Chapitre VI. La fable et le conte en vers
p. 65-67
Texte intégral
1Ces deux genres se rattachent au genre satirique et, d'une manière plus générale encore, au genre didactique. Ils n'appellent pas de bien longues observations.
2La Fable, qui jette un si vif éclat à la fin du xviie siècle, n'est pas à ce moment une nouveauté dans notre littérature. Les petits récits qui portent ce nom mettent le plus souvent en scène des animaux et proposent aux hommes une leçon morale. Ils remontent à la plus lointaine Antiquité et se sont répandus dans l'Inde, en Grèce et à Rome, avant de parvenir jusqu'à nous. Ce sont les versions des écrivains grecs et latins qui nous sont arrivées les premières. Elles ont été connues en France dès le Moyen Âge à travers Phèdre et Avianus. Marie de France en a écrit un important recueil, auquel sont venus s'ajouter plus tard plusieurs autres Ysopets, parmi lesquels il faut surtout citer l'Ysopet de Lyon. Au xvie siècle la vogue de ces histoires familières est très loin d'être épuisée. Il suffit de rappeler à ce propos les ouvrages de divers auteurs, de Gilles Corrozet, de G. Haudent, de G. Guiroult. C'est au xviie siècle que nous sont révélées les fables orientales par G. Gaulmin et le P. Poussines.
3Il suffit de rappeler tous ces faits pour bien montrer que La Fontaine n'est pas un initiateur et qu'il n'a pas découvert un monde ignoré. Mais c'est bien lui qui a donné à la Fable un lustre incomparable et qui l'a classée parmi les genres les plus en vue de notre littérature. Il en a fait une comédie vive et fine dont les acteurs, le plus souvent des animaux, sont dessinés en traits justes et sont animés d'une vie intense. Il a déployé dans la peinture de ces personnages une psychologie pénétrante, qui procède d'une observation extrêmement serrée. Se tenant à égale distance d'une sécheresse insipide et d'une abondance superflue, il a réalisé dans un cadre restreint de purs chefs-d'œuvre, ramassés et sobres, où la narration dramatique alterne avec le dialogue et la description, sans que jamais la moindre surcharge vienne alourdir les scènes qu'il nous met sous les yeux. Chemin faisant, Il ne s'est pas interdit quelques digressions où il a donné libre cours à des effusions personnelles, à des confidences dont la délicate sensibilité apporte le témoignage d'un cœur charmant et généreux : ainsi il a ouvert la Fable au lyrisme et à l'élégie. L'aimable épicurien qu'il était a en outre dispensé à ses lecteurs, sans aucun dogmatisme, les trésors d'une sagesse malicieuse et prudente, en tenant compte des leçons de l'expérience : sa morale, sans grande élévation peut-être, et qui n'enseigne pas le sacrifice, mais qui est avant tout une morale pratique, nous met en garde contre les périls de l'existence et nous enseigne la modération.
4Il a fait tout cela avec une aisance incomparable, et il a conté comme personne peut-être en France n'y avait réussi avant lui, passant du plaisant au grave et du simple à l'épique, sans aucun effort apparent. Sa langue est tour à tour châtiée et pittoresque, pleine de mots archaïques et de termes empruntés aux métiers, ou d'une pureté toute classique. Son style, qui semble primesautier, mais auquel il donnait un soin extrême, est l'un des plus variés qu'on connaisse; le poète hausse le ton avec un sourire ou redevient familier selon les nuances changeantes de sa pensée; mais il se confine le plus souvent dans les zones moyennes, et toujours il s'exprime avec le naturel le plus parfait. Enfin il a donné à la Fable sa forme définitive, qu'elle conservera jusqu'à ce que notre littérature cesse de cultiver ce genre. Je veux parler ici du système de versification qu'il a employé. Sauf exception, il ne l'a pas écrite en vers isométriques, comme l'avait fait Marie de France. Il a usé du vers libre à rimes mêlées, beaucoup plus souple et qui se modèle merveilleusement sur l'idée. On y trouve selon l'occasion des alexandrins, des décasyllabes, des octosyllabes, mais aussi des mètres très courts dont il a su tirer de curieux et savants effets. Il l'a manié en grand artiste, avec une sûreté qui mérite encore notre admiration.
5C'est également La Fontaine qui a rénové le Conte en vers. Ce genre avait été en faveur chez nous au Moyen Âge sous des espèces très différentes, qui vont du Conte dévot au Dit moralisant, au Lai et au Fabliau. Les Fabliaux surtout ont rencontré un succès durable, puisque nous en possédons une centaine dont le plus ancien date du xiie siècle, tandis que les plus récents ont été composés au commencement du xive par Jean de Condé et Watriquet de Couvin. Ce sont des récits plaisants qui mettent en scène non plus des animaux, mais des hommes, clercs, chevaliers, bourgeois et vilains représentés dans le train de la vie quotidienne avec leurs passions, leurs convoitises et leurs vices. Ces récits ne sont pas très éloignés de ceux que nous offrent les Fables1, mais ils tiennent beaucoup plus encore de la Farce, genre d'ailleurs plus moderne, par l'énormité des facéties qui y sont contenues et par leur gaieté souvent grossière. Fréquemment en effet ce sont les aventures amoureuses qui en forment le fond et le comique y est obtenu par des gaillardises qui vont jusqu'à l'obscénité. La matière des Fabliaux, cette fois traitée en prose, se retrouve chez les conteurs italiens, dans le Novellino, chez Boccace, Bandello et quelques autres. C'est à cette tradition que se rattache La Fontaine, poète volontiers licencieux, qui reprend les mêmes sujets, mais leur rend la forme versifiée que ses prédécesseurs immédiats, tant en Italie qu'en France, avaient abandonnée. Il se montre novateur en ce sens que le plus souvent il a recours, comme dans ses Fables, au vers libre, afin de donner à ses Contes la facture aisée et gracieuse qui convient à ce genre particulièrement familier. Il détermine ainsi un vaste courant littéraire qui se développera pendant tout le xviiie siècle et dont nous suivrons ailleurs les sinuosités.
6Comme la Fable et le Conte sont des poèmes mineurs, et que leur résurrection commence à peine, les critiques de l'époque classique, à l'exemple de Boileau, les passent sous silence2. Il en sera autrement une centaine d'années plus tard, lorsque la mode littéraire les aura fait adopter. On prendra alors la peine de les définir et d'en dégager les règles, mais sans que nous puissions découvrir, dans ce qui sera écrit à leur sujet, des considérations vraiment originales.
Notes de bas de page
1 La Jeune Veuve, Le Curé et le Mort, La Vieille et ses deux Servantes, qui ont pris place parmi les Fables de La Fontaine, pourraient tout aussi bien figurer dans le recueil de ses Contes.
2 La Fable en particulier rencontre un dédain que nous fait connaître de Chalons (p. 339) : « Quoique la Fable, écrit-il en 1716, soit maintenant estimée par les gens de bon goût autant qu'elle le fut jamais et qu'elle peut l'être encore chez les autres nations, il s'en trouve néanmoins quelques-uns qui la regardent comme un ouvrage qui, ne renfermant que des bagatelles et des niaiseries, ne doit point faire la lecture d'une personne sage, et encore moins être l'occupation d'un génie meur et solide ». Pour son compte, il assure qu'il n'a aucune prévention et que ce genre lui semble aussi légitime que beaucoup d'autres, en quoi le xviiie siècle lui a donné raison.
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