Chapitre VI. Paysage rural et paysage urbain : diversité provençale
p. 139-158
Texte intégral
1Les paysages provençaux d’Ancien Régime présentent quelques différences avec les actuels. Le trait dominant des espaces ruraux est le déboisement. La période moderne est caractérisée par le recul des surfaces boisées et la violence de l’érosion. En 1833 Jules Michelet affirmera dans son Tableau de la France : « Le laboureur ramasse son champ au bas de la colline, ou le suit voguant à grande eau et s’ajoutant à la terre du voisin ». À partir du Second Empire, le reboisement puis la déprise agricole rétabliront un manteau forestier qui ne cessera dès lors de progresser. Les villes restent, jusqu’à la Révolution et même parfois le milieu du xixe siècle, enfermées dans une enceinte. Leur superficie, telle qu’elle est de plus en plus fidèlement représentée au cours de l’époque moderne grâce aux progrès de la cartographie (Pastoureau, Pichard, Homet, 1991), semble à nos yeux très réduite. Marseille, ville géante de la Provence, occupe dans ses murs 70 hectares jusqu’à l’agrandissement de 1666 et 195 hectares ensuite. Le voyageur d’Ancien Régime passe sans grande transition du paysage agricole à celui densément bâti de la « ville murée », le temps de franchir une « bourgade » (faubourg). La différence majeure entre l’Ancien Régime et notre temps est démographique. En 1801, les quatre départements qui correspondent à l’essentiel du territoire de la ci-devant Provence (Basses-Alpes, Bouches-du-Rhône, Var, Vaucluse) totalisaient dans leurs limites actuelles 827 000 hab. – soit déjà plus que sous l’Ancien Régime. En 2008, leur population légale est de 3 664 280 hab.
Un paysage différent de l’actuel ?
Anciennes et nouvelles communautés d’habitants
2La trame des communes actuelles est déjà pour l’essentiel en place dès la fin du Moyen Âge. Le nombre des communautés augmente entre le xvie et le xviiie siècle grâce au renouveau de celles qui avaient été déclarées « lieux inhabités » à la suite des calamités de la fin du Moyen Âge, ce qui ne signifiait pas qu’elles étaient entièrement désertées mais que leur population était trop modeste par son nombre et son statut agricole et surtout trop dispersée (l’« habitant » est le chef d’un ménage) pour qu’elles puissent se doter d’une organisation communale. Certaines resteront définitivement rattachées à une communauté voisine dont elles formeront une partie du territoire et des écarts. D’autres reconstitueront lentement leurs effectifs et leurs institutions communales au cours du xvie ou seulement du xviie siècle (Atlas hist. Prov., carte no 101). Des cas de glissement d’un habitat perché vers les zones basses sont attestés à l’occasion des repeuplements puis durant l’époque moderne – ils se multiplieront aux temps contemporains. Dans les Préalpes de Digne, le repeuplement du début du xvie siècle peut former de nouveaux noyaux d’« habitants » – Champtercier se substitue à Oise, le Brusquet à Lauzière et au Mousteiret. Ailleurs, à Château-Royal « dirupt » (détruit), se substitue Carnoules, de même Viens à Châteauvieux.
3Le cas paradoxal du Thoronet, modeste agglomération apparue au cœur d’un « paysage cistercien », a été élucidé par le docteur Barbier et G. Pichard. L’abbaye, ne pouvant plus assurer son économie agro-pastorale faute de convers, a concédé en 1519-1520 à quarante-huit emphytéotes l’essentiel de ses terres, créant ainsi un habitat dispersé de bastides qui se transformeront parfois ensuite en hameaux. En 1645 apparaissent des « syndics » du Thoronet. L’abbé commendataire établit en 1662 une cure et promet la construction d’une église paroissiale, qui ne sera réalisée qu’au début du xviiie siècle. Ce sanctuaire fixera alors un petit noyau aggloméré. L’affouagement de 1665 concrétise l’existence d’une communauté d’habitants en soumettant les terres à la taille, alors qu’elles avaient jusqu’ici joui de l’exemption monastique. Naîtront aussi au xviiie siècle en Provence intérieure, par la volonté de leurs seigneurs et à leur profit, les communautés de Charleval (1741), Lamanon (1745) et Brue-Auriac (1750).
4L’acte d’union signé le 21 avril 1581 par le bourg de Lisle et les villages de Jonquières et Ferrières, tous trois situés à l’embouchure « de l’estang du Martigues », fonde la ville qui prend dès lors ce nom (Baratier, Prov. hist., 1964 : 55). Se produit aussi l’indépendance communale des quartiers maritimes de communautés situées entre Marseille et Toulon, que leur croissance démographique fait passer du hameau au village, voire au bourg et pour certains à la ville. La Ciotat s’est détachée de Ceyreste dès 1429 ; puis La Seyne est autorisée par le roi à se séparer de Six-Fours en 1657, Sanary (Saint-Nazaire jusqu’en 1890) d’Ollioules en 1667, Bandol de La Cadière en 1715. Ne s’annonce guère en revanche la mutation de la frange littorale comprise entre Toulon et la frontière italienne, soit l’essentiel de la future Côte d’Azur. Ce rivage est encore zone peu peuplée et plutôt répulsive par son insalubrité ; il ne deviendra qu’à l’époque contemporaine la partie la plus attractive et la plus urbanisée de l’espace régional. Le territoire de La Napoule a été repeuplé par acte d’habitation de 1461 sur les terres concédées par son seigneur et a connu une première phase de prospérité agricole et maritime dans les deux premiers tiers du xvie siècle (400 maisons en 1566 ?) avant de péricliter au dernier tiers du siècle à la suite des guerres et surtout « de la corruption de l’air » due aux nebles (brouillards) et aux marécages. Son déclin se poursuit au siècle suivant en dépit d’une tentative de repeuplement en 1623 (30 maisons en 1610 et 3 ou 4 en 1665). Un nouvel acte d’habitation est tenté en 1709 avec des habitants des environs. Le lieu dépend de Mandelieu. On dénombre 167 habitants sur l’ensemble du territoire de cette communauté en 1765 (Pichard, 1999).
Hameaux et bastides, l’habitat dispersé
5La diffusion de l’habitat à travers les terroirs qui conduira à la « rurbanisation » actuelle est en bonne partie un phénomène de l’époque contemporaine en Basse-Provence, sauf dans les plaines du bas Rhône et dans les environs immédiats des principales villes – l’espace intensément anthropisé du terroir marseillais en ses zones basses est très remarqué par les voyageurs mais reste une exception. Les terroirs de la Basse-Provence intérieure sont plutôt ponctués de constructions très modestes, parfois en pierre sèche, qui servent d’abris ou d’habitat occasionnel aux paysans (ce sont les « cabanes » ou cazaux ; cazal désigne aussi une place à bâtir occupée par une ruine dans l’habitat groupé, on dit aussi dans ce cas « luègue » au xvie siècle). Les cultivateurs préfèrent longtemps habiter dans l’agglomération pour jouir du statut d’« habitant », bénéficier d’une vie de sociabilité (et des embauches journalières pour les plus modestes) et accomplir dès lors un trajet quotidien jusqu’aux champs. Certains, en particulier les « ménagers » (paysans indépendants), peuvent avoir un double habitat, s’installant dans la maison des champs pour la saison des gros travaux. Il en est de même de ceux qui pratiquent l’estive des troupeaux dans la montagne. L’habitat dispersé permanent est l’aboutissement d’une évolution qui commence à l’époque moderne en Basse-Provence, en particulier lors des phases de croissance agricole dans les zones les plus dynamiques, où il permet d’économiser du temps et des forces et de surveiller les cultures – ainsi à Saint-Rémy. En Haute-Provence, il est en revanche souvent lié soit au repeuplement en écarts dans des clairières au sortir des calamités de la fin du Moyen Âge, soit au déperchement des xviie-xviiie siècles, la communauté éclatant en multiples hameaux à travers le terroir – Saint-Julien-le-Montagné en est un exemple significatif parmi d’autres. Dans la Provence alpine, le « forest » est un petit hameau de conquête paysanne dans une clairière.
6Font cependant exception, outre les hameaux, les domaines fonciers isolés qui sont appelés « bastides » dans l’essentiel de la Provence, à l’exception du bas Rhône – J.-E. Michel d’Eyguières fournit dans sa Statistique du département des Bouches-du-Rhône parue en l’an XI (1802) cette délimitation précise :
Les fermes et les maisons de campagne sont désignées sous trois noms dans le département […]. On les nomme bastides dans toute la contrée d’Aix et de Marseille, mas dans toute celle d’Arles, Tarascon, Eyguières, Les Baux, granges du côté de Noves, Cabanes, etc.
7Ces domaines agricoles, propriété des catégories aisées urbaines ou d’institutions ecclésiastiques, étaient constitués par un noyau jointif de terres de polyculture, qui pouvait être très étendu et parfois complété par des terres de parcours pour les moutons dans le cas des bastides isolées qui formaient un écart, situées en particulier aux marges d’un territoire communal. Celles du pays d’Aix, et surtout du terroir marseillais, en des zones de forte pression foncière étaient d’étendue souvent plus modeste et à Marseille, leur périmètre était fermé de murs élevés. Un noyau bâti était constitué par la maison de maître, quand elle existait (le mot « bastide » tend aujourd’hui à ne plus désigner que cette dernière), celle du bastidan (fermier) et les installations agricoles, avec des bâtiments souvent spécialisés. Les premières bastides sont apparues au xiiie siècle et la maison de maître est alors une maison forte, une « tour » (turris), d’autant qu’elle peut marquer un petit fief ou un arrière-fief. Elle conserve une allure militaire jusqu’au milieu du xviie siècle sinon plus tard ; le modèle à façades ordonnancées dérivé de la villa italienne ou du petit château d’agrément se répandra alors, surtout en Basse-Provence. À noter que le terme de mas s’étendra après la Révolution à l’habitat paysan isolé, qui se multipliera alors en Provence rhodanienne – ainsi le Mas de Juge à Maillane, où naîtra en 1830 Frédéric Mistral.
Jardins et labours
8Les plaines du bas Rhône entre Arles et Tarascon et le val de Durance sont les seules grandes zones agricoles aux terres alluvionnaires riches, offrant de vastes surfaces, susceptibles de fournir en céréales les autres parties de la Provence, en particulier Marseille et Aix, ou d’être exportées hors de la province. Encore doit-on en soustraire la Crau steppique, qui est un terrain de parcours pour un élevage extensif. Il faut aussi parvenir à drainer les terres basses marécageuses, entreprise qui réclame la réalisation de systèmes de canaux et leur entretien constant, et les protéger des crues du fleuve. G. Gangneux a longuement étudié l’aménagement de la Camargue par l’ordre de Malte, qui y possédait de vastes domaines, au moyen de roubines (canaux d’écoulement) et de chaussées (digues).
9Ailleurs, la Provence présentait, comme aujourd’hui, ce paysage « en peau de panthère » typiquement méditerranéen, que souligna Arthur Young (chap. 1), fait de clairières habitées et cultivées, plus ou moins vastes selon qu’elles abritaient une agglomération ou un hameau, ou seulement une bastide, insérées dans un tissu conjonctif formé par la friche, la « terre gaste » ou « vaine » (lou gast ou la gasto), soit le saltus des géographes. Souvent immense, la gasto est constituée des terres basses et humides (les paluds ou paluns, marécages, le lit majeur des cours d’eaux, peu et mal endigués et donc bien plus large qu’aujourd’hui) et des terres sèches et souvent rocailleuses et pentues servant de pâtures, ou portant la garrigue ou la fragile forêt méditerranéenne, voire des rochers et des rocs.
10Les aires cultivées étaient d’abord constituées autour de chaque agglomération, hameau ou domaine, par les horts, parfois francisés en « hoirs » (l’hortus des géographes), la couronne des jardins, souvent enclos de murs, nourris de fumier et arrosés (souvent à la main) qui entouraient l’habitat et étaient exclus de la dîme, produisaient les « herbes pour la soupe » (légumes) et divers fruits. L’auréole de jardins de Grasse est consacrée aux plantes et arbustes à parfums, y compris des agrumes. Ces derniers sont cultivés en jardins, dans les parties les plus abritées de la côte. Se distinguait de ces enclos agricoles le « grand jardin » du château seigneurial et de la maison de maître de la bastide – cette dernière, établie dans le terroir, pouvait plus aisément être entourée d’un vaste parc. Ce jardin des catégories supérieures est progressivement élaboré à partir des modèles des enclos monastiques et conventuels, de celui des parcs royaux propagé par la gravure ; il reprend aussi des traits des jardins périurbains et de ceux des hôtels urbains. Le verger et le potager y cèdent, au cours du xviie siècle, la place à un usage dispendieux de la terre arable, de l’eau et de l’arbre en des aménagement coûteux : terrasses et escaliers, parterres ornés de vases de pierre et statues, bassins, fontaines et canaux, bosquet ombragé, teso (allée plantée d’arbres, dédiée à la chasse des oiseaux, où l’on tend des filets), à ne pas confondre avec l’allée ou avenue carrossable et arborée qui ponctue à travers le paysage l’accès au domaine depuis le portail sur la voie publique (Nys, 2002).
11Puis venaient les terres arables en propriété privée, l’ager des géographes, soit les champs et les prés, découpés en nombreuses parcelles. Étaient particulièrement recherchées et tendaient souvent à être accaparées par ceux qui étaient capables de les acheter les terres « à bleds », où l’on cultivait le froment (blé tuzelle en général) mais aussi le seigle et le méteil (mélange de blé et seigle). La contrainte de la jachère (repos périodique de la terre suppléant à l’insuffisance d’engrais), en général biennale, entraînait à la fois une dilatation de la surface agricole utile très supérieure à l’actuelle et son utilisation partielle pour les cultures chaque année.
12Certaines de ces zones labourées ont pu être jusqu’au début du xxe siècle complantées. Le complant est une alternance dans un champ de bandes de terre labourée, ensemencées souvent une année sur deux (assolement biennal), dites « oulières » par les géographes (F. Mistral donne plutôt la variante ourière) et de rangées d’arbres fruitiers (oliviers, amandiers, mûriers) et de vignes, que les géographes ont cru pouvoir appeler « outins » (Mistral ne connaît que l’autin, avec la définition très précise de vigne enlacée à un arbre ou soutenue par un échalas). Le complant paraît avoir caractérisé de bonnes terres d’ager non irriguées, mais ne saurait nullement être généralisé. Il semblerait progresser au cours de la période, sans doute en liaison avec le développement de l’olivette qui, pas plus que le vignoble, n’est un invariant du paysage des terroirs de Basse-Provence – ainsi la vigne et l’olivier n’occupent-ils encore qu’une place modeste à Garéoult dans la seconde moitié du xvie siècle (Leclerq, 1979). Un indice de leur expansion pourrait être l’interdiction progressive au cours de l’époque moderne de la vaine pâture sur les champs moissonnés ou en jachère, qui était dommageable aux plantations permanentes des complants – mais elle peut traduire aussi la spécialisation de certaines parcelles dans le vignoble ou l’olivette.
13La valeur agricole de ces terres, que les cadastres s’étaient efforcés de prendre en compte lors de leur établissement, tenait à la nature et à l’épaisseur de la couche arable, à l’exposition de la parcelle, à l’éventualité de l’irriguer. On gagnait des terres sur les versants, en particulier ceux qui étaient bien exposés, par la réalisation de terrasses, dont les faisses (ce terme, dont le sens premier est « lange en lanière », veut dire selon G. Pichard, part, parcelle), faites de terre rapportée, étaient soutenues par des murs de pierre sèche (que nous nommons bancau ou restanques) ou des « rives » (ribo, d’après G. Pichard, mur de fascines). Elles étaient plantées d’oliviers ou d’amandiers, de vigne, de céréales secondaires. Mais cet aménagement caractéristique à nos yeux du paysage provençal est ordinairement mal datable.
14L’ancienne économie agricole méditerranéenne était fondée sur une polyculture à base céréalière et arbustive dans les jardins et les terres labourables, associée à l’élevage sur les terrains de parcours des friches et à la cueillette qui procurait des ressources de complément. D’où l’importance économique du gast ou gasto, l’incult, qui a souvent au début des Temps modernes un statut de communal (pour user d’un terme de géographe), dont l’usage pouvait être indivis entre les habitants – parfois les seuls possédants biens – et le seigneur. Sinon, certains seigneurs avaient « cantonné » (partagé) à la fin du xve et au cours du xviie leur gasto entre eux et la communauté. Certaines communautés de Haute-Provence pouvaient aussi être propriétaires de « montagnes ».
La gasto, réserve de terres et de bois très menacée
15Nombre de portions du saltus sont des coussous (terrains de parcours, en particulier en Crau) ou des hermes (garrigues). L’habitant d’un lieu pouvait prendre dans la gaste de sa communauté du bois pour le feu et le charbon de bois et du bois d’œuvre pour sa maison, y cueillir toutes sortes de produits (les fruits rouges, la rusco – l’écorce de chêne pour le tan –, la glandée pour les porcs, la ramée, branchages de taillis transformés en fumier) et surtout y faire paître ses animaux, dans le respect d’une réglementation communale et seigneuriale. Il existait parfois des traités de « compascuité » entre une communauté et ses voisines, autorisant les habitants de la première à bûcheronner et mener paître dans le saltus des secondes. Le seigneur ou la communauté (lorsque la gasto en dépend) peuvent mettre des quartiers boisés en devens ou « défend » pour tenter d’éviter leur destruction.
16La terre gaste constitue aussi une réserve potentielle de terres arables à condition de drainer ses zones marécageuses (paluds) ou de pratiquer sur ses parties sèches des « affars » (défrichements) par l’essartage ou taillade (écobuage : destruction par le feu des broussailles, labour et ensemencement du brûlis). Une enquête de 1691 sur la gaste prouve l’importance des espaces dénudés qui caractérisent le paysage des Temps modernes. Le saltus est très attaqué par les défrichements dans certaines régions comme le Luberon, les Plans de Provence, la viguerie de Castellane. L’apurement des dettes communales au temps de Louis XIV a entraîné le passage de larges portions des communaux en des mains privées. Le défrichement imprudent de ces terres souvent pentues provoquera en maints endroits une reprise d’érosion qui est une des causes du « désastre écologique de la fin du règne de Louis XIV » mis en évidence par G. Pichard (chap. 11). Selon M. Derlange, à la fin de l’Ancien Régime, 157 communautés avaient la propriété utile de communaux, 372 bénéficiaient encore librement des usages coutumiers, 121 n’avaient que des droits partiels et une centaine « étaient en difficulté » sur ce point.
17La chambre des Eaux et forêts du parlement s’efforça en vain d’interdire les défrichements, ou du moins de les soumettre à son autorisation. Elle prit aussi des arrêts pour tenter de protéger des portions en futaies réservées par la Marine (dont les prélèvements sont massifs à partir de 1661 et culminent dans la dernière décennie du xviie au point d’épuiser totalement la ressource de certaines communautés) et tenta de cantonner à certains terroirs l’élevage des chèvres, accusées de détruire le manteau végétal – ou du moins elle s’efforça d’en limiter le nombre. G. Pichard observe que l’enquête sur les chèvres de 1689 en situe l’essentiel des effectifs en Basse-Provence, autour de Marseille (dans la chaîne du Rove), de Toulon, Hyères, ou Barjols ou Grasse et dans les Maures où elles constituent une véritable ressource. Il s’agit de troupeaux parfois immenses appartenant à des propriétaires terriens. La possession familiale d’une ou de quelques chèvres est le fait de la Haute-Provence aux petits effectifs caprins.
18Les enquêtes forestières conduites par les intendants de la Marine en 1683-1687 puis 1720-1725 pour l’approvisionnement en bois montrent la forte discontinuité et la valeur très inégale de la surface forestière. L’enquête en 1683-1687 dénombre près de 13 millions d’arbres à travers la Provence. Les chênaies (de chênes blancs) de qualité variable sont prépondérantes parmi les arbres dans les vigueries de Forcalquier, Apt, Saint-Maximin, Barjols, Moustiers et Brignoles. Le pin est prépondérant en Basse-Provence occidentale. La vallée de la Blanche était le principal domaine du mélèze. L’enquête de 1720-1725 révèle l’appauvrissement de la chênaie et des pinèdes en une génération, dû aux incendies, à l’affaiblissement de la résistance des végétaux provoqué par les grands hivers et les déchaînements hydrologiques, à la brutale mortalité des pins lors du grand hiver de 1709 (Pichard, 1999).
19Contrairement à une idée courante, l’incendie de forêts n’est pas un phénomène des temps contemporains (Amouric 1992, Pichard 1999). Parmi les causes du déclin de La Napoule signalées en 1608 figure la destruction de son vignoble « par l’ardeur du feu qui était pris aux maures d’entour » (les maures sont des montagnes boisées). De grands incendies ravagent les bois de Fayence, Claviers et Bagnols en 1686, des Maures à l’automne 1696. En l’été 1751, « depuis Collobrières à Bormes, tous les bois qui couvrent cette montagne du côté de la mer [...] ont été incendiés » puis le lendemain, brûlent les forêts de Pignans, Gonfaron, Le Luc, Vidauban, Le Muy et Roquebrune, sans doute sous l’effet du « vent qui était très impétueux ce jour-là ». Le 1er septembre 1776, la gaste de Pierrefeu connaît dix-neuf départs d’incendie. Et le 26 octobre 1786, on y totalise encore onze incendies survenus peu auparavant. Sur les 552 496 cannes de la forêt de Vérignon à Aups, 4 500 appartenant au marquis de Blacas et 500 000 au communal brûlent le 14 avril 1782. L’essartage imprudent est une première cause de sinistre, à tel point que l’écobuage qui se transforme en incendie était désigné par un substantif spécifique, l’usclado. Les charbonnières (meules de charbon de bois) aussi. Des sinistres du xviiie sont aussi attribués par la rumeur publique à « quelques malveillants » ou à des bergers ; certains furent condamnés aux galères. Le premier feu connu imputable à un fumeur « allumant sa pipe » se situera à Trans en l’an X. Les consuls envoient des hommes, qu’ils rémunèrent, lutter contre les incendies de la « maure » communale. Ils n’interviennent guère apparemment si le feu dévaste des propriétés privées ou le défend seigneurial.
20La montagne provençale présente par rapport au bas pays des traits spécifiques, en particulier la présence du noyer dans la haute vallée du Verdon, qui est associé au châtaignier dans la région d’Annot-Guillaumes (l’autre castanide provençale est celle des Maures). Elle est marquée par l’importance de l’élevage, résident ou transhumant. De novembre à mai, les troupeaux d’ovins du pays d’Arles paissent les champs moissonnés, les jachères, les pâtures naturelles (coussous) et, si nécessaire, mangent le foin des pasquiers (terres labourables converties en prairies annuelles, en général pour la nourriture des animaux de trait) de l’immense terroir communal, qui comprend l’essentiel de la Camargue et la Crau. Puis ils transhument en suivant les carraïres (dites drailles au xixe), pistes tracées à travers les saltus jusque dans les pâtures de la Haute-Provence alpestre, de l’arrière-pays de Nice, du Dévoluy ou du Briançonnais. La transhumance inverse existe aussi : les troupeaux de la haute vallée du Verdon descendaient l’hiver dans le couloir de l’Argens pour y paître la gaste et les jachères jusqu’aux labours.
Ville, bourg village : la hiérarchie des agglomérations
Une pyramide à trois degrés et un problème de définition
21M. Vovelle (1980) a montré que les rédacteurs des notices de la Description de la Provence et du Comtat Venaissin du docteur C.-F. Achard (1787-1788) ont observé dans leur qualification des localités les distinctions suivantes : « ville, petite ville, bourg, petit bourg, village, petit village » et enfin une série de nuances pour les « écarts », dépendances des précédents – les principales sont « hameaux » (un petit groupe de maisons) et « bastides » (exploitation agricole dont les bâtiments de ferme et l’éventuelle maison de maître sont isolés parmi les champs dans le terroir, en particulier dans leurs marges). Pour le Provençal du temps, « la ville apparaît comme le couronnement obligé d’un pyramide à trois degrés : village, bourg, ville », les deux derniers ayant des services que le village n’a pas mais dont il peut bénéficier (B. Lepetit, Les villes dans la France moderne, Albin Michel, 1988). M. Vovelle a souligné la proportion relativement élevée pour l’époque des « villes » et des « bourgs » : globalement le sixième de l’ensemble au moins des communautés mentionnées dans la Description d’Achard, en dépit d’un fort contraste entre les parties de la Provence.
Carte 6 - Villes, bourgs, villages en Provence au xviiie siècle

22Le Vocabulaire provençal-français d’Achard ou le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat (paru en 1837) définissent le bourg comme « moins considérable qu’une ville mais plus grand qu’un village ». Il est donc bien perçu comme la catégorie intermédiaire de la hiérarchie des agglomérations et constitue une originalité provençale – en fait des rives nord-méditerranéennes. M. Agulhon en a le premier défini la spécificité sous le nom de « village urbanisé » (dans 90e Congrès national des sociétés savantes, Nice, 1965, Section d’histoire moderne et contemporaine, t. i, p. 277-301), en soulignant la présence dans ces agglomérations de traits considérés comme urbains. Le même Honnorat définit le village par défaut, comme « assemblage de maisons, disposées irrégulièrement et trop peu nombreuses pour constituer un bourg ».
23La ville est définie par : « Quantité de maisons, closes d’une enceinte de murailles » (Achard, Vocabulaire provençal-français). Le critère démographique ne deviendra essentiel qu’à l’époque contemporaine – lorsque les recensements permettront d’évaluer avec précision la population d’un lieu. De la perception visuelle assez subjective de la masse serrée des maisons, les contemporains infèrent un nombre relativement important d’habitants agglomérés. De plus, les catégories instruites de la société d’Ancien Régime prennent aussi en compte la qualité sociale de la population, soit le nombre des gens du bel air qui y résident. Comme dans la plupart des régions de France et des pays voisins, l’enceinte (lou barri) est la caractéristique urbaine par excellence. Ces murs d’origine médiévale sont encore renforcés et modernisés au xvie siècle. La plupart perdent ensuite toute valeur militaire, n’étant plus à l’épreuve de l’artillerie, à l’exception des quelques villes que la royauté enferme dans un système bastionné (Toulon, Antibes). Le barri persiste ensuite, on en construit même de nouvelles portions lors des agrandissements. D’abord pour des raisons fiscales : les taxes communales, les rèves, sont perçues au passage de ses « portails » (poternes). Le mur peut aussi définir le périmètre des privilèges urbains. Il sert à contrôler les entrées dans la ville en temps de peste. Il constitue aussi un élément du prestige urbain.
24Il n’existe pas de recensement des agglomérations ayant été pourvues d’enceintes sous l’Ancien Régime. Un sondage dans la bibliographie disponible suggère que quasiment toutes les agglomérations qui eurent au xviiie siècle plus de 2 000 hab. présentent encore, à l’heure actuelle, quelques vestiges d’enceintes, portes ou tours. On peut y ajouter nombre de celles comprises entre 950 et 2 000 hab. Une enquête réalisée par F. Fray et E. Sauze (Prov. hist., 1975 : 101) recense des enceintes dans 12 des 22 agglomérations des 2 cantons actuels de Cadenet et de Pertuis. Six correspondent à des communautés ayant statut de « villes murées » (nous allons revenir sur cette notion), ayant entre 3 517 hab. (Pertuis) et 916 hab. (Beaumont-de-Pertuis) en 1765. Six autres à des agglomérations ayant entre 993 et 413 hab. à la même date. Dix agglomérations très modestes n’ont enfin aucune enceinte. C’est dire combien ce critère défensif atteignait le niveau du bourg – dont certains étaient, il est vrai, de très petites villes médiévales déchues.
25Les critères de distinction entre ville et village constituent un débat de l’historiographie française, laquelle a longtemps raisonné en termes de seuil, alors que par l’emploi systématique de « petit » les contemporains d’Achard suggéraient un dégradé et qu’ils hésitaient dans certains cas. Ainsi Senez, dans les Préalpes de Castellane (676 habitants en 1765), avait une cathédrale, était résidence d’un évêque et de sept chanoines, était donc une « ville épiscopale ». Mais lorsque les auteurs du xviiie siècle n’emploient pas ce terme, ils la qualifient fréquemment de « bourg ».
26L’un des moyens d’établir le statut d’une agglomération est de mesurer son rayonnement sur les espaces alentour, ce qui est plus facile pour les temps contemporains que pour l’époque moderne. Les fonctions dites par les économistes du « tertiaire non marchand », en particulier diocésaines, judiciaires et administratives, correspondaient à des formes de pouvoirs de commandement sur l’espace qui entourait leur siège. Mais on sait que les sièges épiscopaux constituaient un héritage du premier millénaire. Autre héritage, du passé comtal, la liste des 37 communautés du « Pays de Provence » (comté) qui députaient aux États de Provence ou celle des 22 chefs-lieux de vigueries ou bailies, correspondaient à peu près aux communautés qui avaient été les plus importantes au Moyen Âge (voir chap. 2). Les douze sénéchaussées caractérisaient en revanche des villes, ne serait-ce que par la population de magistrats et auxiliaires de justice qu’elles induisaient. Dix avaient leur siège dans des communautés de plus de 5 000 hab.
27La fonction d’échanges du bourg et de la ville est manifeste dans le calendrier des marchés et foires (Atlas Hist. Prov., carte n° 122). M. Vovelle, étudiant les cantons de Cadenet et Pertuis, observe qu’« au dessus de 2 000 hab., il n’est point de bourg ou de ville qui n’ait son marché hebdomadaire et plusieurs foires annuelles ». Entre 1000 et 1 500 hab, la foire devient unique. En revanche, entre 1 000 et 500 hab., le marché disparaît quasiment (un seul cas est attesté) et la tenue d’une foire annuelle, à l’occasion en général de la fête patronale, n’est signalée que dans la moitié des cas.
28La domination commerciale du bourg et de la ville sur les espaces villageois se manifeste aussi par la présence des maisons de marchands grossistes et de négociants qui rassemblent la production des campagnes et la réexpédient : « le négociant, écrit M. Vovelle, permet de détecter le bourg ; il se multiplie en ville ». Elle se manifeste aussi par la présence de colporteurs jouant un rôle de redistribution de détail dans le monde rural et pouvant éventuellement aussi assurer un débouché aux produits de leurs clients.
29La présence d’une population socialement diversifiée et avant tout d’un groupe de « gens de qualité » dont le niveau de vie et le niveau culturel pouvaient être élevés était un autre critère urbain aux yeux des contemporains. Le premier ordre (clergé) et le second (noblesse) sont de plus en plus citadins à l’époque moderne, de même que les roturiers aisés. Ils constituaient les trois types de rentiers de la terre qui avaient droit de prélèvement sur les campagnes environnantes : propriétaires non exploitants qui perçoivent des rentes foncières (loyers) ; seigneurs et leurs redevances seigneuriales ; membres du clergé décimateurs prélevant les dîmes. Certains pouvaient habiter en permanence dans le village, mais beaucoup vivaient principalement dans les bourgs ou les villes.
30J’ajouterai à ces critères celui, fort peu utilisé jusqu’ici, que constitue la seule liste officielle de « villes » qui ait été tenue par une autorité d’Ancien Régime, celle des « villes murées ou qui peuvent être regardées comme telles ». On sait (chap. 4) qu’une prescription du droit canon gallican (droit de l’Église de France) exigeait depuis le xve siècle que les titulaires des cures paroissiales des agglomérations réputées telles soient gradués (diplômés) de l’université, au terme de trois ans d’études que nous appellerions aujourd’hui « supérieures » – ce qui correspondait au niveau de la partie la plus instruite de la population.
31« Villes murées » rapportées à leur population au dénombrement de 1765 et classées en fonction des départements actuels (Grignan, actuellement dans la Drôme, n’est pas comptabilisée) :

* pour les portions du département qui faisaient partie de l’ancienne Provence.
32Il y a à la fin de l’Ancien Régime 644 communautés dans le comté de Provence et 22 dans les terres adjacentes, soit 666 communautés provençales. 20 % de ces communautés auraient été des « villes murées » ou assimilés à ces dernières. Leur liste est très proche de celle des localités qualifiées de « villes » fournie par la Description d’Achard. Douze localités y sont en revanche comprises entre 505 (Le Revest-des-Brousses) et 950 hab.
Carte 7 - « Villes murées » en Provence

Carte 8 - Localités abritant un ou des couvents

33Par ailleurs, la localisation des couvents des ordres mendiants et des ordres créés aux Temps modernes peut constituer un critère urbain, car ces ordres étaient en général soucieux de s’établir dans une communauté suffisamment nombreuse et socialement diversifiée, susceptible de leur procurer la clientèle nécessaire à leurs activités spirituelles, éducatives ou charitables, et aussi des bienfaiteurs, voire des recrues, même s’ils firent quelques exceptions.
34Voici, dans les limites de l’ancienne Provence, le nombre minimal des « villes murées » qui ont abrité au moins un couvent au cours des Temps modernes, abbayes et prieurés monastiques exclus – il n’est pas certain que tous les couvents éphémères aient été comptabilisés.
Population en 1765 | Avec couvent | Total | % |
+ 50 000 hab. | 1 | 1 | 100 |
20 000 / 50 000 | 3 | 3 | 100 |
5 000 /10 000 | 9 | 9 | 100 |
3 000 / 5 000 | 17 | 19 | 90 |
2 000 / 3 000 | 23 | 35 | 66 |
950 / 2 000 | 13 | 56 | 23 |
– de 950 hab. | 2 | 12 | 17 |
total | 68 | 135 | 50 |
35Ajoutons 11 couvents établis dans des agglomérations qui n’étaient pas villes murées. Parmi ces dernières figurent quelques localités où des religieux sont venus s’établir près d’un lieu de pèlerinage pour y encadrer les pèlerins. Ainsi le couvent des Carmes de Notre-Dame de Lumières à Goult (Cousin, 1981) ou celui de Notre-Dame des Anges à Lurs (voir chap. 10).
36Les choix des religieux dessinent une hiérarchie que la prise en compte du nombre des couvents dans chaque ville accentue. Au-delà de 5 000 hab., presque toutes les agglomérations renferment plusieurs couvents masculins et féminins.
La Provence urbaine
37Marseille est la seule grande ville provençale et le premier foyer économique, par son activité portuaire et manufacturière. Si l’on accepte l’hypothèse maximale de 120 000 hab. (dont 100 000 dans l’agglomération et le reste dans le terroir) en 1790, elle se situe au troisième rang français, loin derrière Paris (650 000 hab.), après Lyon (146 000 hab.) et peut-être avant Bordeaux (110 000 hab). En revanche, exceptionnelle paraît la modestie de ses pouvoirs de commandement et de son rôle administratif pour une ville de cette taille : elle est siège d’un petit diocèse, d’une sénéchaussée et d’une amirauté aux ressorts peu étendus et, de 1665 à 1748, d’une intendance des galères, réunie ensuite à celle de la Marine à Toulon. La ville est de plus terre adjacente. Ce dualisme entre capitale économique et administrative est une des faiblesses historiques de la Provence.
38La France du temps comprend une centaine de villes importantes comprises entre 10 000 et 30 000 hab. Y figurent la plupart des capitales provinciales, dont Aix, 25 000 hab. en 1700, 14e ville française par sa population selon B. Lepetit, 20e en 1750, 27e vers 1780, qui a un poids administratif exceptionnel. La concentration des organes de direction qui s’y observe a peu d’équivalents en France. Aix est siège des deux cours souveraines et de l’intendance. Sans être unique, le fait est assez rare et caractérise ordinairement la ville la plus importante démographiquement et économiquement d’un ressort (Paris, Grenoble, Dijon, Rouen). Sinon, il y a division des pouvoirs (Nantes/Rennes, Toulouse/Montpellier). Aix est jusqu’au début du xviiie siècle la seule ville avec Paris à ajouter à cette trilogie une université (fondée en 1409). À partir de 1722, Pau puis Dijon en auront également une. On peut ajouter qu’Aix est avec Paris la seule ville à cumuler ces fonctions avec celle de métropole d’une province ecclésiastique. Outre la Procure du Pays, Aix est également siège du gouvernement de Provence, du bureau des finances, d’une sénéchaussée au ressort vaste, d’une prévôté de la maréchaussée, voire d’un tribunal des monnaies. Aix commande enfin l’étoile routière des grands chemins carrossables, encore bien perceptible : routes d’Avignon (N 7) et d’Italie (N 7), route des Alpes (N 96) et route de Marseille (N 8).
39Toulon, 26 000 hab. en 1700, est un petit siège épiscopal, siège d’une sénéchaussée au ressort étroit et d’une viguerie. L’importance croissante de la Marine en fait une cité qui se développe durant l’époque moderne et passe du 21e rang français vers 1700 au 19e vers 1750, devançant dès lors Aix, puis au 22e vers 1780, bien qu’atteignant alors 30 000 hab. Il n’en est pas de même d’Arles, 21 000 hab. (26e rang en 1700, 25e peut-être vers 1750, 38e vers 1780), qui est siège d’archevêché et de sénéchaussée, et surtout lieu d’habitat d’une moyenne noblesse terrienne. Ces villes se distinguent par une très forte diversification sociale, le poids de catégories spécifiques, telle la domesticité (18,8 % des statuts professionnels notés dans les registres de la capitation d’Aix en 1695). Elles renferment une population paysanne, mais minoritaire (à Aix, 20 % peut-être de la population urbaine au début du xviiie).
40Viennent ensuite neuf centres secondaires au rôle régional assez net, entre 10 000 et 5 000 hab. en 1765. S’en détache très nettement Grasse (9 465 hab. en 1765, peut-être 11 875 en 1790), siège d’un petit diocèse, d’une sénéchaussée, chef-lieu de viguerie, députant aux États, ville économique active et exceptionnellement innovante. Tarascon (9 500 hab.), nettement moins dynamique au xviiie siècle, puis Martigues, La Ciotat, Barcelonnette, Draguignan, Hyères, Aubagne, Solliès-Pont.
41Puis un semis de dix-neuf petites villes entre 5 000 et 3 000 hab. qui ont un rayonnement localisé, fait de villes anciennes sans grand dynamisme (Brignoles, Apt) et d’autres en développement : Saint-Rémy, La Seyne, Salon ou Manosque. À noter que deux de ces communautés sont qualifiées dans la Description d’Achard de « bourgs » : La Seyne (4 117 hab.) et La Cadière (3 242 hab.). Ses rédacteurs prennent sans doute mal en compte l’accroissement de leur population au cours du xviiie, se fondent sur la modestie de leur passé et l’absence de tribunal royal. M. Agulhon observe : « en gros, il semble que les auteurs employaient volontiers le mot de bourg pour désigner ces villages grandis par le commerce et l’afflux de population, mais qu’aucune fonction de chef-lieu ou de siège de juridiction ne mettait encore au rang moral de vieilles villes ». Une petite ville comme Pertuis (3 517 hab. en 1765), étudiée par M. Vovelle, renferme 60 % de paysans, 30 % d’artisans et 10 % de négociants, métiers à savoirs, officiers, rentiers divers ; proportion que l’on retrouve à Salon ou Manosque (Vovelle, 1980).
Le bourg et le « village urbanisé »
42Enfin, 92 « villes murées » sont comprises entre 3 000 et 950 hab. et 12 n’atteignent même pas ce dernier nombre d’habitants. L’ancienneté urbaine, la présence d’une institution religieuse, administrative ou militaire, le droit de députer aux États semblent continuer de conférer, en particulier en Haute-Provence, un statut flatteur à de maigres agglomérations. Si l’on reprend la terminologie d’Achard, il semble qu’entre 3 000 et 2 000 hab. en 1765, de « petites villes » puissent se prévaloir de cet héritage, tandis que les « bourgs » en seraient plutôt dépourvus. Ainsi Seyne-les-Alpes (2 550 hab., 320 maisons, mais point entièrement agglomérées) bénéficie d’un passé médiéval prestigieux (consulat accordé par les comtes de Provence en 1223, privilèges), d’une enceinte retouchée par Vauban, d’une citadelle avec une petite garnison, de couvents de dominicains et de trinitaires. Elle est chef-lieu de viguerie, députe aux États et abrite un subdélégué. Avec le même niveau de population (et de surcroît, davantage agglomérée), Flayosc ou Fayence n’ont rien de tout cela et sont des bourgs.
43Dans la dernière tranche, comprise entre 2 000 et quelque 950 hab., sinon moins, un « petit bourg » paraît persister à se distinguer du village par plusieurs traits, en particulier économiques et sociaux. D’anciennes petites villes déchues y côtoient des villages en expansion établis sur des axes d’échanges. M. Derlange a montré que ces derniers sont souvent « en voie de diversification », marqués par la montée des activités artisanales et d’échanges. Ils renferment plus de 10 % d’artisans ou marchands, des entrepreneurs de transports, des métiers d’accueil (aubergistes) et en sus un groupe de « bourgeois » qui peuvent être d’anciens paysans ou artisans (Derlange, 1987). Cette observation recoupe celle de M. Vovelle : dans les cantons de Cadenet et de Pertuis, les agglomérations d’un ou deux milliers d’habitants sont composées à 80 % de paysans, et donc de 20 % d’habitants qui ne le sont pas, vivant d’activités secondaires et tertiaires. Une partie de leur économie dépend de la proximité d’une route qui permet « la débite » de provisions « au passage » et fait prospérer cabarets et auberges. Mane perd au cours du xviie siècle cet avantage lorsque les muletiers tendent à abandonner son chemin en direction de Pertuis pour prendre le « grand chemin de Sisteron », par Peyruis, Manosque et la Durance.
La Provence villageoise
44M. Vovelle constate que dans les agglomérations de moins d’un millier d’habitants des cantons de Cadenet et Pertuis, 85 à 90 % de la population sont constitués par diverses catégories d’agriculteurs. On ne saurait cependant définir le village par une économie uniquement agricole. En cette période pré-industrielle, une part des activités dites « secondaires », qui sont parfois saisonnières, se situe dans le paysage rural, voire forestier, dans le cas des activités extractives (carrières, mines) et de première transformation (charbon de bois), très dispersées, et de celles qui sont liées à des matières premières et surtout à des sources d’énergie (verrerie, papeterie, tannerie, terre cuite). La principale activité « secondaire » du temps, le tissage textile, est diffuse à travers les campagnes comme travail de complément à domicile (ainsi dans la vallée du Verdon, voir chap. 11). Autant d’activités qui peuvent occuper une partie des « travailleurs à la journée » (chap. 4). En revanche, le bourg et surtout la ville sont le siège d’ateliers ou manufactures réclamant un personnel salarié nombreux ou spécialisé et le lieu d’élaboration des produits « de luxe ».
45À un niveau démographique en général modeste d’un à quelques centaines d’habitants, M. Derlange détecte ces villages « d’économie primaire » qui sont caractérisés par des activités essentiellement voire uniquement agricoles, particulièrement nombreux en Haute-Provence. La totalité de la population peut être paysanne dans les registres de la capitation (qui ne comprennent ni le curé ni le seigneur) et se partage entre ménagers et travailleurs. À cette réserve près cependant que l’absence de « bourgeois » pourrait refléter dans le haut pays le poids de la famille-souche (voir chap. 5) où le chef de maison reste chef de ménage et d’exploitation en titre jusqu’à sa mort, alors qu’ailleurs, certains « bourgeois » pourraient être d’anciens ménagers de familles nucléaires, ayant par exemple cédé leur exploitation à un fils contre une rente.
Carte 9 - Densités et hiérarchie urbaine en Provence à la fin de l’Ancien Régime

La diagonale du Sud-Est : la ligne Valréas-Nice
46La géographie physique oppose en apparence une Provence largement ouverte sur les influences extérieures, qui est celle des ports, du couloir rhodanien, du Val de Durance et de la dépression de l’Arc et l’Argens, une Provence cloisonnée qui est celle des bassins, collines et « plans » (plateaux) de la Provence intérieure et une Provence de l’isolement, celle de la montagne. On nuancera d’emblée ce constat en rappelant qu’à l’époque moderne les déplacements se faisaient à pied ou à dos de mulet pour l’essentiel et que des villages enclavés dans la montagne ne vivaient nullement en autarcie. À preuve, Fours, dépendance de la vallée de l’Ubaye, isolé plusieurs mois par an par les neiges qui occupaient la vallée du Bachelard, dont une partie des habitants émigrait pendant l’hiver comme colporteurs ; certains atteignirent les Provinces-unies. D’ailleurs un axe de circulation majeur reliait les pays d’Arles et Aix au val de Seyne et à l’Ubaye, emprunté par les « carraïres » de la transhumance des troupeaux, et par les grands chemins sillonnés par les caravanes muletières et les gavots descendant vers le « bas pays » pour la moisson ou en remontant.
47Je proposerai une autre distinction. En fait, si l’on prend en compte les données humaines, une grande diagonale allant de Valréas à Nice en passant par Forcalquier englobe le Comtat mais sépare approximativement deux Provence. Elle met en évidence un contraste apparu à la fin du Moyen Âge et qui s’accentue au cours de l’époque moderne.
48La Basse-Provence occidentale et centrale et le Comtat, soit les plaines du bas Rhône et de la basse Durance, le littoral et la zone des bassins et des collines, sont nettement constitués par une hiérarchie nuancée d’agglomérations : les sommets régionaux des hiérarchies urbaines, Arles, Toulon, Aix et Marseille, quelques villes moyennes, un dense réseau de petites villes et surtout de bourgs. 75 % de ces agglomérations de Basse-Provence sont « à économie très diversifiée » (M. Derlange), marquées par une très nette diversification sociale et la variété des activités. On trouve dans ces zones ouvertes à la circulation, globalement dynamisées par l’appel des marchés des villes et des ports, à la fois de très petites villes dont le passé fut plus prestigieux, mais qui sont hors des axes routiers, et de gros villages qui ont bénéficié d’une croissance démographique depuis la fin du Moyen Âge et sont devenus des bourgs, voire de petites villes. Enfin un semis de villages. L’habitat y est pour l’essentiel concentré, et même serré à cause de la présence fréquente des enceintes. Un début de déperchement de certains villages de hauteur peut provoquer la création de hameaux ; mais l’habitat isolé permanent est surtout le fait des « bastidans », exploitants des bastides du terroir. Enfin, l’essentiel des maisons religieuses fondées à l’époque moderne se situe au sud de cette ligne Orange/Nice.
49À l’échelle de la France, B. Lepetit a montré que, sous l’Empire, un réseau urbain dense de ce type tend à caractériser les zones d’habitat groupé qui vont du Roussillon à la Provence et la vallée du Rhône jusqu’à Valence et Tournon – où il correspondait presque au « repère commode » qu’est la limite nord de l’olivier. La Basse-Provence orientale est cependant marquée par une ruralité plus grande. Dans un relief déjà préalpin, l’importance des routes devient manifeste, le long desquelles sont établis les bourgs et les villes (en tout premier lieu Grasse, mais aussi Draguignan, Fréjus, Cannes).
50Au nord de la ligne Valréas-Nice, la Haute-Provence préalpestre a un aspect bien différent. Trois agglomérations provençales seulement (Sisteron, Digne, Barcelonnette) se situent entre trois et six milliers d’habitants. L’échelon assez réduit des agglomérations d’entre 950 et 3 000 hab. est marqué par un nombre significatif de chefs-lieux de viguerie, de communautés députant aux États, héritage du passé comtal qui suggère qu’ici, des villes en déclin par rapport à leur importance médiévale, régnant sur leur vallée ou leur petit « pays » environnant, l’emportent sur les rares cas de villages promus en bourgs. Là se situent les seuls sièges de sénéchaussées qui ne sont pas établis dans des villes de plus de 5 000 hab. en 1765 : Forcalquier (2 546 hab.) et surtout Castellane (1 752 hab.). Entrevaux et Senez étaient de même les seuls sièges épiscopaux inférieurs respectivement à 2 000 et 950 hab. La Provence préalpine ne renferme de couvents qu’au niveau des sièges épiscopaux – encore deux entre eux, Entrevaux (Glandèves) et Vence ne connaissent-ils qu’une unique fondation éphémère.
51La Haute-Provence des Préalpes de Digne, Castellane et Grasse est majoritairement une zone de petits villages « d’économie primaire » (M. Derlange), à prédominance très forte des activités agricoles, avec une population essentiellement paysanne. M. Derlange a noté que dans ce contexte, Digne, siège d’évêché, de sénéchaussée, de viguerie, et à partir de 1720 d’une prévôté de la maréchaussée, aux quatre foires actives, joue un rôle de centre secondaire régional qui excède son importance démographique (3 204 hab. en 1765) et annonce déjà ses fonctions de chef-lieu de département. Sur un mode mineur, il en est de même de Castellane, le plus modeste siège de sénéchaussée, qui est aujourd’hui la plus petite sous-préfecture de France.
52La difficulté qu’ont eu apparemment les collaborateurs d’Achard à qualifier le rang des communes de la partie montagnarde de la province semble traduire une mutation de l’habitat, tendant au desserrement (« il n’y pas de rues formées », les maisons sont « en peloton » écrivent les estimateurs du réaffouagement de 1775) et à la dispersion. Celle-ci est ancienne en haute Bléone (Mariaud est presque totalement dispersée) et dans le haut Bès (Barles) ou dans le haut Sisteronnais, où les estimateurs de 1775 ont noté que cette autre forme d’habiter s’accompagne d’un type de couverture très rare en Basse-Provence (Camargue exceptée) : le chaume, éventuellement des planches (G.-A. de Réparaz, Prov. hist., 1971 : 85). Ailleurs, l’habitat dispersé est dû au déperchement. Les mêmes estimateurs l’observèrent à Séranon où le site perché avait 205 maisons abandonnées, les 144 maisons habitées du lieu étaient réparties entre 15 hameaux.
53Dans le haut Verdon, les vallées de la Blanche et de l’Ubaye, les communautés d’habitants sont relativement peuplées grâce à la totalisation des habitants de hameaux répartis dans un très vaste terroir. Cette Haute-Provence à prédominance pastorale et au long hiver neigeux correspond à une autre aire, celle des Grandes Alpes du Sud des géographes.
54Selon le dénombrement de 1716, 30 % des habitants vivraient au nord de la vallée de la basse Durance et du moyen Verdon. Pour celui de 1765, un découpage approximativement semblable donne 23 % de la population pour la Haute-Provence. La Basse-Provence occidentale représenterait alors 46 % de la population, et la Basse-Provence centrale et orientale 31 %.
55Observons que, de la campagne à la ville, le contraste est moindre sans doute dans la Provence d’Ancien Régime qu’il ne le sera au siècle suivant. D’abord par l’existence de cette forme intermédiaire que sont le « bourg » et le « village urbanisé », où se rencontrent des aspects urbains significatifs dans une population majoritairement agricole. D’autant que les savoirs agricoles sont largement diffusés dans les villes en un temps où l’élite vit en partie de ses rentes foncières et va estiver à la campagne sur ses terres ; où la campagne fournit à la ville une bonne partie de son alimentation et aussi des matières premières artisanales, de ses métaux et même des produits ouvrés – nombre d’ateliers et de fabriques sont établis en fonction des cours d’eau (papeteries, tanneries) ou des gisements (terres cuites) et la main d’œuvre villageoise disponible l’hiver fournit une bonne partie des tissages. Des savoirs urbains sont aussi diffus dans les villages, car nombre de jeunes villageois ont fait à la ville un apprentissage ou un séjour pour tenter leur chance et de jeunes paysannes y sont allées y gagner l’argent de leur dot en se plaçant comme servantes.
56À la Révolution nombre de petits centres perdront de leur importance avec la suppression des vigueries, des juges royaux, des subdélégations, de la députation aux États. Dans les Bouches-du-Rhône, 17 centres sur 24 perdent alors toute activité administrative. Une population socialement diversifiée, et en particulier un petit groupe de notables propriétaires terriens, subsistera au xixe siècle dans les villages urbanisés, jouant un rôle important dans la vie politique, fournissant son tissu conjonctif au Félibrige, ce mouvement identitaire fondé par F. Mistral en 1854.
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