Chapitre III. La déclamation dans ses rapports avec l'art dramatique et l'esthétique classiques
p. 249-271
Texte intégral
1La déclamation est inséparable des conventions qui régissent le théâtre classique. Pour la majeure partie du public lettré, le vers syllabique, articulé seulement sur deux points fixes, celui de la césure et celui de la rime, si inexpressif qu'il soit, n'a rien qui choque la raison, tout au contraire. Il paraît convenir à la plus haute poésie, qui ne doit être faite que de sentiments sublimes. La tragédie en particulier met à la scène des personnages presque divins, rois ou héros, tous d'une éminente dignité, dont la grandeur rejaillit sur les confidents et les officiers qui les accompagnent, et qui font eux-mêmes partie de cette société d'élite qu'on nomme une cour. Il n'est pas niable que la diction du xviie siècle, telle que nous l'avons décrite, n'ait un caractère de pompe et de splendeur très prononcé : on la considéra comme l'attribut nécessaire de la majesté royale, et l'on admit, comme une vraisemblance raisonnable autant que nécessaire, qu'un prince ne pouvait parler comme le commun des hommes, pour ne pas dire comme un procureur ou un vulgaire domestique. Il y a une hiérarchie sociale qui se marque dans le langage aussi bien que dans l'attitude et le geste. Dufresnoy, dans les conseils qu'il donne aux peintres, note parfaitement ces différences : « Joignez à tout ce que j'ay dit des Passions, écrit-il1, qu'il faut extremement avoir égard à la qualité des personnes passionnées : la joye d'un roy ne doit pas estre comme celle d'un valet, et la fierté d'un soldat ne doit pas ressembler à celle d'un capitaine ». C'est pour cette même raison que la tragédie, ennemie de tout ce qui rappelle la bassesse et les façons populaires, exige des vers purs, graves, mâles, vigoureux et magnifiques, « dignes du Louvre, selon le mot de La Mesnardière2, et du cabinet de la Reine ». La déclamation fait corps avec le style et elle en est inséparable ; elle ne supporte pas, dans les grands genres, la trivialité des intonations.
2Cette dernière constatation est d'une importance considérable. Elle fait ressortir la différence de nature qui sépare les plaisirs du peuple de ceux qui sont réservés aux délicats. Les hommes de goût ne demandent à l'art du comédien qu'une seule espèce de vérité, vérité conventionnelle sans doute quant aux moyens qui la réalisent, mais du moins fort légitime dans son principe : ils veulent que la diction corresponde au rang des personnages. Le reste, raideur de la forme, insuffisance des nuances ou exagération des attitudes, retient à peine l'attention. Le réalisme de la déclamation, la couleur et le naturel de la parole peuvent en effet intéresser la multitude, mais ce ne sont que de viles curiosités indignes des honnêtes gens. La poésie est faite bien moins pour chanter à l'oreille que pour nourrir l'intelligence. Comme l'a laissé entendre Le Faucheur, on aime la monotonie du vers parce qu'elle ne distrait pas l'esprit et lui laisse toute liberté dans ses opérations. L'art classique s'adresse en effet aux facultés les plus nobles de l'homme ; il dédaigne les sens. C'est ce que marque parfaitement La Mesnardière, quand il oppose les lettrés, même les mondains, qui n'ont pas reçu une formation spéciale, à la tourbe méprisable du bas peuple : « Le plaisir intérieur, dit-il3, que le poëme bien entendu produit à un honneste homme qui n'en a pas appris les regles, est même trop spirituel pour toucher les sentimens d'un animal si stupide ; et pour ressentir les effets de la science theatralle, il faut estre fort elevé au dessus de la populace. S'il se treuve des ignorans qui ayant le sens assez bon pour gouster en quelque maniere le resultat des disciplines, dont il n'y a que les sçavans qui comprennent les raisons, il faut que leur ignorance ne soit pas aussi grossiere que celle du simple peuple. Le merveilleux artifice qui regne dans cette poësie, et qui la rend si difficile au jugement de tous les maîtres, ne doit estre consideré que par des esprits délicats, justes et intelligens. Cette science des mœurs, cette profonde connoissance de la nature des passions, cet art de les exciter dans les personnes heroïques, et de leur donner des paroles sortables à leur qualité, à leur fortune presente et à l'état de leurs âmes, ne sont pas des habitudes qui doivent estre employées aux recréations du vulgaire ».
3La doctrine est très haute et très noble. Elle est essentiellement aristocratique. Elle procède d'une esthétique qui, de propos délibéré, se refuse à exprimer servilement la réalité souvent ignoble et sordide. Dufresnoy condamne les peintres « qui sont tellement attachez à la nature qu'ils ne peuvent rien faire sans elle, qui la copient comme ils croient la voir, sans y rien adjouter ny en retrancher la moindre chose, soit pour le nud, soit pour les draperies ». Il blâme aussi ceux « qui peignent toutes sortes de choses de pratique, sans pouvoir s'assujettir à rien retoucher ni examiner sur le naturel. Ces derniers, dit-il4, sont proprement des libertins de peinture, comme il y en a de religion, lesquels n'ont pas d'autre loy que l'impetuosité de leurs inclinations, qu'ils ne veulent pas vaincre, de mesme que les libertins de peinture n'ont point d'autre modele que la boutade d'un génie mal reglé qui les emporte ». Les bons comédiens ne doivent pas connaître ces entraînements, car leur art repose sur un choix qui élimine la plus grande partie de la vérité totale : ainsi le vers, par une suite de « retranchements » hardis, échappe à la nature vulgaire pour se figer dans une formule magnifique ; comme la peinture classique, il tend à devenir purement spirituel, à valoir par l'idée qu'il renferme, et non pas les curiosités sonores dont il pourrait s'accompagner. Poussin d'ailleurs, dans une phrase célèbre, a défini la conception de l'époque : « les sens seuls ne doivent pas juger mes tableaux : il faut appeler la raison ».
4Cette proposition est également applicable à la poésie, en particulier à la poésie déclamée. Le principe de majestueuse uniformité qui la domine n'est pas le moindrement du monde une invention absurde. En effet, il est peut-être impossible que le comédien, d'un bout à l'autre d'un rôle, soit capable, sans aucune faiblesse, de rendre la vie dans toute sa variété. Dès lors ne vaut-il pas mieux renoncer à poursuivre, avec ses nuances multiples, une réalité forcément insaisissable et restreindre cette vérité à quelques détails conventionnels dont on est sûr d'avance qu'ils seront universellement compris ? Sans doute. Donc pourquoi ne pas réduire le poème dramatique, ou mieux encore le poème tout court, à une récitation banalement ampoulée ? Il sera toujours loisible au spectateur ou à l'auditeur de compléter dans son esprit ce qui lui semblera manquer à la parole de celui qui déclamera. Des mots, des vers qu'il entendra, il composera dans sa tête, si telle est sa volonté, une musique plus animée et plus vivante. En tout cas il est certain que la poésie lui parviendra toute pure, presque aussi nue qu'un texte écrit, sans avoir été gâtée par une émotion peut-être artificielle ou fausse. Ainsi la déclamation, au xviie siècle, ne peut être qu'un art à caractère intellectuel et abstrait ; la diction syllabique, qui ne connaît qu'un seul accent par hémistiche, ne blesse en aucune façon le sens commun et ne se heurte à aucune résistance de l'oreille, qu'elle ne songe guère à flatter. Issue des temps les plus lointains de notre littérature, accueillie par la Renaissance à cause de sa splendeur et de son allure magnifique, elle est adoptée sans résistance, jusqu'en 1660 environ, par le public lettré.
5Notons bien que La Mesnardière lorsqu'il fait de la poésie un « plaisir intérieur », Poussin lui-même, quand il place l'entendement au-dessus des perceptions de nos organes, ne sont pas des isolés. Ils expriment au contraire ce que pensent tous leurs contemporains. J'aurai plus loin l'occasion de signaler quelle opposition l'opéra a rencontrée à sa naissance. Or, à propos de cette nouvelle forme d'art, Saint-Evremond prononce des paroles décisives. Comparant les acteurs français aux acteurs italiens, il préfère ceux-ci. Avait-il raison de le faire ? La question importe peu. Ce qu'il y a d'intéressant, ce sont les considérations par lesquelles il motive son jugement : « Aimez-vous à être touché ? s'écrie-t-il5. Ecoutez la Rochois, Beau-maviel, Dumesnil, ces maîtres secrets de l'intérieur, qui cherchent encore la grâce et la beauté de l'action, pour mettre nos yeux dans leur intérêt. Mais voulez-vous admirer la capacité, la science, la profondeur ? Entendez Syphace, Ballarini et Buzzolini, qui, dédaignant les faux mouvemens du cœur, s'attachent à la plus noble partie de vous-même et assujettissent les lumières les plus certaines de votre esprit ». C'est parce que l'art est surtout envisagé comme un délassement spirituel que certains condamnent la confusion des genres qui règne dans la tragédie en musique : le mélange en effet distrait, inquiète et disperse l'attention. La Fontaine, toujours au sujet de l'opéra, nous le dit sans la moindre ambiguïté :
« La comédie au moins, me diras-tu, doit plaire :
Les ballets, les concerts, se peut-il rien de mieux
Pour contenter l'esprit et réveiller les yeux ? »
Ces beautés, néanmoins, toutes trois séparées,
Si tu veux l'avouer, seroient mieux savourées ;
Des genres si divers le magnifique appas
Aux règles de chaque art ne s'accommode pas.
6La supériorité de l'esprit sur les sens est pour lui chose évidente :
[Le roi] sait de nos sens jusqu'où va le pouvoir,
Et que, si notre esprit a trop peu de portée,
Leur puissance est encor beaucoup plus limitée ;
Que, lorsqu'à quelque objet l'un d'eux est attaché,
Aucun autre de rien ne peut être touché :
Si les yeux sont charmés, l'oreille n'entend guères ;
Et tel, quoiqu'en effet il ouvre les paupières,
Suit attentivement un discours sérieux,
Qui ne discerne pas ce qui frappe ses yeux.6
7Mais Fréart de Chambray n'a-t-il pas écrit que « l'entendement est le premier et principal juge des ouvrages de peinture »7 ? Boileau de son côté place la satisfaction de l'esprit bien au-dessus du jugement de l'oreille, car les sens exercent une séduction dont il faut savoir se défier :
Tel écrit récité se soutint à l'oreille,
Qui dans l'impression au grand jour se montrant,
Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.8
8Étant donnée cette doctrine esthétique, il n'est pas surprenant que la matière même de la déclamation, je veux dire le vers, ne soit guère pour les classiques qu'un langage particulièrement noble et élevé, sauf dans les compositions badines et irrégulières. Le goût des poètes est révélateur des fins qu'ils poursuivent et nous montre de quelle façon ils comprennent leur art : ils n'écrivent pas pour obtenir une musique vivante et mélodieuse ; ils ne combinent pas leurs syllabes pour qu'un comédien les fasse valoir par les ressources savantes d'un organe exercé, mais seulement pour parler à l'esprit. Leur poésie, de leur propre aveu, est un exercice abstrait et purement intellectuel, qui dédaigne de s'adresser aux sens et d'intéresser l'oreille : elle ne peut valoir que par l'arrangement de ses mots, par sa clarté, sa logique et sa pureté. L'observation de Maurice Souriau est en effet très juste quand il signale que « Corneille semble, pour la beauté des vers, chercher la force de l'idée plutôt que l'harmonie de la forme ». On en trouve la preuve dans la façon même dont l'auteur du Cid parle de ce qu'il a écrit. Présentant la défense de l'une de ses dernières tragédies, il juge que les alexandrins en sont « bien aussi forts et plus pointilleux » que ceux de Cinna et de Maxime, « ce qui aide souvent au théâtre, où les picoteries soutiennent et réveillent l'attention de l'auditeur ». Il aime, comme il le dit, ce qui est « fort » et « nettoyé », deux termes qui reviennent souvent sous sa plume, et les maximes frappées en médaille abondent dans son œuvre. Selon Ménage, il citait volontiers comme l'une de ses plus belles inventions ce vers de Pulchérie :
Prêtez-moi votre main, je vous donne l'empire.
9Ici en effet les deux hémistiches se balancent de façon parfaite, avec un trait antithétique qui oppose les verbes donner et prêter. Il n'y a là ni couleur, ni musique, mais seulement une idée vigoureusement formulée : cela, pour un classique, révèle un grand poète, mais n'a rien de commun avec les raffinements d'un Th. Gautier ou d'un Baudelaire. On méditera encore ces phrases du Discours sur le Poëme dramatique : « La diction dépend de la grammaire. Aristote lui attribue les figures, que nous ne laissons pas d'appeler communément figures de rhétorique. Je n'ai rien à dire là-dessus, sinon que le langage doit être net, les figures placées à propos et diversifiées, et la versification aisée et élevée au-dessus de la prose ». En résumé, ce que Corneille nomme poésie, c'est un choix rigoureux dans le vocabulaire, qui ne doit pas souffrir de mots bas, et une certaine noblesse dans les idées9.
10À Racine, qui pensait sans doute comme Corneille, puisqu'il faisait corriger ses tragédies par le P. Bouhours, Boileau a demandé conseil lorsqu'il composait son Ode sur la Prise de Namur, qu'il considérait comme son chef-d'œuvre. Or lui non plus ne songe pas à l'harmonie du vers ni à sa beauté acoustique. Il n'expose à son correspondant que des scrupules grammaticaux, il le questionne uniquement sur la précision des termes, l'habileté et la justesse des métaphores. La Fontaine lui-même, s'il avait donné plus souvent dans les grands genres, au lieu d'écrire ces Fables qui sont notre régal, mais dont L'Art poëtique ne parle pas, aurait eu, à n'en pas douter, les mêmes soucis de pureté raisonnable et le même dédain des mélodies verbales : « Plus les choses sont sèches et malaisées à dire en vers, écrit en effet Boileau10, plus elles frappent quand elles sont dites noblement et avec cette élégance qui fait la vraie poësie. Je me souviens que M. de La Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes ouvrages qu'il estimoit davantage, c'étoit ceux où je loue le roi d'avoir établi la manufacture des Points de France, à la place des Points de Venise. Les voici. C'est dans la première épître à Sa Majesté :
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que payoit à leur art le luxe de nos villes. »
11Boileau, dans ces lignes, s'exprime avec le plus grand sérieux, et La Fontaine, qu'on en soit bien assuré — on s'en convaincra en lisant ses propres Épîtres —, ne mettait dans son jugement aucune nuance d'ironie. D'ailleurs nous possédons le témoignage de Maucroix : « Ce que notre ami La Fontaine, confie-t-il à Boileau11, vous a dit sur les deux vers qu'il estimoit le plus dans vos ouvrages, il me l'a dit aussi, et je ne sais pas même si je ne lui ai pas dit cela le premier ; je n'en voudrois pas répondre ». L'esthétique classique, dans son absolutisme impérieux, pousse ses principes jusqu'aux dernières conséquences.
12Si, au lieu des poètes, nous consultons les critiques, les constatations sont les mêmes. À propos de la tragédie, l'abbé d'Aubignac s'occupe du vers seulement pour nous dire qu'il y faut de grandes et illustres métaphores12. Il en écarte d'une façon générale les antithèses, mais il les approuve au contraire lorsqu'elles sont « fondées sur les choses », justifiant par ce correctif l'emploi qu'en a fait Corneille. Sa conception de la poésie dramatique est toute de grandeur et de pompe : « Si tost qu'on y méle des équivoques, affirme-t-il, des jeux de paroles, des locutions proverbiales, et toutes ces autres figures basses et foibles qui ne consistent que dans un petit ajancement de mots, on la fait degenerer de sa noblesse, on ternit son éclat, on altère sa majesté, et c'est lui arracher le cothurne pour la mettre à terre ». Ce sont là, on le notera, des considérations exclusivement intellectuelles, semblables à celles qu'expose l'Académie française, lorsqu'elle examine Le Cid. Les Sentiments de l'illustre compagnie annoncent en effet une série de commentaires sur la versification ; mais ce qu'elle appelle de ce dernier nom ne correspond en aucune façon à nos préoccupations modernes13. Je transcris la première des remarques qu'elle place sous cette rubrique. C'est à propos de l'alexandrin suivant :
Entre tous ces amants dont la jeune ferveur ...
13« Ce mot de ferveur, lisons-nous, est plus propre pour la devotion que pour l'amour ; mais supposé qu'il fust aussi bon en cet endroit qu'ardeur ou desir, jeune s'y accomoderoit fort bien, contre l'avis de l'Observateur [Scudéry] ». Toutes les autres critiques sont formulées dans le même esprit, sans qu'il soit jamais fait mention de la façon dont la voix pourrait interpréter tel ou tel vers, ni du talent qu'ont déployé les comédiens lors des représentations, ni de la manière dont ils ont rendu leurs rôles : l'Académie blâme les locutions basses et peu françaises, condamne le galimatias et le jargon, se prononce en faveur de l'usage et du bon sens, interdit les obscurités, mais ignore les beaux cris et les grands mouvements, en un mot tout ce qui peut parler à l'oreille, tout ce qui est soit passion, soit harmonie.
14Ménage a jugé Malherbe selon les mêmes principes, avec un luxe de scrupules qui nous étonnent, et des subtilités que nous ne comprenons pas toujours, mais sans jamais parler des qualités sensibles du vers. À propos de cet octosyllabe :
Qu'en celle de l'univers.
15il formule la remarque suivante14 : « Le vers eust esté plus nombreux de la sorte : qu'à la fin de l'univers. Ces mots de celui et de celle sont languissans lorsqu'ils sont rélatifs : comme en cet endroit :
N'aura sa fin terminée
Qu'en celle de l'univers,
16et dans cet autre, qui est aussi de Malherbe :
Mais qu'il soit une amour si forte
Que celle-là que je vous porte.
17Ils ne le sont point, quand ils sont mis absolument, je veux dire, quand ils sont mis pour le nom de la personne au commancement de la période : comme aux exemples suivans, qui sont aussi de notre auteur :
Celle qu'avoit Hymen à mon cœur attachée ...
Celuy qui ne s'émeut, a l'ame d'un barbare. »
18Quand une société a l'esprit ainsi fait, elle est bien évidemment indifférente aux variations qu'une voix savante pourrait introduire dans la musique des vers. Une simple convention lui suffit. Elle renonce à s'émouvoir au gré changeant des passions humaines. Toutes les qualités vivantes, et, si l'on peut dire, concrètes de la poésie, disparaissent dans un dessin quasi immatériel. Les mots qui la composent, loin de toucher les sens, ne s'adressent qu'à l'esprit de façon à produire chez l'auditeur une réaction interne. Cette réaction est provoquée par les opérations d'une raison souveraine qui fonctionne en toute indépendance, puisqu'elle ne court pas le risque d'être égarée par les suggestions troubles d'un organe trompeur.
19L'analyse qui précède conduit à des conclusions qui sembleront peut-être paradoxales. On s'imagine volontiers que la déclamation n'a jamais changé, et que, créée spontanément par l'homme, elle a atteint dès l'origine, pour toutes les langues et pour le français en particulier, son plus haut point de perfection. Mais il faudrait alors compter sans la mode toute-puissante et sans la tradition. Les recherches dont on vient de lire les résultats, appuyées sur un ensemble imposant de textes et de documents, prouvent qu'il n'en est pas ainsi. Plus spécialement, il semblera peut-être impossible qu'une certaine action du diseur n'ait pas rompu les masses des vers et ne les ait pas animées. Le geste en effet soulève et entraîne la parole. Par conséquent la déclamation syllabique, appuyée seulement sur deux accents prévus, n'a pu se maintenir que si le geste était réduit à un minimum, ce que les nécessités de la scène, telles que nous les comprenons aujourd'hui, rendent a priori difficilement admissible. D'où l'obligation pour nous d'une nouvelle étude : elle va confirmer ce que nous savons déjà.
20Les plus anciennes indications qui nous aient été fournies sur les gestes dont on doit user quand on déclame des vers nous viennent de Fouquelin : nous les trouverons à leur place quand il s'agira d'examiner en détail les règles auxquelles se conformaient les comédiens de l'époque classique et nous montrerons qu'elles ont leur origine dans les enseignements de l'Antiquité. Au xviie siècle, les rares témoignages directs que nous possédons nous prouvent que le jeu des acteurs était excessivement restreint. Il faut supposer que, sous le règne de Louis XIII, l'engoûment général pour les modes espagnoles avait imposé sur la scène des mouvements assez peu fréquents, d'une variété très limitée, mais affectés et emphatiques. Les personnages de tragédie, lorsqu'ils devaient se déplacer quelque peu, étaient dans l'obligation d'avancer ou de reculer lentement, car les princes ne peuvent en aucun cas se départir de la majesté naturelle à leur condition. Mais de plus il était convenable d'exagérer la dignité des pas. Nous en avons le témoignage par l'âpreté avec laquelle Bruscambille dénonce « ces graves enjambées à la castillane » qui lui semblaient ridicules, et le boulanger dont nous parle Balzac quitte la représentation des Juifves non seulement parce que les acteurs ne criaient pas assez fort, mais « principalement parce qu'ils ne levaient pas les jambes assez haut dans les démarches qu'ils faisoient sur le théâtre ».
21Cette première époque passée, les gestes deviennent moins raides, mais ils restent très rares. Dans les troupes de campagne, les comédiens prenaient parfois des libertés assez grandes. On nous a raconté d'autre part que Baron, le père du grand Baron, succomba en 1655 aux suites d'un mouvement trop violent. Comme il faisait à l'Hôtel de Bougogne le rôle de Don Diègue dans Le Cid, son épée lui tomba des mains au cours de son dialogue avec Don Gormas : il s'en enfonça la pointe dans le petit doigt en la repoussant du pied avec indignation, et mourut de cette blessure où se mit la gangrène. Mais l'action violente et répétée est contraire à la décence. Il demeure surtout entendu que les rois et les héros ne gesticulent dans aucun cas et qu'ils doivent conserver dans leurs attitudes toute la noblesse de leur rang : « Monsieur Corneille, dit d'Aubignac15, a fait, dans les Horaces, revenir deux fois son héros sur la scène au cours du même acte, parce qu'il n'alloit que de la salle de son palais dans la chambre de son pere, pour prendre congé de luy avant que d'aller au combat. Je conseilleray neant-moins au poëte de le faire tout le moins qu'il luy sera possible et avec beaucoup de circonspection ; car quelques considerations que j'y employé, j'ay toujours trouvé dur et choquant de voir une personne de condition aller et venir si promptement, et agir avec apparence de précipitation ».
22Ce texte, par les préoccupations qu'il révèle, est très significatif. Pratiquement, on se souviendra que jusqu'au milieu du xviiie siècle, le jeu et par conséquent le geste des comédiens sont forcément limités par la présence de spectateurs sur la scène : « Les acteurs, nous dit Chappuzeau, qui ne s'en plaint d'ailleurs pas16, ont souvent de la peine à se ranger sur le théâtre, tant les ailes sont remplies de gens de qualité qui n'en peuvent faire qu'un riche ornement ». Il y a donc impossibilité pour le comédien de tenter une représentation quelconque de la vie réelle, à cause de l'étroit espace dont il dispose. Dans la comédie, surtout dans la farce, il s'y essaie tant bien que mal, pour amuser son public ou parce que le conflit des intérêts en lutte l'exige. Dans Tartufe, Orgon, des genoux et des mains, se glisse sous la table, mais on s'indignerait de voir un roi dans une position aussi abjecte. La tragédie, par sa forme même, exclut toute espèce d'agitation ; elle suppose deux personnages debout à côté l'un de l'autre, et qui, sans bouger, répondent à des vers par d'autres vers. Conformément à son but, qui est de parler à l'esprit, elle consiste essentiellement en une pure récitation. De là vient que le rôle de Théramène dans Phèdre, pour les acteurs d'aujourd'hui qui s'efforcent de jouer Racine, présente de si grosses difficultés : le morceau du cinquième acte n'a point été écrit pour cela, et c'est en vain qu'on essaie de le détourner de son but primitif. D'ailleurs cette tragédie ne réclame tout au plus que trois ou quatre gestes nécessaires, les seuls qu'indique le poète. Si la poésie dramatique, pour le classicisme, existe par elle-même sans avoir besoin d'être soutenue par des secours artificiels, d'autant plus est-il légitime de penser que, dans la poésie lyrique, l'absence de geste laissait subsister la déclamation syllabique, articulée sur les deux seuls accents de la césure et de la rime.
23Si nous nous reportons aux ouvrages théoriques, nous y trouvons des enseignements très précis qui viennent appuyer les précédentes observations. On lit dans Quintilien qu'une bienséance absolue doit régner dans la position du corps de l'orateur17. Ce sont ces prescriptions que reprennent les traités français. Fouquelin admet que la parole seule est trop dénuée de force, et qu'elle doit, sans exagération toutefois, être soutenue par le geste, qui souligne le sens des mots et qui frappe l'esprit : « L'honneur de l'action, déclare-t-il18, gît principalement au mouvement et à la composition de tout le corps, si on se tient haut et droit, qu'on marche peu, ainsi que la matiére et le lieu le requierent Quand aux parties singulieres du cors, et au geste et actiô propre d'icelles, il faut que la téte soit droitte et bien composée, et toutesfois convienne à ce geste universel de tout le cors ». Selon Le Faucheur, la principale obligation de celui qui parle est de prendre et de conserver l'attitude dans laquelle la voix peut être le plus aisément entendue par ceux qui l'écoutent ; il doit, et la recommandation est expresse, regarder le milieu de la salle. Les mouvements, d'une façon générale, sont proscrits, à quelques exceptions près, car non seulement le prince, mais encore l'honnête homme, marquent leur qualité par la noblesse de leur maintien : « Pour le corps entier, dit-il19, il ne doit changer ni de place, ni de posture à tout moment. Cette agitation seroit indecente ... Il ne faut pas employer le geste partout, comme les mains ne doivent pas estre oisives, aussi n'est-il pas à propos qu'elles soient en un perpetuel mouvement, ce qui feroit tomber dans le vice que les Anciens ont appelé le babil des mains. Si vous haussez la main, ce ne doit pas estre plus haut que les yeux ... Je ne parle point icy de ce geste des mains qui estoit si ordinaire parmy les Anciens, en une grande douleur, de se frapper tantost la teste, tantost la poitrine, tantost la cuisse : parce que c'est une chose entièrement éloignée de notre usage et de nos mœurs »20.
24Il est permis, dans un passage de grande violence, de frapper du pied : « La supplosion du pied, concède Fouquelin, à commencer ou à finir choses véhémentes et impétueuses, est fort bonne ... Si est ce toutesfois que la fréquente supplosion des piedz sera ridicule ». Mais nous ignorons si le xviie siècle admettait encore un pareil mouvement. La main ne jouit, tout comme le bras, que d'une liberté assez réduite. L'une et l'autre servent à exprimer l'horreur. Fouquelin l'autorise à accompagner les paroles dans ces deux exemples de Des Masures :
- De telle peste, ô Dieux, veuilliez garder
La terre toute. - Digne je ne suis point,
Laquelle on doive honorer en ce point.
25Le Faucheur en fait autant à propos de ce vers :
Dieux ! détournez de nous une si grande peste.
26Pontus de Tyard se borne à quelques phrases très générales, à propos de la muse Polymne : « L'on dit qu'elle inventa les Mimes, mines et contenances, écrit-il21, avec lesquelles ceux qui font ouyr et representent les comedies et autres jeux (ainsi nomme le vulgaire telle espèce d'escriture) ou plus ridicules, ou plus sérieux, expliquent à ceux mesmes qui n'oyent ou entendent les paroles, leur intention : esmouvans aux spectateurs ou le riz, ou l'indignation, ou la pitié, et les plus internes passions, en faisant parler les doits, les mains, le corps, voire mesme le silence ». Mais en réalité Fouquelin limite beaucoup le jeu des mains, bien qu'il sache que l'index peut servir à soutenir un reproche ou une démonstration, et il exige qu'elles aient seulement un rôle modeste.
27C'est au contraire à la tête, la partie la plus noble du corps humain, qu'on demande de traduire la passion. Telle était la leçon des Anciens : « Tout dépend de la physionomie, avait écrit Cicéron22, dont le pouvoir réside surtout dans les yeux. Nos pères en cela voyaient mieux que nous ; car ils goutaient peu les acteurs sous les masques, fût-ce même Roscius. En effet, c'est l'âme qui donne de la force et de la vérité à l'action : l'âme dont le visage est le miroir, et dont les yeux sont les interprètes ; c'est la seule partie du corps qui puisse rendre nos passions avec toutes leurs nuances et leur mobilité ; et l'on n'y réussira jamais, si l'on tient constamment les yeux fixés sur le même objet... C'est donc le mouvement des yeux qu'il faut régler avec le plus grand soin ; quant à l'expression des traits, on ne doit pas chercher à la varier outre mesure, on se rendrait ridicule ou difforme ». Mêmes recommandations chez Quintilien. Il reconnaît bien qu'un signe de la main a quelque signification, mais c'est surtout la tête de l'orateur qui l'intéresse, car elle résume le geste. Il en a étudié toutes les poses : « La grâce, dit-il23, exige d'abord qu'elle soit droite et dans son aplomb naturel : car, baissée, elle donne un air d'abjection ; renversée en arrière, d'arrogance ; penchée, d'indolence ; roide et immobile, elle accuse une certaine férocité ».
28Fouquelin connaît tous ces principes. Il sait que les mouvements de la tête servent à marquer qu'on acquiesce ou qu'on refuse, qu'on doute, qu'on admire ou qu'on s'indigne. Mais il passe rapidement et se contente de dire qu'il ne faut pas l'agiter sans cesse. Le Faucheur au contraire suit pas à pas Quintilien. Il veut qu'on tienne la tête droite, non pas élevée et tendue, ce qui exprimerait de la hauteur, non pas penchée sur l'une ou l'autre épaule, ce qui signifierait de la langueur. Il ne lui défend pas d'être quelque peu mobile, de se tourner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, en particulier pour accompagner le geste, mais en aucun cas les mouvements brusques ne lui sont permis. Quintilien note que ce qu'il y a d'important en elle, c'est le visage, où se traduit la tristesse ou la joie, la fierté ou la soumission. Les joues et les paupières reflètent les agitations de l'âme, et aussi les sourcils, qui contractent, élèvent ou abaissent à leur gré le front. Sur le visage se manifestent tour à tour la rougeur et la pâleur, qui trahissent les sentiments de l'orateur : « Ainsi, lorsque la honte maîtrise le front, le sang s'y porte, et le couvre de rougeur ; dans la crainte, au contraire, il s'enfuit, et laisse, en se retirant, la pâleur sur la peau glacée ». Ainsi Fouquelin déclare que le visage exprime toutes les affections et toutes les pensées, qu'il reflète les émotions les plus intimes, qu'on peut lire dans ses traits la supplication, la colère ou la douceur. Le Faucheur attache beaucoup d'importance au jeu de ses muscles : « Les sourcils ne doivent estre ni immobiles tout à fait, ni aussi trop mobiles ... Pour l'ordinaire, ils doivent demeurer en un même estât, c'est-à-dire en leur égalité naturelle. Il leur est permis, néantmoins, et mesme convenable, de se mouvoir quelquefois lorsque les passions le demandent... Pour la bouche, il ne la faut jamais tordue, car cela est tres desagreable ». Descartes à son tour soutient de son autorité cet enseignement : « Quelques-uns des mouvements du visage, écrit-il24, sont à la vérité assez reconnaissables, comme, par exemple, les plis de la colère, et certains mouvements du nez et des lèvres dans la mauvaise humeur et dans la raillerie ; mais ceux-ci paraissent plutôt dépendre de la volonté que de la simple nature ». Surtout un bon comédien passe pour pouvoir rougir et pâlir selon le sens des vers qu'il déclame. Descartes expose que c'est le cœur qui détermine l'afflux ou le reflux du sang, que la joie fait rougir, que la tristesse fait blêmir, et que c'est dans ces mouvements que se trahit la passion. Il est certain que les spectateurs du xviie siècle ont été très attentifs à la coloration du visage, fait d'autant plus notable que l'éclairage de la scène, à cette époque, était réduit à quelques quinquets. Mais Tallemant des Réaux a reproché à Floridor de ne rien laisser paraître des sentiments qui l'animaient : « Il est toujours pâle, a-t-il remarqué25 ; cela vient d'un coup d'épée qu'il a eu autrefois dans le poumon ; ainsi point de changement de visage ».
29Or les yeux à leur tour dominent le visage. C'est eux essentiellement, comme l'a dit Quintilien, qui sont le miroir de l'âme ; la joie les fait briller, la tristesse les ternit ; tour à tour ils sont calmes, fiers, farouches, terribles, et parlent tous les langages. Fouquelin le reconnaît également. Selon Le Faucheur, c'est par eux que s'expriment surtout les états affectifs, bien qu'il ne faille tout de même pas leur laisser toute liberté : « Les regards, dit-il, doivent estre doux et droits, et non rudes et de travers, si ce n'est d'avanture en quelques endroits où la passion que vous avez ou à exprimer ou a émouvoir, desire le contraire ... L'orateur se doit former en luy-mesme une forte idée du sujet de sa passion, et ainsi cette passion s'émouvra infailliblement et paroistra aussitost dans ses yeux et dans les esprits des autres ». Les mêmes affirmations se retrouvent chez Descartes, qui indique que tous les mouvements de l'âme se reflètent dans le regard, au point que le valet le plus borné sait lire dans celui de son maître s'il est en colère ou de bonne humeur.
30Telles sont, brièvement résumées, les idées que le xviie siècle nourrit au sujet du geste. Il le réfrène autant qu'il est possible, mais, quand il le tolère, il lui assigne une place étroitement délimitée, où il ne risque pas de troubler le déroulement d'une déclamation grave et pompeuse. On peut ajouter que le jansénisme qui règne dans la société d'alors, et qui est sévère, encourage toutes les sobriétés. Le théâtre classique est riche en indications qui prouvent à quel point les auteurs s'accordaient avec des théoriciens tels que Le Faucheur, si bien que l'autorité et la véracité de celui-ci ne sauraient être contestées. Le goût de l'époque a été mis pour la première fois en lumière par G. Le Bidois, qui en a rassemblé les témoignages dans l'œuvre de Corneille et de Racine26. De Corneille il a cité ces vers :
- Quoi ? vous montrez un visage étonné. (Rodog., v. 646)
- Seigneur, voyez ses yeux,
Déjà tout égarés, troubles et furieux, - Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s'enfle ... (Rodog., v. 1805 sq.) - Vous pâlissez, Madame ...(Œdipe, v. 1461)
31Les suivants sont de Racine :
- Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ? (Andr., v. 1442)
- Hé bien, Seigneur ? Mais quoi ? sans me répondre,
Vous détournez les yeux et semblez vous confondre.
Ne m'offrirez-vous donc qu'un visage interdit ? (Bér., v. 595 sq.) - Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler,
Ma rougeur ne fût pas prête à me deceler ? (Baj., v. 771-772) - Si le sort ne m'eût donnée à vous,
Mon bonheur dépendait de l'avoir pour époux.
Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage,
Nous nous aimions ... Seigneur, vous changez de visage.
(Mith., v. 1109 sq.)
32Toutes ces notations sont extrêmement caractéristiques. Ainsi le geste des acteurs, gouverné par des principes rigoureux, ne tend pas à ruiner la diction syllabique. Bien au contraire il la maintient et la conserve. Comme elle, il évite le dérèglement ; comme elle, il connaît l'ordre et la discipline et, dans sa décence un peu tendue, il est conforme à l'esprit général du siècle. Si enfin nous le considérons par rapport au vers, n'est-il pas évident qu'il apparaît non pas comme un élément de pittoresque ou de passion, mais de clarté et d'intelligence, ces deux qualités, pour les critiques d'alors, étant celles que la poésie française, avant tout, doit posséder ?
33Voltaire a exactement marqué l'unité de l'art dramatique classique aux environs de 1640. Il l'a fait à propos du monologue d'Auguste, dans Cinna. Comme Fénelon en avait blâmé le style emphatique, il a plaidé, sans contredire à ce jugement, les circonstances atténuantes et présenté d'utiles observations : « L'archevêque de Cambrai, a-t-il dit27, avait d'autant plus de raison de reprendre cette enflure vicieuse que, de son temps, les comédiens chargeaient encore ce défaut par la plus ridicule affectation dans l'habillement, dans la déclamation et dans les gestes28. On voyait arriver Auguste avec une démarche de matamore, coiffé d'une perruque carrée qui descendait par devant jusqu'à la ceinture : cette perruque était farcie de feuilles de laurier, et surmontée d'un large chapeau avec deux rangs de plumes rouges. Auguste, ainsi défiguré par des bateleurs gaulois sur un théâtre de marionnettes, était quelque chose de bien étrange. Il se plaçait sur un énorme fauteuil à deux gradins, et Maxime et Cinna étaient sur deux petits tabourets. La déclamation ampoulée répondait parfaitement à cet étalage ». Il est certain qu'une diction réaliste, vraie, qui chercherait à donner l'illusion de la vie en séduisant l'oreille, aurait été en complet désaccord avec toute l'organisation du théâtre classique. Nous l'allons montrer plus complètement encore.
34La scène en effet rejette absolument tout ce qui pourrait donner quelque aliment aux yeux et leur procurer quelque plaisir. Sans doute certaines productions dramatiques, les pièces à machines, qui étaient d'un rang inférieur, n'allaient pas sans changements de décors. Mais d'Aubignac nous déclare que cette variété ne ravit que le peuple et peut seule le détourner pour quelques moments des farces et des affligeantes bouffonneries qui sont sa pâture ordinaire. La Mesnardière lui aussi constate ce mauvais goût de la populace : « Il est aisé d'inférer, proteste-t-il29, que la multitude grossière ne peut treuver aucun plaisir dans un discours sérieux, grave, chaste et vraiment tragique ; et que ce monstre à plusieurs testes ne peut connoître pour le plus que des ornemens de théatre. L'activité de son esprit est bornée par ces limites. De croire qu'il soit capable de tirer quelque plaisir d'une fable bien conduite, d'une passion bien excitée, d'un sentiment bien énoncé, c'est le faire plus connoissant qu'il n'est capable de l'estre, et treuver de la justesse dans l'ennemi de la raison ».
35Donc si le vers n'est pas fait pour flatter même les curiosités de l'oreille, et si le spectacle ne doit pas viser à distraire les yeux, à quoi pourrait bien servir un décor pittoresque et sans cesse renouvelé ? Pour la tragédie, on avait commencé par le décor simultané, dit aussi « à compartiments », hérité du Moyen Âge, où les lieux étaient multiples, mais où les chassis étaient placés une fois pour toutes et n'étaient pas changés jusqu'à la fin de la représentation. Les accessoires ne brillaient pas par leur abondance. Pour la Mariane de Tristan, qui est de 1636, le Mémoire de plusieurs décorations de Mahelot, en 1673, donne les indications suivantes : « Le théâtre est un palais. Au premier acte, il faut un lit de repos, un fauteuil, deux chaises ; au deuxième acte, c'est une chambre ; au troisième, il faut un trône, un fauteuil, un tapis sur le trône, deux bancs ; au quatrième acte, il faut la prison ; au cinq, le palais et un fauteuil, et abaisser le rideau pour la fin »30. Il semble bien que cette décoration, quand la pièce fut donnée pour la première fois, était à compartiments, et que c'est plus tard qu'on l'aménagea d'acte en acte. Pour Le Cid, Corneille avait prévu un décor qui comprendrait le palais du roi, la maison de Chimène, une place publique, et qui serait évidemment monté dès le début de la représentation, de telle sorte que les acteurs devraient se poster tour à tour devant chacune de ces figurations. À ce propos, le poète jugea bon de se défendre d'avoir transgressé la règle de l'unité de lieu, encore mal établie : « Tout s'y passe dans Séville, dit-il pour s'excuser31 ... ; mais le lieu particulier en change de scène en scène, et tantôt c'est le palais du roi, tantôt la maison de Chimène, tantôt une rue ou une place publique ». Cependant il était inutile qu'il plaidât ainsi, car on réduisait généralement l'appareil nécessaire à une chambre garnie de quatre portes, avec un fauteuil pour le roi. Plus de trente ans après la première représentation, il en était encore ainsi32.
36Bientôt la tragédie, indifférente aux recherches destinées à satisfaire la vue, se contentera du palais à volonté, celui-là même dans lequel seront joués Polyeucte et Horace, et qui pourra servir pour un nombre de pièces illimité. Le Misanthrope ne réclamera qu'une salle et six chaises. Racine il est vrai, pour Bajazet, exigera un boudoir turc dont l'orientalisme était sans doute tout à fait conventionnel. Cependant, une fois posé, le décor nulle part ne change : il subsiste sans modification aucune depuis le premier acte jusqu'au dernier. Pendant tout le début du xviie siècle, le matériel nécessaire n'existait sans doute qu'à Paris, dans le théâtre des Confrères de la Passion. En province, où les troupes d'acteurs faisaient leur apprentissage, et où elles prenaient des habitudes qu'elles ramenaient ensuite avec elles dans la capitale, il était misérable, réduit à peine à quelques toiles, et même à moins encore. Voici en effet ce que raconte le vieux comédien La Rancune, dans le Roman comique de Scarron33 : « J'ai joué une pièce moi seul, et ai fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je par-lois en fausset quand je faisais la reine ; je parlois du nez pour l'ambassadeur et me tournois vers ma couronne que je posois sur une chaise ; et, pour le roi, je reprenois mon siège, ma couronne et ma gravité, et grossis-sois un peu ma voix. Par ces détails, on peut juger du reste ». Plus tard, à Versailles, il y eut pour les spectacles du roi, des décors soignés et même fort riches. Mais à l'Hôtel de Bourgogne ils restaient tout à fait sommaires, comme nous le prouve le mémoire de Mahelot, tellement il est vrai que la tragédie, soumise à la règle de l'unité de lieu, n'avait aucunement besoin d'un cadre divers et coloré.
37Cette nudité, bien entendu, ne plaisait qu'aux gens du goût le plus relevé. Les autres ne s'intéressaient qu'aux machines, qu'on leur donna d'assez bonne heure34 pour repaître la curiosité de leurs yeux. A cette intention, dès 1650 environ, d'habiles faiseurs remanièrent des pièces connues. Ainsi furent transformés Les Sosies de Rotrou sous le titre de La Naissance d'Hercule. E. Gros en a réimprimé le « dessein » ou programme35 ; on peut y lire l'annonce des merveilles auxquelles les spectateurs devaient assister, et qui sont les suivantes : la ville de Thèbes pendant la nuit à la clarté de la lune ; le lever de l'Aurore et du Soleil sur la campagne ; un parterre « qui surpasse les magnifiques jardins d'Ecbatane et de Babylone » ; une place publique avec un port de mer garni de vaisseaux ; le palais d'Amphitryon, tout cela coupé par des apparitions de Jupiter, de Mercure, de Lucine descendant sur la terre ou remontant aux cieux, par des coups de tonnerre, des jeux d'eau et de lumière. D'autres pièces appartiennent au même genre, l'Andromède de P. Corneille, La Toison d'Or, Les Amours de Jupiter et de Sémèlé, Les Amours de Vénus et d'Adonis, Les Amours du Soleil, pour lesquelles les spectateurs étaient exclus de la scène. Mais elles attristaient les délicats, indignés d'une corruption qui sapait la primauté de l'esprit.
38On le vit bien lorsque l'opéra envahit le théâtre. C'est à ce moment surtout que l'inquiétude s'empara des lettrés, car ils voyaient ébranler les solides principes sur lesquels ils avaient bâti la tragédie. Lui aussi usait de machines. Elles plaisaient à une grande partie du public, mais elles indignaient les gens de goût. Déjà, en 1640, La Mesnardière les avait condamnées avec une rare énergie : « J'estime avec Aristote, avait-il écrit36, qu'un ouvrage est imparfait, lorsqu'il a besoin de machines pour faire voir ses beautez ... Il faut avouer qu'un poëme qui subsiste de soy-mesme, a toujours autant d'avantage sur ceux qui veulent le secours des ornemens extérieurs, qu'ont les beautez naturelles sur celles qui ne le sont pas ... Les ouvrages dont la beauté est attachée aux machines sont des corps défectueux qui doivent garder le logis ... La plus importante régie qui concerne le théâtre, c'est la simplicité du lieu, ou autrement dit sa nudité. Nous recommandons par ces termes l'exclusion de toutes les choses que l'écrivain foible d'ailleurs, et meilleur peintre que bon poète, expose sur le théâtre pour exciter la terreur, comme les gibets et les roës ... Mais il y a de la bassesse à chercher ses avantages dans les choses extérieures qui ne sortent point du poëte, et de qui le décorateur devroit recevoir les louanges, s'il en résultait quelques-unes de ces peintures mendiées, et plus honteuses que puissantes ». Cette fois, c'est Saint-Evremond qui protesta. Après avoir reconnu que ces artifices offraient en eux-mêmes quelque chose de surprenant, il les traita d'ennuyeuses merveilles : « Car, dit-il37, où l'esprit a si peu de chose à faire, c'est une nécessité que les sens viennent à languir. Après le premier plaisir que nous donne la surprise, les yeux s'occupent, et se lassent ensuite d'un continuel attachement aux objets ... L'esprit, qui s'est prêté vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la rêverie ou se déplaît dans son inutilité ... C'est vainement que l'oreille est flattée et que les yeux sont charmés, si l'esprit ne se trouve pas satisfait ». Ce jugement, on le notera, est formulé dans les termes les plus limpides, et Saint-Evremond parle de la vue comme il avait parlé de l'ouïe : il place l'intelligence bien au-dessus des sens. N'est-il pas juste de dire que sur ce point particulier, nous découvrons une fois de plus l'accord du classicisme avec lui-même, et que la déclamation du xviie siècle, déjà en correspondance étroite avec le geste, l'est également avec la mise en scène ?
39Or le dédain du détail réel, l'indifférence pour la vérité particulière ne s'attestent-ils pas encore d'une autre manière ? Le théâtre, par l'état du costume, nous en apporte une autre confirmation. L'acteur de tragédie ne se montre sur la scène que dans un appareil somptueux, dont on peut avoir une idée par le tableau des Comédiens français, que Watteau peignit vers 1715 et qui se trouve aujourd'hui à New York, dans une collection américaine. Au mépris des dates et des pays, il joue les pièces de Corneille et de Racine en habit de ville, se couvre de broderies, orne son chapeau d'un panache magnifique, fait d'Oreste, de Britannicus, de Nicomède, des courtisans semblables à ceux qui paradent à Versailles. Le pittoresque, qui n'existe pas dans le vers, ni dans la diction, n'existe pas davantage dans le vêtement ; une convention, il est vrai toute de splendeur et de noblesse, en tient Ueu ; l'uniformité règne sans partage, puisque le même costume peut servir pour représenter tous les héros de théâtre, sans qu'on cherche le moindrement du monde à satisfaire les yeux. Les comédiens, comme les poètes, ont le désir que la pensée seule des spectateurs soit tenue en éveil : leur ambition ne va pas au-delà38. Sous quelque aspect que l'on considère l'art dramatique du xviie siècle, on constate que ni dans son but, ni dans ses moyens il ne peut être comparé au nôtre. « A l'époque où Corneille parut, a dit fort justement Bonald39, le spectacle était aussi peu avancé que l'art dramatique ; et même plus tard, et du temps de Racine, les théâtres, ou plutôt les tréteaux du Marais et de l'Hôtel de Bourgogne ne ressemblaient guère mieux à nos salles modernes de spectacles, que le chariot où Thespis promenait ses pièces informes et ses acteurs barbouillés de lie. Au reste ces pères de notre tragédie pensaient bien moins à faire des œuvres scéniques que des ouvrages littéraires : ils écrivaient pour le cabinet et les gens de goût, plutôt que pour le théâtre et la multitude, et il est assez remarquable que dans les dissertations, les examens, les préfaces qui précèdent leurs tragédies, ils n'aient rien dit de la représentation et du matériel de l'art théâtral, pas même parlé des comédiens, ni pour les louer, ni pour s'en plaindre ; quoique sans doute, alors beaucoup plus qu'aujourd'hui, les auteurs ne fussent pas toujours contents des acteurs ... Plus avancés dans le goût des lettres que dans celui des arts, les spectateurs demandaient aux acteurs de leur réciter Corneille et Racine, plutôt que de les jouer, et écoutaient avec transport Andromaque et les Horaces, représentés quelquefois dans une chambre, derrière des paravents et des tapisseries, par des Grecs à grandes perruques et des Romains en engageantes et en falbalas ».
40En réalité la diction syllabique, avec son schéma régulier et son imposante monotonie, fait partie de tout un système esthétique. Elle a un style. La poésie française, soit dans sa facture, soit dans sa déclamation, ne peut être comprise que si on la replace dans son milieu, que si on la considère par rapport à la société du xviie siècle, car elle a été créée et elle a vécu pour une aristocratie, pour une élite qui voulait un art à son image. Elle présente une analogie frappante avec la musique d'un Lalande ou d'un Charpentier, toute de majesté et de pompe. Elle n'est pas moins semblable à la sculpture d'un Anguier ou d'un Sarrazin, sculpture abstraite, conventionnelle et grave. Surtout elle se reflète dans la peinture, qui en est la transposition la plus parfaite. Le dédain que laisse apparaître Louis XIV, dont on connaît un mot célèbre, pour les « magots » hollandais de Téniers et de son école, n'a d'égal que celui de La Mesnardière pour les bouffons, que celui de Boileau pour les burlesques, et pour tous les ennemis de la raison classique. Le principe de la séparation des genres et celui de l'unité de ton sont valables pour un tableau comme ils le sont pour un poème. Le grand art, qui rejette Scarron, n'a pas élu Callot.
41Au surplus Dufresnoy, dans son livre si curieux, marque nettement la parenté de la tragédie et de la peinture digne de ce nom. « La peinture et la poésie — il les associe comme l'avait fait Horace — sont deux sœurs qui se ressemblent si fort en toutes choses qu'elles se prestent alternativement leur office et leur nom ... Pour contribuer toutes deux aux honneurs de la religion, elles s'élèvent jusques dans les deux, et ayant les entrées libres dans le palais de Jupiter, elles jouissent de la vue et de la conversation des dieux, dont elles observent la majesté, et considèrent la merveille de leur discours ... Elles courent par tout l'Univers, cherchant des sujets qui leur soient propres et prennent bien garde d'en traiter d'autres que ceux qui, par leur noblesse ou par quelque accident remarquable, soient dignes d'être consacrez à l'éternité »40.
42Les prescriptions de ce critique sont du même ordre que celles de Boileau ; elles procèdent de la même conception. Pour lui la décence s'impose aux peintres, comme nous avons vu qu'elle s'impose aux comédiens : comme ceux-ci se servent de leur voix, ainsi ceux-là doivent se servir de leurs pinceaux, et l'idéal qu'ils poursuivent les uns et les autres est de même nature. Dufresnoy condamne le dévergondage artistique, le pittoresque, les détails indignes, et les recherches sans portée : « Souvenez-vous, dit-il, d'éviter les objets pleins de trous, brisez en pièces, menus, et qui sont séparez en lambeaux ; fuyez aussi les choses barbares, rudes à la vue, bigarrées de couleur, comme aussi les choses impudiques, sordides, malséantes, gueuses et misérables, celles qui sont aiguës et rudes, enfin tout ce qui corrompt sa forme par une confusion des parties embarrassées les unes dans les autres ». Cet enseignement tend donc à la noblesse et à l'uniformité.
43Ce n'est pas que Dufresnoy n'admette la variété qui résulte de la différence des passions ; mais ces passions, il les classe41 et leur attribue une expression immuable, de telle sorte que la chose ne soit jamais obscure : « Il faut sçavoir que c'est un tel trait ou une telle ombre plus ou moins forte, qui fait telle passion ou telle autre, dans un tel ou tel degré. Et ainsi, quand on vous demandera ce qui fait en peinture la majesté d'un roi, la gravité d'un héros, vous répondrez déterminément et avec assurance que c'est une telle attitude, ou telles lignes dans les parties du visage formées de telle ou telle façon, ou même l'un et l'autre tout ensemble ». Ainsi la déclamation ne varie non plus que par larges tranches plus intenses ou d'intervalles musicaux plus étendus selon qu'il s'agit de traduire certains sentiments ou certains autres. Si enfin nous consultons Dufresnoy pour savoir quelle est la partie du corps humain qui, d'une façon éminente, doit rendre les passions, nous voyons qu'il se rencontre avec Le Faucheur et Descartes. Pour lui, comme pour tout le siècle, la beauté répugne en effet aux mouvements violents et exagérés ; elle est l'ennemie des contorsions du corps comme la poésie l'est de celles de la voix ; l'expression appartient au visage, surtout aux regards42. Ce n'est point par hasard que Molière a écrit ce vers :
Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements.
44Ce conseil est dicté par le code des convenances : il vaut pour tous les arts.
45Que si nous cherchons enfin quel grand nom représente le plus parfaitement la peinture classique, nous rencontrons celui de Poussin. Quant à l'exécution, il est comparable à Montdory acteur ou à Boileau poète, avec la même horreur du détail vulgaire et la même correction inexpressive. Il ne donne pas dans les recherches de costume et se soucie peu de la vérité extérieure. Il se défie même de la couleur au point qu'il a redouté d'approcher de Venise, pour ne pas se laisser séduire par elle : il la considérait en effet comme un ornement secondaire, et, ainsi que l'a écrit E. Delacroix43, « comme un vain plaisir pour les yeux ». Rien de flamboyant ou de trivial chez lui, mais une grave et sereine majesté. Quant à la conception, il rappelle Corneille auteur de tragédies ou Boileau esthéticien. Il tend visiblement vers l'épuration et il offre à ceux qui contemplent ses ouvrages des abstractions hautement spirituelles. C'est lui que Lebrun proposera comme un modèle à ses élèves « pour avoir rejeté les objets bizarres qui pouvoient débaucher l'œil du spectateur et l'amuser à des minuties ». Son but est de convaincre la raison, comme il l'a dit lui-même, non pas de distraire les sens. Dans ses toiles, on peut blâmer une limitation considérable de la réalité, une indifférence complète pour ce qui est particulier aux temps et aux lieux, un souci constant des belles attitudes et la recherche continue d'une plastique soignée ; les corps qu'il peint, dans des poses le plus souvent statiques et un peu trop arrondies, ne laissent apparaître une émotion quelconque que sur les visages, où s'expriment tour à tour la joie, le dédain, la surprise, ou tel autre sentiment qu'il veut traduire. Mais d'autre part, on ne saurait le nier, cette œuvre tout entière nous renvoie l'image d'un très supérieur et très puissant esprit, qui s'est fait de l'art une idée point très large à coup sûr, mais sérieuse, même sévère et en tout cas magnifique, pour qui la peinture est seulement la servante de l'esprit et ne vaut que par sa signification morale44.
46Les précédentes observations peuvent sembler superflues dans une étude qui a pour but d'exposer les développements du vers français. Il n'en est rien. Tout est lié et s'enchaîne. Le classicisme ayant adopté quelques principes directeurs, ces principes ont leur répercussion dans toutes les productions de l'art ; ils portent leurs conséquences dans les domaines les plus divers, qu'il s'agisse de sculpture, de musique, de littérature ou de déclamation. L'art, à toutes les époques, est un. Au xviie siècle il procède d'une esthétique qui n'est plus la nôtre, mais sa pompe souveraine et son héroïque splendeur l'imposent encore à notre respect. Tel que nous l'avons défini, avec son dédain des vulgarités, son horreur pour tout ce qui ressemble à des contorsions ou à des spasmes de convulsionnaires, il ne peut admettre une poésie qui le démente. Rencontrant un vers syllabique, aux hémistiches indivisibles, qu'un très ancien usage lui apporte, il n'hésite pas à l'adopter parce que conforme à ses propres tendances. Il le dépouille encore, dans le style comme dans la parole, de tout pittoresque et de toute couleur, et le fige dans une majesté somptueuse que nous serions tentés de nommer boursouflure, mais qu'il appelle décence. Sans doute notre sensibilité moderne proteste-t-elle contre un système qui réfrène aussi sévèrement la voix, la limite dans ses libertés, lui interdit presque complètement de varier ses tons et lui défend d'utiliser toutes ses ressources. Mais le classicisme, redoutant comme une duperie de se laisser prendre à l'agrément des sens, a préféré ne faire crédit qu'à l'intelligence et mettre sa confiance dans le tout puissant pouvoir de l'esprit humain.
Notes de bas de page
1 Dufresnoy, L'Art de Peinture, p. 182.
2 La Mesnardière, X.
3 La Mesnardière, Préface.
4 Dufresnoy, p. 160.
5 Saint-Evremond, Eclaircissement sur ce qu'on a dit de la Musique des Italiens, T. II, p. 433.
6 La Fontaine, Epître XII, à M. de Niert, sur l'Opéra.
7 Boileau, Art poétique, IV.
8 Fréart de Chambray, L'Idée de la Perfection de la Peinture, p. 4.
9 P. Corneille, Ed. des Grands Ecr., T. IV, p. 121 ; T. X, p. 491-492 ; T. I, p. 40.
10 Boileau, Lettre du 29 Avril 1695.
11 Maucroix, Lettre du 25 Mai 1695.
12 D'Aubignac, IV, 7.
13 Sentimens de l'Académie sur le Cid, 1638, p. 123 : « A l'examen de ce que l'Observateur appelle conduitte, succède celuy de la versification, laquelle ayant été reprise sans grand fondement en beaucoup de lieux, et passée pour bonne en beaucoup d'autres, où il y avoit grand sujet de la condamner, nous avons jugé nécessaire pour la satisfaction du public, de monstrer en quoy la censure des vers a esté bonne ou mauvaise, et en quoy l'observateur eust eu encore juste raison de les reprendre. Toutesfois, nous n'avons pas cru qu'il nous fallust arrester à tous ceux qui n'ont d'autre défaut que d'estre faibles et rampans, le nombre desquels est trop grand, et trop facile à connoistre, pour y employer notre temps ».
14 Ménage, Observations sur Malherbe, II, 2.
15 D'Aubignac, IV, 1.
16 Chappuzeau, p. 153 ; Molière au contraire proteste, cf. Les Fâcheux, I, 1.
17 Quintilien, Institutio oratorio, XI, 3.
18 A. Fouquelin, p. 57.
19 Le Faucheur, p. 197-204.
20 On peut rapprocher de ces observations un passage d'une lettre que Jean Tite-louze, organiste à Rouen, écrivit au P. Mersenne le 2 mars 1622 : « Je crois bien que les Anciens faisoient quelques gestes reportantz aux paroles pour mieux exciter, mais en notre siècle cela seroit ridicule et par conséquent mespreisez et sans effet » (Correspondance du P. Marin Mersenne, T. I, p. 75).
21 Pontus de Tyard, Discours philosophiques : Solitaire premier.
22 Cicéron, De Oratore, III, 59.
23 Quintilien, Institution oratoire, XI, 3.
24 Descartes, Les Passions de l'âme, II, 116.
25 Tallemant des Réaux, Historiettes.
26 G. Le Bidois, p. 77 sq.
27 Voltaire, Commentaires sur Corneille. Cinna, II, 1.
28 Il ne s'agit ici que de la démarche, comme le montre le texte ; d'ailleurs, quand l'acteur a gagné l'endroit de la scène où il se porte pour réciter son rôle, il ne bouge plus.
29 D'Aubignac, II, 1 et 6 ; La Mesnardière, Préface.
30 Cf. J. Madeleine, éd. critique de La Mariane, 1917, dans la Société des textes français modernes.
31 P. Corneille, Examen du Cid.
32 Ce sont ces indications que donne encore le Mémoire de Mahelot en 1673. Cf. H. Carrington Lancaster, p. 112.
33 Scarron, Le Roman comique, II.
34 E. Gros, Les Origines de la trag. lyrique. En 1597, YArimène de Nicolas de Montreux comporte des intermèdes, des apparitions de divinités, des personnages de farce, dans un décor très soigné ; dans Omphale, tragi-comédie de Grandchamp (1630), une grande place est faite au spectacle et à la machinerie ; il en est de même assez souvent dans les pastorales. Reste à savoir si les réalisations répondaient tou-jours à l'ambition des auteurs.
35 E. Gros, La Naissance d'Hercule ...
36 La Mesnardière, p. 418-420.
37 Saint-Evremond, Sur les Opéra, T. II, p. 198.
38 G. Bapst, p. 189-191 ; A. Jullien, p. 23 sq. ; les habits, dans Bajazet, sont turcs d'intention ; mais le turban est à peu près tout ce qui y rappelle l'Orient ; les merveilleux accoutrements des ballets de cour ne sont guère que des énigmes présentées à l'esprit : il s'agit simplement de faire découvrir, d'après l'habit, la signification morale du personnage.
39 Bonald, Mélanges.
40 Dufresnoy, p. 3-4.
41 Id., p. 181 : « Toutes ces actions de l'appétit sensitif sont appelées passions. Mais il sera à propos de savoir d'abord que les philosophes en admettent onze, l'amour, la haine, le désir, la fuite, la joye, la tristesse, l'espérance, le desespoir, la hardiesse, la crainte et la colère ... Il y a une infinité d'autres passions, qui sont comme les branches de celles que nous avons nommées : l'on peut en effet comprendre sous l'amour : la grâce, la gentillesse, la civilité, les caresses, les embrassemens, les baisers, la tranquillité, la douceur ».
42 On comparera avec les indications de Le Faucheur (cf. supra, p. 260-61) ces préceptes de Dufresnoy (p. 183 sq.) : « De toutes ces parties du corps, la teste est celle qui donne plus de vie et plus de grâce à la passion, et qui contribue en cela toute seule plus que toutes les autres ensemble. Les autres séparément ne peuvent exprimer que certaines passions, mais la teste les exprime toutes. Il y en a néanmoins qui lui sont plus particulières : comme l'humilité, qu'elle exprime lors qu'elle est baissée ; l'arrogance, quand elle est élevée ; la langueur, quand elle penche et qu'elle se laisse aller sur l'épaule ; l'opiniastreté avec certaine humeur revesche et barbare, quand elle est droite, fixe et arrestée entre les deux épaules ; et d'autres dont on conçoit mieux les marques qu'on ne les peut dire, comme la pudeur, l'admiration, l'indignation et le doute. C'est par elle que nous faisons mieux voir nos supplications, nos nuances, nostre douceur, nostre fierté, nostre amour, nostre haine, nostre joye, nostre tristesse, nostre humilité ; enfin c'est assez de voir le visage pour entendre à demy mot ; la rougeur et la pâleur nous parlent, aussi bien que le mélange des deux. Les parties du visage contribuent toutes à mettre au dehors les sentimens du cœur ; mais sur-tout les yeux, qui sont comme deux fenestres par où l'âme se fait voir : les passions qu'ils expriment plus particulièrement sont le plaisir, la langueur, la sévérité ; la douceur, l'admiration et la colère : la joye et la tristesse en pourroient encore estre, s'ils ne partoient plus spécialement des sourcis et de la bouche, et bien que ces deux dernières parties s'accordent plus particulièrement pour exprimer ces deux passions, neantmoins si vous en faites un triot avec les yeux, vous aurez une harmonie merveilleuse pour toutes les passions de l'âme. Le mouvement des lèvres doit estre médiocre, si c'est dans le discours ; parce qu'on parle plûtost de la langue que des lèvres ... Pour ce qui est des mains, elles sont les servantes de la teste, elles sont ses armes et son secours ; sans elles l'action est foible et comme à demi-morte : leurs mouvemens, qui sont presque infinis, font des expressions sans nombre, ... mais il faut prendre garde que les mouvemens soient naturels : car il y en a qui s'imaginent avoir donné bien de la voix à leurs figures, quand ils leur ont fait faire des actions violentes et exagérées, que l'on peut appeler des contorsions plustôt que des passions de l'âme ; et se donnent ainsi bien souvent de la peine, pour trouver quelque sorte de passion où il n'en faut point du tout ».
A ce passage, on pourra encore ajouter ces déclarations du peintre Henri Testelin, secrétaire et professeur de l'Académie royale, dans une conférence sur l'Expression générale et particulière : « Quand le sourcil s'élève par le milieu, il marque des mouvements agréables, mais, lorsqu'il élève sa pointe au milieu du front, il représente de la tristesse et de la douleur ... De même la bouche est la partie du visage qui marque le plus particulièrement les mouvements du cœur ».
43 E. Delacroix, T. II, p. 94-96.
44 Poussin réalise bien évidemment dans toute leur pureté les théories de Dufresnoy, qui vécut à Rome dans son entourage de 1634 à 1653 et qui fut lui-même un peintre réputé. Il sait qu'« il ne doit rien y avoir de pétillant dans la peinture » (Dufresnoy, p. 168). De plus Dufresnoy blâme les peintres qui copient exactement la nature et ceux qui se fient à l'ardeur de leur inspiration : « Quoy que ces deux sortes de peintres soient et l'une et l'autre dans des extremitez vitieuses, toutefois les premiers me semblent moins insupportables ; parce que s'ils n'imitent pas la nature accompagnée de toutes ses beautez et de toutes ses grâces, au moins imitent-ils une nature qui nous est connue, et que nous voyons tous les jours : au lieu que les autres nous en font voir une toute sauvage, que nous ne connoissons point et qui me semble estre d'une création toute nouvelle » (p. 160). Il est inutile de faire remarquer que Poussin n'encourt ni l'un ni l'autre de ces reproches. On peut en dire autant de Philippe de Champaigne. De même, lorsqu'il s'agissait de rendre les fureurs d'Oreste, les comédiens se gardaient de paraître "sauvages". On verra par la suite comment ces préoccupations ont subsisté au xviiie siècle et comment, alors encore, elles sont intervenues pour briser les libres élans d'une déclamation encore tant soit peu captive.
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