troupe sédentaire de comédiens, mais qui subsiste difficilement. S’est également développée dans l’élite la pratique du théâtre de salon joué par des amateurs, et parfois par des actrices de renom. Le comte Joseph-Alphonse-Omer de Valbelle a fait édifier dans le parc de son château de Tourves un théâtre de plein air, dont la colonnade du mur de scène subsiste. Le marquis de Galliffet a sa salle de théâtre dans son château du Tholonet.
41S’il est enfin une forme de musique qui jouit d’une large popularité, c’est celle des airs de danse au son du violon et du tambourin – du hautbois en Haute-Provence –, qui accompagnent les fêtes publiques et les noces. La danse rituelle, collective et principalement ou uniquement masculine, faite de figures spectaculaires et très codifiées, telle que la moresque, semble loin d’être universellement répandue dans l’ancienne Provence et ne lui est en rien spécifique. La farandole, transe très modérée de joie unanimiste, va achever de triompher pendant la Révolution. Ce sont surtout les danses nourries d’échanges entre les cultures du peuple et de l’élite qui jouissent d’un long succès, parce qu’elles autorisent un rapprochement momentané de face-à-face entre garçons et filles, voire la danse en couple : la volte, le rigodon. Le bal triomphe dans « la fête urbaine hebdomadaire » du dimanche, observée par M. Vovelle avant la Révolution (Vovelle, 1976). Il devient lieu de contacts privilégiés des garçons et filles en âge de se marier, de révélation affective des affinités, enjeu que ne veut pas admettre une partie du clergé, bien moins intransigeante à l’égard du bal de salon bourgeois ou nobiliaire, qui joue depuis longtemps le même rôle social.
La Provence des Lumières
42La Provence du xviiie siècle fournit à la littérature française des écrivains aux œuvres très différentes, les trois marquis Luc de Clapiers de Vauvenargues (1715-1747), Jean-Baptiste Boyer d’Argens (1704-1771) et Donatien-Alphonse de Sade (1740-1814). Le plus grand succès d’édition d’un Provençal est alors celui de l’abbé Jean-Jacques Barthélemy (1716-1795) qui propose dans Le Voyage du jeune Anacharsis un résumé des connaissances sur la Grèce antique et surtout, une synthèse des idées des Lumières, ainsi qu’A. Papa Touré l’a montré (thèse de l’université de Provence, 2001).
43Monique Cubells a signalé la présence d’ouvrages des philosophes des Lumières dans un certain nombre de bibliothèques de parlementaires. L’étude reste à poursuivre, en particulier pour les avocats, négociants et médecins. Parmi ces derniers, le docteur Claude-François Achard (1751-1809) symbolise le notable à talents des Lumières provinciales : élève d’Esprit Calvet à la faculté de médecine d’Avignon, passionné de minéralogie autant que de bibliophilie, encyclopédiste de la Provence (Achard, 1785-1788), vénérable de la loge de la Triple Union du rite écossais rectifié et correspondant à ce titre du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz, figure essentielle de ce courant, membre de l’académie de Marseille dont il sauvera les archives en 1792 et qu’il reconstituera après la Révolution, futur fondateur de la bibliothèque et du musée de Marseille (R. Bertrand, Marseille, 1993 : 168).
44L’académie de Marseille, qui parvient alors à rassembler la plupart des talents intellectuels de la cité et de Basse-Provence et qui s’ouvre aux négociants, encourage le développement des savoirs scientifiques, par les contributions de ses membres et les sujets de ses concours annuels. Elle constitue une collection d’histoire naturelle. Après la suppression des jésuites, l’observatoire royal de Marseille lui est confié. Le P. dominicain Paul-Antoine Menc, lauréat du sujet mis au concours en 1769 : « Quelles sont les causes de la diminution de la pêche sur les côtes de la Provence ? Et quels sont les moyens de la rendre plus abondante ? », pose la question de la ressource halieutique et de sa reproduction face aux nouvelles techniques de pêche (Faget, 2011). Le Mémoire sur les engrais de Pons-Joseph Bernard, couronné en 1778, définit pour la première fois les grandes divisions géologiques de la Provence (Pichard, 1999).
45À Aix, une société d’agriculture est autorisée en 1765, mais ne se constitue vraiment qu’en 1777, grâce au marquis Jean-Baptiste de Piquet de Méjanes (le grand bibliophile arlésien est alors premier consul et procureur du Pays). Elle semble avoir eu peu de succès. Michel Darluc (1717-1783), professeur à la faculté de médecine, donne dans le Journal médical une nouvelle analyse des eaux de Gréoux puis un traité de leur utilisation en 1777, réédité en 1787, 1806 et encore en 1821. Sa grande Histoire naturelle de la Provence paraît à Avignon, en trois volumes, entre 1782 et 1786 (Collomp, 2011).
46La presse parisienne parvenait depuis sa fondation à Aix. La Gazette de France, fondée en 1631, arrive d’abord à Aix huit jours après Paris, grâce à une réimpression à Lyon, puis six jours après, avec une réimpression à Aix au milieu du xviiie. Le Courrier d’Avignon, fondé par François Morenas en 1733, y parvient plus vite, mais sa tentative de créer en 1748 un Courrier d’Arles fut interdite après quelques livraisons. Les dernières décennies de l’Ancien Régime voient la publication de feuilles périodiques d’intérêt local dans les principales villes provençales : à Marseille, entre 1760 et 1780, les Annonces, affiches et avis divers, hebdomadaire, rédigé par Joseph Paris pour l’imprimeur Jean Mossy, et surtout à partir de 1781 le Journal de Provence de Ferréol Beaugeard (1753-1828) qui paraît trois fois par semaine. J. Paris fonda à Aix en 1768 une Feuille d’Avis devenue ensuite Affiches d’Aix puis de Provence (Billioud, 1962 ; Moulinas 1974).
Du rocaille au néoclassicisme
47La mode du style rocaille à la cour versaillaise, pendant la première partie du règne de Louis XV, coïncide avec les débuts du lent retour de la croissance des revenus agricoles. Elle permettra en particulier maintes remises au goût du jour des décors intérieurs stuqués et du mobilier. Son vocabulaire décoratif se vulgarisera sur les façades de l’habitat des notables, jusqu’aux petites villes, aux bourgs et même des « villages urbanisés », avec en particulier les agrafes sculptées de feuillages ou de visages.

Visage féminin du portail à carrosse de l’hôtel d’Ailhaud, 6 rue Mignet à Aix, construit au milieu du xviiie siècle pour un médecin enrichi par une poudre purgative qui vient d’acquérir une charge de secrétaire du roi : élégance du décor rocaille aixois au moment où il va céder la place au purisme néoclassique.
48Dans les églises urbaines, les maîtres-autels baroques en bois sculpté tendent à céder la place à des réalisations en marbre local ou importé, en particulier sous l’impulsion de marbriers venus du Tessin, telle la dynastie des Fossaty ; se diffuse alors « l’autel à la romaine », surmonté d’un baldaquin, sur le modèle de celui dont le Bernin avait doté Saint-Pierre de Rome. Une nouvelle génération d’orgues se répand. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, le frère Jean-Esprit Isnard (1707-1781), facteur d’orgue entré chez les dominicains, construit avec l’aide de ses neveux dans les églises de son ordre à Aix, Marseille, et surtout Saint-Maximin, de remarquables instruments revêtus de grandioses buffets sculptés, qui marquent une « nouvelle conception » de l’orgue, inspirée par le « gigantisme organistique » des instruments de Toulouse, où il a séjourné, et de la France du Nord (Sanchez, 2005). Le néoclassicisme européen s’épanouit dans le dernier tiers du xviiie siècle en cette région qui conservait de nombreux vestiges antiques. Les notables mettent au goût du jour leurs demeures des villes et des champs, parfois par l’ablation du décor baroque des façades, par réaménagement intérieur surtout – ainsi le magnifique décor de marbres dont Balthazar de Puget, ambassadeur en Toscane, orna le château de Barbentane édifié par son ancêtre un siècle auparavant. Des châteaux continuent d’être construits, ceux des négociants Borély à Marseille, sur le petit fief de Bonneveine, des Galliffet au Tholonet, du négociant marseillais Pierre-Vincent Noguier à Malijay. Mais il ne reste que des vestiges de celui du comte J.-A.-O. de Valbelle à Tourves et de son exceptionnel « jardin pittoresque » à l’anglaise, dont quelques fabriques ont à peine survécu.

Au revers de la façade de la basilique de Saint-Maximin, le grand orgue du frère dominicain Jean-Esprit Isnard, chef-d’œuvre de la facture d’orgue provençale des Temps modernes, vient s’ajouter en 1773 au magnifique ensemble de boiseries sculptées que constituaient déjà les stalles des religieux et la chaire.
49À la suite de la démolition totale en 1784 du palais comtal d’Aix, décidée par les membres des cours souveraines qui jugeaient l’édifice où ils siégeaient délabré et démodé – aucune destruction révolutionnaire n’égalera pareille perte –, le grand architecte parisien Claude-Nicolas Ledoux dessine en vain les projets du nouveau palais et des prisons d’Aix, dont la Révolution interrompt la réalisation et qui sera ensuite reprise par M. Penchaud sur d’autres élévations (M. Bels, Sur les traces de Ledoux, Parenthèses, 2004). Il connaît un autre échec avec le Grand Théâtre de Marseille (l’Opéra), confié en fait à Charles-Joachim Bénard. Il trace aussi le projet d’un palais épiscopal pour Sisteron qui ne sera jamais construit. Un autre architecte parisien, Jean-Jacques Lequeu, trace pour les capucines de Marseille un étonnant projet d’église resté sans suite. Joseph-Hyacinthe Sigaud, ingénieur du Pays, réalise en revanche à Toulon les façades à programme des maisons de la place d’armes. Il est également l’auteur de l’église Saint-Louis. Il dessine ensuite pour Marseille les façades des immeubles à programme bordant le quai des Belges et les débuts du quai de Rive-Neuve, bel ensemble construit à partir de 1784 qui, comme tout ce quartier issu du lotissement de l’arsenal, reprend les principes des îlots du Cours. L’art néoclassique provençal s’épanouira au xixe siècle.

Toulon, église Saint-Louis. Le chef-d’oeuvre du néoclassisme provençal d’Ancien Régime, élevé par J.-H. Sigaud en 1781-1788. Plus que les analogies de la façade et du chœur avec Saint-Philippe-du-Roule de Paris (Chalgrin, 1774), les différences importent : l’audace de la façade concave derrière le péristyle et la place-parvis fermée, isolant l’église de la rue.
50Une première appréciation du paysage maritime provençal s’amorce à travers l’œuvre des paysagistes provençaux de la seconde moitié du siècle, dans le sillage de l’Avignonnais Joseph Vernet et des peintres de paysages italiens – l’un d’eux, le Toulonnais Pierre-Jacques Volaire (1729-1799) dit le chevalier Volaire, deviendra d’ailleurs le peintre du Vésuve : Lacroix de Marseille (Charles François Grenier de Lacroix), Jean-Joseph Kapeller (1702-1790), Henri d’Arles (1734-1784) ou Prosper Barrigue de Fontainieu (1760-1850), et surtout Jean-Antoine Constantin (1756-1844).
51Le triomphe qu’obtient à Marseille en 1785 Madame Saint-Huberty (Antoinette Clavel, 1756-1812), interprète d’Iphigénie en Tauride et d’Alceste de Gluck, marque aussi en musique le goût néoclassique. En 1786, le jeune compositeur marseillais Dominique Della Maria (1769-1800) fait jouer à Marseille son premier opéra, Idoménée (G. Reynaud, Marseille, 1982 : 128-129). À Aix, très en retrait apparemment, la principale nouveauté du répertoire est l’œuvre de Grétry, interprétée également par la Saint-Huberty.
Prémices de la provençalité ?
52Les « bons prix » des temps de Louis XV et l’appel des marchés maritimes ont dynamisé en Basse-Provence le monde de l’atelier, de l’échoppe, de la boutique, voire une partie de la paysannerie indépendante et des transporteurs muletiers. Ces catégories, sans doute respectueuses des savoir-faire manuels, restent longtemps fidèles au goût baroque dans le mobilier domestique comme dans celui des confréries et églises. Les villages provençaux rachèteront pendant la Révolution, pour en orner leur église, les retables sculptés et dorés avec virtuosité, vieux de plus d’un siècle, vendus dans les villes au titre des biens nationaux. C’est vraisemblablement le goût de ces catégories de la société que l’on retrouve dans le mobilier vernaculaire, recueilli par nos musées. Le décor rocaille de Louis XV, avec ses pieds galbés et ses commodes à la façade mouvementée, « en arbalète », se perpétuera dans le mobilier de Basse-Provence jusqu’au néoprovençal du xxe siècle. En revanche, le décrochage économique de la Haute-Provence est manifeste à l’archaïsme stylistique de son mobilier, résolument fidèle aux lourdes moulures, aux pointes de diamants et à l’austère décor du xviie siècle.
53Le « goût provençal » est également sensible à travers le costume, même si M. Ferrières a montré que l’œil du voyageur reconnaît vite dans le vêtement des Provençales la mode du temps de Louis XV, qui s’est répandue à travers toute l’Europe et est adoptée par les catégories moyennes puis populaires du Sud-Est sous Louis XVI, alors qu’elle est obsolète à la cour (Ferrières, 2004). Arthur Young livre en revanche une observation intéressante, confirmée par l’ex-voto, en notant qu’on ne porte pas de sabots en Provence. Plusieurs voyageurs ont noté le goût des Provençales pour les bijoux, les ceintures d’argent (châtelaines) des femmes mariées avec leur clavier (crochet) où l’on suspend surtout des accessoires de couturière, peut-être des clés, les croix du bas Rhône ornées de cristaux de quartz. Par un apparent paradoxe, ces croix ont un succès croissant auprès des Provençales. Mais elles tendent à perdre leur signification religieuse pour devenir bijoux de parure – que ces croix de pierreries soient qualifiées de « dévotes » par les antiquaires actuels constitue un contresens. M. Ferrières a montré que les cinq types de croix provençales répertoriés par les félibres de la fin du xixe siècle sont mis au point aux xviie (maltaise et jeannette) et xviiie (maintenon, capucine et papillon). Elle retient parmi les traits régionaux le piquage décoratif et surtout le goût pour les couleurs et les motifs floraux des indiennes, dérivés d’un répertoire levantin et persan : « Le vêtement à forte identité locale est issu d’un métissage culturel : les formes sont inspirées de Paris, le décor par l’Orient ». (Ferrières, 2004).
54Les travaux d’A. Gril-Mariotte (Rives, 2008 : 29) ont montré que les tissus des costumes provençaux qui ont été conservés ne sont qu’assez rarement d’origine locale, comme on l’a trop souvent posé en principe naguère – l’indiennage provençal était concurrencé avec succès pour la cotonnade imprimée de grande qualité par les productions septentrionales, en particulier issues de la célèbre manufacture royale de toiles peintes d’Oberkampf à Jouy-en-Josas. La correspondance de ce dernier montre que les Marseillaises restent fidèles jusqu’au début du xixe siècle aux « desseins de Perse » pour l’ameublement et le vêtement, soit des impressions proches des vrais motifs orientaux, alors qu’elles ne sont plus de mode à Versailles ou Paris. Elles sont en particulier attachées aux indiennes à fond coloré, olive ou bronze. Un motif, celui des « bonnes herbes » ou du « fonds ramoneur », décrit comme « un mélange touffu d’herbages légèrement enluminé de petites fleurs des près » a d’abord été destiné à la Provence et y a eu un durable succès. Cependant les actuels « costumes traditionnels » provençaux, avec leur châle et leur ruban d’arlésienne, sont pour l’essentiel invention du Romantisme puis des folkloristes.
55Néanmoins, c’est le regard de l’étranger qui en général détecte ce qu’il croit être les spécificités d’une population, dessinant des stéréotypes que les intéressés retiendront ou rejetteront. Une certaine image du Provençal s’élabore ainsi à la cour et à Paris, qu’il convient de cerner à travers une documentation très dispersée. Une étape est due sans doute à l’Avignonnais Jean-Joseph Mouret (1682-1738), compositeur favori de la Régence. En 1722, il ajoute avec son librettiste Joseph de La Font aux entrées de son ballet Les Fêtes de Thalie une petite œuvre lyrique, La Provençale, qui met en scène au bord de la mer des personnages échangeant quelques couplets en provençal au son du tambourin. Le succès est immédiat et sera durable. Le Mercure juge : « La musique en est vive et saillante, et se ressent tout à fait de la chaleur du climat où l’on a placé la scène ». Les pièces de clavecins puis les opéras de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) renferment ainsi des « tambourins », danses rapides à deux temps qui évoquent la Provence, ou plus largement la Méditerranée.
56Pendant longtemps, l’association du flûtet à trois trous – en provençal galoubet – au tambour était une combinaison d’instruments largement répandue à travers l’Europe, dont la Provence n’avait pas l’exclusivité. Mais elle se provençalise au xviiie siècle dans la mesure où elle est abandonnée par les ménétriers des autres régions au profit de la viole puis du violon. En Provence le flûtet semble dès la fin du Moyen Âge associé au tambour long à chanterelle (tambourin), il résiste mieux à la concurrence des instruments à cordes. Il semble mentionné pour la première fois comme un instrument provençal par le minime Mersenne en 1636 sur la foi de Peyresc. Au début du xviiie, une gravure de Bouchardon pour Les cris de Paris représente un joueur de tambourin sous le titre « le Provençal ». Dès lors, les deux instruments connaissent un âge d’or entre le Rhône et le Var et à Paris. Ils ont des virtuoses tel Jean-Joseph Châteauminois (1744-1812), qui fit une carrière parisienne, ils font l’objet d’une méthode, celle de Jean-Noël Carbonel (1741-1804), musicien de l’Opéra de Paris. Dans sa série des Ports de France, J. Vernet met en scène un groupe de tambourinaires animant les danses de plein air à Marseille. (M. Guis, T. Lefrançois, R. Venture, Le galoubet-tambourin, Aix, Édisud, 1993).
57La perception d’une originalité provençale est aussi de nature culinaire, dès lors qu’apparaissent au xviiie siècle dans les manuels de cuisine des recettes présentées comme régionales (P. Rambourg, Prov. hist., 2004 : 218). Les préparations « à la Provençale » utilisent l’huile (et aussi le beurre), les herbes, les anchois, les câpres, des agrumes, et surtout l’ail. Grimod de la Reynière écrit en 1806 :
On se sent pénétré de reconnaissance pour cette aimable province, à qui on doit l’huile d’Aix, le thon mariné, les anchois de Fréjus, les figues d’Ollioules, les prunes de Brignoles, les panses [raisins secs] de Roquevaire, les olives marinées et farcies, les marrons du Luc, les grenades, les oranges d’Hyères, les prunes fleuries, les brignoles pistoles […].
58Les dictionnaires provençal-français de la fin de l’Ancien Régime fournissent les premières notices de la bouillo-baisso, la brandado de morue. La Bourrido dei dieus est le titre d’une œuvre provençale de Jean-Baptiste Germain (1760). Ces plats vont devenir emblématiques de la Provence à Paris, en particulier grâce à la notoriété du restaurant des Trois frères provençaux, trois beaux-frères duranciens qui l’ouvrent à partir de 1786 et le transfèrent pendant la Révolution sous les galeries du Palais-Royal. Le succès de leur « morue à l’huile » leur vaut d’être imités par leurs concurrents. Si l’on en croit le gastronome A.-B.-L. Grimod de la Reynière (1758-1838), ce serait « l’inondation des gens du Midi que la Révolution a attirés dans la capitale » qui y aurait propagé la tomate, qu’il dit « originaire d’Espagne (sic) puis transplantée dans le Languedoc et la Provence ».
59Les limites de cette provençalité sont cependant marquées par le modeste intérêt que suscite la langue provençale en dehors des cercles érudits. La redécouverte de la littérature médiévale dans la seconde moitié du xviiie siècle a suscité la querelle sur l’antériorité des troubadours ou des trouvères. Elle diffuse en Provence comme en Languedoc l’idée, née en fait à la fin du xvie siècle à la suite de la publication du livre de Jean de Nostredame (voir introduction), que le provençal serait la « première langue de l’Europe et le modèle des autres » par sa littérature (Stefanini, 1969). Elle nourrit les entreprises lexicographiques de l’abbé Jean-François Féraud, perdues, de J.-B. Germain et de l’abbé Jean-Jacques-Toussaint Bonnet, restées manuscrites, d’autres encore, et surtout l’édition des deux vocabulaires de C.-F. Achard, déjà cités. Mais R. Merle a montré le faible écho que rencontre cet ouvrage qui fut un échec éditorial (Merle, 1990).
Une entrée précoce en révolution
60Par ses communautés d’habitants partout établies, par sa sociabilité, par la variété sociale de son habitat groupé, le goût de la vie publique était vif et ancien en Provence. De même que les contentieux locaux avec les seigneurs et, plus largement, les catégories aisées, détentrices de réserves, de droits seigneuriaux et acheteuses des bonnes terres. Aussi, la Provence connaît-elle à la fin de la décennie 1780 une rapide politisation face aux initiatives de la royauté et une agitation accentuée par la hausse du prix des blés au printemps 1789 (sur ce qui suit, Cubells, 1987 et plusieurs articles de F.-X. Emmanuelli).
La restauration des États
61Le parlement d’Aix avait vainement inclus dans ses remontrances, en 1756 et 1760, le regret que les États ne soient plus réunis. L’initiative de Loménie de Brienne, qui crée des assemblées provinciales, conduit paradoxalement dans le cas provençal à la restauration des États de Provence, et de surcroît dans leur forme ancienne, ce qui constitue une régression par rapport à l’Assemblée générale des communautés où le tiers avait la majorité puisqu’elle rassemblait les représentants des principales villes. Dans cette élite restreinte de nobles et surtout d’hommes de loi qui siégeaient à l’Assemblée des communautés semblerait s’être esquissé, dans le dernier tiers du siècle, un relatif patriotisme provençal, selon F.-X. Emmanuelli, dont on a déjà souligné les limites (chap. 11). La réapparition des États dans leur forme antérieure à 1639 les consterne et va les conduire à douter de leur intérêt à défendre la « constitution provençale ». Les représentants des 36 villes siégeant aux États et ceux des 22 vigueries y forment en effet les 58 représentants du « tiers », face à 128 nobles possédants-fiefs et 19 membres du haut clergé, tous nobles. Les deux ordres privilégiés retrouvent ainsi un rôle politique dont Richelieu avait eu soin de les priver. La reconstitution des États introduit des clivages dans chacun des trois ordres : le clergé paroissial et la plupart des ordres réguliers n’y sont pas représentés, non plus que les nobles qui ne possèdent pas de fief ou qui ont été anoblis depuis moins de quatre générations. Outre les catégories populaires et moyennes, une partie des roturiers aisés et instruits est écartée de la représentation du tiers, assurée par des premiers consuls dont une minorité est en fait noble.
62Une première session de ces nouveaux États de Provence est tenue à Aix du 31 décembre 1787 au 1er février 1788 dans un très relatif consensus, la noblesse ayant consenti le principe d’une diminution de ses représentants, qui ne sera pas appliqué et ne satisfait pas une partie du tiers. Mais on ne put s’entendre sur la contribution des biens nobles aux charges du Pays. La demande de réforme des États constitue une rapide accélération de la vie politique régionale, car elle va aller de pair, à partir de 1788, avec le débat sur la représentation du tiers aux États généraux, qui sont convoqués pour 1789.
63La seconde session des États, tenue du 26 au 31 janvier 1789, permet seulement le vote des impôts. L’agitation est telle, dans la salle et dans la rue, que la session est suspendue sitôt après ce vote.
De la prérévolution provençale à la division en départements
64L’hiver 1788-1789 a été très rigoureux – les étangs d’Istres, Saint-Chamas, Berre et une partie du port de Marseille étaient gelés aux premiers jours de l’année –, il a tué les oliviers, endommagé les arbres fruitiers et les vignes et entraîné l’enchérissement des cours du blé, aggravé par la spéculation, qui provoque la mévente des produits ouvrés et le chômage urbain. En mars 1789, une vague d’émeutes populaires en direction des hôtels de ville secoue la Basse-Provence urbaine et parfois rurale – elles se portent alors sur les châteaux. À Marseille, celle du 23-24 mars, marquée par le pillage de la maison du fermier de la boucherie, vient à bout de l’injuste système fiscal marseillais, taxant les produits de première nécessité : la municipalité s’empresse de supprimer le piquet de la farine. Marseille est dès lors une « ville en dissidence » (Cubells, 1987), qui échappe au contrôle royal pendant deux mois et connaît avant Paris l’organisation précoce d’une garde citoyenne.
65La décision royale de mars 1789 de faire élire les députés aux États généraux dans le cadre des sénéchaussées et non d’accepter qu’une assemblée des trois ordres de la province élise des délégués de la Provence – comme en Dauphiné – prouve que la fiction du co-État n’est plus maintenue et que la Provence est considérée comme une portion du royaume.
66Les députés provençaux renonceront aux « libertés et franchises » de la Provence à la suite de la nuit du 4 août 1789. Comme ceux des autres provinces, ils sacrifieront ces avantages territoriaux en échange de l’abolition des privilèges sociaux des deux premiers ordres et de l’avènement des nouveaux droits de l’homme.
67Fin décembre 1789, l’assemblée constituante décida le principe du découpage de la France en départements. Dans l’attente de l’installation des nouvelles institutions départementales, la Procure du Pays, formée des derniers consuls et assesseur d’Aix (son président-né, Mgr de Boisgelin de Cucé, siégeait à la Constituante), administra jusqu’au 13 septembre 1790 les trois départements issus de l’ancienne Provence : Bouches-du-Rhône – qui comprenait alors les districts d’Apt et d’Orange –, Var, qui s’étendait jusqu’au fleuve de ce nom, comprenant le district de Grasse, et Basses-Alpes. Le parlement d’Aix allait clore son histoire sur l’ultime condamnation à la roue qui ait été prononcée en France, celle d’Anicet Martel, roué vif le 2 août 1790 pour avoir assassiné le 14 juillet précédent à Gémenos le président Jean-Baptiste d’Albertas, sans doute à cause d’un contentieux personnel. La chambre souveraine fut supprimée par décret des 7-11 septembre 1790. Elle tint le 27 septembre 1790 sa dernière séance. Jean-Joseph Pascalis (1732-1790), dernier assesseur d’Aix, vint, à la tête d’une délégation d’avocats, y prononcer en tant qu’avocat au parlement un discours très personnel pour regretter la « constitution provençale » et dire ses inquiétudes devant le cours de la Révolution. Il renforçait ainsi la légende, qui sera tenace dans les milieux conservateurs du xixe siècle, que cette magistrature issue d’un modèle parisien aurait défendu l’identité politique provençale. Pascalis, accusé de complot contre-révolutionnaire, sera pendu sur le cours d’Aix le 14 décembre 1790, ce qui lui vaudra au xixe siècle le surnom de « dernier des Provençaux » (Cubells, 1984 et dans Mélanges Michel Vovelle, Aix, PUP, 1997 ; Vovelle, 2003).
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