Chapitre III. L’unité de vie : la communauté d’habitants
p. 65-83
Texte intégral
1Sous l’Ancien Régime, chacun est avant tout d’un « lieu », celui où il est né, « le domicile d’origine […] le domicile naturel », dit J.-J. Julien, éventuellement de deux lieux, car peut s’ajouter celui « qu’on s’est établi soi-même » (Julien) et où on réside en permanence, s’il est différent du premier – par exemple pour les épouses rurales issues d’autres lieux que celui du conjoint. Cette identité spatiale, combinée à l’identité familiale, elle aussi très enracinée, est essentielle. Une question est néanmoins celle du statut dans le « lieu » des forains, soit de ceux qui y sont propriétaires de biens fonciers, mais n’en sont pas originaires et ne résident pas sur place. Ils acceptent en général de payer les tailles sur leurs biens-fonds – ils y sont tenus par la sentence comtale « estrangers pagan talhas à qui ount an ben, inquara que non y habiton », encore répétée par Julien dans son Nouveau commentaire sur les statuts de Provence de 1778 –, mais ils renâclent à acquitter ce que nous appellerions les « impôts locaux », soit les contributions au fonctionnement de la communauté, dont ils ne bénéficient guère – un arrêt du conseil de 1666 les y oblige. Ce problème se réglera localement au cours des xviie- xviiie siècles par des réformes des règlements municipaux leur conférant une forme de représentation au conseil, le syndicat des forains.
2Ce « lieu » correspondait en général au territoire de ce que nous appelons une commune – on disait alors une « communauté d’habitants » (appelée à l’extrême fin de l’Ancien Régime par l’édit de juin 1787 municipalité) –, qui se confondait souvent avec celui de la paroisse, sauf dans les villes les plus importantes, divisées en deux ou plusieurs paroisses, et dont le terroir correspondait à une ou des seigneuries (étude générale : Jean-Pierre Gutton, La sociabilité villageoise dans la France d’Ancien Régime, Hachette, 1979, rééd. 1998).
Organisation de la communauté d’habitants
3En bon nombre de régions de France, l’existence d’institutions municipales caractérise la ville. En Provence existent depuis la fin du Moyen Âge des communautés d’habitants organisées même à un niveau d’agglomérations villageoises très modeste, qui sont reconnues par la royauté sous condition que leurs seigneurs les aient autorisées. Il y a eu très peu de refus de la part de ces derniers, qui concernent de très petites agglomérations récentes (La Barben, 12 familles établies au xviiie siècle sur le fief des Forbin). Ces « associations politiques » (Portalis les qualifie ainsi en 1780, alors qu’il est assesseur d’Aix) pouvaient ester en justice et conclure des contrats – pour ces derniers, l’adjudication s’impose au cours du xviie siècle (Mestre, 1976, Derlange, 1987). Elles possédaient des biens, progressivement divisés au cours du xviiie siècle entre domaine public inaliénable (rues, places, chemins d’accès, lices et enceinte, fontaines publiques, église paroissiale et cimetières non désaffectés, portion de pâturage communal jugée « nécessaire ») et « domaine privé », susceptible d’aliénation (fours, moulins, maison commune, étendue de communal jugée au-delà du nécessaire – mais ce distinguo n’était pas encore admis lorsque eurent lieu les grandes ventes de communaux pour apurer les dettes communales). Elles jouissaient de droits sur les biens des particuliers : des servitudes d’intérêt public, l’alignement sans indemnité des maisons reconstruites dans les villes et surtout le privilège d’expropriation (Mestre, 1976). F.-X. Emmanuelli a aussi montré combien la perception des impôts royaux et provinciaux a constitué un élément majeur des fonctions de leurs édiles.
Les conseils
4Chaque communauté avait ses propres statuts et règlements, élaborés par elle et homologués par le parlement, qui fixaient les règles du recrutement du conseil et des consuls, leurs fonctions et diverses mesures de police municipale. Des transactions avec le seigneur fixaient leurs rapports mutuels, sans éviter cependant des conflits, sources de longs procès. Certaines villes royales pouvaient de surcroît bénéficier de « libertés et franchises », soit de privilèges spécifiques accordés par le comte puis le roi.
5Coriolis écrit emphatiquement en 1786 : « En Provence, tout habitant contracte le devoir d’être instruit, puisque tout habitant a le droit de participer au gouvernement de sa cité ». En fait, l’organisation prévoyait en théorie une assemblée générale de tous les « habitants », soit les chefs de maison (cap d’oustau). Dans le cas des très petites communautés, d’une à quelques centaines d’habitants, parfois moins, elle semble être effectivement réunie. C’est à son niveau seulement que le paysan modeste, le « travailleur », pouvait participer à la vie publique. Ailleurs elle n’était convoquée qu’en des circonstances d’exception – pour approuver le règlement communal ou ses modifications ou en cas de conflit interne –, sur autorisation du parlement (de la cour des aides si l’objet est fiscal) et en général limitée aux encadastrés. Le parlement accepta la réunion en 1777 de celle de Grasse pour trancher le choix de l’emplacement du nouveau cimetière. Sinon, en particulier dans les bourgs et villes, un conseil général tenait lieu d’assemblée des chefs de famille. Y participer pouvait impliquer une condition censitaire : posséder au moins une valeur définie de biens fonciers, soit dépasser un seuil d’allivrement fixé. Il pouvait y avoir un syndic des propriétaires forains, ou éventuellement des habitants d’un écart, un ancien « lieu inhabité » n’ayant pu reprendre son indépendance. Plus souvent deux consuls représentaient « le village » et le troisième, « les écarts ».
6Le conseil général était réuni en présence du viguier (représenté par le lieutenant de juge dans les villages) pour les décisions les plus importantes, en particulier fiscales. Il élisait chaque année « le nouvel état », soit deux à quatre « syndics », qui prennent le titre antiquisant et flatteur de « consuls » au cours du xvie siècle, et un conseil restreint, « particulier » ou « étroit », dit aussi « ordinaire » à numerus clausus. Selon les règlements, soit le conseil général tout entier participait à cette désignation, soit il s’en remettait à des « nominateurs », tirés au sort parmi ses membres (système dit « de la balotte », boule dans laquelle on mettait les bulletins). Parfois les sortis de charge proposaient des noms de même « rang » qu’eux pour leur succession (pour Aix : Dumoulin, 1993). Les consuls concentraient les pouvoirs exécutifs, convoquaient avec l’accord du seigneur, et parfois des cours souveraines, les réunions du conseil ordinaire où en général eux seuls avaient le droit de faire des propositions. La brièveté du mandat (un an en général) pouvait être compensée en faisant participer au conseil l’année suivant leur sortie de charge ceux qui devenaient les consuls et conseillers « vieux » aux côté des « modernes ». Les villes exigeaient de chaque consul des conditions de statut social spécifiques (voir ci-dessous). Ils portaient en nombre de lieux un signe vestimentaire spécifique, le chaperon (ordinairement défini comme une sorte d’épitoge sur l’épaule gauche), et de surcroît à Marseille le bonnet et la robe de soie rouge. Dans les villes s’ajoute à eux l’assesseur, en général un avocat, qui est le conseiller juridique de la communauté, défenseur de ses intérêts. On a vu l’importance de la charge d’assesseur d’Aix au sein de la Procure du Pays. Des officiers peuvent être élus : le trésorier, des « regardateurs », chargés de la police et surveillance des denrées sur les marchés et dans les boutiques, des « estimateurs », enfin l’« écrivain » ou secrétaire du conseil, fréquemment un notaire, qui peut rester longtemps en fonction et assure la continuité de l’administration. Des employés municipaux sont nommés : « valet de ville », sonneur de cloche, fontainier, fossoyeur.
7Sous Louis XIV et Louis XV, le roi créa à plusieurs reprises pour « raison de finances » des offices vénaux et « perpétuels » de maire et lieutenant de maire, greffiers, trésoriers et autres charges dont les titulaires seraient devenus dès lors inamovibles, échappant à tout contrôle réel des conseils de communautés. Les procureurs du pays s’engagèrent dans une politique de rachat collectif de ces offices afin qu’ils restent soumis à l’élection ou la nomination (voir chap. 12). Ces offices diffusèrent l’appellation de maire. En 1771, l’Assemblée générale des communautés décida que les premiers consuls pourraient opter pour ce titre.
« Sanior pars » et pouvoir communal
8Au cours du xviie siècle, les règlements des communautés d’habitants tendent à la fermeture sociale en précisant, en particulier pour les villes, quelles catégories formeront les deux conseils, général et ordinaire, de la communauté et fourniront les titulaires du consulat. Ils reproduisent l’échelle sociale en dessinant les contours des catégories supérieures de la société locale, la sanior pars, les « plus apparents et les plus intéressés » d’un lieu, soit les plus riches et aussi les plus instruits, les mieux à même de maîtriser le français et qui disposaient de temps disponible à consacrer à la chose publique. L’étude des réformes successives de ces règlements est révélatrice de l’ascension sociale de certains groupes, parfois liée à leur alphabétisation – les artisans avant tout –, ou l’amélioration de leur image de marque – les chirurgiens.

Les échevins de Marseille remettent à Louis XIV la nouvelle édition de l’histoire de leur ville, bandeau de J. Randon dans A. et L.-A. de Ruffi, Histoire de la ville de Marseille, 1696. Les quatre échevins et l’assesseur portent, conformément à leur privilège, la robe de soie rouge, le bonnet et, sur l’épaule, le chaperon (épitoge), marque de leur charge. Médiathèque de la MMSH, réserve.
9Ainsi à Hyères, au xviiie siècle, le conseil ordinaire de la ville était composé de douze conseillers. Quatre « du premier rang » choisis parmi les gentilshommes, les gros bourgeois vivant noblement, les avocats et médecins, riches d’au moins 3 000 livres tournois en biens-fonds. Les quatre du « second rang » étaient pris chez les bourgeois, notaires, procureurs, toiliers et négociants et devaient posséder des biens-fonds d’une valeur d’au moins 2 000 lt. Les derniers étaient pris parmi les petits marchands, artisans et ménagers, possédant au moins 1 000 lt en biens-fonds. Chaque « rang » fournissait respectivement les premier, deuxième et troisième consuls. À Salon, le premier consul devait être choisi parmi les gentilshommes, les avocats ou les médecins, le deuxième parmi les bourgeois ou notaires, le troisième parmi les marchands, négociants, chirurgiens et apothicaires. Au village, on n’a guère le choix qu’entre bourgeois, artisan, ménager. Partout le paysan dépendant le plus modeste, le « travailleur » sans terre ou ne possédant que d’infimes parcelles (voir chap. 4) est exclu des conseils, et a fortiori du consulat. Dans les règlements des très petits villages, le parlement préférait supprimer la charge de troisième consul plutôt que de voir un de ces travailleurs y accéder.
10Marseille a constitué une exception à l’échelle de la Provence et du royaume pendant un siècle, avec le règlement imposé par Louis XIV en 1660 à la suite de la « rébellion » de la ville contre le roi en 1658-1660 et précisé en 1717 (voir chap. 9). Le consulat fut alors aboli et remplacé par quatre « échevins », titre inusité en Provence et donc sans prestige. Les nobles furent exclus de l’échevinage : « le premier échevin sera choisi du nombre des gens de loge tenant banque ou négociant », alors que « le dernier [sera] de la bourgeoisie ou marchand ». L’assesseur dut prendre en 1717 le titre modeste et fonctionnel d’« orateur et conseiller de la ville ». Mais trois générations plus tard, un nouveau règlement municipal fut élaboré par une commission consultative de six notables et promulgué en 1766 : la ville sera administrée par un conseil de 36 membres renouvelable par tiers chaque année : 9 nobles, 3 avocats, 9 négociants roturiers, 9 bourgeois ou médecins, 6 détaillants. À sa tête, un maire choisi dans la noblesse, possédant plus de 30 000 lt en biens-fonds à Marseille, un échevin négociant et un autre bourgeois ou ancien détaillant ayant cessé toute activité depuis trois ans, possédant chacun au moins 20 000 lt en biens-fonds, l’assesseur (ce titre lui est alors rendu), un avocat possédant au moins 10 000 lt en biens-fonds. Enfin, unique était le cas de Martigues, où les trois consuls étaient choisis en fonction de leur domicile : chacun devait habiter un des trois quartiers dont l’union avait formé la ville en 1581.
11Chaque communauté avait depuis 1480 liberté de prélever à sa guise sur ses habitants la somme qu’elle devait réunir pour les impôts directs, « deniers du roi », « deniers du Pays », impôts de la viguerie. Un cadastre permettait ordinairement aux communautés d’imposer les possédants-biens proportionnellement à la valeur de leurs terres roturières (le total des cotes cadastrales de chacun permettait de fixer son allivrement, sa force contributive). Des cazernets, cahiers établis annuellement, précisaient les cotes d’impôt de chacun des imposés. On sait (chap. 1) que la contribution aux impôts directs est de « taille réelle » en Provence : elle pèse sur les terres roturières proportionnellement à leur valeur cadastrale et non sur les personnes, comme en d’autres parties de la France, d’où le fait que des nobles ayant la propriété utile de « terres roturières » en des lieux dont ils n’étaient pas seigneurs, payaient la « taille » sur ces terres. La perception de ces impôts dans la communauté était prise en adjudication par un « exacteur », en général le trésorier.
12Dans les villes, la fiscalité locale était presque uniquement indirecte et consistait en taxes sur l’entrée des denrées de première nécessité, dites « rèves » (du latin revare, jauger), telle le « piquet de la farine », et sur l’utilisation des « engins » communaux (fours et moulins). Ce système, impopulaire à juste titre, était considéré comme le seul moyen de faire contribuer une population qui n’était pas encadastrée et était mobile. Mais il frappait proportionnellement davantage le prolétariat que les possédants, d’autant que ces derniers y échappaient une partie de l’année en allant estiver sur leurs terres et consommer sur place leurs rentes foncières ou seigneuriales versées en nature. En revanche, les rèves sur le vin étranger ou sur l’huile provenant de Nice et de la Riviera ligure avaient un caractère protectionniste pour la production locale. La perception de ces impôts indirects locaux était donnée en fermage à des particuliers, sur le modèle de la Ferme générale pour les impôts royaux.
Équipements collectifs et services communaux
13Les équipements collectifs à usage commun sont réduits : la fontaine ou le puits communal, les aires, l’église et le cimetière, la chapelle du saint patron de la communauté, souvent distincte de celui de l’église, la chapelle du roumavage (pèlerinage), dans les terres, par exemple en site de hauteur (la communauté peut pensionner un ermite qui la garde et l’ouvre aux pèlerins).
14La communauté peut posséder des engins publics qu’elle exploite en banalités : elle en a le monopole dans la localité où leur usage est obligatoire. Sinon, ils appartiennent au seigneur ou à un ou des propriétaires privés. Nous verrons que les communautés ont souvent dû les aliéner au xviie siècle pour solder leurs dettes et ont pu parfois les racheter ensuite. Au total, selon les patients calculs de M. Derlange, au milieu du xviiie siècle, les communautés posséderaient 40 % des fours à pain et 34 % des moulins à grains ou à olives, les seigneurs en auraient respectivement 44 et 45 %, le reste étant entre les mains en général d’anciens créanciers de la communauté (Derlange, 1987).
15La communauté peut mettre en adjudication des fermes d’intérêt public. Ainsi en Basse-Provence où l’approvisionnement en viande aurait connu des difficultés à cause de l’insuffisance du cheptel local et où l’installation d’une boucherie pouvait paraître peu rentable dans certains bourgs, l’adjudication de la ferme de la boucherie garantissait aux habitants aisés un approvisionnement carné ; le fermier recevait le local et le matériel et avait l’exclusivité de l’abattage et de la vente de la marchandise, selon un tarif fixé par le conseil, incluant la rève (taxe) sur ces produits. Il y eut également des fermes de la boulangerie. La communauté peut rémunérer à forfait un « régent » (instituteur), une sage-femme ou un chirurgien qui sont sous le contrôle moral du clergé. Pour ces derniers, la rémunération communale assure la présence de ces spécialistes dans le « lieu » et un service gratuit pour les indigents.
16Les hôpitaux ont échappé dès le début des temps modernes au contrôle de l’Église qui n’y exerce plus qu’une autorité morale : les évêques les inspectent lors de leurs visites pastorales dans les paroisses. Ils sont désormais gérés par des bureaux d’administration, dont les membres sont des notables souvent proches par leur statut social des conseils de ville qui peuvent d’ailleurs les nommer. Le proverbe « après lou capeiroun, l’hospitau » (après le chaperon, l’hôpital) suggère à la fois l’entrée coutumière au bureau de consuls et conseillers sortis de charge, ayant l’habitude de la gestion et aussi, ironiquement, que les frais impliqués par la charge peuvent conduire à la ruine son titulaire. L’hôpital était financé par des dons et legs et des quêtes, la principale étant celle de Noël. Il pouvait bénéficier de subventions des consuls qui lui versaient par exemple une partie des amendes infligées par les regardateurs.
17Dans les principales villes existe en général un hôpital pour les pauvres malades et invalides, souvent appelé l’Hôtel-Dieu, parfois issu de la fusion de modestes hôpitaux médiévaux en difficultés au début du xvie siècle (Aziza, 2008) ou bien fondé par un ou des bienfaiteurs, tel l’hôpital Saint-Jacques à Aix, qui porte aujourd’hui encore le nom du saint patron de son fondateur en 1518, le marchand Jacques de la Roque (Payan, Prov. hist., 2005 : 221). Un édit de 1662 prescrivit d’établir dans toutes « les villes et gros bourgs » du royaume un « hôpital général » pour former les pauvres mendiants « à la piété et religion chrétienne et aux métiers dont ils sont capables », selon le modèle fourni par l’Aumône générale de Lyon. Cet hospice-prison liant assistance et répression est caractéristique de la volonté de « grand renfermement des pauvres » (Michel Foucault) des autorités et des élites européennes du xviie siècle. On y recevait les mendiants, qui y étaient parfois enfermés de force. Des ateliers fournissaient du travail à la « famille » (les pensionnaires) qui était également tenue de suivre les enterrements des recteurs et des bienfaiteurs. Les enfants y apprenaient à lire et écrire puis étaient placés par les recteurs, comme servantes ou apprentis. La Charité de Marseille, qui fut l’hôpital général de la ville, illustre le plan à cour fermée, organisé autour d’une cour centrale où est la chapelle. Celle de Digne, actuel hôtel de ville, celui de l’hôpital à cour ouverte, disposant ses bâtiments de part et autre de la chapelle, à l’époque dans un enclos ceint de hauts murs. Dans les grandes villes, le xviie siècle est marqué par la fondation d’hôpitaux spécialisés (chap. 10). Dans les villages, les « charités » ou « miséricordes » sont des œuvres pieuses confraternelles (Vovelle, Prov. hist., 1982 : 129).
18Les villes de Basse-Provence et du Comtat ont fait édifier au cours du xviie siècle des maisons communes (hôtel de ville) monumentales (Aix et Arles en particulier, mais aussi Marseille, Toulon, Salon, Tarascon). Celles des bourgs n’étaient souvent guère distinctes des maisons de notables – la communauté avait parfois racheté l’une d’entre elles. Au village, on pouvait louer une pièce d’une maison, ou bien tenir conseil chez le premier consul ou au château. À Garéoult, pendant les guerres de religion, le conseil se tient « dans la maison du Saint-Esprit » (l’unique confrérie), chez un particulier ou « dans le chemin sous la ville » (Leclercq, 1979). Le conseil doit cesser en théorie à partir du xviie de se réunir au cimetière ou dans l’église.
19Au niveau du bourg et de la ville, un équipement collectif important était constitué par la tour de l’horloge, tour communale distincte du clocher de l’église, établie à côté ou sur l’hôtel de ville (cas d’Aix et d’Arles par exemple) ou sur une porte de l’enceinte (cas de Salon) ou dans la partie la plus élevée de la ville (cas de Draguignan, tour reconstruite en 1661). Au village, le clocher pouvait porter une cloche communale, outre la paroissiale. Le campanier communal sonnait en particulier le début, la fin et les « repos » (pauses) de la journée de travail, annonçait la réunion du conseil, et en cas d’alerte sonnait le « sauveterre » ou tocsin – c’était souvent le surnom courant de la cloche. Dans la Provence alpestre, on sonnait aussi la cloche en cas de mauvais temps, pour guider les voyageurs et les hommes aux champs pris dans la brume, peut- être aussi parce que l’on croyait éloigner ainsi la foudre.
20On doit ajouter une « maison d’école » là où un maître, quand il y en avait un, enseignait le rudiment. Elle semble avoir été souvent très modeste.

L’hôtel de ville de Salon-de-Provence a été édifié en 1665 à un carrefour majeur de la ville, en bordure du cours aménagé sur le glacis d’une précédente enceinte – dont subsiste une poterne. Par son parti architectural, ses bossages, ses frontons et ses échauguettes ornementales, il tranche sur le bâti voisin et marque la dignité de ceux qui dirigent la ville au nom du roi.

Porte de l’Horloge à Salon. Une porte de l’enceinte médiévale a été entièrement reconstruite en 1626-1630 et surmontée de la tour de l’horloge, Celle-ci, jugée trop écrasée, sera surélevée d’un étage en 1664. Le serrurier J. Roland forge alors le campanile en ferronnerie de la cloche communale et les horlogers C. et V. Quintran de Lambesc fournissent le mécanisme de l’horloge et le mouvement qui fait tourner les lunes sous les cadrans.
La seigneurie
21Une seigneurie ou fief est un espace soigneusement délimité sur lequel s’exerce l’autorité d’un seigneur. Celui-ci en est le propriétaire « éminent » ou « lointain », c’est-à-dire l’héritier légal des premiers détenteurs de ces terres, ce qui ne signifie pas qu’il peut en user à sa guise. Il a l’entière propriété (à la fois éminente ou seigneuriale et utile) de certaines terres, dont l’ensemble constitue la « réserve » ou « domaine seigneurial ». La « réserve » comprend les terres qui avaient le statut de « terres nobles » en 1556, date de la conclusion du premier « procès des tailles » (voir chap. 1) et celles qui n’avaient pas initialement ce statut mais ont pu l’acquérir par « compensation », à la suite de ventes de la propriété utile de parcelles de terre noble. La « terre noble » est exempte de la taille à condition que le seigneur en ait aussi la juridiction ou du moins une portion de celle-ci (Blaufarb, 2010). Les autres terres de la seigneurie ont un statut de « propriété dissociée ». Les seigneurs les ont concédées à diverses époques par des baux d’emphytéose, sans limitation de durée ou à très longue durée (appelés dans ce cas « aca (p) tes »), à des « tenanciers » – on dit « vassaux » dans la Provence d’Ancien Régime. Cet ensemble de terres s’appelle les « directes » ou « terres roturières ». Le seigneur en conserve la propriété éminente globale, la « directe ». Les « vassaux » en ont la « propriété utile », soit le droit d’en user, de les cultiver à leur profit, de les hypothéquer ou de les donner en métayage ou fermage, à condition d’acquitter des redevances annuelles en nature et en argent (le cens, souvent faible, la « tasque » – nom provençal du champart des pays d’oïl, pesant sur les terres plus récemment concédées, entre 5 et 8 % du produit) qui constituent une sorte de loyer perpétuel et présentent le grand avantage d’être indexées à la fois sur le volume de la récolte et sur l’extension de surfaces cultivées. Les « vassaux » ne peuvent transmettre ou vendre les terres dont ils ont la propriété utile qu’à condition de payer au seigneur un droit spécifique (droit de mutation ou « de lods et vente »). La Révolution fera de la propriété utile la seule forme de propriété et attribuera ses droits de mutation à l’État.
Pouvoirs seigneuriaux
22Le seigneur a sur l’espace de la seigneurie et ses habitants (« vassaux ») trois pouvoirs qui correspondent à des droits :
- celui qui découle de la propriété éminente ou lointaine de la terre de la seigneurie : ce sont les « droits seigneuriaux réels », pesant sur la terre, cens ou tasque et droits de lods, dont on vient de parler.
- droits qui découlent de la protection que le seigneur accorde théoriquement aux habitants contre l’ennemi extérieur et éventuellement auprès de l’administration royale ; ces redevances dites « personnelles » perçues sur chaque habitant de la seigneurie en échange de ces services théoriques en argent ou prestations (corvées) sont très variables selon les seigneuries. Certains de ces droits peuvent être abonnés par la communauté, qui verse alors au seigneur une somme fixe (c’est la pension féodale).
- droit de police et justice qui découle de la juridiction qu’il exerce par concession royale sur l’espace seigneurial. Le seigneur y entretient un tribunal où il fait rendre la justice civile et pénale, en général par un lieutenant de juge, agent seigneurial qui n’est pas tenu d’avoir fait des études juridiques ; il doit aussi rémunérer un procureur, un greffier et un sergent.
23Il peut également réglementer des aspects de la vie agricole. Il peut aussi posséder, on le sait, des engins banaux, fours et moulins.
24La Provence appartient aux pays de droit écrit régis par l’adage « nul seigneur sans titre » : le seigneur et même le roi doivent produire les preuves de leurs droits seigneuriaux, à la différence de pays coutumiers soumis à la règle « nulle terre sans seigneur ». Les rois voulurent imposer au xviie siècle à la Provence, par-delà les titres seigneuriaux qu’ils possédaient sur certaines communautés, le principe de leur directe universelle, médiate (s’il y avait un seigneur) ou immédiate (là où il n’y en avait pas). Il s’ensuivit un long débat juridique ; Louis XIV transigea en 1691 en obtenant l’abonnement annuel des droits de « régale » qui en découlaient. Les procureurs du Pays et les juristes provençaux considérèrent dès lors que ces versements éteignaient la directe universelle ; contre elle, ils défendirent pendant tout le xviiie siècle la thèse fondée sur le droit romain du « franc-alleu de Provence » (Mestre, 1976).
25Les fiefs dérivent d’une géographie médiévale retouchée à l’époque moderne (Atlas hist. Prov., carte n° 111). Leurs limites peuvent correspondre à celles du finage d’une communauté d’habitants. Parfois un finage renferme la seigneurie principale, celle du village et de la majorité du terroir, et de petites seigneuries, en général dans les écarts. Certaines d’entre elles peuvent correspondre à des « lieux inhabités », villages désertés à la fin du Moyen Âge et rattachés à une communauté d’habitants voisine. Des fiefs avaient été aussi démembrés par leurs possesseurs avec le consentement royal ; érigés en arrière-fiefs, ils ne relevaient pas directement de la couronne mais du possesseur du fief. Le roi est seigneur d’une cinquantaine de communautés, parmi lesquelles la plupart des villes d’importance. Dans ces dernières, les agrandissements urbains et le terroir incluaient de petites seigneuries créées par les rois – ainsi à Marseille, le fief de la plage d’Arenc, propriété au xviiie siècle de la famille de négociants Estelle, qui correspondait à la surface au sol de neuf maisons. À Aix ou Marseille, les droits de directe sur ces petites seigneuries ont parfois été vendus par parcelles, voire par places bâties, et constituent un aspect du patrimoine des catégories aisées et du temporel des maisons religieuses.
Qui peut être seigneur ?
26Le seigneur n’est pas obligatoirement un noble aux Temps modernes. Tous les nobles ne sont pas seigneurs et tous les seigneurs ne sont pas nobles. L’état de l’afflorinement (rôle de répartition de l’imposition due par les nobles) de 1787, étudié par M. Derlange, suggère que 180 familles nobles partageaient (très inégalement) entre leurs membres 355 fiefs ou parties de fiefs ; les membres des 18 familles les plus imposées en possédaient en tout 82. En 1787, il n’y eut que 205 possédants-fiefs qui firent leurs preuves de noblesse pour avoir leurs entrées aux états reconstitués, et 128 seulement furent retenus ; mais il fallait posséder au moins un fief, et non un arrière-fief, et prouver cent ans de possession ininterrompus du fief dans la famille, ou au moins trois degrés (génération en lignée masculine) de noblesse, ce qui a pu évincer certains détenteurs. 328 familles existant alors avaient été reconnues nobles sous Louis XIV : elles remplissaient cette dernière exigence. On peut donc supposer qu’un tiers d’entre elles, sinon davantage, ne détenait pas le moindre fief : c’est un indice de la médiocre fortune de la noblesse provençale, région agricole pour l’essentiel pauvre.
27Des hommes ou institutions d’Église (évêques, chapitres de chanoines, monastères, y compris ceux de femmes) peuvent détenir des seigneuries (l’évêque de Riez est seigneur de la ville, l’archevêque d’Arles l’est de Salon, l’ordre de Malte de Manosque, le chapitre cathédral de Marseille est seigneur d’Allauch). 115 fiefs au total seraient possessions d’Église en 1787. Des roturiers peuvent posséder des seigneuries ou des portions de seigneuries (les fiefs peuvent être fractionnés entre des coseigneurs) ou les droits ou la juridiction, qui peuvent être dissociés de la possession de la directe. 715 fiefs ou parties de fiefs auraient appartenu à des roturiers à la fin de l’Ancien Régime. Une communauté d’habitants peut acheter une seigneurie sise dans son terroir (en 1579 la ville d’Arles acquiert de l’archevêque la seigneurie de son faubourg de Trinquetaille) ou bien détenir une seigneurie voisine (cas de Toulon pour la seigneurie du Revest où se trouvaient les sources qui alimentaient en eau la ville). Des communautés rachetaient certains des droits réels ou personnels pesant sur leurs membres, ou le droit de justice. La communauté des Mées avait racheté dans son intégralité sa propre seigneurie. Il en fut, selon H. Costamagna, de même pour Barcelonnette et la plupart des paroisses de sa vallée, qui parvinrent à l’extrême fin du xviie à racheter leur seigneurie, mise aux enchères par le duc de Savoie.
Les fiefs de dignité
28Certains de ces fiefs étaient des fiefs de dignité auxquels étaient attachés des titres. Leurs seigneurs ne pouvaient en porter le titre que s’ils étaient nobles. Il n’y avait qu’une seule principauté, celle de Martigues, qui était le fief le plus considérable, et sans doute le plus riche en revenus, de Provence, érigée en 1580 en faveur de son héritière Marie de Luxembourg, descendante des Angevins, et de son époux, Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur, beau-frère d’Henri III. Un seul duché aussi, celui de Villars, créé en 1627 pour les Brancas. 62 marquisats, érigés pour l’essentiel aux xviie et xviiie siècles à partir de baronnies (celui de Trans était réputé « premier marquisat de France »). 8 comtés seulement, et 4 vicomtés érigés par les anciens comtes. Enfin, 50 baronnies. Au total 126 fiefs titrés. Ces érections étaient consenties par le roi, souvent pour récompenser le seigneur de ses services civils ou militaires ou pour conférer un titre à une famille ayant une situation importante et détenant plusieurs fiefs. Ces fiefs titrés sont donc sans rapport avec l’importance démographique ou économique de l’agglomération qui y est située. Ainsi, le mince village d’Espinouse était-il siège d’un marquisat. Dans quelques cas, le titre de marquis a été dans les textes un titre de courtoisie pour un noble possesseur de seigneuries importantes, titre non reconnu par le roi. Plus exceptionnellement, le titre de « prince de Lambesc » a été conféré à la fin de l’Ancien Régime à Charles-Henri de Lorraine-Elbeuf, parce que cet héritier de la seigneurie était de famille princière, sans que le roi ait érigé en principauté cette baronnie. Les archevêques d’Arles portaient par ailleurs traditionnellement le titre de princes de Mondragon, terre adjacente.
29Le détenteur de plusieurs fiefs n’avait pas forcément dans chacun un château. Certaines seigneuries sont dépourvues de château, ou bien conservent une inconfortable construction d’origine médiévale, enclavée dans le village ou perchée sur le rocher, qui peut servir de cour de justice, de domicile aux agents du seigneur et de grenier pour le produit de ses redevances. Des mutations par vente ou héritage peuvent provoquer sa modernisation, voire sa reconstruction hors du village, autour d’un parc, ou au contraire le faire passer du délabrement à la ruine. Le château d’un arrière-fief, s’il y en a un, peut n’être guère différent de la maison de maître d’une bastide.
La paroisse
30Un village ou un bourg, ou une petite ville et leur terroir correspondent à une paroisse. Parfois une église d’un hameau éloigné de l’agglomération a statut de succursale. La Provence appartient aux régions de France méridionale dont les paroisses urbaines sont peu nombreuses et vastes. Au cours des Temps modernes, Marseille passe au xvie siècle de cinq à quatre paroisses intra-muros et revient à nouveau au xviiie à cinq. Manosque, Tarascon et Toulon en ont deux. Martigues en a trois, celles des villages de Ferrières, l’Île et Jonquières dont l’union en 1581 a créé la ville. Avignon a sept paroisses. Fait exception Arles, qui passe de douze à huit paroisses urbaines.
Un bénéfice mineur
31La paroisse constitue une charge ecclésiastique dite « bénéfice mineur » : son titulaire, le bénéficier, a le droit de percevoir les revenus qu’il procure, qui sont en Provence ordinairement constitués par les dîmes. L’impôt de l’Église était prélevé selon des taux fixés pour chaque production dans chaque paroisse, ordinairement inférieurs au 1/10. La dîme, fixée à l’époque médiévale (à l’exception des dîmes « novales », qui frappaient les défrichements récents ou le passage d’une culture non décimable à une autre qui l’était), portait ordinairement sur les grains, les raisins ou le vin (grosses dîmes), sur les légumes secs, le chanvre et le lin, les « nadons » (agneaux et chevreaux de l’année), plus exceptionnellement sur les fruits secs, très rarement sur l’huile. Elle devait servir à l’entretien et la rémunération des prêtres paroissiaux du lieu, à l’entretien du chœur de l’église, et le surplus, théoriquement, au soulagement des pauvres. Mais le décimateur n’était que de façon très minoritaire le curé résident. Le « curé primitif », titulaire du bénéfice, faisait souvent transporter le produit des dîmes correspondant à son bénéfice dans la ville où il résidait ; il rétribuait un « vicaire », prêtre congruiste (salarié, voir chap. 4) pour exercer auprès des fidèles la cura animarum (soin des âmes), soit les fonctions liturgiques, sacramentelles et catéchétiques incombant à sa charge. En conséquence, ses éventuelles charités n’étaient guère destinées aux villageois nécessiteux.
32Il n’y a pas en Provence, sauf exceptions urbaines, de conseils de fabrique comme en France du Nord. La confrérie du Saint-Sacrement qui entretient et illumine le maître-autel en tient lieu et assure la gestion matérielle de l’église paroissiale. Les membres de son bureau sont en général liés au conseil de la communauté. Il en est de même de la confrérie ou du marguillier (fidèle servant de gestionnaire bénévole) qui entretient la chapelle du saint patron.
33Existent des fondations pieuses dont le capital est constitué de pièces de terre ou d’une somme d’argent, placée dans ce cas en rentes perpétuelles ; les intérêts doivent servir à l’accomplissement des volontés du fondateur. Elles ont pu être confiées par le fondateur au conseil de la communauté, à la paroisse, à des couvents, parfois à des confréries. Dans certains cas, ses héritiers en ont retenu le capital et versent chaque année le montant de son revenu. Leur but peut être pieux. Outre les chapellenies, dont il sera question ci-après, certaines servent à financer une messe de l’aube (destinée pendant la semaine aux travailleurs, avant leur départ aux champs) ou à faire desservir le dimanche par un prêtre habitué les chapelles d’alpage entre les « deux croix » (les fêtes des 3 mai et 14 septembre), soit pendant l’estive des troupeaux. Parmi les fondations charitables, citons les aumônes aux pauvres, telle la distribution de pain le jour de la Pentecôte ou à Noël, ou bien la dotation d’une fille pauvre, lui permettant de se marier. Beaucoup de ces fondations sont établies au xviie siècle. Les arrêts de vérification des dettes des communautés et les règles de gestion imposées par la cour des comptes dissuadent ensuite de les confier aux communautés.
L’église et ses annexes
34L’église paroissiale est le plus vaste édifice public du village. Les évêques s’efforcent d’en interdire d’ailleurs les usages profanes tels que l’assemblée générale des chefs de famille. Mais le clergé devra les tolérer sur ordre de la royauté dès les travaux préparatoires à l’élection des États généraux de 1789. De plus, le prêtre paroissial devait lire en chaire les annonces officielles et les édits du roi, la messe dominicale étant le principal moyen d’en informer la population. Leur mobilier constitue la seule occasion qu’eurent la plupart des Provençaux de voir des tableaux et des statues.
35Le chœur liturgique (dit alors « presbytère ») où se trouve le maître-autel est réservé en théorie aux clercs, mais des notables y ont aussi leurs bancs. Son entretien relève, selon l’édit de 1695, du curé décimateur. Les fidèles sont regroupés dans l’éventuel transept, la nef et les nefs latérales, quand elles existent. L’entretien, la reconstruction ou l’agrandissement de cet espace relèvent de la communauté d’habitants, de même que pour le clocher – sauf s’il était construit sur le chœur.
36Outre le maître-autel, l’église peut abriter des autels latéraux, établis aux extrémités du transept, le long des murs de la nef ou plus généralement dans des chapelles latérales de part et d’autre des nefs ou du chœur. Chacun de ces autels ou chapelles est le siège d’une dévotion spécifique. Outre la chapelle seigneuriale, transmise avec la seigneurie, les autels et chapelles peuvent dépendre de confréries qui les entretiennent, les ornent, y font célébrer des messes ou y récitent leurs office (la plus répandue étant la confrérie mariale du Rosaire). Certaines ont statut de chapellenies, bénéfice mineur fondé par un particulier (fidèle ou clerc) qui a légué un capital servant à édifier et entretenir l’autel ou la chapelle et à rétribuer le prêtre qui les dessert et y célèbre la messe à des dates fixées, soit pour le repos de l’âme du fondateur et de sa famille, soit pour commémorer le saint qui en est titulaire. La famille du fondateur peut y avoir son tombeau. L’ensemble des autels sert aussi de support à la prière individuelle des fidèles.
37On doit ajouter un quatrième espace, celui des morts en sous-sol : l’église du bourg et surtout celle des villes est jusqu’au dernier tiers du xviiie siècle un lieu de sépulture. Ce phénomène culmine au xviie siècle, indice qu’il relève de motivations sociales mais aussi religieuses (bénéfice pour les morts en purgatoire des célébrations de messe et des prières). Le sous-sol de la nef a été souvent alors loti en caveaux, concédés à des familles, parfois aussi « caveaux communs ». Dans les chapelles latérales, les tombes de familles sont parfois marquées par un monument. Les confréries possèdent également des caveaux collectifs devant leurs autels. Celui du clergé est dans le chœur. Ces tombes dont l’usage décline en général dans la seconde moitié du xviiie seront interdites, à quelques exceptions près, par Louis XVI en 1776, et la presque totalité des inhumations se fera dès lors dans les cimetières.
38Ces derniers sont globalement étroits en Basse-Provence, plus vastes dans la Provence montagnarde. Les évêques mènent un long combat pour obtenir qu’ils soient convenablement enclos et fermés de portes ; il ne sera entièrement gagné qu’au xixe siècle. S’ils renferment encore au xvie siècle, en sites urbains, des tombeaux de notables, ces derniers disparaissent au siècle suivant, l’élite se faisant enterrer dans l’église. Les cimetières se muent en terrains vagues et n’ont, aux xviie et xviiie, aucun marquage des sépultures. Ils renferment des fosses communes dans les villes et bourgs. Les petits villages de Haute-Provence conservent le partage ancestral de l’enclos en « aires familiales », que rien n’indique au visiteur mais dont les emplacements sont connus de tous, où chacun est enterré à même le sol sur « ses prédécesseurs » (Bertrand, 1994).
39La claustro ou maison curiale, résidence du clergé paroissial, que nous appelons aujourd’hui « presbytère », était une autre annexe de l’église.
Sociabilité et fêtes
Confréries et sociétés de jeunesse
40La plupart des Provençaux d’Ancien Régime ont vécu dans de petites unités humaines où chacun se connaît – sauf dans les grands sites urbains –, dans un habitat majoritairement aggloméré et souvent dense ou au contraire, dans la partie septentrionale de la province, dispersé en hameaux, mais dans tous les cas marqué par des relations interpersonnelles et interfamiliales intenses, faites de solidarité, parfois d’inimitiés et toujours de surveillance réciproque, y compris en ville. K. Lambert observe, à travers la source judiciaire, il est vrai, que « cette rue qui s’offre à tous comme espace de liberté est en définitive celui où fonctionnent les outils de la surveillance chicanière de chacun, où s’expriment le mieux tous les acteurs du contrôle social » (Lambert, 2012). On est d’autant plus souvent hors du foyer que l’habitat est souvent étroit, que la propriété immobilière est étonnamment imbriquée (la cave, l’écurie et les « chambres » d’une maison, même rurale, peuvent avoir des propriétaires ou locataires différents) et que le logis, la resserre à outils et l’écurie du même paysan peuvent être situées dans des rues ou même dans des quartiers différents.
41La « sociabilité méridionale » de l’ancienne Provence était fondée sur une nette séparation des sexes, comme ailleurs en pays méditerranéen. La sociabilité pouvait être informelle, à la fontaine et au lavoir pour les femmes, et sur la place ou aux aires pour les hommes. Elle pouvait être, au niveau du « village urbanisé » ou bourg (voir chap. 6) et de la ville, codifiée dans le cadre d’associations religieuses, les confréries de dévotion, les confréries de métier, les congrégations des jésuites et oratoriens dont le modèle se diffusera au xviiie siècle au niveau paroissial. Et surtout les compagnies de pénitents qui formaient dans les bourgs et les villes un groupe restreint, semi-fermé, de laïcs adonnés à des activités pieuses et charitables, s’administrant lui-même selon des principes égalitaires et qui s’est longtemps voulu autonome du clergé paroissial et des autorités municipales (Frœschlé-Chopard, 1981 et 1994 ; Bertrand, 1997). Plus mal connues sont des organisations profanes paramunicipales, la milice municipale du « guet » avec son ou ses « capitaines » dans les villes, ou celles que les consuls des villages s’efforçaient de contrôler, les sociétés de jeunesse, rassemblant les jeunes hommes célibataires, dirigées par un abbat ou « abbé » et son lieutenant (Agulhon, 1968). La « jeunesse », seul groupe de classe d’âge organisé au village, jouait souvent un rôle dans l’organisation des festivités profanes de la fête patronale et veillait à sa manière sur son équivalent féminin, les filles nubiles. Un garçon d’une autre communauté qui venait prendre femme dans un village devait lui verser le droit de pelote, en compensation du préjudice que la jeunesse du lieu subissait par la perte d’une candidate potentielle au mariage. Les veufs cherchant à se remarier, moins exigeants en matière de dot, constituaient une rude concurrence pour ces jeunes gens, qui sanctionnaient une forte disproportion d’âge entre les époux en organisant devant la maison nuptiale un chahut collectif, le charivari. Ce tumulte était condamné par évêques et magistrats et l’ordonnance de 1670 alla jusqu’à le considérer en vain comme un cas royal pour offense faite au mariage.
Calendrier festif
42La sociabilité villageoise et urbaine s’exprime en particulier lors des fêtes, temps d’exception puisque chômés et consacrés à la réjouissance publique, temps d’unanimisme explicité aussi. Outre les fêtes du calendrier liturgique, marquées par des processions, chaque communauté célébrait (et célèbre souvent encore) la fête de son saint patron, souvent distinct du titulaire de l’église paroissiale. La vote ou romeirage/roumavage, parfois lou trin, associait célébration religieuse, bénédiction, « jeux » de compétitions récompensés par des « joio » (prix, un plat d’étain, par exemple), une vente de colporteurs et même une foire dans les localités de quelque importance. Une des particularités de ces fêtes pouvait être la bravade, rituel d’accompagnement en armes de la procession par la jeunesse masculine du lieu, repris du cérémonial d’accueil d’un personnage dans une ville, qui tirait à blanc des salves et organisait parfois un simulacre de combat (à Volx, et surtout Riez).
43Le calendrier festif d’une communauté d’Ancien Régime pouvait être plus complexe. Dans les bourgs et villes, les confréries de métier célébraient leur saint patron par des processions parfois, des célébrations liturgiques et des agapes. À Marseille et dans d’autres ports, la confrérie de Saint-Pierre, confrérie des pêcheurs et gens de mer, organisait des jeux spécifiques, susceptibles de donner une image valorisante de ses membres : la « bigue » (poutre suifée) et les joutes, tournois nautiques. Dans les villages de Basse-Provence occidentale, les « ménagers », paysans aisés, pouvaient faire bénir leurs animaux de trait : la course de la carreto ramado (charrette fleurie) et la mise aux enchères du « gaillardet » (bride d’honneur) va s’y répandre progressivement entre époque moderne et contemporaine (Vovelle, 1976).
44Un autre type de fête provençal est le pèlerinage au sanctuaire de hauteur, qui est souvent dédié à la Vierge, ou bien à la chapelle du « désert », en un lieu isolé imposant à la procession une longue marche à travers la nature. Dans les deux cas, le sanctuaire peut être sous la garde d’un ermite, nommé en général par le conseil de la communauté (Santschi, 2004). Ces chapelles sont parfois la primitive église paroissiale du lieu, si l’habitat a glissé vers des zones plus basses – ainsi près de Marseille, Notre-Dame-du-Château à Allauch, en site d’acropole, qui intègre quelques murs de la chapelle du castrum médiéval. Ou bien leur site est celui d’un ancien habitat où sont enterrés les premiers habitants de la contrée – par exemple Saint-Jean-de-Garguier, au terroir de Roquevaire, à l’emplacement d’une agglomération gallo-romaine. Ce sont en général des lieux perçus comme particulièrement propices aux demandes d’intercession par des vœux, d’où les ex-voto qui y sont souvent accrochés (Cousin, 1981 et 1983).
45Ces chapelles sont, le jour de la fête de leur titulaire, le but d’un autre type de roumavagi : la population villageoise ou celle de petites villes y va en pèlerinage pour y entendre la messe ; elle consomme ensuite sur place des provisions qu’elle a apportées et ne redescend que dans la soirée, ayant repeuplé et fait revivre symboliquement pendant un moment l’endroit. Une variante consiste à aller chercher en procession la statue conservée dans ce sanctuaire et à la transporter dans l’église paroissiale où elle est exposée puis à la raccompagner dans sa chapelle (Frœschlé-Chopard, 1981 et 1994).
Fête religieuse et fête profane
46Au cours des trois siècles de l’Ancien Régime, la fête n’est en rien immuable. Ainsi à Marseille, la course du cavalier de Saint-Victor. À partir de la fin du xve siècle, le conseil de ville décide pour le 21 juillet, jour de la fête du martyr marseillais, saint patron de la cité, de « faire courir à travers la ville l’étendard de saint Victor », porté par un cavalier en armure superbement paré, monté sur un cheval caparaçonné, choisi parmi les jeunes gens des principales familles et escorté par une cavalcade de jeunes gentilshommes. Il traverse le port sur un pont de bateaux construit par le corps des patrons-pêcheurs et richement orné de tapis. Il se rend à Saint-Victor pour précéder la procession des moines et du reliquaire, suivis des consuls et « d’une foule incroyable de peuple de l’un et l’autre sexe » qui emprunte le pont de bateaux, parcourt les rues au son des fifres et des tambours pour rejoindre l’abbaye, encerclant symboliquement le bassin du port et la basse ville. Mais après les guerres de religion, l’élite marseillaise n’accepte plus de continuer cette tradition jugée peut-être archaïque, et à coup sûr coûteuse pour le cavalier de l’année. Un valet de ville tient son rôle, mais la fête périclite au point de se réduire après 1666 à un simple parcours de rues. Puis en 1721-1722, le vœu de la peste place la ville sous le patronage du Sacré-Cœur de Jésus, faisant naître une grande procession qui clôt l’octave de la Fête-Dieu à travers la ville pavoisée pour l’occasion (chap. 11).
47Entre le xvie et le xviiie siècle, le clergé accomplit un tri des sacralités dans le but d’amender la fête religieuse de ses aspects profanes. Il s’efforce d’expurger les cérémonies de pratiques traditionnelles des laïcs en certains lieux, qui passent de la catégorie du puéril à celle d’une indécence proche du sacrilège : lâcher une colombe dans l’église au moment de l’élévation le jour de la Pentecôte, faire éclater des vessies de porc au même moment lors de la messe de Minuit. Le carnaval est le type même de la tradition festive suspecte à l’Église à partir du xviie siècle à cause de sa prétendue origine bacchique, de ses débordements et aussi de ses inversions de l’ordre établi : déguisement d’homme en femme, en d’autres statuts sociaux que le sien, parodie de justice – à Marseille et ailleurs, le mardi gras était marqué jusqu’au milieu du xixe siècle par le procès burlesque d’un mannequin de paille surnommé « Caramentrant », suivi le lendemain (mercredi des cendres) de son « brûlement ». Le résultat de cette épuration est en fait l’autonomie croissante des réjouissances publiques : dès lors qu’elles sont refoulées hors du lieu de culte, que le curé cesse de les contrôler, elles sont soumises à la seule police des consuls. Mais la fête est socialement indispensable à l’ancienne société et elle contribue souvent à l’économie : ces festivités vont se développer jusqu’à faire, à l’époque contemporaine, de la célébration religieuse un simple épisode de la fête (Vovelle, 1976). Ainsi les cortèges complexes et historiquement évolutifs de la Fête-Dieu d’Aix et de la Tarasque de Tarascon, caractérisées par des mises en scène très codifiées dont une tradition érudite attribue à tort l’invention au roi René d’Anjou ; pour la Fête-Dieu, des saynètes mimées par des acteurs déguisés et portant des « testières », grosses têtes de carton peint (Coulet, Prov. hist., 1981 : 128 ; Vovelle, 1980 et 2003) ; des « jeux » qui sont de mauvaise farces à l’égard des assistants pour la Tarasque (Dumont, 1951). Ils constituent des exemples très précoces de développement de fêtes-spectacles qui, dès l’Ancien Régime, attirent des curieux des alentours.
48Les communautés d’habitants connaissent sous l’Ancien Régime comme aujourd’hui une grande variété de situations. Le prélèvement seigneurial et ecclésiastique variait en pourcentage d’une communauté à l’autre. Très schématiquement, les moins imposées (de façon très relative) étaient plutôt les seigneuries comtales (royales) ou ecclésiastiques, aux terroirs agricoles constitués dès le Moyen Âge, aux cens devenus très faibles et parfois abonnés, qui avaient su développer des productions exclues de la dîme locale ou très faiblement imposées (olivettes, arbres fruitiers, voire haricots, légume d’origine américaine, inconnu des dîmes). Moins de 12 % du total des communautés en 1728, selon M. Derlange. Les plus fortement imposées (17 %, surtout en Haute-Provence et Provence orientale) seraient surtout de très modestes communautés presque uniquement paysannes, dépendant de seigneurs laïcs habitant souvent sur place, qui ont été des lieux inhabités après les calamités de la fin du Moyen Âge et ont été repeuplés à « nouveaux baux », au moyen d’emphytéoses. On peut en rapprocher les quartiers de certains terroirs urbains que les seigneurs ont autorisé à défricher aux xviie-xviiie siècles contre des tasques parfois lourdes et qui étaient obérés de dîmes novales. En fait, aux prélèvements annuels se sont ajoutés les ponctions de la royauté et les aliénations de biens communaux et d’équipements collectifs occasionnées par le passage des troupes, et surtout l’apurement des dettes des communautés dues au temps des troubles et à l’augmentation de la pression fiscale après 1640 (chap. 9).
49Il n’est pas inutile de rappeler que les sources des communautés d’Ancien Régime sont pour l’essentiel faites, outre les délibérations, de documents comptables et fiscaux, de procès et des procédures de la justice seigneuriale, et que l’allégresse festive laisse surtout des traces dans les archives lorsqu’elle dégénère en rixes, que les rapports interpersonnels s’y entrevoient surtout à travers les conflits. La richesse de la vie personnelle, familiale et sociale des gens d’autrefois, dans sa quotidienneté, ses moments heureux et ses difficultés transparaît parfois dans des sources du for privé, correspondances, livres de raison (Prov. hist., 2004 : 217), dont l’étude, actuellement conduite par I. Luciani et V. Pietri, modifiera la perception trop sommaire que nous avons d’eux.
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