Chapitre I. Une possession des rois de France
p. 25-44
Texte intégral
1De Charles VIII à Louis XVI, onze générations se sont succédé dans cette entité territoriale qui a été unie au royaume de France en 1481-1482. Elle avait auparavant appartenu de 1125 à 1245 aux comtes de la maison de Barcelone, puis à la dynastie capétienne des Angevins. Charles d’Anjou, frère cadet de Louis IX, fonda par son mariage avec Béatrix de Provence la première maison d’Anjou (1246-1382). Sa descendante, la reine Jeanne de Naples étant morte en 1382 sans postérité, son parent qu’elle avait institué son héritier, Louis d’Anjou, frère du roi de France Charles V, fut le premier comte de la seconde maison d’Anjou (1382-1481). La Provence des Temps modernes devait aux Angevins ses armes : « d’azur à une fleur de lys d’or, avec un lambel de trois pendants de gueules, le tout surmonté d’une couronne comtale ».
Le comté et ses terres adjacentes
2Cet héritage médiéval est constitué par le comté de Provence et Forcalquier, et par les terres adjacentes au comté (carte 1).
Le comté de Provence et Forcalquier
3Le comté de Forcalquier, établi du Luberon au Champsaur, le long de la Durance, entre le comté de Provence et le marquisat de Provence (ce dernier devenu ensuite le Comtat Venaissin), a existé de 1125 à 1209 ; à cette date, après la mort du dernier comte de Forcalquier, ses biens furent partagés entre ses beaux-fils, le comte de Provence et le dauphin de Viennois : la portion méridionale du comté de Forcalquier entra dans les possessions des comtes de Provence (pays de Forcalquier et Sisteron), cependant que les régions de Gap et d’Embrun furent intégrées au Dauphiné. Le comte de Provence prit alors le titre de « comte de Provence et Forcalquier », que conservèrent ses successeurs jusqu’à la Révolution. La capitale du comté était Aix.
Carte 1 – La Provence et ses confins

Les terres adjacentes au comté
4Au comté s’ajoutaient divers territoires situés à ses marges qui en dépendaient administrativement. Ce statut s’expliquait en général par les conditions dans lesquelles ces territoires étaient passés ou restés sous l’autorité des comtes de Provence, correspondant ordinairement à des privilèges particuliers. Il a été reconnu aux Temps modernes à quelques communautés ayant reçu des privilèges fiscaux. Contrairement à ce que l’on peut lire parfois, ces terres adjacentes n’étaient nullement étrangères à la Provence : elles étaient « situées en Provence » (Coriolis, 1786), mais non dans le comté ou « Pays » de Provence. L’abbé de Coriolis explique fort bien, à la fin de l’Ancien Régime – au terme il est vrai d’un certain processus unificateur de la royauté –, qu’elles ne participent pas aux États de Provence et ne relèvent pas de la Procure du Pays de Provence, leur organe exécutif, mais que « ces terres n’en sont pas moins sous l’autorité du parlement et sous les ordres du gouverneur et de l’intendant de la province ». Les deux plus importantes, Marseille et Arles, envoyèrent leurs propres délégations, distinctes de celle du Pays de Provence, aux États généraux du xvie siècle et encore à ceux de 1614 – mais non en 1789.
5Les principales terres adjacentes étaient :
6Au sud-ouest, les plus peuplées et les plus vastes :
- le pays d’Arles et la Camargue, Salon et la vallée des Baux, Aureille ;
- Marseille et l’essentiel de son terroir. La ville a prétendu à plusieurs reprises, en fonction de ses intérêts conjoncturels, n’être pas terre adjacente mais « un état à part et isolé » dépendant directement du souverain. Ces affirmations ont abusé quelques historiens.
7Dans la partie septentrionale :
- le comté de Sault (5 communautés),
- le comté de Grignan (7 communautés),
- Rémuzat et le Val d’Oule, Lemps,
- Mondragon. Trois cas particuliers :
- Saint-Tropez (adjointe aux terres adjacentes en 1672 à cause de ses privilèges fiscaux) ;
- Entrevaux (déchargée d’impôts par François Ier, confondue avec les terres adjacentes jusqu’en 1772) ;
- Le Mas (après 1713-1718, village devenu alors français en conséquence du traité d’Utrecht).
8Le statut juridique de la vallée de l’Ubaye et ses dépendances après leur « retour » à la Provence à la suite du traité d’Utrecht (1713) peut être assimilé à celui des terres adjacentes.
9L’existence de terres adjacentes n’est pas une spécificité provençale : la Bourgogne était ainsi constituée par le duché et trois comtés adjacents.
Limites et frontières
10La Provence a pour voisins, à l’ouest, le Languedoc, très vaste province devenue française en 1229 (sénéchaussées de Beaucaire et Carcassonne) et en 1271. Sa capitale est Toulouse, siège du parlement ; mais Montpellier joue un rôle important en abritant la cour des comptes et en étant le siège des États provinciaux. Au nord, le Dauphiné, capitale Grenoble, province devenue française à partir de 1349.
11La Provence se trouvant aux limites du royaume, une frontière complexe la sépare à l’est des possessions de la maison de Savoie, qui constituent aux xvie et xviie siècles le principal État-tampon entre la France et les territoires sous domination de la maison d’Autriche (dynastie de Habsbourg).
Au sud, le rivage et les îles
12Au sud la limite, naturelle, est le littoral méditerranéen. À la différence de la côte du Languedoc, sableuse, où les ports d’Aigues-Mortes et Montpellier ont été colmatés par les alluvions à la fin du Moyen Âge, la côte provençale offre de bons abris côtiers. Fait exception Fréjus, dont le port achève de s’ensabler à cause du fort apport alluvionnaire de la fin du xvie et du siècle suivant. On compte entre le petit Rhône et le Var plus d’une quarantaine de localités participant à une économie d’échanges maritimes ; les principales sont, outre Marseille – dont la montée en puissance est manifeste pendant la période – et Toulon à partir du xviie siècle, Arles (port de rupture de charges à 20 milles de la mer), Martigues, La Ciotat, Saint-Tropez, Cannes et Antibes. La flotte de guerre de Méditerranée est basée à l’époque moderne dans les deux arsenaux de Marseille (spécialisé dans les galères, reconstruit sous Louis XIV) et Toulon (arsenal créé sous Henri IV, qui sera spécialisé dans les vaisseaux à partir de Louis XIV).
13La côte présente également un chapelet de petites plaines littorales, dont les plages étaient susceptibles de servir au mouillage. Certains sont des « marines » et servent au débarquement et à l’embarquement saisonnier de marchandises et à la « navigation à la côte », le petit cabotage (Buti, Prov. hist., 2000 : 201 ; Rives, 2010 : 35). Mais cet avantage n’était pas sans risque, le mouillage pouvant aussi permettre les incursions des ennemis en temps de guerre et les razzias et les prises des corsaires barbaresques (maghrébins), qui revendaient leurs captifs sur les marchés d’esclaves de la Méditerranée musulmane, à moins que des religieux spécialisés (trinitaires et mercédaires) ne parviennent à les racheter. De plus, les plaines de la Siagne et de l’Argens furent, de la fin du xvie au xixe siècle, mal drainées et donc insalubres. La malaria semble également présente dans les marais de Camargue, où une enquête promue par l’archevêque d’Arles en 1635 indique que les moustiques « picquent furieusement » hommes et bêtes. Aussi l’habitat côtier est-il établi avant le xixe siècle de façon très discontinue, si possible en des zones aisément fortifiables en arrière du trait de côte, même si au cours des Temps modernes des agglomérations de pêcheurs et de navigateurs pratiquant le cabotage se développent en bord de mer, en particulier entre Marseille et Toulon (voir chap. 6). Des fortifications maritimes préservent les principaux ports et mouillages susceptibles de permettre un débarquement : la tour de Bouc à l’entrée de l’étang de Berre (tour du xiiie siècle. enveloppée par Vauban d’une enceinte bastionnée), les forts de Marseille, Toulon, Saint-Tropez et Antibes. Une spécificité méditerranéenne était l’existence en certains points de la côte de madragues (enceintes de filets servant de pièges à thons) et dans les goulets reliant à la mer l’étang de Berre et les étangs de Camargue, des bourdigues (pièges de roseaux pour capturer les muges – dont les œufs étaient salés en poutargo –, les anguilles et d’autres poissons).
14La côte est précédée d’îlots et des trois archipels provençaux : celui des îles de la rade de Marseille, les « îles d’Or » (au large d’Hyères), les îles de Lérins au large de Cannes. Ces îles sont également dotées de fortifications : le château d’If, construit par François Ier, les forts des îles d’Hyères (Sainte-Agathe à Porquerolles, xvie, et l’Estissac, xviiie, à Port-Cros) et de l’île Sainte-Marguerite, la grande île de Lérins. Une garnison cohabite difficilement avec les moines dans le monastère fortifié médiéval de Saint-Honorat de Lérins. Au temps de la première modernité et du conflit entre les maisons de France et d’Autriche (les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche), soit depuis les guerres d’Italie jusqu’à la fin de la guerre de Trente Ans, ces îles constituent à la fois « une clé de la Provence » (Le Gall, dans Labrousse, 2005) pour l’ennemi et des jalons de la « route espagnole », voie maritime qui relie Barcelone à Gênes et qui permet d’atteindre les Flandres (alors Pays-Bas espagnols) via Milan et la Franche-Comté, possessions des Habsbourg.
À l’est et au nord-est, les terres de la couronne de Savoie
15Depuis 1388, la limite orientale est une frontière d’États. À cette date en effet, les bailies de Barcelonnette et Saint-Paul [-sur-Ubaye] et les vigueries de Nice et Puget-Théniers refusèrent de reconnaître la seconde maison d’Anjou. Elles firent sécession et se donnèrent au comte de Savoie Amédée VII. Mais, lorsqu’en 1388 le Savoyard y fit entrer ses troupes, les villes d’Annot et Guillaumes et certains des villages voisins résistèrent, imposant une frontière très sinueuse. Au xvie siècle, le « comté » de Nice (de l’italien contado, territoire) fut organisé dans le cadre de la couronne de Savoie. Il reçut une organisation administrative ; le sénat de Nice, créé en 1614, était un tribunal souverain.
16La frontière fut remaniée à deux reprises au xviiie siècle. Au nord-est, « la vallée de Barcelonnette et ses dépendances » redevint provençale au début du siècle. La vallée de l’Ubaye, du confluent avec la Durance jusqu’aux villages en amont de Barcelonnette, et le Val des Monts (haute vallée de l’Ubaye et vallées de ses affluents, l’Ubayette et quelques autres torrents) furent remis à la France au traité international d’Utrecht (11 avril 1713) qui mit fin à la guerre de Succession d’Espagne, en échange des vallées orientales du Briançonnais, perdues par le Dauphiné au profit de la couronne de Savoie. Une convention franco-sarde fixa en 1718 le sort des « dépendances » de la vallée, « de manière que les sommités des Alpes et montagnes serviront à l’avenir de limites entre la France, le Piémont et le Comté de Nice » ; en conséquence, le bourg d’Allos, dans le haut Verdon, qui commandait un col permettant de passer dans la vallée de l’Ubaye, devint français, ainsi que le modeste village du Mas. En revanche, Entraunes et Saint-Martin d’Entraunes, qui avaient fait partie de la viguerie de Barcelonnette, demeurèrent dans le comté de Nice.
17La limite avec le comté de Nice fit ensuite l’objet d’une rectification en 1760 au « traité d’échange » franco-sarde de Turin conclu entre le roi de France et le souverain savoyard, devenu roi de Sardaigne, qui rectifia la frontière du Bugey, du Dauphiné et de la Provence par échange de communautés (texte complet dans Expilly, 1768, t. i : p. 112-120). La frontière coïncide d’abord avec une succession de crêtes, ce qui lui fait traverser deux fois le cours supérieur du Var ; elle atteint le Riolan, puis l’Estéron, suit leur cours, et enfin celui du Var, entre son confluent avec l’Estéron et la mer (Atlas hist. Prov., cartes n° 107 et 174). La Provence acquit six communautés (3500 hab.) et en perdit neuf (3608 hab.), dont Guillaumes – la France obtint que ses fortifications soient démolies (voir carte 1).
18La principauté de Monaco (souvent francisée en « Morgues » ou « Mourgues » à l’époque moderne) était enclavée dans le comté de Nice. Elle est placée sous la protection de l’Espagne en 1524, puis à partir de 1641 sous celle de la France (qui par la Convention de Péronne accorda à ses princes le titre de seigneurs du duché-pairie de Valentinois et du marquisat des Baux). Elle perdra en 1848 les territoires de Menton et Roquebrune au profit du Piémont-Sardaigne, puis en 1860 de la France, constituant dès lors le plus petit État d’Europe jusqu’à la constitution de celui du Vatican.
19La frontière avec le comté de Nice était la principale voie d’invasion de la Provence, soit par franchissement du Var, soit par le Val des Monts (col de Larche) et la vallée de l’Ubaye, soit par celle de la Durance, à partir des cols du Dauphiné. Depuis la fin du Moyen Âge, ces accès sont jalonnés de fortifications – villes fortes, citadelles et forts –, renforcées à l’époque moderne par des enceintes bastionnées, à l’épreuve de l’artillerie. À l’embouchure du Var, Antibes est le pivot de la défense de ce côté (Fort carré et enceinte bastionnée) ; puis les villes fortes de Saint-Paul-de-Vence, Guillaumes, Entrevaux jalonnent la ligne du Var et de ses affluents. Colmars commande ensuite la haute vallée du Verdon (le col d’Allos étant savoyard jusqu’en 1713-1718) ; Seyne-les-Alpes et Saint-Vincent-les-Forts surveillent la route allant de la vallée de l’Ubaye à celle de la Blanche par le col Saint-Jean ; Sisteron surveille le passage de la Durance. En Dauphiné, Briançon, Château-Queyras et Montdauphin, ville forte construite par Vauban, doivent contrôler les principaux passages vers les États savoyards. Cet ensemble remarquable de villes fortes, citadelles et forts des xvie, xviie et xviiie siècles témoigne du côté français de la vulnérabilité de la frontière provençale – qui n’est pas cependant la plus exposée du royaume (c’est la frontière du nord et du nord-est), d’autant qu’une invasion de la Provence ne menace pas directement Paris et Versailles, différence constante par rapport à la « ceinture de fer » des frontières du nord. En temps de conflits, la Provence, région frontière, subit aussi le passage (l’étape) et parfois le stationnement (quartiers d’hiver) des troupes royales, soit une présence militaire longtemps prédatrice et toujours onéreuse pour les communautés d’habitants situées sur les grandes voies de communication, qui devaient loger et nourrir hommes et chevaux.
20Les impératifs militaires ont des conséquences dans les échanges entre le comté de Nice et la Provence. Entre Antibes et Nice, la route d’Italie ne franchit le Var que par un bac. Du côté savoyard, les ducs, puis rois (à partir de 1713), refusent longtemps d’améliorer la route muletière du col de Tende qui unit Nice à Turin, craignant d’offrir à l’envahisseur une voie facile vers le Piémont. Elle n’est rendue carrossable qu’à partir de 1780.
Au nord-ouest et à l’ouest, limites provinciales et enclaves
21Au nord-ouest et à l’ouest, les limites de la Provence et du Dauphiné puis du Languedoc sont marquées par une ligne de douanes. En effet, la Provence appartient, comme les deux provinces voisines et plus largement l’ensemble des terres d’oc (mais aussi les provinces du Nord et la Bretagne), aux « provinces réputées étrangères », c’est-à-dire qui ne faisaient pas partie du système des « cinq grosses fermes », constitué pour l’essentiel dans le bassin parisien à partir des provinces qui avaient accepté en 1360 l’établissement des « aides » (impôts indirects) pour payer la rançon du roi Jean après le traité de Brétigny. Dans les « provinces réputées étrangères » [à cet accord], qu’elles aient refusé les « aides » ou n’aient pas été alors françaises, comme la Provence, « les droits d’entrée et de sortie seront payés et levés sur les denrées et marchandises, qui entreront et sortiront desdites provinces, villes et lieux, de même que si c’était pays étranger ». En conséquence, la Provence constituait une entité douanière et l’on y percevait des droits aux barrières du Dauphiné et du Languedoc, comme à celles d’Avignon, du Comtat ou du comté de Nice. Entre le Gapençais, les Baronnies et la région de Montélimar qui font partie du Dauphiné, une frontière très découpée et précédée d’enclaves conservait le souvenir de la compétition entre comtes de Provence et dauphins pour s’assurer au xiiie siècle les hommages des seigneurs de la région (voir carte 1).
22C’est également une frontière historique qui séparait la Provence des trois enclaves étrangères : la principauté d’Orange (devenue française en 1713), le Comtat et Avignon (intégrés à la France à la Révolution). Cette frontière ne correspondait à l’est à aucune ligne de relief, elle n’était pas fortifiée et l’armée française pénétrait en cas de conflit dans ces petits territoires étrangers.
23Enfin, entre le confluent de la Durance et l’embouchure du Rhône, le cours du fleuve séparait la Provence, Avignon et le Comtat de la province de Languedoc ; il constituait une frontière naturelle, bien que le Languedoc prétendît posséder la totalité du lit et revendiquât les « iscles », îles parfois instables qui se formaient par dépôt d’alluvions sur la rive gauche. La possession de la Camargue était en revanche reconnue à la Provence, la frontière étant le petit Rhône (sur ces questions, voir Coriolis, 1786, t. i).
Les confins du nord-ouest : les trois États rhodaniens
24L’ouest de l’actuel département de Vaucluse était constitué pour l’essentiel par trois petites entités politiques sous domination étrangère enclavées dans le royaume de France (voir carte 1).
La principauté d’Orange
25Elle était constituée par la ville d’Orange et quelques villages des environs (dont Courthezon, Jonquières, Violès, Gigondas et Suzette). Elle possédait une enclave, Tulette (Atlas hist. Prov., carte no 62).
26Elle appartint entre 1173 et 1413 à la maison des Baux, puis à la famille de Chalon et fut héritée en 1530 par la famille hollandaise de Nassau, devenue calviniste. Lors des guerres, le roi de France la mit sous sa souveraineté de 1517 à 1529, de 1535 à 1538, de 1544 à 1547 et de 1551 à 1559, la restituant à chaque traité de paix. Sa possession fut confirmée durablement aux Nassau par le traité du Cateau-Cambrésis en 1559. Orange est alors la « petite Genève du Midi », refuge des Réformés, face à Avignon, la « seconde Rome ». Pendant la guerre de Hollande (1672-1678), elle fut occupée par le comte de Grignan, qui assiégea le château et le fit entièrement raser. Cette occupation française dura jusqu’à la paix de Nimègue en 1678. Elle reprit en 1685, sous forme d’une dragonnade, après la révocation de l’édit de Nantes, afin d’en chasser les protestants français qui s’y étaient réfugiés et faire abjurer les Réformés de la principauté. En 1689, les Orangeois rassemblés en foule proclamèrent même l’annexion à la France. En fait, Louis XIV est alors engagé dans la difficile guerre de la Ligue d’Augsbourg ; lors de la paix de Ryswick, il doit restituer la principauté à son prince légitime, Guillaume d’Orange, stathouder de Hollande, qui est devenu en 1688 le roi Guillaume III d’Angleterre. Lors de la guerre de Succession d’Espagne, elle fut réoccupée par Louis XIV dès 1702, à la mort de Guillaume III. Le roi la confisqua au profit du prince de Conti, lui-même héritier d’un lointain descendant des Chalon. Elle fut rattachée à la France au traité d’Utrecht en 1713 et réunie administrativement au Dauphiné, en dépit d’une protestation d’une assemblée de ses notables qui souhaitaient être provençaux. En 1731, le prince de Conti abandonna ses droits au roi. La principauté possédait depuis la fin du xve siècle une cour souveraine, devenue parlement, supprimée en 1703, et depuis 1365 une petite université.
27La famille de Nassau avait conservé le titre de « prince d’Orange », qui lui fut à nouveau reconnu au traité de Vienne en 1815 lors de la création du royaume des Pays-Bas. Il est actuellement porté par le prince héritier Willem-Alexander, fils aîné de la reine Beatrix. Les colons hollandais du xixe siècle ont également donné le nom d’Orange à une partie de l’Afrique du Sud.
Les États pontificaux
28Les « États pontificaux des bords du Rhône » (les principaux États du pape se trouvaient en Italie centrale) étaient formés de la ville-État d’Avignon et du Comtat (capitale Carpentras). Il s’agit du « comté de Venasque » ou « Comtat Venaissin », du nom de la petite ville où l’évêque de Carpentras s’était réfugié pendant les invasions. Entré en 1274 dans les possessions de l’Église, le Comtat dépendit dès lors de la papauté jusqu’à la Révolution. Avignon fut achetée par Clément VI à la reine Jeanne, comtesse de Provence, en 1348. Deux enclaves comtadines existaient au nord – Valréas et les villages voisins et Bollène –, une au sud, Bonnieux. Chaque État était doté d’une cour souveraine et Avignon avait une université depuis 1303, célèbre à la fin du Moyen Âge et encore au xvie siècle, mais assez déclinante ensuite.
29Les États pontificaux furent occupés très temporairement par l’armée française au xvie siècle, en 1524 et 1536, François Ier y faisant alors stationner ses troupes lors des deux invasions de la Provence par Charles Quint, afin qu’elles vivent sur l’habitant hors du royaume. Puis plus durablement en 1662-1664, 1688-1689 et 1768-1774, lors des périodes de tension dans les rapports entre le roi et la papauté : ils constituaient ainsi un gage dans les négociations diplomatiques. Les rois de France ne jugèrent pas utile en revanche de résorber ces enclaves : l’éventualité d’un échange avec des territoires italiens ne s’est pas présentée, les terres de l’Église étaient en théorie inaliénables et les privilèges fiscaux des habitants, qu’il aurait fallu maintenir, rendaient l’opération peu intéressante.
30Avignon pâtit à l’époque moderne de sa situation d’enclave : la ville ne jouit d’aucun pouvoir de commandement sur les terres languedociennes et provençales qui forment l’essentiel de son arrière-pays d’où elle tire une partie de son alimentation et où elle écoule ses produits ouvrés. Le fleuve lui-même appartient au roi de France, y compris les « iscles » et l’île de la Barthelasse ; le maintien du célèbre pont dépend du roi de France, qui cesse tout entretien après 1662. Le Rhône doit dès lors être franchi par un bac jusqu’au xixe siècle. Les Avignonnais et Comtadins s’efforcent de tirer profit à la fois des privilèges tarifaires dont ils bénéficient en France et des décalages réglementaires entre leur État et la France en se livrant en territoire français à un commerce, et surtout une contrebande active, selon les produits, du sel, de la poudre à tirer, du salpêtre et du tabac qui sont des monopoles royaux, des soieries puis des toiles imprimées dites « indiennes » et des livres – lesquels sont souvent des contrefaçons. Le xviiie siècle est marqué par les offensives contre la cité-État des fermiers généraux, puissant groupe financier qui a affermé la perception des principaux impôts indirects et de la gabelle dans le royaume. À la suite du « blocus douanier » des États pontificaux, qu’ils organisent en 1732 avec l’appui des troupes royales, le « concordat » de 1734 consacre l’amenuisement extrême des privilèges fiscaux reconnus par la France aux habitants des deux enclaves. La fabrication des indiennes leur est interdite, tabac et sel deviennent des monopoles pontificaux gérés par la Ferme générale. En 1785 l’imprimerie avignonnaise est soumise à la réglementation française. La Révolution survient alors que les fermiers généraux ont lancé une « guerre douanière » (R. Moulinas) afin d’obtenir l’intégration complète des États pontificaux au système français des contributions indirectes.
31Les comtes de Provence, puis leurs successeurs les rois de France considérèrent que les États pontificaux ainsi que les parties de la Provence devenues savoyardes en 1388 continuaient de relever de leur suzeraineté. En conséquence, Avignonnais, Comtadins et Niçois reçurent au xvie siècle des privilèges qui leur conféraient le statut de « régnicoles » (habitants du royaume). Ils étaient traités juridiquement lors de leurs séjours en France comme les Français, et réputés tels dans l’accès aux offices royaux et aux bénéfices ecclésiastiques en territoire français. Ils avaient droit alors à des « lettres de naturalité », dont l’enregistrement était cependant onéreux.
D’autres limites : l’organisation diocésaine
32Un diocèse est une circonscription de l’église catholique, composée d’un nombre variable de paroisses, qui est sous la juridiction d’un évêque. La Provence et le Comtat renfermaient avec le Languedoc côtier et la Corse certains des plus petits diocèses du royaume. Le nombre de leurs paroisses varie selon les sources, moins à cause des créations que de la prise en compte ou non des succursales paroissiales. Le diocèse d’Aix aurait ainsi eu entre 82 et 96 paroisses. Puis viennent ceux de Fréjus et Sisteron avec environ 70. Glandèves (agglomération disparue, siège épiscopal dans la ville voisine d’Entrevaux), Riez et Arles en auraient eu une cinquantaine. Marseille, Senez, Digne et Apt une trentaine, Grasse, Toulon et Vence une vingtaine.
Carte 2 - Diocèses d’Ancien Régime

33Les limites diocésaines, fixées pour l’essentiel dès la fin du premier millénaire, ne correspondaient nullement aux Temps modernes à celles des provinces ni même des États. Le fait est général à travers la catholicité. Les diocèses d’Embrun et Gap, dont le siège était dauphinois, intégraient des portions de la Provence, celui d’Avignon débordait sur le Comtat, la Provence et le Languedoc, celui d’Arles avait quelques paroisses languedociennes en « terre d’Argence », de l’autre côté du Rhône et incluait Beaucaire, celui de Sisteron possédait une enclave en Dauphiné, celui de Glandèves était partagé entre la France (Provence) et les États savoyards (comté de Nice). D. Nordman a observé que ses limites ne furent en rien prises en compte par le traité d’échange de 1760. Ces limites, fossilisées jusqu’à la Révolution, allaient jusqu’à traverser des finages communaux : celui de Tarascon était divisé entre les diocèses d’Arles et Avignon et dans le cas de Sisteron, siège épiscopal, le faubourg d’outre-Durance, La Baume, dépendait du diocèse de Gap.
34En revanche, les territoires diocésains, dérivés de ceux de civitates antiques, correspondaient approximativement à des bassins fluviaux et déterminaient souvent de petites unités humaines et économiques dont les géographes actuels vérifient la cohérence et la permanence – ainsi pour ceux d’Apt et Sisteron et les « Alpes de Lumière », de Grasse et Vence et l’arrondissement de Grasse, de Senez et Riez et les « pays du Verdon ». La portion de l’ancien diocèse de Marseille située dans le département du Var reste aujourd’hui encore, de Bandol à la Sainte-Baume, dans l’aire d’attraction marseillaise.
35Les diocèses étaient regroupés en provinces ecclésiastiques ; l’archevêque, à la tête du diocèse métropolitain, avait un relatif droit de regard sur les évêques des diocèses suffragants et pouvant réunir des conciles provinciaux (outre ceux organisés au moment de la Réforme catholique, on citera le Concile d’Embrun de 1727 qui déposa l’évêque de Senez, Jean Soanen, opposant à la bulle Unigenitus, voir chap. 11). Le Sud-Est était divisé entre quatre provinces ecclésiastiques depuis la création de celle d’Avignon en 1475 par division de la province d’Arles (carte 2).
36La refonte des circonscriptions religieuses de la France effectuée en 1791 par l’Assemblée constituante posera le principe, repris ensuite par le Concordat, de l’alignement des limites diocésaines sur les autres divisions administratives, un évêque ayant ordinairement autorité sur un département, voire deux pour les prélats constitutionnels et napoléoniens. La plupart des évêchés provençaux furent dès lors supprimés.
La Provence et le royaume de France
En théorie deux États sous une même couronne
37La Provence était en droit « unie » à la couronne de France « comme un particulier uni à un autre particulier ». Le roi de France est donc en Provence « comte de Provence, Forcalquier et terres adjacentes ». Ce « co-État » associe deux entités territoriales sous l’autorité d’un même souverain.
Sans qu’à icelle couronne ni au royaume ils [les Provençaux] soient aucunement subalternés pour quelque cause que ce soit, sans aucunement préjudicier ni déroger à leurs privilèges, libertés, franchises, conventions, lois, coutumes, droits, statuts, avec promesse et serment de les garder, observer et entretenir perpétuellement. (Déclaration royale de 1486-1487)
38En théorie les charges administratives et judiciaires n’auraient dû être exercées que par des Provençaux ; le consentement des États aurait dû être requis pour percevoir de nouveaux impôts. Une telle organisation est alors par exemple celle des terres de la couronne d’Aragon, qui unissait l’Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence et celui de Majorque. Peu après la Provence, la Bretagne sera pareillement « unie » à la France en 1491 puis, avec Henri IV, la Navarre. En fait, « les principes de l’État moderne ont transformé cette union en annexion » (Bruschi, dans Aspects de la Provence, Marseille, Soc. de statistique, 1983). Les rois de France allaient aligner les institutions du comté sur celles du royaume et faire du co-État une province de fait.
39La Provence conservera cependant jusqu’à la nuit du 4 août 1789 des privilèges propres, comme la plupart des provinces périphériques intégrées au royaume à la fin du Moyen Âge ou pendant l’époque moderne. Ainsi, comme l’avaient exigé les États de Provence en janvier 1482, chaque grand acte législatif pris par la royauté pour le royaume dut faire l’objet d’une version particulière pour la Provence. Mais seul le formulaire initial changeait parfois.
Une province moyenne
40La France d’Ancien Régime est l’un des plus vastes États d’Europe : elle atteint environ 465 000 km2 en 1598 (traité de Vervins, fin des guerres de religion), 495 000 km2 en 1661 (début du règne personnel de Louis XIV), 514 000 km2 en 1713-1714 (fin de la guerre de Succession d’Espagne) et environ 528 000 km2 en 1789 (551 000 km2 actuellement, terres non européennes exclues). L’on peut estimer à environ 22 656 km2 la superficie de la Provence d’Ancien Régime. À la fin de l’Ancien Régime, la Provence constitue donc environ 4,2 % du territoire du royaume. Il s’agit d’une province de taille moyenne, loin derrière la Gascogne ou le Languedoc.
41Si l’on accepte les données brutes du dénombrement effectué en 1765 par la Procure du pays (dit « dénombrement d’Expilly », du nom de l’auteur qui le publia, voir Terrisse, 1989), la Provence aurait eu alors une population d’environ 692 300 habitants. Les Provençaux auraient constitué 2,7 à 2,8 % de la population française (estimée à 25 700 000 hab. vers 1760, 26 600 000 hab. vers 1770).
Une portion de l’aire linguistique occitane
42La Provence appartient tout entière, comme l’essentiel du « Midi » français, au domaine de l’occitan (terme de linguistique contemporaine) ou langue d’oc, à la différence du Bassin parisien, lequel appartient au domaine de la langue d’oïl (qui comprend le français de la cour et des catégories instruites, et aussi ses diverses variantes dialectales, tel le picard), de la zone dialectale intermédiaire dite franco-provençale et des langues de certaines périphéries du royaume (flamand, breton, basque, catalan, corse). En ces périodes de large oralité, toutes les langues européennes sont fragmentées en dialectes ; en de nombreuses régions d’Europe, la population parle usuellement une langue radicalement différente de celle de la cour et des lettrés, ce qui explique sans doute que nombre de voyageurs, même attentifs, ne mentionnent pas ou à peine les changements d’accent et d’idiome survenus dans leur parcours entre la capitale et le Bas-Rhône. Cependant certaines relations de voyage des xvie et xviie siècles citent des toponymes déformés jusqu’à en être méconnaissables, renferment des informations d’origine orale plus qu’approximatives qui laissent supposer des difficultés de compréhension de leurs interlocuteurs. Au xviiie siècle, les métiers de l’accueil urbains semblent s’être mis, comme l’avait fait déjà la population alphabétisée, au français, qui est alors langue internationale de l’Europe cultivée. Mais à la veille de la Révolution, l’Américain Thomas Jefferson, futur président des États-Unis, venant du Nouveau Monde, avoue à l’étape d’Avignon ne pas s’être attendu au « changement de langue ». Parvenu dans les Préalpes de Grasse, A. Young, qui vient de traverser le Comtat et l’essentiel de la Basse-Provence et a eu de multiples échanges en français, découvre soudain le problème lorsqu’il croise une femme qui conduit « un âne chargé de raisins » et qu’il lui demande de transporter son bagage. Il doit user d’un « interprète » et observe : « Ni elle ni moi, nous ne comprenions la langue l’un de l’autre ».
43La Provence est divisée selon l’isoglosse chabro/cabro (chèvre) entre le nord-provençal (provençal alpin) d’une large partie de la Haute-Provence et un sud-provençal plus proche du latin en Basse-Provence et Comtat. De l’ouest à l’est, le sud-provençal est nuancé par les variétés « rhodanienne » (qui sera au xixe siècle la langue de F. Mistral et celle par prédilection du mouvement identitaire et culturel qu’il fondera, le Félibrige) et « maritime » (cette dernière remontant en fait jusqu’au sud des actuels départements de Vaucluse et des Alpes-de-Haute-Provence). Le comté de Nice a le niçois (« nissart ») et certaines zones de Vaucluse et des Alpes-de-Haute-Provence ainsi que la Drôme du sud des enclaves provençales sont marquées par la variété « vivaro-dauphinoise ».
44L’intercompréhension semble néanmoins avoir été générale entre occitanophones (comme aujourd’hui entre un Marseillais, un Parisien et un Dunkerquois, qui parlent désormais la même langue mais de façons phonétiquement différentes). Les textes des Temps modernes attestent en revanche la forte identification par les habitants du bas pays des caractéristiques du provençal alpin, qui révèle, autant que son costume, le « gavot », l’homme de la montagne. Je reviendrai sur le problème délicat de la francisation de la population, qui semble précoce dans sa portion alphabétisée (chap. 5 et 12).
Un statut juridique et fiscal de province périphérique
45La Provence appartient à l’aire des pays de droit écrit, comme tout le Midi, soumis aux principes du droit romain, codifié dans l’Empire romain d’Orient au vie siècle (code justinien) et redécouvert en Occident à partir du xiie siècle par opposition aux régions coutumières (au nord de la ligne île d’Oléron / frontière suisse), marquées par des usages juridiques anciens, consacrés par une longue pratique et mis par écrit entre les xve et xvie siècles, qui s’appliquaient à un ressort géographique nettement délimité. Outre les usages locaux, la jurisprudence du parlement de Provence élabore un droit civil provençal. Le contentieux des communautés conduit magistrats et avocats soucieux de solutions pratiques à définir un véritable droit administratif provençal (Mestre, 1976).
46En matière de fiscalité, la Provence est pays de « taille réelle », c’est-à-dire que le principal impôt direct, le « don gratuit », est assis sur les biens (à l’exception des « biens nobles » : terres possédées « en propre », soit en propriété éminente et utile, par un seigneur dans une seigneurie dont il a, au moins en partie, la juridiction, voir chap. 3). Ce statut de taille réelle fut défini par une longue série d’actions en justice que Ralph Blaufarb a appelée le « procès des tailles », portant sur la définition des « biens nobles » et leur « compensation » en biens roturiers en cas de vente de la propriété utile, commencée au xvie siècle et qui dura jusqu’à la Révolution (Blaufarb, 2010, voir aussi chap. 12). Des cadastres communaux permettent d’apprécier l’allivrement, la capacité contributive de chaque « possédant-biens », et donc de répartir entre ces derniers la somme que la communauté d’habitants devait fournir pour le don gratuit et les autres impôts directs. Le Languedoc est également pays de taille réelle. Le Dauphiné connaît un long débat dans les premières décennies du xviie siècle pour savoir si la taille y est « réelle » ou « personnelle » (les facultés des taillables sont alors appréciées par le collecteur). En 1639, un arrêt de la cour trancha en faveur de la « taille réelle » et ordonna l’établissement d’un cadastre. Les terres pontificales étaient un paradis fiscal : n’y étaient perçus que des impôts locaux.
47La gabelle, l’impôt sur le sel, était une vieille pratique en Provence où elle avait été implantée par les comtes angevins. À partir du xviie siècle, ce monopole royal est affermé à la compagnie des Fermiers généraux. La Provence fait partie des pays de petite gabelle, qui comprennent un large Sud-Est ravitaillé par les marais salants de la Méditerranée, très productifs (cinq greniers à sel, Berre, Toulon, Hyères, Fréjus, Cannes et des entrepôts annexes). Le prix du sel y était relativement bas et les habitants n’étaient pas tenus d’en prendre une quantité déterminée, à la différence des pays de grande gabelle, soit l’essentiel du Bassin parisien. Mais les enclaves pontificales étaient « pays exempts » en matière de gabelle. Le sel y était en vente libre et coûtait quatre à cinq fois moins cher qu’en France. D’où la contrebande diffuse déjà signalée.
Une « province » nettement délimitée, un univers spécifique
48On sait que, dans la France d’Ancien Régime, les circonscriptions administratives coïncidaient rarement entre elles. C’était pourtant le cas en Provence. Le territoire provençal (comté et terres adjacentes) correspondait au ressort de la cour des comptes, aides et finances, héritée de la période comtale et à celui du parlement d’Aix, cour souveraine de justice munie d’importants pouvoirs réglementaires, instituée en 1501. Il coïncidait aussi avec celui de la généralité d’Aix, circonscription financière créée en 1542 (ressort du bureau des Finances des trésoriers généraux de France), devenue au xviie siècle la division territoriale soumise à l’autorité d’un intendant de justice, police et finances, et aussi avec le ressort du gouvernement de Provence, circonscription militaire créée au début du xvie siècle. Cette coïncidence des ressorts des quatre circonscriptions administratives et judiciaires essentielles de l’ancienne France ne se retrouvait que dans quelques autres provinces périphériques : Dauphiné, Bourgogne, Franche-Comté et Bretagne.
49Deux limites naturelles, le Rhône et la Méditerranée, des frontières d’État, des lignes douanières. Les bornes de la Provence sont aisément perceptibles sous l’Ancien Régime. Elles le sont d’autant plus qu’elles correspondent sur les principales voies d’accès et dans les ports à des postes de douane qui marquent nettement l’entrée en Provence à une exception près : depuis qu’en 1669 Louis XIV a conféré à Marseille le statut de port franc, les lignes douanières ont été reportées aux limites du terroir marseillais, pour permettre à la ville d’exercer pleinement cette fonction de transit. C’est là sans doute une des origines de la légende qui prétend que Marseille ne serait devenue française qu’à la Révolution.
50Vue depuis Paris ou Versailles, la Provence est une des parties du royaume les plus éloignées de la capitale et de la cour. Il en est d’ailleurs de même des États pontificaux des bords du Rhône vus depuis les bords du Tibre. Nice est à trois jours de Turin par la route du col de Tende. La Haye est encore plus éloignée pour la principauté d’Orange.
Une région méditerranéenne au temps du « petit âge glaciaire »
51Nombre de voyageurs aisés, des religieux et des artistes qui suivent les routes du « Grand tour » en direction de l’Italie cheminent sur la grande route royale « de première catégorie » qui prendra à l’époque contemporaine le nom de Nationale 7. Ils descendent par l’axe majeur de la vallée du Rhône, passent par Avignon puis Aix, prennent souvent alors la route de Marseille et Toulon (actuelle N 8). Ils peuvent aussi embarquer en direction de Cannes, Nice ou Gênes. S’ils continuent de voyager par la route, ils regagnent la N 7 par l’actuelle N 97 (Atlas hist. Prov., cartes no 125-126).
52Les voyageurs arrivant en Provence soulignent l’originalité climatique des régions méditerranéennes de la France, que la Provence et ses confins partagent avec le Bas-Languedoc et le Roussillon (rattaché en 1660). Soit la luminosité du ciel et l’intensité de l’ensoleillement, et aussi la violence des éléments : les gros orages et les brusques chutes de température dues au mistral. Ces changements sont perçus par eux en particulier à travers la découverte d’une végétation spécifique : vignes, oliviers, amandiers, mûriers, arbres fruitiers de plein champ. Avec cette importante nuance que les Temps modernes se situent au cœur de « la grande inflexion climatique connue sous l’expression de petit âge glaciaire » (Pichard, 1999). Cette formule pédagogique créée par les historiens (PAG en abrégé) caractérise un épisode de péjoration des températures moyennes et de dérèglement hydroclimatique en Europe et Amérique, amorcé au xive siècle et qui semble s’être estompé au xxe. Si l’on en juge par les débordements du Rhône (graphique 1), ceux de la Durance et des torrents de l’Ubaye, par l’importance des glaces charriées par les eaux de la Durance et du Rhône et même leur embâcle (40 jours en 1694 et 46 jours en 1766, 37 en 1789 à Arles) ; par la durée de l’enneigement en Haute-Provence (1 m à 1,30 m en moyenne pendant 7 à 8 mois à Seyne, si l’on en croit du moins le réaffouagement de 1728) et par les chutes de neige et le froid en Basse-Provence, en particulier hors de saison (celles des 16-18 avril 1767 tuent une partie de l’olivette et le 7 mai 1787, le thermomètre indique à Marseille - 8,4o C à 7 heures du matin), ses effets semblent les plus nets entre 1550 et 1590, la fin du xviie et le début du xviiie et les décennies 1750-1800 (voir, outre Pichard, 1999, Roucaute, 2008 et le dossier d’Archéologie du Midi médiéval, t. 27, 2009). Entre la fin du xvie et celle du xviiie, le ban des vendanges recule de trois semaines en Comtat. Ce retard se manifeste dès le début du xvie et est acquis à la fin du xviie dans le vignoble de Riez et des villes voisines, étudié par G. Pichard.
Graphique 1 : Crues du bas-Rhône

Grâce à des moyennes mobiles trentenaires, près de 500 crues individualisées ont été synthétisées sur 7 siècles (l’élément statistique de base est le mois avec crue de plus de 4 mètres à Arles, niveau où le Rhône commence à déborder). Les chiffres encadrés dénombrent les principales « poussées » de fréquence des crues (et non leur hauteur ou leur débit maximum). Les Temps modernes ont connu des crues « centennales » records : 1548, 1651, 1674 et 1755. La grande courbe (dite polynomiale) rend visible la très longue séquence du petit âge glaciaire (PAG). À noter aussi des périodes d’accalmie, ainsi au premier xviie siècle, où les domaines arlésiens connurent un apogée. La retombée du xxe siècle est en partie exagérée à cause de l’incision du lit qui s’accentue après 1875 (d’après G. Pichard et E. Roucaute).
53Les nouveaux venus en Provence y arrivent souvent par la vallée du Rhône et les champs, vergers et près des plaines du Bas-Rhône et du Val de Durance, zones exceptionnellement plates et basses, formées d’alluvions fertiles, parfois marécageuses mais susceptibles d’être drainées et ensuite irriguées, leurs donnent l’illusion initiale d’une riche contrée. Arthur Young (1741-1820), agronome anglais qui descend la vallée du Rhône et traverse la Provence pendant l’été 1789, écrit à l’étape de l’Isle-sur-la-Sorgue : « On ne peut rien voir de plus riche, de mieux cultivé que les 16 milles que j’ai parcourus ; l’irrigation est superbe ». Les voyageurs attentifs voient s’amoindrir l’ager (zone labourée) et le saltus (friches) devenir prégnant dans le bassin d’Aix et le long de la dépression de l’Arc et l’Argens où court la route royale. Il faut avoir séjourné plus longuement dans le pays et avoir atteint la Provence des bassins et collines grâce aux chemins de seconde catégorie (nos départementales) pour prendre la mesure de la rareté des bonnes terres cultivables et de la pauvreté assez générale des sols, et aussi des ravages considérables de l’érosion. A. Young observe déjà qu’entre Marseille et Toulon « le pays est tout en montagnes et rochers, avec de misérables pins, sans intérêt et laid ; les plaines, très peu larges, sont couvertes de vignes et d’oliviers » et il note à l’étape d’Hyères « cette pauvreté de la robe dont se pare la nature, qui choque l’œil partout où des oliviers et des arbres fruitiers constituent son principal vêtement ». En route vers Saint-Tropez il observe : « Le pays est tout en montagnes et couvert, pour les dix-neuf vingtièmes, de pins ou de pauvres arbrisseaux toujours verts, désert rocheux et misérable ». Même remarque dans les Préalpes de Grasse : « mauvais pays, montagnes après montagnes, couvertes d’essences vertes sans valeur ; pas un mille de cultivé sur vingt ». Le parisien Godeau, devenu évêque de Grasse et Vence, avait déjà eu au siècle précédent cette formule célèbre : « la Provence est une gueuse parfumée ».

Une Provence austère. En 1790-1791, la planche que les auteurs du Voyage pittoresque de la France consacrent à la résidence des oratoriens de Notre-Dame des Anges à Mimet, le « Port Royal de la Provence », montre un paysage rocheux sculpté par l’érosion à la végétation clairsemée. Dans un vallon, aménagements en terrasses et pré, autour d’une retenue d’eau créée par les oratoriens. Coll. part.
54Les voyageurs découvrent aussi les franges littorales qui ont un climat privilégié, en particulier lorsque, après Toulon, les effets du mistral ne se font plus sentir. Entre Toulon-Hyères et le comté de Nice se situe la zone d’acclimatation précoce d’espèces exotiques, de culture des agrumes et des grenadiers en haies. Ces arbustes y sont cependant alors, plus encore qu’aujourd’hui, à la limite de leur zone culturale. Ainsi, Charles IX et sa cour peuvent admirer en 1565 à Hyères « si grande abondance d’orangers et de palmiers et poivriers et autres arbres qui portent le coton, qu’ils ont comme forest ». Mais autour de Toulon et Hyères, l’orangeraie paraît se réduire fortement, voire disparaître au xviie siècle.
55Le climat de Basse-Provence a cependant permis l’essor des cultures des fleurs à parfum autour de Grasse. L’acclimatation, aussi, d’espèces exotiques, selon une chronologie qui reste à préciser. À la fin de l’Ancien Régime, Michel Darluc et Arthur Young mentionnent à l’est de Toulon des « dattiers », sans doute plutôt spécimens de Phœnix canariensis, et des « aloés », peut-être mal distincts des agaves. Dès le xviiie siècle Hyères attire, comme Nice, des hivernants de l’Europe du Nord-Ouest et du Nord et connaît une phase de « paléo-tourisme » (Boyer, 2000 et 2002).
La montagne provençale hors des circuits des voyageurs
56La connaissance par les voyageurs des régions traversées se limite néanmoins, sauf rares exceptions, au couloir rhodanien et à la Basse-Provence. Il en résulte d’ailleurs que pour la plupart d’entre eux, le mont Ventoux (1 909 m), qu’ils aperçoivent sur leur route, serait « le géant de Provence », bien qu’il s’élève dans le Comtat. En fait, depuis le retour de Barcelonnette à la Provence, le point culminant de cette dernière est l’aiguille de Chambeyron (3 411 m). Vient ensuite le mont Pelat (3 051 m). Auparavant le plus haut sommet était sans doute la Tête de l’Estrop (2 961 m) dans le massif des Trois Évêchés. Celui du comté de Nice est le mont Gelas (3 143 m, massif du Mercantour), à la frontière du Piémont. Mais avant le début du xixe siècle, très peu de voyageurs s’enfoncent à travers la Haute-Provence – le terme est couramment employé dès l’Ancien Régime pour désigner la partie montagneuse de la province. Le Mémoire pour l’instruction du duc de Bourgogne de 1700, dû sans doute à Pierre-Cardin Lebret, fils de l’intendant, ou peut-être même à son père (Emmanuelli, 1980), définit ainsi la partie haute de la généralité-intendance : « Il y croît assez de blé mais peu de vin et point d’huile », puis il insiste sur l’« abondance de toute sorte de fruits d’hiver » – et il ajoute : « Ce qui a fait donner anciennement le nom de Normandie par quelques-uns à cette partie de la Provence d’autant plus qu’elle est excessivement froide à cause des montagnes qui sont couvertes de neige pendant toute l’année ». Il caractérise enfin la région par l’importance des activités pastorales : « les habitants y sont riches à cause du bétail qui y abonde et des fromages qui s’y font, lesquels sont faits seulement de lait de brebis et de chèvres ».
57Les rares auteurs qui ont écrit sur cette partie de la Provence – dont sont originaires certains, tels P. Gassendi ou J. Laurensi – traitent surtout du Val de Durance, qui est parcouru par le « chemin de première catégorie » qui va de Marseille à Gap en passant par Aix, Manosque et Sisteron (N. 96 et 85), et de ses vallées affluentes. Ils vantent une agriculture arbustive prospère grâce aux cultures spéculatives de fruits, frais ou séchés dans les séchoirs situés dans les parties hautes des maisons, ces « prunes perdigones que non seulement les marchands d’ailleurs, mais même ceux de Brignoles recherchent et vendent comme prunes de Brignoles », comme l’écrit Gassendi. La réputation de ces « brignoles » paraît avoir été considérable. Une légende assure que le duc de Guise en tenait en main un cornet lorsqu’il fut assassiné à Blois en décembre 1588.
58Exceptionnel est le voyage du Marseillais Charles-Michel Campion (1732-1784), qui a gagné en 1763 depuis Cannes et Grasse la vallée de Barcelonnette afin d’atteindre l’Italie par le col de Larche. Il traduit le mélange de répulsion et de fascination qu’éprouvent les hommes de son époque face à l’altitude et la forte dénivelée – le « précipice épouvantable ». Campion souligne lors du franchissement du col d’Allos « l’horreur du chemin », entouré de « précipices effrayants » et recouvert l’hiver de neige « à une hauteur prodigieuse ». Il est vrai que la vue des sommets lui inspire cette remarque caractéristique d’une génération qui découvre la haute montagne :
L’odeur suave des plantes, la pureté de l’air que l’on respire dans cette élévation prodigieuse, cette mer de montagnes qui s’offre à la vue, tout cela semble élever l’âme au-dessus de son assiette naturelle, comme le corps l’est au-dessus de tous les objets qui l’environnent.
59Cet homme instruit participe déjà de la perception préromantique de la haute montagne.
60La partie la plus septentrionale de la Provence est surtout connue par ses migrants temporaires ou définitifs. À Aix, Marseille, Toulon, ce sont les « gavots », terme qui amalgame Haut-Provençaux et Bas-Dauphinois des futures Hautes-Alpes. Certains « descendaient » dans ces villes pendant l’hiver pour y chercher une embauche temporaire, ou à défaut des secours dans les institutions charitables. D’autres y séjournaient quelques années le temps d’un apprentissage. Pour les Parisiens du xviiie siècle, il s’agit des… « Savoyards de Barcelonnette », jeunes gens et jeunes filles qui passent l’hiver dans la capitale, chantent et dansent dans les rues, montrent des marmottes, sont ramoneurs aussi. Ils ne sont pas perçus comme « Provençaux » et restent confondus, trois générations après leur « retour » à la Provence, avec les Savoyards stricto sensu. Dans les plaines du bas Rhône, ce sont les membres des équipes de moissonneurs des souco ou sauco, composées de deux hommes qui coupent les tiges à la faucille et une femme qui lie les gerbes, qui mettent à profit le décalage climatique entre bas et haut pays pour se louer le temps des moissons dans les plaines d’Arles puis à travers le Val de Durance, pour retrouver enfin leurs champs montagnards, où les blés sont entre temps arrivés à maturité.
61Si la Provence est une province aux limites nettes par la coïncidence des ressorts de ses grandes circonscriptions administratives, ses contours semblent plus flous dans les représentations collectives dès l’époque moderne et aujourd’hui encore. Ainsi les guides touristiques de l’époque contemporaine, mêlant découpages historique et géographique, se sont longtemps obstinés à annexer la vallée de Barcelonnette au Dauphiné – sans doute pour ne pas la séparer du reste des Grandes Alpes du Sud. Autre erreur tenace : Nîmes et le Pont du Gard ont appartenu à la Provincia antique, mais jamais à la Provence médiévale et moderne, en dépit des nombreux récits de voyageurs qui ont fait un détour dans cette partie du Languedoc pour en admirer les antiquités au cours d’une traversée de la Provence. À noter enfin que la « Drôme provençale » chère aux marchands de biens et aux offices de tourisme tend à excéder fortement aujourd’hui le territoire des terres adjacentes septentrionales.
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