Chapitre V. Différences et dynamiques sociales
p. 109-137
Texte intégral
1Ce chapitre ne peut guère que proposer des observations rapides sur des aspects qui sont encore assez peu étudiés de l’histoire sociale et de l’histoire de la vie matérielle. Certains ont encore donné lieu à trop peu de travaux, trop ponctuels, pour qu’une synthèse puisse en être tirée. C’est le cas du mobilier ou des objets. B. Cousin a nettement dégagé les grands traits de l’évolution des principaux meubles à travers la source iconographique privilégiée que constitue l’ex-voto (Cousin, 1983). Mais cette recherche pionnière n’a pas ensuite été croisée avec les données des inventaires après décès ni avec les pièces conservées dans les musées et les châteaux – un strict protocole critique de datation restant d’ailleurs à établir pour ces dernières. En revanche, remarquables sont les progrès actuels de l’étude de l’habitat et de la céramologie des Temps modernes, dès lors que des archéologues-historiens confrontent les produits des fouilles aux sources d’archives (Castrucci, 2010 ; H. Amouric, dir., La céramique, l’archéologue et le potier, Ville d’Aubagne, 1991, et les nombreux travaux du même auteur).
Familles
2Comme toutes les sociétés anciennes, la société d’Ancien Régime conçoit l’individu comme membre d’une famille qui se perpétue par une chaîne de générations et comme membre d’une collectivité locale, soit un être défini par les deux ensembles sociaux dont il fait partie. Pour un Provençal rural du temps, tout être humain qu’il croise dans son « lieu » entre dans une des catégories suivantes : les parents par le sang ou par l’alliance (affins) et les voisins immédiats, qui vivent dans le lieu ; les parents et voisins des villages alentours : les forains (qui ne sont pas du lieu mais y ont du bien) ; les gens d’ailleurs, qui viennent ou séjournent régulièrement ou épisodiquement dans le lieu ; les vrais inconnus, qui sont de passage – dont on ne sait rien, pas même le patronyme.
Régimes matrimoniaux
3« La constitution de dot est l’élément central du droit des régimes matrimoniaux en Provence » (Agresti, 2009). Les mariages se font le plus souvent sous le régime dotal, comme dans la plupart des pays de droit écrit. L’obligation pour un père de doter sa fille suivant ses facultés est héritée du droit romain. Un arrêt du parlement d’Aix de 1567 la reconnaît même si la fille possède des biens par ailleurs. Dans la pratique et en milieu modeste, la fille peut se doter elle-même de sa part d’héritage ou de l’épargne de son travail – ce dernier cas est surtout observé par J.-P. Agresti à Marseille, le travail féminin salarié étant essentiellement urbain. En cas d’indigence, la dot peut être éventuellement fournie par une institution charitable. La constitution de dot est faite ordinairement par contrat notarié, mais la jurisprudence provençale admet la validité des « articles de mariage », pactes secrets passés entre les deux familles sous seing privé – ce peut être le fait, en particulier, de commerçants et bourgeois qui veulent dissimuler ainsi à leurs créanciers qu’ils se sont démunis d’une partie de leurs capitaux en dotant leur fille.
4L’épouse apporte à l’époux la dot. Cette dernière peut être constituée de ce qu’elle possède et pourra acquérir pendant le mariage (dotalité universelle des biens de l’épouse), soit deux tiers des cas étudiés par J.-P. Agresti à la veille de la Révolution, et même à Aix 72 % des contractants, ce qui ne constitue cependant qu’un tiers du total des mariés, tous ne passant pas contrat. Si elle est dotée par son père, la dotalité est souvent particulière : la dot peut être constituée par les biens présents de l’épouse ou bien le contrat définit exactement ce qui constitue la dot et ne signale pas d’autres biens ; ces derniers, s’ils existent, et les biens à venir sont paraphernaux (biens en sus de la dot) et constituent les « propres » de la femme.
5J.-P. Agresti a montré qu’en absence de contrat (ce qui est apparemment une particularité provençale en pays de droit écrit) la position des juristes provençaux au sujet des biens de l’épouse varie au cours des temps. La présomption de dotalité a été retenue au xviie siècle par Scipion du Périer ; mais à la fin de l’Ancien Régime, ils sont présumés paraphernaux (sauf en cas de remariage, si le premier lit avait été sous statut dotal), ce qui assure la séparation totale des biens et la préservation des biens de l’épouse.
6En régime dotal provençal, le mari gère ses « propres » (biens personnels) et est « maître de la dot », dont il a l’administration et l’usufruit. Mais la dot est en principe inaliénable dans le ressort du parlement de Provence (sauf pour les biens consomptibles, trousseau et meubles, qui formaient cependant l’essentiel des dots modestes) et elle doit être restituée à la femme en cas de décès du mari ou bien à la famille de cette dernière s’il devient veuf et s’il n’y a pas d’enfants (sauf en cas de donation réciproque de survie d’une portion des biens entre époux, clause minoritaire et surtout urbaine ; dans ce cas, le survivant n’en a que l’usufruit s’il y a des enfants). La femme a une hypothèque légale et tacite sur les biens de son mari, qui lui garantit la bonne restitution de la dot. En théorie, la femme gère ses « propres » (biens paraphernaux). Dans la réalité, le mari les gère souvent en communauté de biens, son épouse lui ayant fait une procuration générale. Les acquêts sont présumés acquis des deniers du mari, sauf s’ils proviennent d’une activité économique de la femme indépendante de celle du mari (lorsque l’épouse a statut de « marchande publique »).
7Les époux étaient très majoritairement choisis selon des stratégies matrimoniales d’homogamie socioprofessionnelle qui renforçaient en général les liens d’alliance avec des familles de niveau ou rang jugés proches alors (Arnaud-Duc, 1985, pour la fin de l’Ancien Régime). Il convenait cependant de respecter les interdits canoniques. Depuis le IVe concile de Latran en 1215, l’interdit était au 4e degré de parenté en ligne directe (consanguin) ; il avait été réduit par le concile de Trente au 2e entre affins (parents par alliance) et parents spirituels (parrain ou marraine). Il convenait donc à chacun de mémoriser ses liens exacts de parenté avec les habitants du lieu et des lieux voisins afin de savoir avec précision avec lesquels on cousinait ou simplement on voisinait – avec ces derniers l’union était en droit canon possible. Les commémorations familiales des morts, à l’occasion des veillées de la Toussaint ou de Noël, permettaient de récapituler les réseaux de parenté. Pour les catégories riches et alphabétisées, les livres de raison familiaux et les généalogies écrites, parfois imprimées, jouaient un rôle important dans la construction de la conscience lignagère, en particulier dans la noblesse (Pietri, 2001). Il convenait souvent de sortir de son « lieu » pour trouver des candidats au mariage de même statut que le sien et sans empêchement de parenté. A. Collomp a montré, à partir de l’exemple de Saint-André-les-Alpes, que l’« exil » des filles mariées, allant vivre et mourir dans le village de leur époux, variait en amplitude selon l’échelle sociale. La moitié des épousées doivent quitter leur bourg de naissance, mais les paysannes vont s’établir dans les villages voisins, dans un rayon de huit kilomètres, à moins de deux heures de marche. Les filles issues de milieux artisanaux, commerçants ou bourgeois s’installent dans une couronne d’un rayon d’environ vingt kilomètres, et plutôt dans les bourgs. Quelques-unes, appartenant à la bourgeoisie, sont mariées beaucoup plus loin dans des bourgs ou de petites villes. Le réseau familial et la dot de l’épouse ont pu être pour des ambitieux un élément d’ascension sociale leur permettant d’entrer « par effraction » (M. Vovelle) dans une catégorie supérieure à la leur d’origine. Le fait, minoritaire, pourrait se vérifier surtout au remariage (voir l’exemple de P. Maurel ci-dessous) et sur le marché matrimonial de second choix des cadettes.
Structures familiales
8Deux types de familles peuvent s’observer à travers l’Europe occidentale moderne : la famille nucléaire ou réduite, qui réunit dans un foyer un couple et ses enfants célibataires, et les familles élargies ou complexes, qui rassemblent d’autres personnes qu’un couple et ses enfants non encore mariés et peuvent faire cohabiter dans le cas provençal deux foyers conjugaux, ailleurs plusieurs.
9La famille nucléaire, à la ville et plutôt en Basse-Provence
10La famille nucléaire est en général très fortement majoritaire en France dans les villes des Temps modernes. Les travaux de M. Vovelle (Prov. hist., 1975 : 101, repris dans Vovelle, 1980), et de D. Troyanski (Miroirs de la vieillesse en France au siècle des Lumières, Eshel, 1992), l’ont vérifié dans les villes provençales, qu’elles soient petites (Pertuis), moyennes (Aix) ou grande (Marseille). Sa caractéristique est la néolocalité, soit la création par les nouveaux époux d’un foyer distinct de celui où vivent leurs familles d’origine, qui dépend de leur capacité à s’établir à leur compte. Ce modèle est étroitement lié au phénomène du mariage tardif urbain.
La famille-souche rurale
11Il s’agit d’un type élémentaire de famille « complexe », simplement « élargie ». La famille-souche ou « autoritaire » est fondée sur le principe de l’élection d’un héritier et l’exclusion des autres. Elle est donc distincte de la famille patriarcale, qui est polynucléaire, et réunit des couples et des célibataires unis par les liens familiaux. La famille-souche semble caractériser toute l’Europe rurale montagneuse, du nord du Portugal et des Pyrénées aux Alpes autrichiennes ; elle est liée à une exploitation, et surtout à une maison dont son modèle assure la permanence et la transmission (étude essentielle d’A. Collomp, 1983. Voir aussi sa contribution dans P. Ariès et G. Duby, dir., Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1985, t. 3 ; étude d’Éguilles dans D. Troyanski, op. cit. Voir aussi Agresti, 2010).
12Les règles juridiques des pays de droit écrit permettent au paterfamilias d’avantager un enfant, et donc de procéder à une répartition inégalitaire de ses biens entre ses descendants, à condition de respecter une limite au-dessous de laquelle il désavantagerait certains héritiers : il doit préserver la « légitime » de chacun d’entre eux, soit la « réserve » du droit actuel (Aubenas, 1927). L’héritier privilégié (préciputaire) était en général l’aîné ou, à défaut d’héritier mâle, le mari de la fille aînée (10 % des cas à Éguilles au xviiie siècle). Le contrat de mariage prévoyait que le nouveau couple cohabiterait avec les parents ; le père s’engageait à lui laisser à sa mort la maison et l’essentiel ou la totalité des terres, avec en général des clauses concernant sa veuve, surtout en cas de remariage (jouissance d’une partie de la maison, obligations du fils à son égard). Le père recevait la dot de l’épouse et la gérait. La maison pouvait rassembler ainsi pendant quelques temps trois générations (la cohabitation durait dix ans en moyenne à Éguilles). Les contrats prévoyaient très généralement l’éventualité de l’« insupport » : au cas où la cohabitation s’avérerait trop conflictuelle, une séparation créerait deux familles nucléaires et les parents pouvaient alors prévoir la corésidence simple dans la maison partagée ou donner une maison dans ce cas aux époux. Le fils se substitue alors au père pour gérer la dot de son épouse. Sinon, l’héritier n’entrait ordinairement en possession de l’héritage qu’à la mort du père. Il n’était donc pas émancipé et ne pouvait jusqu’alors tester.
13Ses frères cadets et ses sœurs devaient quitter progressivement la maison du père au fur et à mesure qu’ils atteignaient l’âge de le faire. Leur père les dédommageait à la fois par donation de biens mobiliers et en numéraire (contribution à la dot des filles) et, si possible, en les faisant bénéficier d’un apprentissage ou d’une formation qui leur conférait un savoir ou un savoir-faire. Certains cadets revenaient s’établir dans le village comme artisans ou exerçaient un métier de service (muletier, cabaretier) ou parfois étaient instituteurs. Une autre partie des cadets entrait « en gendre » dans les maisons sans garçons en épousant l’héritière. La plupart devaient cependant émigrer définitivement et les plus entreprenants pouvaient trouver ailleurs des possibilités de promotion que le village ne leur offrait guère. Ils « descendaient » vers le bas pays, où les plus modestes, sans qualification, cultivaient la terre. A. Collomp a mis en évidence dans le terroir d’Hyères un groupe issu de la région de Saint-André-les-Alpes qui s’intégrait définitivement en épousant les filles ou les veuves des maîtres jardiniers, lesquels étaient eux-mêmes des migrants de la première ou seconde génération de même origine. Les filles étaient souvent placées comme servantes à la ville pour y gagner une bonne partie de leur dot. Elles y étaient accueillies et surveillées par un réseau de parents issu des migrations précédentes. À Toulon, des cadets de noblesse entrés dans la Marine y ont favorisé le recrutement comme matelots de certains des cadets des fermiers ou « vassaux » de leurs parents.
14La pratique de la famille élargie, qui marque la primauté de la perpétuation en un lieu du patronyme et de l’oustaou, la maison, n’atteint jamais le degré de fréquence qui en ferait une règle générale là où elle est attestée. Dans les lieux de la Provence villageoise où elle a été quantifiée pour le xviiie siècle, la cohabitation est prévue dans 40 à 60 % du total des contrats de mariage (qui ne sont pas obligatoires, on le sait). Son modèle n’est nullement une norme imposée par la coutume ou la pression de la vie collective, à en juger du moins par les sources. Mais une cohabitation de fait de foyers miséreux avait-elle besoin d’un contrat ? Dans les petits villages des Préalpes de Digne et Castellane, où les ressources naturelles étaient limitées et peu extensibles et la natalité forte, ce système contraignant semble avoir permis au ménager et au travailleur dans son bien à la fois la reproduction sociale, en évitant de partager le patrimoine foncier, et le maintien à peu près constant d’un rapport équilibré entre les ressources locales et la population.
Cas de familles-souches urbaines
15Des familles élargies existaient aussi dans les villes, de façon minoritaire. À Marseille, 6 % des contrats de mariage prévoient la cohabitation. À Allauch, aux portes de Marseille, elle n’entre que dans 6,3 % des contrats au cours du xviiie siècle. Mais à Orange, petite ville de 5 000 hab., selon un sondage, elle est mentionnée dans 35 % des contrats de mariage en 1750, et encore 30 % en 1790. À Marseille, elles sont plus particulièrement le fait des pêcheurs, bouchers et surtout des courtiers et négociants, métiers où le fils est susceptible d’être étroitement subordonné puis associé au père avant de lui succéder ou dans lesquels le problème de la transmission d’un statut socio-professionnel semble se poser. Il en est de même à Aix pour la noblesse de robe. M. Cubells observe que sur 68 foyers de parlementaires recensés dans les rôles de la capitation, 30 révèlent la cohabitation de trois générations. Sur 127 contrats de mariage, 66 prévoient que le père de l’époux s’engage à loger et nourrir à sa table l’aîné, son épouse et leurs futurs enfants. Le mode de vie parlementaire est fondé sur la transmission de l’office et la formation de son successeur par le détenteur de cette charge. Les vastes « hôtels particuliers » se prêtaient à ce type de cohabitation, où se retrouve aussi le souci du lignage des familles nobles.
Dynamiques sociales : une étude à poursuivre
16Cette société provençale n’est pas figée mais traversée par une multitude de trajectoires individuelles et surtout familiales ascendantes mais aussi descendantes, en fonction de l’acquisition ou la perte de la richesse avant tout, et aussi de l’instruction. Ce que Maurice Aymard a souligné dans sa préface à la réédition de la thèse de R. Baehrel (1988) : « Des sociétés rurales dominées bien sûr par des notables locaux, mais assez souples et plastiques pour laisser leur chance même aux plus pauvres, et surtout assez stables, à long terme, dans leur degré d’inégalité » – cette dernière affirmation d’une « quasi-constance dans l’inégalité des fortunes » est chère à Baehrel. On peut ajouter, sur le littoral, des sociétés de villes-ports ouvertes à l’aventure individuelle, à la fortune et aussi aux infortunes de mer.
17Cette relative plasticité de la société provençale n’est pas aisée à étudier. Le même personnage peut ne pas être qualifié de la même façon par les curés ou vicaires à la naissance de chacun de ses enfants, ou par le notaire à chaque acte passé. P. Leclercq (1979) signale que, dans la période de mutations sociales des guerres de Religion, le même contractant est qualifié de « ménager » et de « travailleur » par un notaire de Garéoult dans deux actes passés la même année. Tel individu profitera d’un séjour hors de sa paroisse pour se qualifier de façon plus flatteuse que lorsqu’il est dans son propre village, où tous le connaissent. La qualification de marchand et surtout de négociant ne correspond pas, on le sait, à la même réalité à Marseille et au village. Au cours de l’Ancien Régime, le prestige de certains métiers croît (ainsi les chirurgiens, séparés des barbiers) ou décroît (par exemple les notaires et les pêcheurs). Et le même statut social peut recouvrir en un lieu et un moment donnés d’importantes différences de revenus entre ses membres. Enfin la reproduction sociale à travers les générations semble forte. V. Pietri a étudié par quelles stratégies les membres des maisons nobles tentent « d’assurer la transmission de génération en génération d’un capital matériel et symbolique, au prix parfois d’une mise en danger de la reproduction biologique des familles, notamment par la restriction de mariages » (Pietri, 2001). Des activités exigeant l’apprentissage parfois long d’un savoir-faire spécialisé peuvent connaître de longues dynasties, des gentilshommes-verriers Ferry, de surcroît prolifiques, aux Guiramand, musiciens d’Aix, ou aux Lordonet, orfèvres d’Apt. Certaines familles de notaires se perpétuent dans l’office pendant quatre ou cinq générations – encore lorsque le patronyme change, peut-il s’agir d’un gendre ou d’un petit-fils par les filles. Cela dit, l’écrasante majorité des dynasties multiséculaires – si l’on peut employer ce terme – était celles des travailleurs.
18Ont existé des cas de réussites individuelles, dont certaines furent rapides. Ainsi l’exemple toujours cité du « Crésus aixois », Pierre Maurel, fils d’un marchand drapier, d’abord maître des postes de Provence, puis en 1639 auditeur à la Cour des comptes, en 1651 trésorier général du Pays (à noter qu’il fut un des rares titulaire de la charge au xviie à ne pas faire faillite), en 1656 conseiller en la Cour des comptes, en 1665, trésorier général de France. Pierre Maurel avait d’abord épousé la fille d’un riche aubergiste, puis, devenu veuf, la veuve d’un avocat, née dans une famille de la noblesse de robe ; veuf pour la seconde fois, il épouse la jeune Diane de Pontevès, de famille chevaleresque – une branche des Castellane. Il rachète le château et la seigneurie des ancêtres de sa femme à Pontevès ; il possède aussi les seigneuries de Volonne (son lieu d’origine) et Châteauneuf ; cependant qu’il fait construire à Aix à partir de 1647 un très vaste hôtel entre rue et jardin qui se retrouvera après l’agrandissement de la ville à l’angle du cours Mirabeau et de l’actuelle rue du 4 Septembre (siège aujourd’hui de la cour d’appel). Il sera anobli par Louis XIV en 1672, sept mois avant sa mort, par des « lettres de réhabilitation de noblesse ». Il laisse dix-huit enfants et une succession de plus de deux millions de livres (Castaldo, 2011).
19Le commerce marseillais offrirait d’autres exemples. Le Corse Thomas Lenche, mort en 1568, fondateur de la Compagnie du corail des mers de Bône, qui construisit sur les côtes algériennes le Bastion de France, première implantation française au Maghreb. Sa fille épousa un Forbin. Les frères Bruny, Jean-Baptiste (avant 1671-1723) et Raymond (1672-1757), fils d’un marchand originaire de Toudon au Comté de Nice, enrichis par le grand commerce avec l’Amérique, qui devinrent respectivement baron de La Tour d’Aigues et marquis d’Entrecasteaux. Le premier fut le grand-père maternel du bailli de Suffren, le second celui du chevalier Antoine d’Entrecasteaux qui dirigea l’expédition envoyée à la recherche de La Pérouse. Georges Roux dit « de Corse » (1703-1792), était né à Tino dans les Cyclades (sa mère était peut-être d’origine corse). Sa famille s’installa à La Ciotat puis à Marseille, il s’enrichit par le commerce avec les Antilles, il arma aventureusement en course contre le roi d’Angleterre pendant la guerre de Sept Ans, maria sa fille unique à un Glandevez et fonda le village de Brue-Auriac sur les terres de son marquisat – mais il acheva sa vie ruiné (biographie de C. Carrière et M. Goury, Marseille, Laffitte, 1990). Plus modeste, « l’irrésistible ascension » du marchand de bois aixois Joseph Sec (1715-1794), qui traduisit sa vision du monde à travers un exceptionnel monument funéraire, a été étudiée par M. Vovelle (1975 et 2003).
20Ordinairement cependant, l’ascension sociale exige deux ou trois générations, comme A. Servel l’a montré pour le pays d’Apt aux xvie-xviie siècles (davantage souvent si elle se conclut par l’entrée dans le second ordre, surtout par usurpation, voir sur ce point Cubells, 2002, et chap. 4). Avec cette importante nuance que des 160 familles de notables qu’A. Servel a pu suivre, aucune ne semble débuter sa promotion depuis les catégories « les plus pauvres ». Le premier membre identifié est pour 13,7 % laboureur ou ménager, pour 21,8 % artisan, pour 27,5 % marchand et pour 37 % bénéficierait déjà d’un statut de notabilité d’importance variable (10 % du total serait noble ou jugé tel). Le seuil de la promotion sociale se situe dans la capacité à dépasser l’économie domestique de survie précaire qui est le lot du plus grand nombre pour dégager des excédents ou des bénéfices et pouvoir réinvestir ces derniers – d’où l’importance du passage pour ménagers ou artisans au statut de marchand, étape souvent décisive pour le changement de catégorie d’une famille. L’ascension sociale se définit d’abord par l’acquisition, la préservation lors de la transmission et l’accroissement d’un capital financier et foncier, qui permette à la fois d’acquérir un capital culturel (savoir-faire, instruction, la maîtrise du français voire du latin), d’exercer des activités qui ne sont pas manuelles (ou de vivre de ses rentes), d’accéder à des charges vénales (offices) ou électives (le consulat et le conseil de ville) ou aux métiers des armes et du droit, de stériliser une partie de sa descendance dans l’Église, éventuellement d’acquérir un fief, et encore de contracter des alliances matrimoniales judicieusement valorisantes. L’ascension sociale se double souvent d’une montée bien préparée dans la hiérarchie urbaine, du village à la petite ville voisine, puis à Marseille et Aix, exceptionnellement à Paris-Versailles. Lors des vérifications de noblesse de Louis XIV, certains nobliaux restés dans leur petite ville d’origine ne seront pas maintenus dans la noblesse, à la différence de leurs lointains cousins installés à Marseille ou Aix qui ont poursuivi l’ascension sociale, acquérant grands offices et fiefs. D’autres de ces branches pourront en revanche bénéficier de la maintenue de noblesse de leurs parents plus reluisants.
21Voilà qui exige beaucoup d’efforts continuels et aussi de la chance, car les scénarios de stagnation, et plus encore de régressions sociales existent aussi. Divers malheurs, l’accident qui handicape le chef de famille ou sa mort prématurée ou encore de mauvaises affaires suffisent à compromettre le rang familial, la veuve chargée d’enfants n’ayant guère de succès sur le marché matrimonial de « second lit », de même que des décès multiples font disparaître une famille, faute de descendance. Dans les familles de notables, le statut de cadet pouvait être aussi source éventuelle de déclassement, surtout s’il se cumulait pendant plusieurs générations – ce n’était pas forcément le cas, on le sait, pour des familles plus modestes. Néanmoins l’étude fine par V. Pietri des généalogies nobiliaires de Provence orientale révèle que les filles et les cadets peuvent se retrouver aussi en position d’ascension sociale ; ils font alors bénéficier certains de leurs parents de leur réussite mais établissent en revanche dans leur parentèle une position de domination à leur profit.
22Les chutes familiales – parfois momentanées – se révèlent à travers les institutions charitables vouées au secours des « pauvres honteux ». Ces derniers sont ainsi définis à Aix en 1678 :
Ce sont les honteux qui sont les marchands, bourgeois, avocats, officiers, gentilshommes et quelques artisans, maîtres de maîtrise, qui ayant été autrefois assez bien accommodés pour leur estat des biens de fortune, sont aujourd’hui malheureusement tombés dans la misère ou qui ont des filles en âge d’être mariées et qu’ils ne peuvent établir à cause de leur pauvreté. (Ferrières, 2004)
23Mais le déclin social n’a guère jusqu’ici passionné les historiens. A. Servel l’a cependant croisé dans son étude de la notabilité d’Apt, à travers, par exemple, le cas des Bot, de noblesse chevaleresque, qui ont compté au début du xvie un commandeur de Malte, et ne survivent plus après ce siècle qu’à travers une branche alliée de ménagers et d’artisans, villageoise de surcroît. Ou celui des Geoffroy, à « la démographie galopante », dont les prétentions nobiliaires furent rejetées par la première commission de vérification des titres, qui renonça à les mettre à l’amende pour motif de pauvreté. Une étude fine pourrait aussi mettre en évidence les « mauvais choix » de certaines familles, ayant opté par exemple pour les héritiers des Angevins contre la branche française au moment de l’union à la France (cas des Remerville d’Apt) ou pour la Réforme (par exemple les Reynaud d’Alleins, nobles discrets qui semblent de famille chevaleresque) ou pour la Ligue.
24Exemplaire est la reconstitution généalogique par R. et C. Giroussens des Dedons : cette étude sur dix-neuf générations des descendants d’un notaire d’Istres du xve siècle montre à la fois l’ascension de la branche des futurs marquis de Pierrefeu dans la noblesse de robe aixoise et l’effondrement des Dedons restés à Istres, qui perdent leur capital économique, social et culturel au point de ne plus savoir franciser leurs nom et prénoms lorsqu’ils parviennent encore à signer – car ils deviendront analphabètes en passant du statut de notable villageois à celui de ménager, de chirurgien, d’artisan, voire de travailleur. L’un des derniers sera au xixe siècle vannier ambulant.
Marques ostensibles de la différenciation sociale
25La société d’Ancien Régime est une société hiérarchisée, qui tend pendant longtemps à donner à voir les différences sociales. Ainsi les processions et cérémonies sont-elles réglées par le protocole des rangs et des préséances : chaque corps défile et siège à la place qui lui revient, les cas épineux ou contestés donnant lieu à procès. L’ostension des catégories supérieures se manifestait aussi dans des lieux publics tels que les cours (places et promenades urbaines) – ainsi à Aix, au xviiie siècle, la noblesse déambulant sur l’allée méridionale du Cours et la roture sur l’allée septentrionale, aux nombreux cafés aujourd’hui encore.
Patronymes et avant-noms
26L’appartenance familiale se manifeste d’abord par le patronyme, le « nom du père ». Dans les villages où quelques patronymes prédominent, des sobriquets (surnoms) héréditaires permettent de distinguer les familles homonymes. Patronymes et sobriquets permettent de replacer chaque individu dans un réseau familial et donc de le situer dans le « lieu ». La famille doit préserver la fama (terme d’ethnologie), sa bonne réputation. Le sens de l’honneur du nom n’est point seulement phénomène nobiliaire. Il s’agit aussi d’un capital symbolique : la famille qui acquiert mauvaise réputation dans la communauté par la « faute » d’un de ses membres a un handicap sur le plan matrimonial et sur celui des relations humaines.
27A. Servel (Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1995 : XLII/2 et Servel, 2009) montre que le souci de se distinguer des autres, en particulier des familles homonymes, conduit les familles en pleine ascension sociale de la seconde moitié du xvie et des débuts du xviie à trois types de modifications patronymiques. L’ajout de la particule, par mimétisme du modèle nobiliaire français. Les nobles d’origine comtale se mettent alors à la porter, ce qu’ils ne faisaient pas sous les Angevins ; des notables roturiers s’en parent pour conforter leur position sociale et laisser planer l’ambiguïté sur leur statut. Ainsi les Albertas, notables d’Apt depuis deux siècles, dont un membre, chanoine, arbore la particule pour la première fois en 1571 ; c’est le début de leur ascension vers la noblesse, qui sera confortée par l’achat de fiefs au siècle suivant et s’achèvera par la détention d’offices de cours souveraines. L’engouement des roturiers aisés pour cette addition valorisante semblerait même s’accentuer à la fin du xviie lorsque les vérifications de noblesse tendront à les empêcher de se parer de l’avant-nom de noble. Un surnom héréditaire possible consiste aussi à ajouter au patronyme le nom du domaine familial, selon l’usage des détenteurs de fief, même si le domaine n’a aucun statut seigneurial. Une autre pratique de notables est l’italianisation (ou latinisation au génitif) du patronyme par ajout d’un -i ou bien -y (à la fin du xvie siècle). Les Gros deviennent vers 1560 Grossi, puis Grossy, les Inguimbert de Ménerbes des Inguimberty (leur descendant sera l’évêque mécène de Carpentras du xviie siècle), les Boyer des Boyeri, ce qui les distingue des autres porteurs d’un patronyme très commun. Le philosophe Pierre Gassendi (1592-1655) modifiera pareillement son patronyme de Gassend, répandu dans la région de Digne dont il était originaire. Lorsque les marchands ciotadens Grimaud deviennent des Grimaldi en accédant à la noblesse de robe, ils bénéficient de l’homonymie avec la famille princière de « Mourgues ». Plus exceptionnel est le cas de la traduction latine du patronyme du notaire Escuyer d’Apt au tournant du xviie, qui accompagne la promotion dans le métier des armes de son fils ; ses petits-enfants seront les écrivains Georges et Madeleine de Scudéry.
28Autres éléments de la hiérarchisation sociale ancienne, les avant-noms (précédant le nom dans la désignation orale) et les qualificatifs honorifiques (précédant le nom dans les actes notariés, parfois différents des avant-noms) ; soit, avec des variantes, la liste suivante au xvie siècle dans la région d’Apt :
- discret homme et honnête fils pour les travailleurs et ménagers (apparemment qualificatif honorifique uniquement) ;
- maître pour un artisan, puis au cours du xvie, les notaires et procureurs adoptent aussi ce qui est à la fois un avant-nom et un qualificatif (comme les suivants) ;
- sire, sieur, honorable maître ou monsieur pour des notables roturiers (bourgeois, marchands, notaires), lesquels se parent aussi de noble et noble homme. Après les vérifications de noblesse de la seconde moitié du xviie siècle, les nobles reconnus comme tels reprennent à leur profit, en théorie exclusif, ces qualificatifs flatteurs. Mais ils leur ajouteront soit leur titre (baron, comte, marquis) soit, s’ils ne détiennent pas un fief de dignité, un titre de courtoisie (en général écuyer ; chevalier après 1750). Ces avant-noms peuvent être renforcés de qualificatifs (haut et puissant seigneur).
29Dans son contrat de mariage en 1589, Guillaume de Cadenet, docteur en droit et conseiller au parlement, fait précéder son nom de « respectable et égrège seigneur Monsieur Maître ». Au xviie, monsieur maître traduit explicitement des compétences juridiques ou médicales : les magistrats du parlement se font qualifier ainsi jusqu’à la fin du xviie (ensuite messire, puis messire chevalier au milieu du xviiie). Les dames « de qualité » sont dites damoiselles.
30À partir du milieu du xviie et au xviiie siècle se stabilisent les avant-noms suivants :
- messire ou monsieur (ou les deux) pour les ecclésiastiques et pour les seigneurs ;
- noble ou monsieur (ou les deux) pour les nobles non fieffés (ne possédant pas de seigneurie) ;
- maître : désormais pour les petits gentilshommes, avocats, médecins, petits officiers (notaires) ;
- sieur : les bourgeois, négociants, marchands, quelques gens de métiers de l’artisanat ;
- untel : le reste de la population.
31À noter le prestige de « magister (celui qui a fait des études), qui a servi initialement à désigner le gradué (diplômé d’université). En revanche le « maître artisan » est appelé dans les actes ordinairement « sieur untel, maître maçon de la ville de... ».
32La majorité de la population n’est pas désignée par un avant-nom, sinon familier – « le père untel » pour un homme âgé –, ou parfois par l’article, forme dérivée du provençal oral : « le Martin » et « la Martine » (le patronyme d’une femme est féminisé jusqu’à la fin du xviie siècle au moins, autre provençalisme).
La maison patrimoniale
33A. Collomp (1983, et aussi Ethnologie française, 1978 : VIII/4) a montré que la maison a à la fois des aspects utilitaires – fonctions d’habitation, de lieu de relations sociales, de travail (atelier, boutique, bureau), de stockage des récoltes et du bois, resserre à outils – et aussi un aspect symbolique, la maison étant le reflet d’un statut social qui entraîne un mode de vie spécifique et des façons d’habiter.
34La famille s’enracine spatialement dans la maison, non seulement dans le cas des nobles et des bourgeois (les hôtels urbains) mais aussi chez les paysans ayant quelque aisance, soit les familles qui occupent seules une oustau qui en général leur appartient. La « maison untel » est effectivement aujourd’hui encore un repère et un élément essentiel des cultures collectives locales. Dans les villes, la maison d’un notable peut donner son nom à la rue ou à l’îlot où elle se trouve. Autour des villes, des microtoponymes dérivés du patronyme des propriétaires peuvent correspondre à des propriétés qui ne sont ni des fiefs ni des domaines (dans ce cas, on sait que le phénomène inverse prévaut : le propriétaire ajoute le toponyme à son patronyme). Les bastides marseillaises ou aixoises sont très fréquemment désignées par le patronyme féminisé des propriétaires : la Magalone (de Magallon), la Timone (Timon-David, famille bourgeoise), la Pioline (M. de Piolenc).
35L’habitat semble différencier assez fortement les catégories sociales. Retenons cinq éléments :
- Le volume de la maison, et en particulier la largeur de sa façade sur rue. Ce premier élément correspond à la surface de la maison qui, avec ses annexes éventuelles (jardins), peut dans l’habitat serré s’étendre sur deux ou trois parcelles regroupées.
- La façade de la maison de notable urbain est ordonnancée, en particulier à partir du xviie siècle : son parti d’élévation est caractérisé par une composition rythmée par la disposition régulière de fenêtres de mêmes hauteur et dimensions avec recherche de symétrie ; par des éléments décoratifs (pilastres, bandeaux et corniches moulurées).
- La porte d’entrée est, même au niveau d’un village, un élément de différenciation sociale par le matériau et l’ornementation de l’embrasure et des vantaux.
- L’escalier droit de la maison modeste, s’appuyant sur un mur-pignon et une cloison, s’oppose à la « visette » (variété d’escalier à vis, bâti autour d’un noyau central) des xve-xvie siècles, puis à l’escalier à retour (établi dans une cage et constitué de volées [séries de marches] et de repos [paliers])
- La spécialisation des espaces internes. Dans les petits villages, comme à Aix ou à Marseille, existe selon les inventaires du xviie-xviiie siècle le modeste habitat du travailleur parfois sans étage, correspondant alors à une unique pièce, constituant un très petit module. À Marseille, l’emprise au sol en bordure de rue se caractérise par un certain nombre de fenêtres par étage. Le « deux fenêtres » semble au xviiie siècle bien adapté aux boutiquiers et artisans : boutique sur rue et cuisine-salle sur l’arrière-cour, chambres à l’étage, éventuellement chambre de louage au second étage, demi-étage supérieur, la lauvisso, chambre sous le toit, souvent en retrait, ménageant une terrasse. Une sorte de module type pour la catégorie supérieure de la petite noblesse, des négociants ou artisans aisés est le « trois-fenêtres », qui apparaît comme maison de notable dans le quartier du port au xviie et marquera le paysage de la ville du xviie au début du xxe siècle : escalier à retour et indépendance croissante des pièces grâce aux portes ouvrant sur les paliers et la création des corridors (Castrucci, 2010).

La cage d’escalier à retour avec son jour central relève d’un usage somptuaire de l’espace dans le bâti aristocratique aixois : ici celui de l’hôtel de Réauville-Caumont, construit entre 1717 et 1725 pour François de Rolland-Tertulle de Réauville-Cabanes, sur des plans « provençalisés » du Parisien Robert de Cotte.
36La noblesse et la haute bourgeoisie qui l’imite se caractérisent, à Aix en particulier, à partir du milieu du xviie siècle, par un usage somptuaire de l’espace dans leurs hôtels particuliers : cour d’honneur précédant l’édifice parfois (rare cependant dans l’habitat aristocratique urbain de Provence), jardins à l’arrière de la maison, façade ordonnancée à nombreuses fenêtres, vaste cage de l’escalier à retour, importance des espaces de réception et de sociabilité (enfilade des salons du rez-de-chaussée ou de l’« étage noble », le premier). Sauf exception, le rez-de-chaussée n’est pas occupé par une boutique (sinon elle est louée à un artisan). Le luxe suprême en ville est la détention d’une ligne d’eau privative, dont le symbole est la fontaine ou le bassin dans le jardin (Gloton, 1980, Nys, 2002, Cataldo, 2011).
37L’hôtel particulier du noble ou du grand négociant loge souvent une famille élargie ou complexe (couple des parents, couple d’un enfant et enfants célibataires, petits-enfants) et un nombre variable de domestiques (selon le registre de la capitation de 1695, un président au parlement en a une dizaine ; l’intendant Lebret en a vingt). M. Cubells a montré qu’au cours du xviiie siècle, les espaces de vie privée tendent à s’organiser en appartements, véritables unités de vie personnelle ou de couple comportant à partir d’un accès direct sur le corridor ou le palier, parfois d’une antichambre, au moins une chambre et un cabinet, et parfois d’autres pièces.
Le fondement de la notabilité : posséder de la terre
38M. Derlange a montré « l’omniprésence de la terre » au niveau du village, du bourg ou de la petite ville : quasiment toutes les catégories ont la propriété utile de terres (sur cette notion, voir chap. 3). Il s’agit pour le paysan aisé d’un moyen de production à faire valoir, pour le paysan modeste d’une garantie de minimum vital, pour l’artisan d’un complément de ressources ; d’un capital et d’une source de revenus pour le propriétaire foncier noble ou roturier aisé, pour une communauté religieuse ou un bénéficier ecclésiastique ; pour tous, une assurance de ravitaillement alimentaire au moins partielle. Pour le négociant, il s’agit d’un placement de sécurité, et aussi d’un capital-retraite dont les revenus devraient lui permettre de finir ses jours en « bourgeois ». De surcroît, la terre est un capital symbolique : les « plus apparents », qui forment le conseil de la communauté, sont aussi les principaux « possédants biens » ; les biens-fonds qu’ils ont, au vu et au su de tous, fondent leur prestige et leur pouvoir local.
39Une part importante, parfois majoritaire, des terres d’une communauté d’habitants peut ainsi appartenir à des propriétaires non exploitants, habitant sur place ou à des « forains » (habitants d’une autre commune). C’est en particulier le cas des villages uniquement agricoles, mais proches d’une ville ou même d’un bourg. Nombre de finages communaux opposent aux menues parcelles très dispersées des « travailleurs » et petits « ménagers » la grande propriété, souvent organisée autour d’un noyau d’un seul tenant de parcelles complémentaires, des « bastides » ou des « mas », appartenant à des ménagers parfois, mais plus souvent à des nobles, des bourgeois, plus rarement au clergé.
40R. Baehrel avance les estimations suivantes pour la première moitié du xviiie siècle : l’ensemble du premier ordre (clergé séculier et régulier, ordre de Malte compris) représenterait environ 1 % de la population et aurait possédé environ 6 % du sol en valeur cadastrale, ce qui est nettement plus faible que dans la France du Nord (moyenne française : 10 %). La noblesse : 2 % de la population et 25 à 30 % du sol en valeur cadastrale (à noter que l’estimation de 2 % de la population peut paraître forte puisque, selon Expilly, le second ordre ne représenterait que 0,4 % de la population deux générations plus tard). Le tiers état aux activités non agricoles (« bourgeois » rentiers, professions libérales, artisans et commerçants) pourrait représenter lato sensu 20 % de la population et 20 % des terres. La paysannerie constituerait dans cette hypothèse environ 77 % de la population et posséderait une petite moitié des terres (49 à 44 %). Elle cultiverait l’essentiel du reste en faire-valoir indirect. Il est vraisemblable que d’importants transferts de propriété utile ont eu lieu dans la seconde moitié du xvie siècle, et plus tard en faveur de propriétaires non-exploitants dotés de capitaux, et au détriment de la petite et moyenne paysannerie qui a dû pâtir du temps des troubles et de l’endettement en cas de mauvaise récoltes.
41Variations régionales et locales étaient cependant fortes, à en juger par des estimations communales conduites en particulier par M. Vovelle (1980) et M. Derlange (1987) ou leurs étudiants, à partir de sources parfois différentes. Quelques grandes zones sembleraient se détacher dans une géographie qui exigerait davantage de nuances de détail.
42Dans la Provence rhodanienne et le Comtat, marqués par une forte densité de communautés urbanisées à économie et société diversifiées, la propriété paysanne constitue souvent moins de la moitié des terres. L’immense terroir d’Arles se caractérise en particulier par le poids des propriétés nobiliaires (56 % en superficie en 1687), bourgeoises, parfois aussi d’artisans. Celles de l’Église y ont une certaine importance à cause des biens de l’ordre de Malte, en particulier en Camargue (15 %). M. Vovelle souligne l’âpre concurrence entre la paysannerie et la bourgeoisie, voire la noblesse, dans ces zones de bonnes terres agricoles où l’extension de la surface cultivable est possible par assèchement ou irrigation, ainsi que la tendance au morcellement très poussé de la propriété à la fin de l’Ancien Régime. L’étude d’Eyragues et de Rognonas a montré que la petite propriété paysanne (et artisanale à Eyragues) progresse au cours du xviiie et deviendra manifeste au xixe.
43La région d’Aix offre une situation assez proche : la propriété nobiliaire et bourgeoise y est forte et celle des paysans devient inférieure à la moitié des terres dans certains bourgs. Les terroirs plutôt ingrats compris entre Marseille et Toulon sont en revanche marqués par l’extrême modestie des biens de l’Église et une prépondérance paysanne (avec sans doute l’apport d’artisans, que les monographies distinguent mal) associée à l’existence d’une bourgeoisie en partie résidente. Cassis, port secondaire dans la mouvance de Marseille, est un des rares terroirs proches de la grande ville à être très nettement marqué par les investissements des bourgeoisies marseillaise et locale qui y ont constitué de grandes propriétés.
44La Haute-Provence se caractérise par de très forts contrastes que manifeste le cas de trois communautés voisines. À Redortiers, 8 000 ha sur 8 450 appartiennent aux seigneurs, les Villeroy, grands nobles de cour absentéistes. Mais il s’agit de terrains de parcours pour troupeaux, incultes et servant de communaux pour les paysans ; les bourgeois possèdent à peu près 300 ha et les paysans 150, mais ce sont de bonnes terres. À Banon, la propriété paysanne atteint les trois quarts des terres, celle de la noblesse (les Simiane, également absentéistes) est très faible. À Saint-Christol d’Albion, lieu repeuplé à la fin du xve et au xvie siècle, nombreux sont les grands domaines dérivant d’affars (clairières de défrichement), entre les mains de nobles ou bourgeois. La paysannerie n’a guère que le tiers des terres. Dans la région du haut Verdon, A. Collomp estime que si le seigneur ou les coseigneurs sont résidents au moins saisonnièrement, ils possèdent un quart du terroir ou davantage. Si le seigneur n’est pas résident, ce quart est possédé par des « forains », bourgeois des bourgs voisins ; un autre quart, ou même parfois un tiers est la propriété de paysans aisés, les ménagers ; le reste appartient à des travailleurs.
Un critère ambigu : le paraître
45Le costume et la coiffure constituent en théorie un élément de différenciation sociale. Mais si la société d’Ancien Régime tend à rendre visibles, voire à accentuer les différences sociales, ces distinctions sont a contrario battues en brèche par les dynamiques familiales et sociales, par l’imitation descendante qui conduit au « brouillage des signes vestimentaires » (D. Roche, La culture des apparences, une histoire du vêtement, Fayard, 1989) et par l’ambiguïté foncière des signes du paraître, reflet de ce que l’on est, mais aussi de ce que l’on voudrait être, ou de ce que l’on voudrait que les autres croient que l’on est – ce qui est essentiel par exemple dans les stratégies d’usurpation de la noblesse. La monarchie a fort vainement tenté de prendre entre 1485 et 1660 dix-huit édits somptuaires – auxquels s’ajoutent des arrêts du parlement d’Aix, visant à empêcher ou restreindre les dépenses de luxe, et surtout destinés à préserver la prééminence vestimentaire de la noblesse en tentant d’interdire la soie, l’or et l’argent aux roturiers. L’existence d’un important marché de l’occasion (la friperie) tend à atténuer les différences en transmettant à des catégories plus modestes les vêtements des catégories supérieures usés ou démodés ou volés, ou dont les porteurs sont décédés. Les modèles d’abord usités par les catégories supérieures se diffusent ainsi dans les catégories plus modestes.
46Cette étude est difficile. Aucune source n’est entièrement satisfaisante. Les inventaires après-décès seraient une des moins mauvaises (Rigouleau, Rives, 18, 2004) ; mais le détenteur des biens inventoriés a pu vendre ou engager au mont-de-piété des bijoux et vêtements et l’on habille de plus en plus le mort lors de la toilette funèbre, ce qui prive l’inventaire de certains éléments du costume. L’étude par B. Cousin (1983) de la représentation des anciens Provençaux sur les ex-voto datés et celle, par M. Ferrières, des dépôts au mont-de-piété et aussi des tenues des malades hospitalisés à Avignon (Ferrières, 2004) permettent de dégager quelques traits.
47Jusqu’au milieu du xviie siècle, les hommes portent en Provence la culotte assez large, à la française, et un pourpoint de couleur sombre, arrêté à la taille, boutonné sur une chemise. Ce costume semble pour l’essentiel fixé à la fin du xve siècle. C. Rigouleau a souligné la présence dans les inventaires de la taillole, ceinture de laine ou de soie, qui persistera jusqu’au xixe et sera alors considérée comme un élément spécifique du costume folklorique provençal. Les femmes portent une robe longue sur une chemise à large col retombant sur les épaules (plus précisément, selon M. Ferrières, une camisole sur une chemise), et une coiffe nouée sous le menton. Au xviiie siècle, quasiment toutes les femmes des milieux populaires auront un tablier (lou faudau ou faudil) – ce vêtement de travail par excellence était déjà très répandu dans ces catégories au xvie siècle –, mais il se rencontrera aussi chez 2/5 des femmes de petite et moyenne bourgeoisie. Les différences sociales se traduisent surtout par la qualité des tissus, des boutons (peu visibles sur les tableautins), la finition des poignets et cols de chemise, et l’apprêt de la coiffe (plissée et ornée de dentelles pour les notables). Sur les ex-voto, la couleur souvent sombre du « vêtement de dessus » contraste avec la blancheur des chemises, mais aussi des tabliers : « on superpose le clair sur le foncé » (M. Ferrières). M. Ferrières a pu préciser les tissus de ce qu’elle nomme « l’ancien régime vestimentaire » : ce sont à 70 %, dans les dépôts du mont-de-piété d’Avignon, des draps de cadis et autres étoffes lourdes de laine pour les vêtements de dessus.
48M. Ferrières comme B. Cousin observent au milieu du xviie siècle un « nouveau style vestimentaire ». Apparaît dans la haute bourgeoisie et la noblesse pour les hommes le justaucorps long descendant sur les chausses, aux basques flottantes munies de poches, de couleur marron, boutonné sur le devant, laissant dépasser une cravate ou un jabot. Au xviiie il supplante le pourpoint dans tous les milieux, y compris populaires – peut-être par l’entremise de la friperie. Le vêtement de travail semble avoir été une jaquette plus courte, serrée à la taille, des culottes s’arrêtant aux genoux, des bas ou des guêtres. B. Cousin a souligné que ce vêtement de travail, beige, bleu, rouge, est de teinte plus vive et plus claire que le justaucorps.
49Le chapeau constitue aussi un élément de distinction masculine. À la fin du xviie siècle, l’homme de qualité a un feutre aux larges bords relevés sur le côté, l’homme du peuple un chapeau plus petit et plus plat. Mais le chapeau à larges bords se popularise au xviiie et au milieu du siècle, il est déjà devenu le large chapeau de berger et de paysan ; c’est que le tricorne est apparu et se diffuse à son tour. Le marin porte le bonnet.
50Sur les ex-voto, les robes du xviiie siècle ont un léger décolleté avec un col croisé sur la poitrine et des manches plus courtes, libérant le poignet. La coiffe s’allonge sur la nuque. Mais l’ex-voto pourrait plutôt montrer alors le vêtement de travail populaire. Car, dans une ville telle qu’Avignon, se diffusent dès 1630-1650, peut-être précocement grâce à la friperie, les cotillons (jupons) qui valorisent la taille, coordonnés aux corsages, des camisoles surtout, sur les chemises. Le cotillon marque vite la diffusion sociale des tissus légers de cotonnades teintes et surtout imprimées de motifs ou rayures (les indiennes), et aussi des mélanges de coton et soie (futaine, filoselle) – ces derniers servaient déjà, à Avignon du moins, à la fabrication des bas pour les deux sexes. Une nouvelle « culture chromatique » (Ferrières) se développe au cours du xviiie siècle, de même que les broderies, les piqués et les boutis (étoffe ornée de dessins en relief grâce à des rembourrages de coton). Le tablier se colore et s’orne de motifs – c’est que l’indienne y supplante tôt le chanvre et même la soie. Dans la seconde moitié du xviiie siècle des innovations apparaissent, dans les registres du mont-de-piété d’Avignon d’abord, puis peu avant la Révolution dans l’ex-voto : fichu, corset, drolet, casaquin, caraco, manteau et mantelet pour les femmes, voire pounche, pointe nouée par-dessus la coiffe. Pour les hommes, l’« habit à la française » et les premiers pantalons (voir aussi chap. 12).

Silhouette d’un paysan, dessinée à la plume sur la page de garde d’un exemplaire des Épigrammes de Martial publié en 1706, peut-être par ce « Louis David, de Saint-Chamas » qui a écrit au-dessous son nom et daté de 1725. Grosse jaquette de travail serrée à la ceinture et culottes s’arrêtant aux genoux, bas, chapeau. Coll. part.

« Artisanne (sic) de Marseille, artisanne d’Arles », dans Jacques Grasset-Saint-Sauveur, Encyclopédie des voyages, 1796. Une image alerte et accorte des « classes moyennes » provençales vues de Paris. La gravure, rehaussée, témoigne du chromatisme introduit par les cotonnades imprimées. L’Arlésienne n’a pas encore la coiffure à ruban, qui sera mise au point au cours du xixe siècle. Coll. part.
Un critère discriminant : les usages linguistiques écrits et oraux
51L’étude historique des phénomènes linguistiques accuse un net retard en France, trait significatif du refus français quasi constant de reconnaître la réalité des langues dites « régionales ». La reconstitution des usages oraux privés et publics est en fait ardue : l’écrit manuscrit et imprimé tend à exagérer la part du français – ainsi les dépositions et interrogatoires de justice sont-ils si nécessaire traduits par les greffiers des juridictions en français, même lorsqu’ils consignent « les propos débridés de l’insensée » (Lambert, 2012). L’exception est constituée par les injures proférées à l’encontre d’un plaignant, qu’ils ont transcrites souvent textuellement et sans les traduire. Elles constituent de rares citations du provençal dans une procédure en français. A contrario, le Félibrige (mouvement identitaire créé par Frédéric Mistral en 1854) a posé en principe un usage généralisé du provençal avant le xixe siècle, ce qui est évidemment loin d’être inexact mais exige des nuances, en particulier pour les catégories aisées et instruites et pour les prises de parole publiques. En fait la Provence d’Ancien Régime se trouve tôt en situation de diglossie, c’est-à-dire de coexistence orale de deux langues ayant des statuts sociaux inégaux. Une telle configuration linguistique se retrouve aujourd’hui à travers le monde dans les pays où coexistent plusieurs langues vernaculaires et une langue officielle, celle de l’administration, de la presse et des élites.
Niveaux d’usage du latin
52Trois langues coexistent en fait, au statut très inégal. Le latin est celle des liturgies et des sacrements catholiques, de l’enseignement dans les collèges et à l’université, de la plupart des inscriptions lapidaires ; elle est bannie des actes officiels par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (15 août 1539), reste encore la langue des échanges internationaux, diplomatiques ou savants aux xvie et xviie siècles, mais recule ensuite au profit des langues officielles des États, dans lesquelles s’expriment la création littéraire, mais aussi la recherche scientifique et même théologique. À partir de Louis XIV, le latin est de plus en plus réduit à son usage religieux.
53La compréhension, voire l’usage oral et écrit du latin impliquent un cursus studiorum qui passe par les humanités des collèges et surtout, l’enseignement universitaire ou celui des séminaires. Il est révélateur qu’au xviie siècle, alors que la harangue d’accueil des grands personnages faisant leur entrée dans une ville se prononce encore en latin, les consuls aient recours pour cela à l’assesseur, qui est gradué en droit. Au collège Bourbon d’Aix, les pièces théâtrales interprétées par les élèves sont en latin, mais à partir de 1666 les jésuites y introduisent des intermèdes en français.
54On continue pendant longtemps d’apprendre la lecture dans des textes latins, considérés comme plus faciles que le français, dans les petites écoles où s’enseigne le « rudiment » (lire, écrire, compter). Les jansénistes et les frères des Écoles chrétiennes opteront pour des manuels en français au xviiie siècle. Dès lors existe une portion de la population qui est alphabétisée mais n’a pas poussé davantage ses études, qui sait lire le latin en l’accentuant convenablement sans en avoir la compréhension – ce qui est secondaire : les prières et chants de l’office s’adressent à Dieu. Ces laïcs lisent et chantent des textes latins parfois fort longs, dans le cadre des confréries de dévotion et surtout des compagnies de pénitents, qui se réunissaient dans leur chapelle pour réciter l’office. Les pénitents se sont tôt souciés de faire imprimer des livres d’offices qui étaient un moyen de préserver leur autonomie à l’égard des clercs et s’avéraient indispensables pour leurs exercices pieux. Dès le début du xviie siècle, des imprimeurs aixois puis marseillais en ont procuré aux compagnies de leurs villes, et même « pour toutes les compagnies de pénitents ». Il s’agit, dès la seconde moitié du xviie siècle, de gros volumes, souvent in-4°, parfois imprimés sur deux colonnes, qui atteignent aisément 300 à 500 pages. Ces livres sont presque entièrement en latin, le français n’y apparaissant que pour les indications pratiques et la réception des frères.
55Le latin instaure un clivage parmi les membres des confréries : lors de sa visite pastorale de 1700 à Salon, l’archevêque d’Arles interdit, comme l’avait fait apparemment son prédécesseur, « d’élire pour prieur aucun confrère qui ne sache lire pour être en état de pouvoir faire les offices ». Les illettrés sembleraient être réduits aux répons courts et stéréotypés. En fait, des indices d’une mémorisation plus large de l’office affleurent dans les archives. Ainsi en 1758 les pénitents blancs de Grasse refusent-ils une innovation des recteurs qui voulaient introduire « la coutume de chanter le grand office des fêtes doubles », car ils souhaitent conserver l’office « qui est inséré dans les livres de la confrérie et qu’une grande partie de nos frères savent par cœur », alors que le grand office « n’est pas à la portée de tout le monde ».
Prestige du français manuscrit, imprimé, oral
56Parmi les « langues vulgaires » (en regard du latin), le français, langue du roi, de la cour de France et des catégories supérieures de la capitale, a accédé à la création littéraire, en particulier en vers, au cours du Moyen Âge. L’ordonnance de Villers-Cotterêts lui donne en 1539 statut de langue administrative : les arrêts et procédures et les actes officiels devront être rédigés « en langage maternel françois ». Cette mesure est prise au détriment du latin ; mais elle s’oppose aussi aux autres langues régionales du royaume, qui vont se trouver marginalisées, étant exclues de l’écrit et de l’imprimé officiels. Il s’agit d’un phénomène assez largement européen, lié au renforcement du quadrillage administratif et du contrôle monarchique dans la plupart des États. L’évolution condamne nombre de langues à un usage essentiellement oral, dont les dialectes occitans.
57Dès le xvie, mais surtout au xviie siècles, la multiplication des concepts et des mots nouveaux que connaît le français, l’importance des publications littéraires, scientifiques et historiques qui l’utilisent et le rayonnement que lui vaut la puissance du roi de France tendent à instaurer un clivage majeur entre les catégories sociales qui pratiquent des dialectes d’oc (et aussi d’oïl) et celles qui savent user de la langue de plus en plus « châtiée » de la cour et de l’élite parisienne. En 1714, le traité de Rastatt est pour la première fois rédigé en français et non en latin. Avec les Lumières, le français acquiert une exceptionnelle diffusion chez les élites européennes, au détriment même d’autres « langues vulgaires » écrites (l’allemand ou le russe) et devient la langue de l’homme universel avant d’être la langue de la Révolution et des droits de l’homme. Louis Réau (L’Europe française au siècle des Lumières, Albin Michel, 1938) a observé « la francisation de l’Europe », et en particulier « l’invasion des mots français dans les langues étrangères ».
58C’est à bien des égards l’importance et l’ancienneté de l’usage du français par les populations lettrées que suggère la documentation écrite. À la suite de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, notaires et greffiers semblent passer, du moins dans les villes, après quelques hésitations mais sans difficultés majeures, à la rédaction en français. Dès lors cette langue est par excellence celle de l’expression écrite, au prix de provençalismes de vocabulaire et de syntaxe, surtout aux xvie et xviie siècles. A. Brun a montré que la rédaction en français au lieu du provençal se propage, parfois dès la fin du xvie siècle, dans des types d’écrits où elle n’était en rien obligatoire, les registres de confréries, d’hôpitaux, les livres de raison, les comptes et la correspondance des marchands (ainsi celle des frères Hermite entre 1570 et 1612, publiée par M. Baulant, A. Colin, 1953). Le souci de l’élite provençale de parler convenablement français paraît tôt un enjeu social. Antoine de Valbelle, acteur capital de la vie politique marseillaise pendant la première moitié du xviie siècle (voir chap. 9), mentionne dans ses Mémoires en avril 1647 le départ à Paris de ses trois fils, âgés d’environ douze, onze et neuf ans, partis « étudier au collège d’Harcourt et apprirent le latin, la langue françoise et le bon accent de Paris ». Son arrière-grand-père, l’apothicaire Honorat Valbelle, avait rédigé un siècle plus tôt une histoire journalière en provençal.
59L’idée que l’alphabétisé connaît ipso facto le français est présentée sous l’Ancien Régime comme évidente. Le lien n’est pas mécanique cependant, des illettrés en contact incessant avec des francophones ayant pu apprendre du français – ainsi dans les « métiers de l’accueil » des villes de garnison, aubergistes, marchands de vin. Et rien ne prouve qu’au terme de l’apprentissage du rudiment les élèves des petites écoles aient su couramment s’exprimer en français ; ils sont cependant considérés comme susceptibles de le comprendre et peuvent dès lors s’estimer vexés de s’entendre adresser en public la parole en provençal (sur l’alphabétisation, voir chap. 12).
Parler la langue du peuple pour s’en faire comprendre ?
60L’image du provençal s’altère entre le xvie et le xviie, d’une langue littéraire appréciée à la cour du gouverneur (les sonnets de Bellaud de la Bellaudière, voir chap. 8) à un « vulgaire » ou un « patois » à l’usage du peuple, indice d’une francisation croissante de l’élite régionale et de son intolérance accrue à l’égard de la langue vernaculaire, en dépit de la persistance chez certains de ses membres d’une création littéraire en provençal, très minoritaire et souvent restée manuscrite. Significative est la mésaventure du Ciotaden François-Louis Claude Marin (1721-1809), homme de lettres à succès dans la capitale, qui y obtient le privilège de la Gazette de France, est nommé censeur royal, dirige le bureau de la Librairie. Il s’aventure à polémiquer avec Beaumarchais, qui le ridiculise en observant que lui échappe couramment l’expression provençale qu’es-aco. Elle devient le sobriquet moqueur de Marin à la Cour et en vient à désigner une coiffure à la mode, « le bonnet qu’es-aco ». Devant les railleries, il doit rendre ses charges, quitter Versailles et se réfugier dans sa patrie. Il achète la charge de lieutenant-général de l’amirauté de La Ciotat et sa dernière œuvre sera une histoire de sa ville natale.
61Cependant, à la différence du celte, du flamand ou de l’alsacien, l’occitan est une langue romane, d’origine latine comme le français, et de surcroît contaminée par le français depuis la fin du Moyen Âge. L’intercompréhension entre les deux langues est plus facile et leur porosité réciproque. Dans certains noëls dialogués et des pièces du théâtre marseillais de la fin de l’Ancien Régime, la sainte Famille, les anges, les rois ou les notables parlent français, les bergers, les pêcheurs et autres gens du peuple leur répondent en occitan. En 1775, deux répliques de la comédie Lou rétour doou Martegaou de Charles-Joseph Mayer (1751-1825) résument la situation diglossique : ce fils prodigue d’un paysan martégal étant de retour à la maison, son père s’étonne : « Coumo lou trouva ? Es gen ! Et parlo pas plus prouvençaou » et le jeune homme répond : « C’est un patois bon pour le commun. Un homme comme il faut parle français ».
62Contrairement aux idées reçues, le prône de la messe dominicale et la lecture des textes émanant de la royauté que le curé devait y faire ont pu être la principale occasion pour la population d’entendre du français. Les visites pastorales et les ordonnances synodales des évêques de la seconde moitié du xviie siècle renferment des indications brèves mais convergentes qui suggèrent que l’emploi de l’occitan par les clercs n’était nullement spontané et évident, même en milieu rural. Le prêtre était originaire en général de ces milieux urbains qui se targuaient de comprendre le français et il appartenait aux catégories les plus instruites. Les prélats doivent insister pour qu’il passe si nécessaire du français au provençal, comme un pis-aller pédagogique susceptible d’atteindre ceux qui étaient réputés ne pas comprendre la langue du roi, faute de savoir lire. Ainsi à Arles, sous l’épiscopat de G. du Laurens (1603-1630), l’oratorien Roman a « introduit la coutume de faire les prônes et le catéchisme en provençal. Il les faisait avec tant de fruit et tant d’éloquence qu’il attirait une grande foule de peuple et il convertissait beaucoup de pécheurs, ce qui porta cet illustre prélat à donner cette paroisse [Notre-Dame la principale] à l’Oratoire ». Mais c’est un de ses successeurs de la seconde moitié du siècle, Mgr François de Grignan (1643-1689) qui, après une visite pastorale, statua que les curés du diocèse useraient à l’avenir du provençal pour leur enseignement. Son contemporain le cardinal Grimaldi, archevêque d’Aix, en visite dans son diocèse en 1676 doit pareillement ordonner dans plusieurs petites villes ou bourgs que le curé « faira le prosne les dimanche à la messe paroissiale et la doctrine chrestienne (catéchisme) en langue vulgaire avant vespres ». Dans le diocèse très rural et montagneux de Senez, Mgr Aubert de Villeserin constate en 1690 « l’ignorance des peuples » ; il attribue l’inefficacité des prédicateurs à « la langue en laquelle ils prêchent et qu’on n’entend presque point ». Il espère y remédier par une réforme du catéchisme et ordonne « de ne se servir pour cet effet le plus souvent que de la langue vulgaire, comme la plus propre à se faire entendre et à jetter plus aisément dans ces esprits les semences de la grâce et de leur sanctification ».
63Dans quelle mesure le clergé paroissial et missionnaire a-t-il consenti de se mettre à la portée des fidèles les plus modestes, alors qu’il était confronté à un public socialement hétérogène ? Témoignent de cet effort et de difficultés pour prêcher dans l’idiome régional les dictionnaires et manuels de grammaire rédigés par des membres du clergé provençal au cours du xviiie siècle (Pellas, Puget, Bonnet, Féraud) dans le but de permettre à ceux de leurs confrères qui connaissaient mal la langue de se perfectionner. Mais nous n’avons que des traces écrites partielles et rares de l’usage oral réel de l’occitan, car nombre de prédicateurs ont dû pratiquer la traduction simultanée au fur et à mesure de la lecture d’un texte rédigé en français. A. Brun avait découvert cette remarque d’un auteur anonyme du xviiie siècle :
Des prédicateurs, dans notre province, composent leurs sermons en français et les prononcent ensuite en provençal... l’expérience fait voir que prêcher en français, c’est perdre sa peine et ne faire presque aucun fruit. (Brun, 1927)
64Dans l’ensemble des pays d’oc, Jean Eygun a répertorié entre 1600 et 1850 environ 800 publications religieuses renfermant de l’occitan, qui ne sont entièrement en occitan que pour 20 % d’entre elles seulement, auxquelles il convient d’ajouter environ 200 manuscrits. Deux foyers majeurs d’édition se détachent : Toulouse (31 % des éditions) et le triangle Avignon-Aix-Marseille (37 %). Il s’agit de catéchismes, et surtout de livres de prières et de cantiques, destinés en particulier aux missions intérieures et plus largement à des médiateurs alphabétisés, susceptibles de faire mémoriser leur texte en le faisant répéter aux illettrés (ce qui explique que ces ouvrages renferment aussi des textes français et latins, pour leur usage personnel). Les textes en provençal sont avant tout ceux pour lesquels on ne saurait que difficilement pratiquer la traduction simultanée depuis le français, soit parce que leurs phrases ne doivent pas souffrir de variantes ou d’équivalents approximatifs – c’est le cas de catéchismes – soit parce qu’il s’agit d’œuvres versifiées, telles que les cantiques. La plupart sont truffés de gallicismes et même de mots en français, en particulier dans les pièces en prose (Eygun, 2002).
65Le rôle du clergé dans la francisation de ses ouailles semble loin d’être négligeable. Les sites urbains où l’on prêchait et catéchisait en français offraient un « bain linguistique » hebdomadaire à leurs fidèles. Le clergé inculquait aussi une francisation rampante par la prédication et le catéchisme en provençal, dès lors qu’il traduisait simultanément un texte français, charpentant ainsi une parole occitane d’une syntaxe française et l’émaillant de gallicismes, ou bien qu’il utilisait des textes occitans très francisés. Un tel usage de la langue du peuple à travers les filtres de la langue de l’élite a pu être un moyen pour les doctes de marquer leur différence, de parler en vernaculaire sans s’exprimer de façon populaire ; de se prémunir même contre les critiques pour ceux qui semblaient le pratiquer mal. Car nombre de prêtres venaient de la montagne ; s’ils avaient appris le provençal dans leurs familles, ils parlaient l’alpin, variété dont on moquait fortement en basse Provence les sonorités, et en particulier la palatisation systématique du « c » en « tch ». Une telle francisation insidieuse par imprégnation a dû être également le fait d’autres bilingues, tels les notaires, traduisant ou expliquant à la population les actes qu’ils dressaient, qui devaient involontairement calquer les phrases provençales sur la syntaxe française du texte écrit.
66Il n’est pas certain d’ailleurs que les fidèles aient attendu uniformément de l’homme de Dieu qu’il s’exprime dans leur modeste langage. Il n’est pas impossible qu’ils aient été flattés d’entendre la langue du roi dans leur église paroissiale – d’autant qu’elle pouvait être truffée de mots en occitan pour les passages difficiles. L’existence d’une élite qui prétend entendre le français parce qu’elle est instruite est un élément dont le clergé a dû aussi tenir compte, non seulement dans les villes mais aussi dans les « villages urbanisés » à population socialement diversifiée (chap. 6). Jusqu’au xixe siècle, le ciblage social des missions distingue souvent la prédication du début de la journée pour les « travailleurs », qui se fait plus souvent en provençal, et les prédications ultérieures destinées à ceux qui ne sont pas aux champs ou à l’atelier, soit les « bourgeois » (rentiers), qui sont ordinairement en français. On trouve au xviiie siècle trace de protestations contre l’usage de l’occitan pour la prédication ou le chant de cantiques. L’utilisation du « patois » est dans ce cas jugée efficace par le prédicateur pour se faire entendre du public le plus modeste de la ville ; mais elle semble inconvenante aux catégories aisées à qui on inflige la langue du peuple sans tenir compte de leur dignité. Ce dilemme est explicité par un curé de Cassis qui note dans son coutumier paroissial au milieu du xviiie siècle :
Il est bon de prêcher en patois, au moins les dimanches et fêtes, pour l’instruction des gens de mer et de la campagne ; et lorsqu’on a eu dans cette paroisse des prédicateurs en patois ou vulgaire, et qu’ils ont eu des pièces fort instructives, on les a prêchées les mardis et vendredis à complies. L’affaire du curé est de régler ce qui convient le plus à l’instruction de ses paroissiens, de concert toujours avec le prédicateur, sans s’arrêter à certain nombre de personnes qui disent n’aimer à entendre prêcher en langue vulgaire et comme si tous ceux et celles qui prétendent entendre la langue française n’entendoient pas la provençale.
67On peut également juger a contrario qu’une partie de la population s’est retrouvée isolée dans une religion restée sacrale, faute de comprendre latin et français. Le problème linguistique a pu constituer un obstacle à la pénétration de la Réforme catholique auprès du menu peuple des villes et dans certaines campagnes (chap. 10 et 11).
Résistance du provençal
68Les résistances du provençal étaient loin d’être négligeables : il parvenait à parasiter l’expression française orale et même écrite, comme le prouvent des provençalismes et la présence du « français régional » dans les textes d’archives. L’accent provençal transparaît dans des formes telles que « ung » pour un, l’ajout d’accents, même dans l’imprimé, sur des e muets. La persistance de mots provençaux s’y observe jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. L’auteur peut ignorer que le mot qu’il francise sommairement n’existe pas dans la langue française ou a un sens différent. Ainsi dans les visites pastorales d’Arles dans la décennie 1670, le « chanté » (messe des morts) maquille mal le cantar, les « joyes » (joyo) sont les prix offerts aux jeux de la fête patronale, les « barres » traduisent mal les bars (pierres de taille) et plus médiocrement encore les « chandeliers d’alchimie »... l’arquemi (bronze), la cuve des fonts baptismaux est parfois appelée « la pile ». Le fait est net à la fin du xviie, beaucoup plus rare semble-t-il dans la seconde moitié du xviiie, ce qui pourrait traduire une plus grande maîtrise de la langue. Ordinairement alors, le scripteur ne trouve pas d’exact équivalent français de ce qu’il doit consigner par écrit avec précision, ou bien ne le connaît pas, et se résout à employer le terme provençal. Le fait est patent dans les inventaires de succession ou des contrats de métayage pour le bétail ou les outils. Ainsi, dans un acte d’arrentement de deux fermes du marquis de Gréoux, passé en 1759, le notaire énumère tour à tour des variétés de bétail qui n’existent pas en région d’oïl, en se bornant à les franciser :
[...] onze béliers dont cinq raziers, cinq saunenqs et un second, quatre moutons floucats, dont deux raziers et deux saunenqs, vingt-neuf nouveaux, quarante-neuf anonges tant mâles que femelles, trente-six brebis saunenques, vingt-six razières, vingt-deux selonnes et trente-trois nouvelles, plus une chèvre selonne et deux chevreaux [...].
69Il éprouve la même difficulté avec l’outillage remis aux fermiers et fait de même ; dans ce cas néanmoins, la traduction française de nombre de ces accessoires existe ; soit il l’ignore, soit il craint qu’elle soit trop générale et donc inadéquate :
De plus leur a été remis en capital les effets suivants : scavoir, quinze socs pour l’une et l’autre bastide du poix de deux quintaux huitante-six livres, trois lagues vieilles et un bout de barre fer, le tout du poix de vingt livres, neuf darbons, onze anneaux dits fréchis avec leurs chevilles fer pesant trente-trois livres, dix-neuf chaînes pour enchaîner les bœufs en bon état, deux entraves avec leurs clefs et serrures en bon état, dix charrues montées à labourer garnies de leurs tendilles fer et une charrue dite fourcat avec les tendilles bois, trois panaux dits berris en état, une pierre à éguiser avec son mandre fer, deux haches dont l’une à deux mains et l’autre plus petite deux aissaris dont l’une neuve et l’autre à demi usée.
70Dans les registres du mont-de-piété d’Avignon, aux xviie et xviiie siècles, lorsqu’il s’agit de désigner les métiers des emprunteurs et les objets usuels ménagers, la langue provençale représente 45 % des mentions ; pour les hardes, 30 % ; mais 15 % seulement pour les bijoux (Ferrières, 2004).
71Par ailleurs, les écrits de scribes occasionnels, qui savent écrire mais n’en ont que rarement l’occasion et pour qui la moindre phrase constitue un effort, régisseurs de domaines ou trésoriers de confréries par exemple, renferment, outre des erreurs dans le genre des noms ou des accords verbaux où le provençal transparaît, des provençalismes. Voici par exemple quelques phrases des comptes tenus par le fermier général du seigneur de Saint-Cannat :
23 octobre 1763 [...] pour une journée et demie de la couple qui a trié les rasins, 6 lt [...]. Le 6 juin 1764 [...] à trois hommes pour 12 journées qu’ils ont reclaus (biné) la vigne et les oliviers qui se trouvent en icelle [...] 9 lt 12 s. Le 14 juin, à deux femmes pour 4 journées qu’ elles ont maïenqué (ébourgeonné) la vigne [...] 1 lt 4 s [...].
72Enfin la résistance lexicale et orale est suffisamment prégnante pour que J.-C. Bouvier ait pu signaler quelques cas de provençalisation du vocabulaire, au moins agraire, chez des étrangers à la région établis en Provence : c’est le cas des de Mandon du pays d’Arles, venus du Bourbonnais, dont on possède les livres de raison de la fin du xvie à la Révolution, ou de l’imprimeur aixois David, d’origine lyonnaise, dont les livres de raison contiennent beaucoup de mots provençaux dès qu’il s’agit de la culture de l’olivier et de la vigne.
Clivages et antagonismes
73La société provençale ancienne n’est point unanimiste, sinon – et encore à peine – le temps de la fête ou peut-être sous la cagoule du pénitent. Elle va se scinder durement et durablement dès les débuts de la Révolution. Trois clivages majeurs la traversent, qui commandent le capital symbolique de chaque catégorie sociale. La naissance d’abord, avantage qui relève de l’inné, qui distingue non seulement le roturier du noble, mais à l’intérieur de la noblesse le gentilhomme de l’anobli ou du noble récent, et que la tonsure et l’ordination n’effacent pas dans l’Église. Elle ne joue un rôle qu’à l’intérieur des catégories dirigeantes, où d’ailleurs les statuts intermédiaires et ambigus de noblesse commencée et de noblesse usurpée ainsi que les alliances matrimoniales entre nobles et non-nobles introduisent bien des nuances.
74Le vrai clivage est la richesse, soit le capital seigneurial, foncier, immobilier et les liquidités. Seules les rentes permettent de « vivre noblement », c’est-à-dire de façon oisive. La fortune distingue la grande noblesse de la noblesse financièrement gênée, et l’écart entre le sommet et la base du corps nobiliaire se creuse au cours de l’Ancien Régime (voir chap. 12). Au reste, le rang que permettent l’aisance ou la richesse est preuve inavouée de noblesse : au train de vie d’apparence nobiliaire de l’usurpateur s’oppose l’étroitesse financière de ces cadets de vieilles familles que les vérifications de noblesse du temps de Louis XIV vont rejeter dans la roture. Tel clivage traverse les trois ordres, à cette nuance près que les membres des ordres réguliers sont les seuls à avoir choisi une pauvreté volontaire, d’ailleurs aménagée, et à cette autre nuance encore que la modestie de ressources est, sauf exception, relative dans les deux ordres privilégiés alors qu’elle peut être absolue dans le tiers, qui rassemble les indigents. Le clivage majeur de la Provence d’Ancien Régime oppose ceux qui ont des réserves alimentaires et des espèces et ceux qui vivent dans une incertitude constante du lendemain – les plus nombreux.
75Enfin l’instruction et son corollaire, l’aptitude à comprendre voire parler le français, sinon le latin, constituent un troisième clivage qui traverse les trois ordres et en particulier le tiers. La partie supérieure de ce dernier va s’en servir en l’associant aux qualités personnelles, « les talents », et à la richesse pour concurrencer le prestige de l’inné nobiliaire à la fin de l’Ancien Régime (chap. 12). La détention d’au moins deux de ces trois critères – toujours le second et soit le premier, soit le troisième –, dessine les contours de la sanior pars, qui annonce déjà les classes supérieures et possédantes de la France post-révolutionnaire. En revanche, au cours du xviiie siècle, l’accès de membres des catégories productrices – artisans, boutiquiers, certains ménagers – à la lecture et l’écriture esquisse les futures couches moyennes (chap. 12). Mais la dépréciation du travail manuel, en particulier du contact direct avec la terre, reste le préjugé majeur, pour longtemps encore. Elle peut faire naître localement un sentiment d’appartenance commune aux métiers de la terre, face aux propriétaires non exploitants, en particulier forains. Cependant le développement de l’alphabétisation, la tendance à la double résidence des ménagers, l’aisance, voire l’ascension sociale de certains de leurs enfants, peuvent avoir accentué les différences, en particulier au xviiie siècle. Pauvreté, travail manuel du sol pour des salaires intermittents, analphabétisme, enfermement dans l’oralité provençale, pratiques de religiosité jugées parfois contestables par les clercs dessinent les contours d’une population provençale au sort précaire, qui est majoritaire.
76Aussi cette société où se croisent les réseaux complexes des liens de clientèle et d’embauche, des solidarités familiales, de voisinage, voire l’entraide entre « pays » (originaires de la même région) pour les migrants et les dépendances charitables, est-elle aussi régie par des rapports sociaux souvent rudes, reflets d’oppositions de classes que les mouvements populaires mettent en évidence, en particulier dans les deux premiers tiers du xviie siècle (Pillorget, 1975) ou au printemps 1789 (Cubells, 1987), en portant au paroxysme les antagonismes et en rassemblant en un front du refus des segments de la population aux intérêts convergents, aux difficultés communes ou au ressenti analogue. S’ajoute le poids de la domination symbolique qui se traduit par la « cascade du mépris », en particulier en des villes comme Arles ou Toulon, déjà lourdes sous l’Ancien Régime finissant des explosions de la décennie révolutionnaire.
77Quelques antagonismes majeurs traversent la société provençale. Le premier oppose souvent les seigneurs, qu’ils soient nobles, roturiers, parfois clercs, à leurs « vassaux », à la fois au sujet des droits seigneuriaux, parfois des banalités, et aussi à cause de cette « guerre des tailles » (Blaufarb, 2010) qui traverse la période (exemple de Rognes : C. Reynaud, Prov. hist., 2006 : 223). Le second fait s’affronter autour de la possession de la propriété utile des terres arables, des membres des catégories supérieures souvent urbains et donc « forains » et des exploitants villageois. La superficie réduite de la surface agricole utilisable en nombre de communautés peut rendre aiguë la « faim de terre » de la paysannerie provençale. Un troisième conflit oppose les « travailleurs », qui ont besoin de la gasto, du communal, pour s’y procurer des compléments de ressources, aux créanciers de la communauté et autres forains aisés, qui en acquièrent de larges portions lors des apurements de dettes du xviie et du début du xviiie et les font défricher (chap. 9 et 11). D’autres tensions naissent de l’aliénation dans le même but des moulins et fours, qui étaient jusqu’alors biens de la communauté, et évidemment de l’augmentation rapide des impôts royaux sous les Bourbons ou de la perception du piquet de la farine et autres taxes locales lorsque le prix du pain augmente soudain. Les antagonismes politiques ne sont pas négligeables, du « plafond de verre » qui interdit parfois au ménager et partout au travailleur d’entrer au conseil, jusqu’aux divisions profondes des catégories supérieures dont les partis se disputent directement ou par clientèles interposées l’hôtel de ville à Aix, Marseille ou Arles (Dumoulin, 1993 ; Crémieux, 1917 ; Kaiser, 1991 ; Rouquette, Arles, 2008), ou même s’affrontent sur les positions théologiques du jansénisme (chap. 11).
78La société provençale d’Ancien Régime est complexe. Le faux-semblant peut y devenir réalité sociale dans le cas de l’usurpation de noblesse. Le « gavot », d’apparence rude et de costume rustique, a plus souvent que son homologue social de Basse-Provence bénéficié au xviiie siècle de l’atout qu’est l’alphabétisation, porte de la francisation, clef possible de promotion sociale (voir chap. 12). La mobilité géographique, plus ou moins large et difficile à suivre, marque à la fois le déclassement, avec le déguerpissement et parfois la marginalisation et l’errance d’une famille ruinée, ou au contraire la promotion sociale avec la « montée » à la ville, puis à la capitale provinciale, et même à la capitale du royaume pour une petite minorité de la naissance ou du talent. Pour la majorité des familles cependant, le souci essentiel est la conservation, la transmission, parfois l’amélioration d’un triple capital, foncier, immobilier et symbolique, même très modeste, qui fixe la place de chacune dans le « lieu » où elles vivent et sont connues.
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