Préface
p. 5-8
Texte intégral
1Il eût été plus que dommageable, impardonnable que Régis Bertrand en quittant son enseignement à l’Université de Provence pour poursuivre, on n’en doute pas, la recherche, ne nous fasse pas partager son savoir sur l’histoire moderne de la Provence. Il est à coup sûr le plus qualifié aujourd’hui pour dresser un bilan rétrospectif, un état des lieux, mais aussi pour ouvrir de nouvelles perspectives de recherche en ces premières décennies du xxie siècle.
2En tant que son aîné, et pour avoir eu le privilège de guider si peu que ce soit son parcours, il me revient le devoir d’enfreindre la discrétion excessive avec laquelle il présente lui-même son œuvre, dont la magistrale étude sur les Provençaux et leurs morts n’est qu’un élément, certes essentiel, au sein d’un grand nombre de publications. Mais son infatigable curiosité, prospectant à partir de l’archive tous les secteurs de la recherche, du « micro » au « macro », de Marseille dont il sait tous les secrets, à une Provence largement taillée, sans ignorer les sites de comparaison en France, en Méditerranée, voilà qui est bien connu, mais pas encore assez peut-être.
3Cette histoire de la Provence des rois de France nous en donne l’illustration. Comme je l’ai été moi-même, au même titre que mes contemporains – ainsi Maurice Agulhon, pour n’en citer qu’un –, Régis Bertrand est un « enseignant-chercheur », cumul naguère traditionnel, aujourd’hui voué à disparaître peut-être, sous le poids des nouvelles obligations de la carrière universitaire. Ce statut lui a valu d’assurer durant plus de vingt ans, de 1983 à 2006, l’enseignement d’histoire de la Provence moderne à l’université d’Aix-en-Provence, prenant la relève d’un poste que Pierre Guiral à la fin des années 1950 avait confié à Maurice Agulhon, puis à moi-même, chacun durant une dizaine d’années. Durant un quart de siècle, au tournant du second millénaire, Régis Bertrand a donc occupé une position stratégique dans l’historiographie provençale, désormais pilotée, en partie du moins, par les universitaires.
4C’est pourquoi il était légitime qu’il prélude, comme il le fait, en inscrivant la synthèse qu’il présente comme un moment dans une aventure collective, qui s’inscrit dans la longue durée, mais plus encore dans le temps court des dernières décennies, les « Trente glorieuses » de l’historiographie provençale (1950-1980). J’en fus un des modestes acteurs et à ce titre n’ose pas récuser le terme, par respect pour mes frères et amis, mais je conteste le terminus : ces trente années depuis 1980, durant lesquelles Régis Bertrand a non seulement enseigné, mais produit et apporté sa contribution aux nouvelles ouvertures méthodologiques sur de nouveaux territoires, sont bien plus qu’une continuation, par certains aspects une révolution. Il nous fait participer à cette aventure et l’on comprendra avec quel intérêt, plein de sympathie plus que de nostalgie, je me suis reporté à mes repères personnels : le chapitre sur le xviiie siècle qui m’avait été confié en 1969 dans l’Histoire de la Provence, puis en 1980 ce bilan personnel en marche que j’ai risqué dans De la cave au grenier, un itinéraire en Provence de l’histoire sociale à l’histoire des mentalités, avant de quitter notre chantier provençal.
5Je mesure combien d’une date à l’autre, et depuis lors, s’inscrivent à la fois des héritages et aussi non seulement des avancées, mais des changements de perspectives, de regards, dont il nous rend compte ici.
6Régis Bertrand a choisi, avec une audace qui se révèle payante, une présentation en deux parties d’ampleur à peu près égale : la première, en six séquences ordonnées, expose sur l’ensemble de la durée triséculaire les composantes – les fondamentaux – de ce qui constitue l’identité de la Provence des Temps modernes. On apprécie l’intérêt pédagogique de cette démarche où s’inscrit l’héritage du cours professé, mais cette approche thématique va bien au-delà d’un rappel de données classiques : elle ouvre au contraire la porte du laboratoire sur les avancées d’hier à aujourd’hui. Le premier chapitre nous introduit, au-delà de la définition du champ opératoire, à celle d’un espace tel qu’on peut le décrire en termes d’aujourd’hui dans la complexité de ses composantes, centre et périphérie, éléments ajustés d’une province dans ses contraintes naturelles comme dans ce qui tient aux circonstances historiques. En abordant ensuite l’austère parcours des institutions et des pouvoirs, l’auteur rajeunit la description traditionnelle à partir des apports des grandes thèses (François-Xavier Emmanuelli, Monique Cubells) qui ont renouvelé le tableau politique de la « Provence des rois de France », associant la lecture des juristes et des historiens, pour préciser les structures institutionnelles de ce « pays d’États »… sans États à partir de 1639.
7Mais c’est dans les chapitres suivants que la démarche ordonnée, qui mène de la communauté villageoise aux ordres (plutôt qu’aux classes) puis à la dynamique sociale, introduit aux nouveautés que les chercheurs ont mises en valeur dans les décennies de 1960 à hier. Après la communauté, avec sa sociabilité à laquelle nous ont introduits les recherches pionnières de Maurice Agulhon, voici la famille telle qu’elle a été prospectée successivement par les approches démographiques puis par celles de l’anthropologie historique, la civilisation matérielle (comme on disait hier) à travers la maison, l’habitat puis le paraître, l’habit, autant de critères, ou de paramètres, nouvellement prospectés, inégalement approfondis localement. Parmi eux, la langue, ou plutôt les langues : latin, français… « provençal », dans les confluences de la pratique. Averti de toutes les nouvelles approches, au sein desquelles la Provence a plus d’une fois été un champ d’expérimentation privilégié (la fête), Régis Bertrand réécrit le tableau de la société provençale, à la ville et plus encore aux champs dans une perspective émancipée des schémas « classistes » qui furent les nôtres, sans pour autant revenir à une lecture traditionnelle de la société d’ordres, désormais abordés à partir des représentations collectives.
8Il est significatif que le rassemblement de ces traits s’opère dans le dernier chapitre de cette première partie sous la rubrique du paysage, qui s’organise autour du réseau des agglomérations : villes, bourgs, villages, chantier ouvert là encore par Maurice Agulhon et ses émules, mais dont l’auteur précise et nuance la problématique. Depuis lors, dans le contexte des études de l’environnement, le paysage de la Provence au « petit âge glaciaire » prend une nouvelle consistance.
9Ayant réussi l’exploit, dans son parcours, de ne pas nous enfermer dans le carcan d’une Provence « immobile », mais au contraire d’y faire apparaître la novation dans la continuité, Régis Bertrand risquait, dans la seconde partie de son ouvrage, de se trouver pris au piège d’avoir anticipé dans l’évocation de « la Provence qui bouge ». Il l’a heureusement évité, comme aussi celui d’être condamné à l’événementiel après l’institutionnel. Les six chapitres de cette seconde partie valorisent, au fil d’une évocation par grandes séquences – quatre plutôt que trois, à savoir la Renaissance, le temps des troubles, le xviie puis le xviiie siècle – une respiration dans la longue durée (ou la moyennement longue durée, si l’on peut se permettre d’emprunter l’expression inélégante de Pierre Vilar). Et celle-ci est évoquée en termes d’« histoire problème » telle que les recherches nouvelles l’ont formulée, en des termes qui furent longtemps objets de débats.
10La Provence a-t-elle connu une renaissance, « la Renaissance », au temps de la francisation entamée ? Pourquoi l’échec de la Réforme et l’ancrage dans un catholicisme longtemps intransigeant ? Puis on bute sur le paradoxe (vrai ou faux problème ?) énoncé depuis les années 1960 : en Provence le « tragique xviie siècle » de la vulgate parisienne à l’usage des plaines de la France du Nord aurait-il été au contraire globalement « bon », alors que le xviiie n’y aurait, de peste en catastrophes naturelles, rien de glorieux jusqu’à ses dernières décennies ?
11Sans s’enfermer dans des querelles dépassées, Régis Bertrand renouvelle les perspectives, il abat ses cartes, valorisant les études qui sur différents chantiers ont changé les façons de voir : il dispose de la lecture affinée des travaux fondateurs, autrefois contestés, de René Baehrel sur l’économie rurale, la démographie. Et surtout, avec Georges Pichard, l’histoire du climat et des phénomènes naturels fait son entrée. Elle bouscule quelque peu la temporalité des sources sérielles traditionnelles, élargissant les perspectives déjà frayées par l’étude du commerce marseillais. Sur cette toile de fond s’inscrivent les « turbulences » de l’intégration au royaume, mais somme toute la victoire si visible du régime français, dont Aix-en-Provence, ses hôtels, son cours, son parlement contestataire puis assagi, ses intendants apprivoisés, est la vitrine mise en place dès le xviie siècle. Je caricature un peu ici pour faire court. Mais c’est surtout pour évoquer le montage passionnant que fait l’auteur, au fil de ces chapitres, entre l’économique, la démographie, la « politique locale » et ses turbulences, que ce soit l’affaire Cadière ou la suppression des Jésuites dans les années 1760. Et chemin faisant, une place de choix est faite à la production artistique, à l’architecture, à la peinture et, plus largement, aux productions culturelles. La religion tient dans cet ensemble une place importante, celle des institutions et des hommes, mais plus largement encore celle des croyances, des pratiques : Régis Bertrand intègre et assimile avec aisance les apports des thèses et travaux qui se sont investis sur la « Provence mystique » ou « dévote » à l’âge baroque… comme sur les indices d’un détachement religieux. Il se penche sur les problèmes de la culture de masse, de l’alphabétisation, sans pour autant négliger les élites nobiliaires, ainsi les parlementaires étudiés par Monique Cubells.
12Et finalement il opine, avec prudence, suivant sa sagesse habituelle, s’abritant habilement derrière la question naguère formulée : « Provence sage » au xviiie siècle ? Je soupçonne qu’il garde une préférence pour la Provence baroque du xviie siècle, avec sa vitalité, sa foi, ses engagements, sur celle des mutations ébauchées et encore incertaines du xviiie siècle. Mais c’est sans doute une imputation injuste : car Régis Bertrand, tout au long de ce parcours, n’a cessé de se garder d’être pris au piège des images, des préjugés, des clichés reçus dans l’héritage véhiculé jusqu’à hier.
13C’est une histoire décapée, rajeunie et en même temps savante, érudite au meilleur sens du terme qu’il nous transmet, telle qu’il l’a exposée à ses élèves, et fait fructifier lui-même, comme il continuera à le faire, soyons-en sûrs.
Auteur
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