Chapitre XI. Un xviiie siècle contrasté
p. 253-275
Texte intégral
1Une tradition historiographique avait fait naguère du xviiie siècle le Grand Siècle de l’ancienne Provence. Elle puisait sa source dans l’évocation nostalgique et idéalisée d’une douceur de vivre et d’une aménité de rapports sociaux qui auraient marqué les temps antérévolutionnaires, à en croire les auteurs conservateurs du xixe siècle. Dans la persistance, dans les maisons de notables aixoises et les châteaux, des décors mis en place au cours de ce siècle et dans le long succès de traits du décor rocaille dans le mobilier de Basse-Provence. Les faits que reconstituent les historiens sont plus complexes. Le xviiie est davantage un grand siècle marseillais qu’un grand siècle aixois – mais l’époque contemporaine a effacé la plupart de ses traces dans la ville-port. Les temps de la Régence n’ont été heureux, ici comme ailleurs, que pour une minorité fortunée. L’ampleur de la crise environnementale est une découverte récente – certains attribuaient naguère ses traces à la vente des biens nationaux et aux défrichements de la première moitié du xixe siècle. L’importance du complexe portuaire marseillais aussi, de même que l’originalité de la vie politique.
De 1690 à 1730/1740, des décennies de difficultés et d’épreuves
Le « désastre écologique de la fin du règne de Louis XIV » (G. Pichard)
2Il semble net qu’un temps de marasme s’installe vers 1680, et surtout 1690, et dure plusieurs décennies – un « plateau descendant » dans les courbes selon P. Chaunu, une « phase critique majeure » pour G. Pichard –, même si certaines zones côtières y échappent, grâce à l’activité portuaire. G. Pichard observe qu’à partir de 1680 commence pour les récoltes des domaines camarguais qu’il étudie « une sorte de descente aux enfers » : entre 1701 et 1720, la moyenne annuelle de la récolte chute de 44 % par rapport à 1670, à plus de 60 % par rapport à l’apogée de 1640 (graphique 3, p. 203). Le « petit âge glaciaire » connaît de « mauvaises années » à la fin du siècle, avec le grand hiver de 1694-1695 qui tue une partie du bétail de la Crau et des oliviers, qui fait vraisemblablement disparaître, avec celui de 1709, l’essentiel des orangeraies autour de Toulon – A. Young ne verra plus en 1789 sur cette côte de Provence centrale que les orangers en pleine terre du jardin du roi à Hyères. Le début du siècle est aussi le moment le plus critique de la « crise hydrologique du règne de Louis XIV ». Les variations de niveau du Rhône traduisent le « déchaînement séculaire des eaux », indice de pluies nombreuses et mal placées dans le calendrier, et aussi du ruissellement intense provoqué par les reprises d’érosion et l’activité torrentielle – en particulier à l’automne 1702 et l’automne-hiver 1705-1706 puis en 1708. Le fleuve entre plus de vingt fois en crue entre 1701 et 1710 et son bras principal change de cours en 1711 pour occuper son lit actuel (graphique 1, p. 40).
3Aux défrichements de bois en taillis ou des portions de forêts jusqu’alors en « défends », dus en particulier, on le sait, aux aliénations des biens communaux pour apurer les dettes des communautés (chap. 9) s’ajoute entre 1689 et 1730 une ponction de bois d’œuvre en faveur des arsenaux de Marseille et Toulon qui semble avoir été sans équivalent et en certains endroits « épuis (a) même la totalité de cette ressource » (G. Pichard). La dégradation de la couverture forestière est manifeste au recul de la forêt, en particulier en Basse-Provence, au profit de la garrigue et du maquis. Puis, à partir de 1716 de nouvelles liquidations des dettes des communautés entraînent d’autres aliénations. S’ensuit une montée considérable et parfois catastrophique de l’érosion, de la destruction mécanique des sols, en particulier en Haute-Provence. « Le fait massif, obsédant, c’est la terre qui fuit, que recouvrent, découvrent et emportent les eaux » (G. Pichard). Les « vallons » ou « razes » (ravins) ou « ravines » que creuse un gros orage, les « eissariades » (griffures des bad lands des géographes actuels), les « ruines » du paysage agricole. Avec pour conséquences les « éboulements », l’« engravement » par les alluvions des terres basses, et même parfois des rues et des caves des villages. Parmi les régions les plus touchées (carte 11) figure l’ensemble de la Haute-Provence, et en particulier la viguerie de Castellane et la zone des marnes noires friables entre le Bès et la Bléone, aux sols fragilisés par les défrichements ; en Provence orientale, les zones des fleuves côtiers, tels le Var et l’Estéron. Les enquêtes du réaffouagement de 1728 sont souvent très précises sur l’épuisement des sols défrichés et la virulence du processus érosif. L’élevage ovin diminue globalement, sans doute à cause de la restriction des pâturages due à l’érosion, mais aussi devant la montée des caprins en Basse-Provence – des éleveurs capitalistes en forment d’immenses troupeaux dévastateurs et s’opposent aux tentatives communales pour limiter leur nombre. Au total, « entre 1698 et 1728, en trente ans, une génération, sols, terres et terroirs furent soumis à la conjonction des plus terribles épreuves des Temps modernes » (Pichard 1999).
Séisme, grand hiver et peste
4Le tremblement de terre d’intensité VIII dont Manosque fut l’épicentre en 1708 « figure parmi les événements majeurs de l’histoire sismique française » (Quenet, 2005). La faille de la moyenne Durance avait déjà connu un séisme, peut-être d’intensité VIII, à Manosque en 1509 ; il y en aura un autre d’intensité VII-VIII à Beaumont-de-Pertuis en 1812 – le séisme de Lambesc-Aix, en 1909, sera d’intensité IX. Le 14 août 1708, quatre secousses ont lieu à Manosque ; les répliques des 21 et 22 août provoquent la désertion de la ville par ses habitants – mais non par les consuls. Des secousses se poursuivent jusqu’au 12 octobre. Les dégâts du bâti furent très importants, sans équivalent pour une autre cité provençale au xviiie – un rapport mentionne 740 bâtiments intra-muros endommagés – et dans un rayon de 12 à 13 km alentour ; en 1709, l’église de Beaumont-de-Pertuis s’effondra. Les réparations furent lentes dans « une ville sous le choc ».
5Il convient d’ajouter le grand hiver de 1709, d’autant plus néfaste qu’il prend place dans une conjoncture déprimée. À Marseille, entre le 6 et le 23 janvier, quatorze jours de froid intense (jusqu’à - 11,2 °C) et une redoutable journée de dégel le 12 (+ 3,2 °C), puis retour du froid en-dessous de 0 °C en fin février. Ce « choc écologique majeur » (G. Pichard) provoque une mortalité « universelle » des oliviers – qui détruit la récolte et gèle une partie importante des arbres à travers toute la Provence –, tue même les pins et les chênes verts. Suivent des années de sécheresse marquées par des invasions de sauterelles ravageant les récoltes entre 1712 et 1725. La sécheresse d’été de 1731, exceptionnelle, détruira toute la récolte.
6La « peste de Marseille », ou « de Provence », de 1720-1722 est la dernière grande épidémie de peste française (Carrière, Courdurié et Rebuffat, 1968). Elle a fortement frappé la Basse-Provence, même si le nombre des pertes de Marseille reste mal assuré (environ 30000 hab.?). Arles aurait perdu un tiers de ses habitants et n’aurait retrouvé sa population de 1718 qu’au xixe siècle (Caylux, 2009). L’exemple de La Valette, étudié par G. Buti, a révélé dans ce petit bourg proche de Toulon un impressionnant taux de mortalité affectant diversement les quartiers et provoquant la perte des deux tiers de la population en moins de six mois (Buti, 1996). Les villes se sont lourdement endettées dans leur lutte contre le fléau et l’aide à la population. La peste a atteint indirectement les parties de la Provence et du Comtat épargnées par la contagion proprement dite car, une fois l’épidémie terminée, on assiste à des déplacements de populations vers Marseille, Aix, Toulon, Avignon, et plus largement vers les bourgs et villages les plus touchés où il est alors possible de s’établir. Ces migrations d’une population jeune révèlent l’inégal dynamisme des villes et régions de Provence.
7Ces temps difficiles sont manifestes par exemple aux Saintes-Marie-de-la-Mer, très touchées par les inondations du Rhône, où entre 1681 et 1731 l’estimation cadastrale fléchit de plus de 120 000 lt et où la capitation de 1701 totalise 367 imposés et que celle de 1714 n’en compte plus que 335. Les années 1709 à 1711 connaissent l’étiage des mariages – diminués de moitié par rapport aux années 1675 – et des naissances (Gangneux, 1988).
Les dernières guerres de Louis XIV
8S’ajoutent à cette conjoncture maussade des périodes de guerre. Certes, aucune n’atteint l’ensemble du territoire provençal ; elles frappent surtout ses parties centrales et orientales. Mais leur impact est loin d’être négligeable.
9Pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg (1689-1697), le front savoyard est très secondaire. Bien plus redoutables sont en Méditerranée les corsaires de Hollande, les Flessingeois, embusqués entre Malte et Sicile, qui contraignent les négociants marseillais à la navigation en convois vers le Levant. En 1690, un combat opposant les troupes françaises à celles du duc de Savoie a lieu dans le haut Verdon. Allos – qui est encore savoyard à cette date – est incendié. En 1691, le maréchal Nicolas de Catinat assiège Nice et obtient la reddition de la ville, de sa ceinture de forts et du château qui domine la ville, affaibli par l’explosion de sa poudrière. Les Français occupent la capitale du comté et Louis XIV prend le titre de comte de Nice. Il rend ville et comté en 1696 au duc Victor-Amédée II au traité de Turin en échange de sa défection de la coalition ennemie et de la restitution de la ville forte de Pignerol (Pinerolo), conquise par Richelieu en 1631.
10Lors de la guerre de Succession d’Espagne (1702-1714), Nice est à nouveau prise en 1705 par l’armée française. Les Français démantèlent ses remparts, rasent son château. La ville cessera dès lors de jouer un rôle de place forte. Mais en 1707, les coalisés décident d’ouvrir un nouveau front dans le sud-est de la France. Victor-Amédée II de Savoie et les troupes impériales du prince Eugène – qui commande la coalition antifrançaise – soutenues par la flotte anglaise de l’amiral Showell qui longe le littoral provençal, repoussent les Français, franchissent le Var, s’emparent d’Antibes, Grasse, Fréjus, Draguignan, prennent Hyères, arrivent à marches forcées devant Toulon le 26 juillet, saccageant les dernières oliveraies au pied du mont Faron. Mais avec détermination le comte François de Grignan, lieutenant général, âgé de 75 ans, obtient que l’on y concentre les troupes de l’armée des Alpes ; il les empêche d’encercler totalement la ville et d’espérer s’en emparer. Des milices sont levées par Grignan et par les villes – à Marseille une « milice bourgeoise » est formée et dirigée par des négociants. À Toulon le conseil de ville arme une partie de la population masculine tandis que les responsables de la marine décident « d’immerger » les navires dans le port pour éviter de les voir flamber sous le feu ennemi ou tomber entre ses mains. Toutefois, l’ennemi désuni doit battre en retraite le 21 août sans avoir vraiment livré bataille, lorsque arrivent des troupes françaises envoyées en renfort ; il repasse le Var le 1er septembre, mais Biot et Vallauris ont été ravagés et les villes rançonnées. Les îles d’Hyères ont été occupées par les flottes anglaise et hollandaise (F. Braudel, L’identité de la France, t. i, Arthaud, 1986 ; Y.-J. Saint-Martin, Prov. hist., 1994 : 176).
11En revanche, des négociants marseillais ont profité pendant cette dernière guerre de Louis XIV de la brèche faite au régime de l’Exclusif en Amérique espagnole – l’Espagne réservait à ses nationaux le commerce avec ses colonies. Ils se lancent, à la suite des Malouins – négociants de Saint-Malo, tel Guillaume Eon –, dans l’aventure à hauts risques de l’interlope (la contrebande) dans la « Mer du Sud » (le Pacifique). D’audacieux bâtiments de mer affrontent les tempêtes du cap Horn, et surtout le scorbut, pour aller échanger sur la côte péruvienne, momentanément coupée de sa métropole et s’ouvrant illicitement au commerce étranger, des produits manufacturés contre l’argent du Potosi (mines de l’actuelle Bolivie). Cette brève aventure – qui a vu sept navires marseillais engagés dans cette course au trésor de 1704 à 1713 – a permis la rapide constitution de fortunes ; elle a contribué à la dilatation de l’aire commerciale de Marseille qui s’affirmera dans les décennies suivantes par l’intensité des liaisons avec les « Îles de l’Amérique » (Antilles françaises). Marseille restera pendant tout le siècle une plaque tournante du trafic de métaux précieux, les Marseillais allant charger à Cadix les lourdes piastres d’argent indispensables pour le commerce du Levant et qui sont recherchées jusqu’en Chine.
12Rappelons aussi qu’à la suite de la guerre, le territoire provençal fut augmenté de « la vallée de Barcelonnette et ses dépendances », remises à la France au traité d’Utrecht (11 avril 1713) (voir chap I).
Querelles jansénistes et limites de la pastorale tridentine
13L’apogée de la Réforme catholique reste étale dans les premières décennies du xviiie siècle, comme le suggère l’étude sérielle des clauses religieuses des testaments (Vovelle, 1973) et d’autres indicateurs convergents. Un décalage commence cependant à s’instaurer entre les exigences très élevées des clercs et la pratique des fidèles, en particulier du plus grand nombre. M. Venard a montré que dans un premier temps « la sévère discipline tridentine a finalement composé avec la religiosité populaire ». Dès lors qu’elles étaient combattues par les protestants, les prélats n’avaient pas remis en cause les formes les plus extériorisées de la piété – qui n’était pas seulement celle du « peuple ». Ils s’étaient efforcés plutôt de les orienter selon les vues du Concile. Le mouvement réformateur s’efforçait alors d’amender, de modifier lentement, de fortifier peu à peu une religiosité foisonnante. À la fin du règne de Louis XIV, des membres du clergé commencent à mesurer certaines limites linguistiques et culturelles de ce grand effort. On sait (chap. 5) que les évêques provençaux ordonnent alors avec insistance aux prédicateurs et confesseurs de condescendre, si nécessaire, à la langue vulgaire – c’est-à-dire l’occitan local – pour se faire entendre de leurs ouailles.
14M. Venard a détecté cependant, dès le début du xviie, « un processus ascendant d’intervention autoritaire » de la part de l’évêque, qui entend contrôler de plus en plus étroitement les confréries et commence à prendre ses distances avec certaines pratiques propitiatoires à l’égard des saints, qu’il taxe de « superstitions ». La tendance au « tri des gestes sacralisants » ne fera que s’accentuer au cours du siècle et au suivant, dès lors que la menace protestante s’amoindrit : l’autorité religieuse voudra étendre davantage encore sur la vie collective et individuelle des fidèles l’autorité du prêtre paroissial, qui doit devenir leur intermédiaire obligatoire avec Dieu. L’incompréhension, voire l’hostilité du clergé s’accentue alors à l’égard d’aspects essentiels de la religion et même de la vie des laïcs, qu’il juge insuffisamment contrôlés par lui – ainsi les compagnies de pénitents –, ou qui mêlent trop étroitement à ses yeux le profane au sacré –, avant tout, les fêtes. La résistance de la population est ordinairement sourde, mais elle peut devenir active lorsqu’un diocèse se trouve dirigé par un prélat janséniste, tels François Genet à Vaison de 1685 à 1702 et plus encore Jean Soanen à Senez de 1695 à 1727. Leurs exigences exacerbées d’austérité dans les cérémonies du culte et les fêtes, leur contestation de toute forme de pompe baroque soulèvent des manifestations populaires, à Sablet en 1686 ou à Castellane en 1710 (R. Bertrand, Prov. hist., 1986 : 146).
15La thèse de l’abbé P. Ardoin, vieillie mais non remplacée (Ardoin, 1936), montre l’impact du jansénisme sur une partie des membres du clergé séculier et régulier. Ses effets sont sans doute déstabilisateurs sur les fidèles, mais restent difficiles à préciser hors de cercles de notables – en particulier des officiers de magistrature du parlement –, d’une nébuleuse dévote aux testaments jansénisants et des élèves des collèges, car la controverse doctrinale exacerbe la rivalité entre jésuites et oratoriens (qui auraient été jansénistes à 45 %). Encore eût-il fallu que la population saisisse les subtilités théologiques de la controverse sur la grâce. Du moins ne pouvait-elle tout à fait ignorer la lutte des évêques antijansénistes contre ceux qu’ils soupçonnaient d’erreur doctrinale, le procès intenté par son évêque au vicaire de Tourrettes, Jean-Baptiste Deguigues, apprécié de ses ouailles (M.-H. Frœschlé-Chopard, Tourrettes-sur-Loup au xviiie siècle : hérésie et scandale au village, Nice, Serre, 2009), la mise au pas de communautés religieuses, en particulier féminines, et même le refus des derniers sacrements infligé en particulier entre 1743 et 1752 à des notables soupçonnés de jansénisme. Un des prélats les plus virulents, Henri de Belsunce, évêque de Marseille de 1709 à 1755, est né dans une famille réformée et s’est converti au catholicisme à l’adolescence. Il semble débusquer dans le débat janséniste sur la grâce la doctrine de la prédestination qu’il a abjurée, et va jusqu’à affirmer en 1720 que la peste est une punition divine du jansénisme.
16La Provence est sous Louis XV le cadre de deux épisodes célèbres de la querelle janséniste, de large retentissement. La destitution de l’évêque de Senez, Mgr Jean Soanen, au concile provincial d’Embrun en 1727, puis le procès Girard-Cadière, fait divers opposant un jésuite toulonnais, le P. Jean-Baptiste Girard (1680-1733) à une de ses pénitentes, Marie-Catherine Cadière (1709- ?), soutenue par les jansénistes, qui eut un retentissement européen (M. Vovelle dans M. Agulhon, dir., Histoire de Toulon, 1980). Le parlement y a un rôle peu brillant : la Grand’chambre se divise entre 12 cadiéristes et 12 girardistes, M.-C. Cadière est acquittée, le P. Girard renvoyé devant l’officialité (tribunal ecclésiastique). Enfin, c’est à Marseille que commença la procédure qui allait aboutir à la suppression de la Compagnie de Jésus en France, avec le procès du P. Antoine Lavalette (1708-1767), impliqué dans la faillite de la maison marseillaise Lioncy et Gouffre à la suite d’une opération commerciale risquée avec les Antilles, dont il avait eu l’initiative. Le tribunal consulaire condamna en 1760 la Compagnie à payer les créances du P. Lavalette (lequel, ayant prêté des vœux solennels, était civilement irresponsable). L’appel de ce jugement que les jésuites firent auprès du parlement de Paris permit aux magistrats projansénistes de ce dernier de faire déclarer les constitutions de la Compagnie « contraires aux lois fondamentales du royaume et à la paix sociale » et de supprimer les jésuites dans l’étendue de son ressort le 6 août 1762. Le parlement de Provence, partagé entre partisans et adversaires des jésuites, l’imita le 28 janvier 1763 sur la réquisition du procureur général François Ripert de Monclar (1711-1773), qui fut imprimée et très remarquée. L’ordre fut aboli en France par Louis XV en novembre 1764 (Ardoin, 1936 ; P. Lécrivain, dans Le parlement de Provence, 2002). La suppression des jésuites a désorganisé l’enseignement des collèges en d’autres régions. En Provence, nombre de collèges étaient tenus par les oratoriens ou les pères de la Doctrine chrétienne. Dans le principal, le collège Bourbon d’Aix, la faculté des arts devint effective pendant quelques années, le collège étant tenu par des professeurs séculiers. Puis, il fut pris en charge par les doctrinaires.
17Du moins notera-t-on, par delà l’événementiel, la diffusion lente et encore discrète au cours du siècle de deux cultes christiques d’avenir, marqués d’affectivité : celui de l’Enfant Jésus, qui a pour support la crèche de Noël, faite de figurines aux matériaux variés. Dressée dans les églises par des confréries souvent mariales, elle gagne les foyers de représentants pieux des catégories aisées, mais ne deviendra réellement populaire qu’au xixe siècle grâce à la mise au point, à la fin de la Révolution, par le Marseillais Jean-Louis Lagnel (1764-1822) du santon, figurine d’argile moulée et peinte (Bertrand, 1992). L’autre culte est celui du Sacré Cœur de Jésus, honni des jansénistes. La peste de Marseille constitue une étape importante de la propagation de ce culte, à bien des égards nouveau, par la consécration du diocèse puis de la ville de Marseille en 1721-1722, due à l’initiative de Mgr Henri de Belsunce, sans doute inspiré par la visitandine Anne-Madeleine Rémuzat (1696-1730).
1730/1740-1790 : croissance agricole modérée et essor maritime
Rétablissement agricole, surtout en Basse-Provence
18À partir des années 1730 se dégagerait une nouvelle période de croissance agricole, mais qui ne retrouverait pas l’élan de celle du xviie siècle. Les rendements céréaliers n’atteignent pas les meilleurs résultats du siècle précédent mais, observe G. Pichard, ils semblent moins sensibles aux à-coups climatiques. Selon J. Georgelin, la période 1738-1744 correspond dans les mas d’Arles d’après le produit de la dîme à une phase de prospérité. G. Pichard ne voit, à travers les dîmes d’autres mas, qu’une croissance très difficile et coupée d’accidents jusqu’à la récolte « miraculeuse » de 1780. Il observe que les années 1766-1773 sont « climatiquement très défavorables » et que la seconde moitié du siècle connaît la coïncidence de phases de crues très fréquentes et d’une recrudescence des froids hivernaux. G. Gangneux pense percevoir à partir du revenu global des mas de l’ordre de Malte, dans le site, il est vrai spécifique, de la Camargue, une croissance agricole et démographique au cours des décennies 1730 et 1740, mais ensuite nombre d’« années noires », certaines dues à la rupture de chaussées et à des inondations – la crue du siècle du Rhône en 1755, aux dégâts considérables –, et enfin un temps de croissance entre 1778 et 1789. Entre 1755 et 1788, l’aggravation des crues de la Durance fera considérer cette dernière, à la veille de la Révolution, comme un des « trois fléaux de Provence » avec le parlement et le mistral. La période a été jugée globalement favorable, comme le montre cette affirmation de l’abbé de Coriolis, dans la préface de son traité en 1786 :
Sur un sol aride, qui a même l’air de la dévastation, l’industrie a créé comme une nouvelle terre. Des canaux arrosent des campagnes qui étoient brûlées par un soleil ardent, des manufactures sont répandues de tout côté, des villes considérables et importantes se sont formées comme par une sorte d’enchantement et une certaine opulence et les richesses ont paru naître du sein même de la misère.
19Il attribue tout cela à « la sagesse de notre administration » (c’est-à-dire à la « constitution provençale »).
20On observe dans la seconde moitié du xviiie siècle la reprise des défrichements ainsi que des assèchements de paluds (terres marécageuses) des bords du Rhône et de la Durance. Les défrichements furent globalement encouragés en France en 1767 par le secrétaire d’État à l’agriculture H.-L. Bertin, provoquant des demandes d’autorisations, de seigneurs, de particuliers, voire de communautés d’habitants, qui culminent en superficies dans les pays du bas Verdon. Ils sembleraient bénéficier avant tout aux cultures céréalières, mais pas forcément au froment : G. Pichard a montré le développement dans les communautés montagnardes de Provence orientale aux rendements très médiocres des céréales pauvres, seigle et méteil, et aussi de la culture à bras de fèves, lentilles et de la pomme de terre qui y est introduite et y devient une « culture de survie » pour les plus pauvres. En l’an XII, une enquête la montrera omniprésente dans les Basses-Alpes. De plus, l’association de la vigne au blé semble reculer en plusieurs lieux qui ont fait l’objet d’études (Lauris, Biot, Cavaillon). Mais ces évolutions pourraient correspondre à des choix des exploitants, car en certains de ces sites, la vigne progresse sur des parcelles qui lui sont uniquement consacrées. Il semble en être de même dans certains mas camarguais de l’ordre de Malte, ainsi que pour le mûrier, qui y est développé à partir de 1729 (Gangneux, 1973).
21Le développement de cultures spéculatives concerne d’abord l’olivier. La production d’huile est stimulée par la demande du marché marseillais avant tout, qu’elle ne satisfait que très partiellement, pour l’alimentation, l’éclairage, les savonneries, la redistribution à travers le royaume, les colonies et l’étranger (Boulanger, 1996). Elle est encouragée par de hauts prix, en dépit des mortalités des grands hivers de 1730-1731, 1754-1755 – qui frappent en particulier oliviers et agrumes de Grasse –, 1766-1768 et surtout 1788-1789, année de « mortalité universelle », comme l’avait été 1709 – à Marseille, entre le 20 décembre et le 6 janvier, sept périodes de gel (jusqu’à -10,9 °C les 30 et 31 décembre) sont entrecoupées de six épisodes mortifères de dégel et regel. Mais à chaque fois, les cultivateurs s’empressèrent de recéper les souches ou de replanter. La viticulture de Provence occidentale l’emporte à la fin de l’Ancien Régime sur celle des autres régions provençales. Le vin est aussi culture d’exportation près du littoral : soit certains vignobles obtiennent une réputation de qualité et produisent un vin de garde expédié jusqu’aux Antilles – c’est avant tout le cas de ceux de Bandol et Cassis –, soit les vins médiocres sont distillés pour la vente d’eaux de vie aux navires de l’Europe du Nord, cas du vignoble de Toulon. Citons aussi l’amandier et le safran, cultivé pour être exporté depuis Marseille, de même que les câpres, vieille spécialité de la zone de Cuges-Toulon-Hyères. Durant le xviiie siècle, les manufactures textiles d’Avignon et Orange induisent le développement de la culture de la garance, plante tinctoriale dont la racine fournit le rouge vif, introduite vers 1760 dans le Comtat par l’Arménien Jean Althen (Hovhannès Altounian, 1709-1774). Les luzernières (prairies artificielles), permettant de suppléer au manque de fourrage, avaient été introduites avant le xviiie siècle dans le terroir de Tarascon depuis le Comtat ; elles se répandent, atteignent la Crau d’Arles et Istres. Le sainfoin et le trèfle apparaissent aussi en Haute-Provence. Les plaines de Tarascon et Saint-Rémy bénéficient des prairies artificielles et de l’encouragement du mûrier – à Saint-Rémy, on compte au milieu du xviiie siècle une soixantaine de pépinières de mûriers et une large part de la population pratique l’élevage du ver à soie. Néanmoins, en ces temps où l’agronomie est de mode, les agronomes provençaux semblent peu nombreux. Citons le président au parlement Jean-Baptiste de Bruny de la Tour d’Aigues dont Arthur Young et Michel Darluc louèrent le magnifique parc aux plantations expérimentales, qui devait être dévasté, ainsi que le château, en 1792 (Cubells, 2002). Jean-François Gassendi de Varages (1717-1788), avocat au parlement, fut un correspondant assidu de Duhamel du Monceau (Pichard, 1999).
22Le retour de la croissance et la montée des prix encouragent en Basse-Provence l’entreprise audacieuse mais inaboutie de Jean-André Floquet, qui promeut à partir de 1733 pendant quatre décennies un projet déjà envisagé par Adam de Craponne d’un « canal de Provence » allant de la Durance à la mer, qui passerait par Aix et Marseille et servirait à la fourniture d’énergie pour des moulins et engins, l’irrigation, la flottaison. La compagnie par actions qu’il avait créée s’était associée le maréchal duc de Richelieu (Jean, 2011). Seront menés à bien en revanche les creusements du canal de Boisgelin à travers les Alpilles, entre 1772 et 1783, du canal de Crillon dans le Comtat, et à Sisteron, du canal réalisé à l’initiative de l’évêque, Mgr Louis-Jérôme Suffren de Saint-Tropez.
23La montagne provençale se remet plus lentement et son décrochage économique par rapport au bas pays, apparu dès le xviie siècle (chap. 9), pourrait s’accentuer. Il est sans doute révélateur qu’en 1766, les vigueries de Colmars, Annot, Castellane, Moustiers, Digne, Seyne et Sisteron aient demandé un nouvel affouagement sur le motif que « leurs terroirs avoient diminué par les ravages successifs que leur avoit occasionnés les torrens ». Celui de 1775 accorde des allégements fiscaux qui vont jusqu’à 26 % dans la viguerie de Colmars, 22 % dans le Val de Barrême, 19 % dans la viguerie de Castellane, 18,5 % dans celle de Sisteron, 16,5 % pour celle de Digne. Coriolis en conclut abruptement en 1786 : « La Provence est divisée en deux parties, l’une appelée la Montagne, l’autre voisine de la mer. La Montagne épuise le reste de la Provence ; loin de pouvoir la charger (fiscalement), elle a besoin de secours ».
24Cependant G. Pichard a attiré l’attention sur les rendements de blé de 1788, connus en quelques endroits (mais non à Arles). Le record serait atteint dans la plaine de Saint-Maximin, avec 10-11 hl à l’hectare ; mais Seyne, disposant d’un fumier d’élevage abondant, atteint 8 hl et Digne est un peu en dessous.
Le « glorieux xviiie siècle » du complexe portuaire marseillais
25Marseille connaît au xviiie siècle son premier apogée portuaire. Dès la fin du xviie siècle, les Marseillais ont commencé à franchir Gibraltar, en direction des colonies antillaises, comme Colbert l’avait souhaité, puis pour la brève aventure de l’interlope en mer du Sud. C. Carrière a montré que cette ouverture au monde est le moteur de la croissance du commerce marseillais : en un siècle son taux annuel est de 2,2 sur l’océan et de 0,9 seulement en Méditerranée, où le commerce avec le Levant change et connaît un déclin relatif à la fin de l’Ancien Régime, sinon dès le milieu du xviiie siècle : les Marseillais y inversent à leur profit les échanges traditionnels en vendant le sucre et le café des Antilles (Carrière, 1979). Les travaux d’économétrie de Guillaume Daudin (Commerce et prospérité. La France au xviiie siècle, PUPS, 2005), reprenant à nouveaux frais les calculs de C. Carrière, montrent que Marseille est le plus dynamique des grands ports français du xviiie. Encore les sources conservées ne prennent-elles que très partiellement en compte le mouvement des métaux précieux, le trafic avec la Catalogne, la Ligurie et la Toscane ainsi que l’apport du petit cabotage avec les ports du Roussillon, du Languedoc et de Provence, comme G Buti l’a montré en comparant les entrées de bâtiments tropéziens enregistrées à Marseille et les congés de caboteurs de Saint-Tropez à destination de Marseille délivrés par l’amirauté locale. Cette lente croissance ne sera que momentanément interrompue par la peste de 1720, par les guerres de Louis XV, sur lesquelles on reviendra, et par des crises financières de la place – le krach de 1774 provoquera la faillite en chaîne des courtiers.
26De 1769 à 1785, la suspension du monopole de la Compagnie des Indes permet aux négociants marseillais d’étendre leurs activités à l’océan Indien. Mais alors qu’ils avaient jusque là assez peu participé au commerce des esclaves noirs, ils vont expérimenter une traite « quadrangulaire » récemment découverte par G. Buti : vente dans les Mascareignes de produits manufacturés, puis après avoir fait parfois un peu de cabotage dans l’océan Indien (« commerce d’Inde en Inde »), achat d’esclaves au Mozambique, traversée de l’Atlantique pour livrer les esclaves aux Antilles, retour à Marseille avec des produits antillais (voir aussi chap. 12). S’ajoutera sous Louis XVI le commerce avec les futurs États-Unis d’Amérique. Lorsque la Révolution débute, Marseille est à la fois la première place commerciale de la Méditerranée et un grand port d’échanges océaniques – le second pour les échanges avec les Antilles, après Bordeaux (carte 11). Mais cette croissance sera brisée en 1793 avec l’entrée en guerre des Anglais, et le port restera alors en crise pendant une génération.
27En 1748-1749, le corps des galères a été transféré de Marseille à Toulon et la peine des galères a été commuée en travaux forcés dans l’arsenal au fur et à mesure que ces « bateaux longs » obsolètes disparaîtront. Toulon, grand arsenal abritant de nombreux vaisseaux, a souffert lors de la guerre de Sept Ans, mais s’affirme, à partir de la guerre d’Amérique, comme le grand port de la marine de guerre française en Méditerranée.
28De Martigues à Antibes, les ports secondaires provençaux, et même des mouillages, entrent dans le système marseillais comme autant de satellites, d’aucuns conservant néanmoins une relative autonomie (G. Buti, Rives, 2003 : 13). Le cabotage permet d’acheminer vers Marseille les produits du proche arrière-pays et en retour de redistribuer une part des cargaisons coloniales marseillaises. Les flottes marchandes de certains ports, qui peuvent paraître disproportionnées, sont au service du complexe marseillais, en assurant ce cabotage de concentration et de redistribution, et en répondant aux demandes pressantes de marchands de Marseille dont les bâtiments sont indisponibles car engagés dans des opérations lointaines – ainsi l’envoi de grains en Andalousie en 1753 pour faire face à une crise alimentaire majeure (C. Carrière et G. Buti dans J.-L. Miège, dir., Les céréales en Méditerranée, CNRS, 1993). À ce jeu, toutes les villes-ports ne sont pas gagnantes. Arles est de plus en plus étroitement liée à l’approvisionnement marseillais et toulonnais, en particulier celui des arsenaux et chantiers navals, et connaît une réduction considérable des denrées de fret de départ : près de 100 différentes en 1644, moins de 20 entre 1750 et 1788, avant tout des pondéreux, blé, bois, pierre, charbon, fourrage (Payn-Échalier, 2007). De même pour Martigues – dont C. Carrière a établi le déclin maritime au xviiie siècle (Prov. hist., 1964 : 55). En tirent davantage profit en revanche, Cassis, La Ciotat, La Seyne, le port de commerce de Toulon, Saint-Tropez dont c’est le grand siècle portuaire (Buti, 2010), Cannes, Antibes, voire Agde et Sète. En se livrant à une forme originale d’armement, certains de leurs bâtiments, en particulier ceux de Saint-Tropez, pratiquent entre les deux bassins de la Méditerranée, voire l’Atlantique, la « caravane maritime » ou « voyage à la cueillette » ou « à l’aventure », ce que nous appelons aujourd’hui tramping, attesté au xviie siècle sinon avant, mais officiellement autorisé en Levant après les accords franco-ottomans de 1686-1688. Les capitaines y « mêlent opérations de transport, de commerce et des actes de crédit sous la forme de prêts de diverses natures » (G. Buti). À un niveau bien plus modeste, le mouillage déshérité des Saintes-Maries-de-la-Mer connaît le développement de la pêche dans les étangs de Camargue et en mer : 8 pêcheurs en 1708, 25 en 1732, 33 en 1755, 43 en 1760, dont quelques Catalans (Gangneux, 1988).
Des activités artisanales et manufacturières diffuses
29À Marseille, nombre d’artisanats tendent à se muer en manufactures dont les productions sont largement exportées : savonnerie, raffinage du sucre, vins et liqueurs, fabriques de produits chimiques, travail du corail, cette spécialité marseillaise ancienne qui connaît un changement d’échelle avec la manufacture de Jacques-Vincent Rémuzat. La faïence de Marseille brille particulièrement avec les ateliers de Joseph Fauchier (1687-1751) et son neveu homonyme, la veuve Perrin (Pierrette Candelot, 1709-1794) ou Gaspard Robert (1722-1799). La manufacture de Robert fabriqua aussi de la porcelaine. Le cas de l’indiennage est plus incertain : à partir de 1759 prend fin la prohibition qui frappait dans le royaume les indiennes depuis 1686. Les manufactures de cotonnades marseillaises sont alors confrontées à la fois aux taxes qui frappent leur production à l’entrée dans le royaume – contrepartie de la franchise du port –, et surtout à la concurrence des produits de grande qualité issus des manufactures d’Île de France (Oberkampf à Jouy-en-Josas) et d’Alsace (O. Raveux, Annales du Midi, 2004 : 246).
30L’exploitation du gisement de lignite de Basse-Provence occidentale (dit plus tard « de Gardanne ») se développe. Dans le cadre défini par l’arrêt du conseil royal de janvier 1744, qui n’accorde de permission d’exploitation qu’aux détenteurs en titre des terrains charbonniers, de nombreux puits apparaissent entre 1743 et 1755 dans la partie méridionale du bassin, à Mimet, Auriol, Fuveau et Gréasque. « La Provence a désormais un véritable bassin minier » (Daumalin, Domenichino, Mioche, Raveux, 2005) dont les produits sont avant tout destinés à Marseille. Une seconde vague d’ouverture de puits a lieu dans la décennie 1780, en particulier à Gémenos, Peynier et Roquevaire. Les seigneurs de ces lieux jouent un rôle important dans ces entreprises. Le marquis de Cabre, sieur de Belcodène, y fait foncer six puits entre 1769 et 1790. Le premier essor de la zone de Peypin et Valdonne est dû aux négociants marseillais Roux, qui ont acquis la seigneurie de Valdonne. Il y aurait eu vers 1700 une trentaine de « piqueurs » (mineurs) et vers 1780 quelque 175 « piqueurs » auxquels s’ajoutaient les « mendits », enfants chargés de remonter le charbon extrait. O. Raveux estime l’exploitation de ce dernier à 400 à 500 tonnes en 1700 ; vers 1750 à 2 000 t. ; en 1785, à 8 000 t. et peut-être les 10 000 t. sont-elles atteintes en 1790.
31Les tanneries de Grasse déclinent à cause de la lourde fiscalité qui frappe les cuirs à partir de 1759. À la même époque, la mode des cuirs de senteur cesse ; Grasse tend alors à abandonner la fabrication du gant fin à Grenoble. En revanche, la savonnerie se développe dans la ville, qui a sept fabriques au milieu du siècle. La parfumerie bénéficie d’un savoir-faire ancien et d’une novation technique, l’enfleurage à froid qui apparaît vers 1750. Grasse produit la poudre parfumée pour le visage et les mains, la poudre qui blanchit les perruques, le savon parfumé à l’iris ou la rose, les « bergamottes », boîtes à poudre ou coffrets en écorce d’orange et même des bonbons à l’orange. La réputation de la parfumerie grassoise est bien acquise avant la Révolution : des Grassois ouvrent boutique à Paris et Fargeon devient sous Louis XVI le fournisseur de la cour de France. En 1789, l’agronome anglais Arthur Young assurera : « La moitié de l’Europe se fournit en essences qui viennent de là ». En revanche, nombre d’autres villes intérieures semblent s’assoupir, ainsi Tarascon, Sisteron ou Digne. Faute de manufactures, Arles doit vendre ses laines aux « étrangers », surtout languedociens et dauphinois.
32Une des productions les plus remarquées – du moins par la postérité – est ce produit de demi-luxe qu’est alors la faïence – terre cuite recouverte d’un émail – laquelle, à la différence de l’argenterie, la vraie vaisselle de luxe, ne peut se fondre et a davantage subsisté. Depuis la fin du xviie siècle s’est répandue la technique du « petit feu » (une première cuisson fixe l’émail, une seconde, à température moins élevée, le décor peint, polychrome). La plupart des régions de France sont dotées de centres faïenciers. En Provence, les deux principaux sont Marseille – où les fabriques déjà citées sont établies dans les faubourgs – et Moustiers-Sainte-Marie. Des centres secondaires existent, tels Apt et Le Castellet. En dépit d’une forte circulation des modèles et des ouvriers, les grands ateliers ont développé des productions originales qui permettent de les identifier.
33Des « fabriques » se développent dans les villages et bourgs, en particulier si quelque cours d’eau peut y fournir une force motrice ou si des gisements d’argile ou de minerais y affleurent, ou encore si les ressources forestières sont suffisantes pour alimenter des fours. Pour ne citer que deux exemples proches, à Varages, la vieille activité des potiers est métamorphosée en 1695 lorsqu’un membre de la famille des faïenciers Clérissy de Moustiers installe une faïencerie. Une enquête de 1740 y signale aussi que le sieur « de Caila » (sans doute Queylard) y a établi une verrerie qui occupe sept ouvriers et consomme 70 à 80 quintaux de bois par jour, pris dans ses propriétés. Il fabrique « les pièces difficiles, comme fanaux, chandeliers, compotiers, pièces nécessaires aux physiciens, chimistes, parfumeurs, lampes, bénitiers, etc. ». Plus étonnante est la destinée de Brue-Auriac. Ce village est « inhabité » en 1471 ; il compte 23 familles et 98 hab. seulement en 1716, mais 63 maisons et 832 hab. en 1765. Entre temps, la seigneurie a été acquise, en 1746, par le négociant marseillais Georges Roux de Corse (1703-1792). Il obtient du roi en 1750 son érection en marquisat et y crée un village nouveau, qu’il dote de trois tanneries, une chapellerie, cinq ateliers de textile lainier et cotonnier et une grande manufacture « pour le tirage, la filature et le moulinage des soies », pour laquelle il espéra vainement obtenir un privilège royal. Il est vrai que des revers de fortune de celui qui fut un des plus importants armateurs marseillais le conduisirent à la faillite en 1774 et il mourut ruiné à Brue (biographie par C. Carrière et M. Goury, J. Laffitte, 1990).
34La production drapière de la vallée du Verdon, étudiée par A. Collomp, continue de relever en revanche d’une fabrication domestique, réalisée par des travailleurs, en particulier pendant les mois d’hiver dans le cadre du foyer. La femme file et le tissage est assuré par son mari et un ou plusieurs des enfants, parfois par le père trop âgé pour les gros travaux. Un métier à tisser à bras, souvent étroit, est établi dans une pièce du premier étage éclairée par un « fenestron » ou dans une salle du rez-de-chaussée. La laine est fournie par un maître cardeur ou un marchand, qui rémunère la façon et commercialise ensuite le produit fini, que les muletiers transportent jusqu’aux foires et aux villes de Basse-Provence, à Marseille avant tout, et aussi du Piémont, jusqu’à Turin. La production ne sera concentrée en ateliers qu’à partir des années 1820.
Malheurs et heurs de la conjoncture : l’impact des guerres de Louis XV
La guerre de Succession d’Autriche (1739-1748)
35En 1743, ravage de la vallée de Barcelonnette par les Impériaux et les Sardes – le duc de Savoie est depuis 1720 roi de Sardaigne –, soit les troupes de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche et de Charles-Emmanuel de Savoie. Mais Charles-Emmanuel ne pousse pas au-delà ses troupes et préfère s’emparer de la république de Gênes. La révolte de la population génoise le contraindra à s’en retirer.
36En 1744, les Franco-espagnols – les « Gallispans » pour les habitants des possessions de la couronne de Savoie – occupent Nice mais sont refoulés en 1746 de ce côté du Var. Les Austro-sardes franchissent le fleuve en novembre, appuyée par la flotte anglaise. Antibes est assiégée, subit un violent bombardement, mais résiste. Les îles de Lérins sont occupées. La Provence orientale et centrale est envahie, jusqu’au Luc et à Castellane. Le maréchal de Belle-Isle la délivre en février 1747 en repoussant l’ennemi au-delà du Var. Il reprend ensuite les îles de Lérins en avril-mai et occupe Nice jusqu’en juin 1748 (P. Grillon, Prov. hist., 1962 : 50 et 1968 : 73). En 1747, l’ennemi est également revenu dans la vallée de Barcelonnette et occupe Seyne jusqu’au printemps de 1748. Ce fut la seule invasion d’une portion du royaume de France entre 1713 et 1792.
37La guerre crée aussi des difficultés au commerce maritime (graphique 4, p. 265). Une escadre espagnole est bloquée dans la rade de Toulon par les Anglais ; la bataille navale indécise du cap Sicié en février 1744 fut considérée comme victoire française : la flotte espagnole put se dégager. Au cours de la guerre, des pertes importantes furent infligées à la marine provençale : 800 bâtiments de commerce pris en quatre ans.
La guerre de Sept Ans (1756-1763)
38La désastreuse guerre de Sept Ans n’a concerné la Provence que par le départ, depuis Marseille et les îles d’Hyères, de l’expédition du duc de Richelieu qui prit Port-Mahon à Minorque – île des Baléares occupée par les Anglais, auxquels elle fut rendue au traité de Paris en 1763. La guerre de Sept Ans a été marquée par l’ampleur de la course chez tous les belligérants. Marseille et ses ports secondaires ont alors armé en course. Ces opérations navales offensives, qui consistent à courir sus aux navires de commerce ennemis pour les prendre à l’abordage, sont non seulement le fait de la marine de guerre, mais aussi de négociants et capitaines marins qui recevaient une « lettre de marque » du roi. En revanche, le commerce de Marseille a été fortement affecté par les prises de ses bateaux aux Antilles (action de l’amiral anglais Boscawen en 1759).
39La Provence ne sera plus ensuite atteinte par la guerre jusqu’à la Révolution. Les guerres suivantes ont donc sur elle un effet indirect. L’arsenal et la ville de Toulon jouent ainsi un rôle important pour préparer la flotte qui permet la participation de la France à la guerre d’indépendance des colonies d’Amérique du Nord (les futurs États-Unis) contre l’Angleterre (Vergé-Franceschi, 1977 et Toulon, 2002). La course reprit à cette occasion. Deux membres provençaux de l’ordre de Malte servant dans la marine royale s’illustrent au cours de la guerre, l’amiral François-Joseph Paul de Grasse (1722-1788) et le bailli Pierre-André de Suffren (1729-1788). Au retour de sa campagne des Indes, le second fut honoré par l’Assemblée générale des communautés d’une médaille commémorative en argent et un de ses parents ayant un domaine à Istres y fit donner à un grand rocher la forme de son vaisseau, Le Héros (R. Bertrand, Prov. hist., 1998 : 193).
Une croissance démographique sans doute modeste
40Le souci d’évaluer la population du royaume apparaît à partir de la fin du xviie siècle. La Provence a fait l’objet de deux dénombrements (comptages de la population) au xviiie siècle.
41Le premier eut lieu en 1716, sans doute à l’initiative de l’intendant Cardin Lebret car les récapitulatifs en ont été retrouvés dans ses papiers. On ignore les modalités de la collecte de ses données, certaines ayant été fortement mises en cause par M. Terrisse : Tarascon y figure pour 6 940 hab., ce qui est peu vraisemblable – la ville avait sans doute 9 000 hab. environ ; la vallée de l’Ubaye, qui avait récemment rejoint la Provence, n’est pas prise en compte. Il fournit un total de 605 400 hab., qui pourrait donc sous-estimer la population provençale.
42Un second dénombrement fut effectué par les procureurs du Pays de Provence entre les 24 et 31 août 1765. Ses résultats furent publiés en détail par l’abbé Jean-Joseph Expilly (1719-1793), né à Saint-Rémy et chanoine de Tarascon, dans l’article « Provence » de son Dictionnaire géographique des Gaules et de la France (1768). Le dénombrement dit d’« Expilly » donne 692 293 hab., auxquels s’ajoutent « 600 à 700 bergers en train d’estiver en Dauphiné et les marins en mer ». Soit au total, d’après les rectifications opérées par M. Terrisse, 698 868 hab. (Terrisse, 1989).
43Si l’on admet les données du dénombrement de Lebret et la réévaluation de celui d’Expilly par M. Terrisse, la population se serait accrue de quelque 93000 hab. en un demi-siècle (+ 13,4 %). Mais F.-X. Emmanuelli propose d’estimer la population de la généralité à environ 700 000 hab. à la veille de la peste de 1720 ; prenant en compte les données d’Expilly, il juge dès lors que « d’un siècle à l’autre, la population a peu progressé ». J. Dupaquier (Histoire de la population française, PUF, 1988, t. ii), raisonnant sur la base d’estimations personnelles (discutables) de 640 000 hab. vers 1700 et de 676 000 vers 1778-1787, conclut à une croissance de 6 % et à une densité moyenne de 29,8 hab. au km2 à la fin de l’Ancien Régime. La densité moyenne du royaume est alors de 48,2 hab. au km2. Tout laisse penser que la Provence n’a connu au xviiie qu’une croissance très limitée de sa population, nettement inférieure à 20 % (la population française aurait crû de 33 % entre 1700 et 1787). Il convient de la resituer dans un Midi de faible croissance démographique qui comprend le Dauphiné, le Languedoc et l’Aquitaine.
44L’évolution de longue durée de la population continue de se faire au profit de la Basse-Provence, surtout côtière, dont la densité de peuplement a augmenté, alors qu’elle restait globalement stationnaire dans le haut pays. Les vigueries d’Aix et Tarascon et les terres adjacentes d’Arles et Marseille totaliseraient 229 288 hab. en 1716 et 285 468 hab. en 1765. En 1765, selon les calculs d’É. Baratier, la Provence occidentale renfermerait environ 46 % des foyers provençaux, la Provence orientale 31 %, et la Haute-Provence 23 %. Cette dernière, aux ressources limitées, reste une terre d’émigration temporaire ou définitive, ce qui est alors un trait général des zones montagneuses du royaume. Certains de ses habitants ont en particulier « déguerpi » du haut pays au profit des zones basses pendant la période de marasme des décennies 1690-1730, à en juger par le réaffouagement de 1728.
45Les migrations extérieures et intérieures à la région bénéficient à la Basse-Provence, et en particulier à Marseille, passée de quelque 75 000 hab. à la fin du xviie siècle à environ 120 000 au début de la Révolution, soit 90 000 à 100 000 hab. dans la ville agglomérée, le reste s’éparpillant dans un terroir où les fermes et hameaux se sont multipliés aux Temps modernes. Vers 1690, 7/10 des conjoints marseillais sont natifs de la ville, ce qui indique une exogamie déjà forte. En 1749, 5/10 ne sont pas nés à Marseille, proportion qui se stabiliserait jusqu’à la fin du siècle. 30 % des conjoints qui ne sont pas natifs proviennent dans ce dernier cas de l’arrière-pays voisin – l’aire des actuelles Bouches-du-Rhône –, 10 à 15 % du littoral entre Marseille et Toulon ; 30 à 40 % sont des « gavots » – habitants de la montagne – venus de la haute Provence ou du Dauphiné (Marseille, observe M. Vovelle, 1980, est la première « ville gavotte ») ; le reste de la France fournirait entre 10 et 20 % des conjoints ; les étrangers au royaume seraient 2 % en 1690 mais 8,5 % en 1749, essentiellement Italiens – Nissards compris –, dans une bien moindre mesure Catalans ou Suisses. Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, entre 1675 et 1792, deux conjoints sur dix ne sont pas natifs du bourg, et la répartition de leurs origines est assez proche de celle qui vient d’être décrite pour Marseille, à cette nuance près que le Languedoc, le Velay et l’Auvergne y tiennent une place plus importante (Gangneux, 1988).
46Nous n’avons aucune estimation de la migration des Provençaux hors de Provence, qui ne saurait être négligée, une partie des gavots ayant pu migrer vers le nord, en direction de Grenoble et Lyon ou plus loin, et des Provençaux s’étant expatriés définitivement à travers le bassin méditerranéen et aussi dans le Ponant – citons l’exemple de deux grands négociants nantais d’origine provençale : Honoré Chaurand est né à Valensole ; les Pelloutier sont originaires de la vallée de Barcelonnette ; ils se fixent à Lyon au début du xviie siècle, sont à Leipzig en 1685, passent à Berlin, à Saint-Pétersbourg, et s’installent à Nantes au xviiie siècle. Un Galliffet s’est établi aux Antilles ; son héritage fera passer sa famille dans la grande noblesse de cour. Rappelons la migration parisienne des artistes, étape obligée des belles carrières des Aixois André Campra et Jean-Baptiste Van Loo, de l’Avignonnais Joseph Vernet (1714-1789), du Grassois Honoré Fragonard (1732-1806) ou du Martégal Joseph Boze (1745-1825). D’autres artistes font l’essentiel de leur carrière hors de Provence : le sculpteur marseillais Antoine Duparc (1698-1755) émigre à Murcie vers 1720, revient à Marseille entre 1731 et 1749 et s’établit ensuite à Coutances. Sa célèbre fille, Françoise Duparc, née à Murcie en 1726, fait son apprentissage pictural en Provence, puis on la retrouve à Londres, peut-être à Breslau ; elle ne revient à Marseille que quelques années avant sa mort en 1776. Michel Verdiguier, né à Marseille en 1706, mort à Cordoue en 1796, a laissé la plupart de ses œuvres dans cette dernière ville où il s’établit définitivement vers 1760. Constantin Samuel Raffinesque (1783-1840), né à Istanbul d’un négociant marseillais et d’une mère grecque, mort à Philadelphie, deviendra un des premiers savants des États-Unis.
47Dans la seconde moitié du xviiie siècle commence ce que l’on appellera plus tard le tourisme des hivernants sur la future Côte d’Azur. Les premières « saisons d’hiver » de membres de la haute société étrangère, surtout anglaise, venant séjourner sur le littoral pour des raisons médicales sont liées au progrès de la définition des « maladies de poitrine ». Avant tout la phtisie (tuberculose), que l’on espère guérir, ou du moins ralentir, en fuyant froid et brouillard au profit de la douceur du climat méditerranéen. Ces débuts ne concernent avant le xixe siècle que deux villes : en Provence, Hyères, réputée depuis le xvie siècle pour ses fleurs, ses agrumes, ses primeurs et Nice, au royaume de Sardaigne. Avignon a aussi une colonie anglaise en partie établie à demeure (M. Boyer, 2002).
Une « Provence sage » sous Louis XIV et Louis XV ?
48L’expression est de Michel Vovelle, qui a souligné qu’émeutes et révoltes ne disparaissent pas, mais deviennent sporadiques et ponctuelles. La grande enquête de Jean Nicolas (La rébellion française, Paris, 2002) confirme ce double caractère des « émotions populaires » – du moins jusqu’au printemps 1789. Avec 308 « émotions » de toute nature recensées entre 1661 et 1789, la Provence ne se situe pas parmi les provinces les plus paisibles du royaume – on en compte 177 en Dauphiné – ni non plus parmi les plus agitées, l’Île-de-France ou le Bas-Languedoc voisin – respectivement 818 et 839 cas. On s’insurge contre le piquet de la farine à Saint-Rémy en 1718, à Manosque en 1760, à Mézel en 1785. Dix ans plus tôt, les paysans du lieu s’étaient déjà révoltés contre « ces gens foutres de bourgeois » du conseil de ville et leurs impôts. En conflit avec leurs seigneurs, les travailleurs d’Angles en 1731 ou d’Oraison en 1770 se mettent en grève en refusant de moissonner les terres de la réserve seigneuriale. Néanmoins si les deux émeutes frumentaires qui secouent Arles en 1721 et 1752 sont les seules que connaît la Basse-Provence entre 1715 et 1789, elle n’en embrasent pas moins la ville pendant plusieurs jours d’« une véritable guerre civile qui oppose les paysans pauvres de la Crau aux autorités, puis tout le petit peuple de la ville (travailleurs, artisans, marins, portefaix, mendiants) aux notables » (V. Sottocasa et A. Barruol, Prov. hist., 1986 : 145).
Offices et communautés d’habitants
49Sous Louis XIV et Louis XV, les rois en mal d’argent transforment en offices vénaux et « perpétuels » des charges telles que celle de maire et même assesseur, greffier, trésorier des communautés. Dans le cas de la Provence, où ces édits menaçaient directement les libertés de l’Assemblée générale des communautés et de sa Procure, chaque fois, les procureurs du pays parvinrent à négocier auprès de l’administration ou des acquéreurs leur rachat par l’Assemblée générale des communautés avec l’aide des communautés concernées. Il y eut trois vagues de création de ces offices onéreux pour les Provençaux : une première série de 1690 à 1709 pour financer les dernières guerres de Louis XIV, puis révocation par le roi de ces offices entre 1715 et 1717, puis 1722 – rachat des offices, supprimés dès 1724 –, et surtout 1733 – l’accord du Pays de Provence avec l’administration fiscale ne fut conclu qu’en 1757. Pendant cette période, certaines communautés avaient racheté les offices en corps, dans d’autres le roi avait pourvu aux charges par lettre de commission – en nommant à la charge un notable suggéré à l’intendant par le subdélégué local –, un très petit nombre d’offices avait trouvé preneur auprès de particuliers et entre 1738 et 1742, le roi avait autorisé des élections. Une dernière tentative de l’administration en 1772 sera contrecarrée : les offices ne seront pas mis en vente. En revanche, un don gratuit extraordinaire des villes et bourgs créé en 1758 fut « prorogé » jusqu’à la Révolution, au prix d’abonnements, en dépit des protestations de l’Assemblée des communautés, inquiète de voir la royauté imposer cette contribution par voie d’édit, sans respect des droits du Pays (Coriolis, 1786, t. i et B. Hildesheimer, 1935)
50Étudiant les rapports entre l’intendant et la municipalité dans la seconde moitié du xviiie siècle, F.-X. Emmanuelli pense que « le pouvoir central n’a pas vraiment réussi à assujettir les municipalités urbaines » et voit le signe manifeste de cet « échec de la royauté » dans l’impuissance de l’intendant à assainir les finances de Marseille : le déficit chronique des recettes par rapport aux dépenses provoque la montée des dettes, deux millions de livres en 1700, six en 1763, neuf en I784 d’où le recours à l’emprunt qui représente presque toujours le tiers des dépenses annuelles. L’administration centrale conseillera, sans insistance il est vrai, mais en vain, une réforme fiscale substituant l’impôt sur les revenus aux impôts indirects, qui ne pouvait séduire la classe politique, laquelle a d’ailleurs peut-être placé des capitaux dans les emprunts de la ville.
Originalité de la généralité-intendance d’Aix
51Le maréchal Claude-Louis-Hector de Villars est devenu gouverneur en 1712, auréolé par sa victoire de Denain ; il n’a séjourné que six mois en Provence mais a entretenu une correspondance active avec l’intendant et joué à Versailles un rôle de protecteur de la province auprès des bureaux centraux. Son fils Honoré-Armand de Villars lui a succédé de 1734 à 1770. À la différence de son père, il a résidé en Provence l’essentiel de ce temps. Ensuite la Provence est gouvernée par Camille de Lorraine, prince de Marsan (1770-1782) et le maréchal Charles-Juste de Beauvau-Craon (1782-1790). Quant aux lieutenants généraux, après la mort de François de Grignan en 1714, son gendre Louis de Simiane lui succéda de 1715 à 1718, puis trois membres de la famille de Brancas. Leur rôle fut discret, l’intendant se souciant de la protection du territoire et un commandant en chef exerçant le commandement effectif des troupes. À noter que ce dernier jouera parfois un rôle politique dans les dernières décennies de l’Ancien Régime : l’intendant étant premier président du parlement, c’est le marquis Jean-Louis-Roger de Rochechouart, commandant en chef, qui fera enregistrer à Aix la réforme judiciaire de Maupeou en 1771, puis qui rétablira en 1775, sur décision de Louis XVI, l’ancien parlement ; son successeur, Joseph-Roger de Verduzan, marquis de Miran, fera de même enregistrer la réforme de Lamoignon. Le dernier, Victor-Maurice de Riquet-Caraman, sera mêlé aux débuts de la révolution provençale.
52À partir de la fin du xviie siècle, l’intendance de Provence a été détenue presque sans interruption par deux familles dont le père et le fils se sont succédé dans cette charge : Cardin Lebret (1687-1704) et Pierre-Cardin Lebret (1704-1734) puis Jean-Baptiste des Galois de La Tour (1734-1744) et Charles-Jean-Baptiste des Galois de La Tour (1744-1771 et 1775-1790). Une telle succession familiale et une telle durée en charge sont sans équivalent dans une autre province du royaume.
53Autre particularité provençale, l’intendant est aussi à partir de 1700 commis par le roi à la charge de premier président du parlement. Cette situation, qui avait connu le précédent d’Henri Forbin-Maynier d’Oppède (chap. 9), semble satisfaire les parlementaires puisqu’à la mort du premier des Lebret, puis du premier des La Tour, le corps du parlement envoya une requête au roi pour demander que leur fils leur succède dans cette charge.
54Les rapports des Lebret père et fils avec l’Assemblée générale des communautés et sa Procure ont parfois été difficiles à la fin du règne de Louis XIV, lorsqu’il s’est agi de faire accepter les nouveaux impôts directs, la capitation et le dixième, ainsi que les divers expédients imaginés par l’administration royale pour soutirer de l’argent à ses sujets (Marchand, 1889).
55La conséquence de la stabilité en charge de ces grands commissaires royaux est ensuite, avec les La Tour, la tendance à s’intégrer à la haute société provençale et en particulier au milieu judiciaire aixois, et donc à examiner d’un œil assez favorable les intérêts de la généralité d’Aix (Emmanuelli, 1974). Face à cette administration royale peu offensive, l’Assemblée générale des communautés tend à s’affirmer comme « un agent de la transformation économique et un acteur de la vie sociale en Provence » (Emmanuelli, Prov. hist., 2010 : 239) et plus encore la Procure du pays, son organe permanent qui, selon F.-X. Emmanuelli, constituerait un « pouvoir discrètement conquérant ». Cette dernière est en particulier dynamisée par des assesseurs brillants, tels Jean-Étienne-Marie Portalis – futur ministre des cultes de Napoléon Ier – en 1778-1781 et Jean-Joseph Pascalis, en 1773-1774 et 1787-1788. Ce dernier se fera au début de la Révolution le défenseur des privilèges de la Provence (voir chap. 12). L’Assemblée des communautés défend ce qu’elle appelle la « constitution provençale », soit la théorie du « co-état non subalterné », les privilèges du Pays et les libertés locales, souvent avec l’appui des cours souveraines (Robert, 1912 et Mestre, 1976). Mais l’Assemblée n’a élevé aucune protestation lorsque Louis XV a conféré le titre de comte de Provence à son petit-fils cadet – le futur Louis XVIII – ce qui est la négation même du co-état.
56Certes, la longue permanence en charge du second La Tour est sans doute propice aux intérêts du parlement et des oligarchies urbaines siégeant à l’Assemblée des communautés. Un certain sentiment d’appartenance provençale naît peut-être au sein de cette dernière, dont la diffusion hors de ce cercle étroit de notables reste problématique. L’Assemblée des communautés finance en 1778 la publication du Nouveau commentaire sur les statuts de Provence de Jean-Joseph Julien (1704-1789), professeur à la faculté de droit de 1732 à sa mort, sept ans assesseur d’Aix, que le roi avait anobli en 1768. Elle commandite également la Nouvelle Histoire de la Provence dédiée aux États de l’abbé Jean-Pierre Papon, (1776-1784), qui fera figure a posteriori d’ultime legs d’une entité provinciale sur le point de disparaître, puis de 1786 à 1788 les volumes du Traité sur l’administration du comté de Provence de l’abbé Honoré-Gaspard de Coriolis (1735 ?-1824). Mais la convocation en 1787 des États de Provence selon leur forme ancienne (voir chap. 12) va prendre de court ces milieux d’avocats et de juristes.
Discrétion de l’opposition parlementaire aixoise
57À la différence de celles des parlements de Rennes, Grenoble ou Paris, les remontrances aixoises sont sans intérêt majeur (Robert, 1912). Le parlement de Provence se borne ordinairement à se solidariser avec les autres parlements dans leurs conflits avec la royauté. Il intervient dans les querelles entre jansénistes et jésuites En 1714, il enregistre sans difficultés la bulle antijanséniste Unigenitus, mais va ensuite refuser de recevoir les lettres pontificales Pastoralis officii contre le jansénisme en 1718. Il a un rôle peu glorieux, on l’a vu, dans l’affaire Girard-Cadière, mais un rôle relativement important dans la suppression des jésuites. Il est aussi intervenu dans l’affaire des refus de sacrements (Ardoin, 1936).
58Lorsque Louis XV s’efforce de briser l’opposition des parlements par la réforme du chancelier Maupeou, en 1771, celui d’Aix s’élève contre cette « suprême entreprise du despotisme ». Les parlementaires aixois sont exilés dans leurs bastides. La cour des comptes, aides et finances reçoit, conformément à la règle de cette réforme, des offices ni vénaux, ni héréditaires, mais gratuits pour former à la place du parlement un conseil supérieur aux fonctions strictement judiciaires. L’intendant La Tour se solidarise alors avec les parlementaires en tant que premier président, ce qui lui vaut d’être rappelé à Versailles. Il est remplacé par le baron de Monthyon (1771-1773) puis par Gabriel Sénac de Meilhan (1773-1775) – ce dernier parvient à mener à bien à Marseille le projet préexistant des Allées qui portent son nom.
59Quand au début de son règne, en décembre 1774, Louis XVI abroge la réforme Maupeou, supprime les conseils supérieurs et rétablit les parlements, il rend à C.-J.-B. de La Tour ses anciennes fonctions, que ce dernier conservera jusqu’à la Révolution. Il aura accompli « l’intendance la plus longue de l’histoire française » (F.-X. Emmanuelli).
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