Chapitre II. L'art de dire les vers
p. 219-248
Texte intégral
1C'est encore un art pauvre, même très pauvre, et cela pour plusieurs raisons qui valent la peine d'être mises en lumière. Certaines d'entre elles trouvent leur fondement dans des habitudes séculaires et quelquefois dans des préjugés sociaux. Ce sont celles que nous exposerons d'abord. Bien évidemment, l'organisation primitive du théâtre français n'a pas favorisé l'éclosion de très grands talents. L'absence d'un corps de comédiens de métier l'a longtemps empêché ; l'appel à des déclamateurs bénévoles et occasionnels n'a eu fort souvent que de détestables résultats ; on leur a quelquefois reproché, et sans doute fort justement, de ne pas savoir leurs rôles et même d'être dénués de tout bon sens. En 1541 en effet, comme les Confrères de la Passion se proposaient de porter à la scène le Mystère du Vieil Testament, le procureur général du parlement de Paris demanda que la représentation fût interdite parce que les "joueurs" étaient ignares : « Ils n'ont langue diserte, déclarait-il, ni langage propre, ni les accents de prononciation decente, ni aucune intelligence de ce qu'ils dient ; tellement que le plus souvent advient que d'un mot ils en font trois, font point ou pause au milieu d'une proposition, sens, ou oraison imparfaite ». Quel jour fâcheux ces remarques ne jettent-elles pas sur l'insuffisance de nos premiers acteurs ! Les bateleurs, les bouffons et les monologuistes avaient sans doute beaucoup plus d'habileté, car leur existence se passait sur les tréteaux ; mais sans doute ne s'embarrassaient-ils pas d'une correction exagérée. Plus tard le manque d'écoles où les comédiens auraient reçu une formation méthodique fut la cause d'une médiocrité générale et persistante, à laquelle bien peu firent exception.
2D'autre part on doit tenir compte de ce fait que les vers, depuis les origines de notre littérature, étaient presque uniquement récités par des hommes. Sans doute, très anciennement, il a existé quelques jongleresses, mais nous ignorons si elles déclamaient des poèmes, ou si leur spécialité ne consistait pas à montrer des animaux savants. Ce sont des clercs qui jouent les premiers drames, puis ce sont des artisans, des écoliers et des bourgeois qui représentent les Mystères et les Miracles. Il y aurait indécence, dans l'opinion d'alors, à faire paraître des femmes sur la scène, à les exposer ainsi aux yeux du public, à concentrer sur elles des regards concupiscents ; elles ne sauraient s'y prêter sans contrevenir à leur modestie naturelle et aux convenances. Il s'ensuivait une uniformisation à peu près complète des voix et des registres, une absence de variété assez regrettable dans les organes des acteurs d'un même drame. Si l'on met à part les pièces montées dans les couvents de religieuses, où tous les rôles étaient tenus par des femmes, on ne peut signaler au xve siècle qu'un seul personnage féminin qui soit paru sur la scène : « Voici un fait unique dans l'histoire du théâtre au Moyen Âge, dit Petit de Julleville1 : en 1468, on avait joué, à Metz, le Mystère de Sainte Catherine de Sienne, « et portoit le personnage de Sainte Catherine une jeune fillette, âgée d'environ dix-huit ans, laquelle estoit fille à Didier le Verrier, du Four du Cloistre, et fit merveilleusement bien son devoir, au gré et plaisir de chacun ; toutefois avoit ladite fille vingt trois cents [2 300] vers de personnage, et neanmoins elle les savoit tous sur le doigt ; et parla celle fille si vivement et piteusement qu'elle provoqua plusieurs gens à pleurer, et estait agreable à toutes gens ».
3Cette exclusion fut de règle pendant fort longtemps. Au xvie siècle, c'est Jodelle lui-même qui joua le rôle de Cléopâtre dans la première tragédie française, dont il était l'auteur. Au xviie siècle, Beauval représenta ainsi un certain nombre d'héroïnes du beau sexe et, dans la troupe de Molière, c'est le boîteux Béjart qui incarna Mme Pernelle lorsqu'on donna Tartuffe. En Angleterre d'ailleurs les choses ne se passaient pas autrement, puisque l'acteur Field s'acquit une réputation à pratiquer ces travestissements. De bonne heure cependant, un certain besoin de réalisme fit désirer des voix plus claires pour les rôles de femmes. Sans qu'on osât encore faire appel à des comédiennes, on les remplaça d'abord par des jeunes garçons auxquels la mue n'avait pas encore procuré un organe viril et grave. « Ah ! vous voilà, ma jeune demoiselle ! dit Hamlet à l'un d'eux. Par Notre-Dame, depuis que je ne vous ai vue, vous vous êtes approchée du ciel de la hauteur d'une galoche : fasse le ciel que votre voix, semblable à une monnaie de mauvais aloi, ne soit pas trop altérée pour avoir cours ! » Plus simplement encore, certains acteurs s'accoutumaient à parler sur des tons de fausset. C'était là un vieil artifice : au Moyen Âge, nous savons que les chantres et les menestrels faisaient un grand usage des intonations hyperaiguës et, au xiiie siècle, Marchetto de Padoue nous dit qu'une des beautés du chant consistait à passer de la voix de poitrine à la voix de tête. Cet usage s'était maintenu. En Italie en effet, à la fin du xvie siècle, les femmes étaient encore exclues des ensembles musicaux, et, lorsqu'on exécutait quelque ouvrage, toutes les parties étaient réservées aux hommes. Ceux-ci devaient donc prendre selon leur rôle, par un abus contre lequel a protesté Caccini, la voix de fausset : dans cette intention on les soumettait à des exercices répétés, jusqu'au jour où l'Église, par un moyen beaucoup plus radical, se procura aux environs de 1 600 des voix de soprano parfaites en recourant à la castration. Cependant il subsista encore des chanteurs en fausset. Macilly prit leur défense en 16682, tout en reconnaissant que leur organe avait parfois de l'aigreur et manquait souvent de justesse. Dans la déclamation, beaucoup de comédiens, comme on le voit par un détail du Roman comique3, savaient user des tons hyperaigus. On comprend ainsi qu'au temps de Louis XIII on ait aimé les changements de registre, qui étaient la preuve d'une remarquable virtuosité, et que les notes de fausset, expressément proscrites plus tard, aient quelquefois marqué la césure, tandis que le début et la fin du vers étaient pris dans des notes graves. Ce qu'il y a de certain, c'est que les grands intervalles musicaux étaient fort goûtés et que les acteurs, pour s'attirer les applaudissements du public, devaient dans les morceaux d'un style soutenu parcourir d'immenses étendues tonales. Ces ports de voix étaient encore de mode à la fin du règne de Louis XIV.
4C'est en Italie qu'on vit paraître pour la première fois des femmes sur le théâtre ; dès le xvie siècle elles firent régulièrement partie des troupes qui s'y étaient constituées et jouèrent des rôles dans la commedia dell'arte. On ne connaît pas de comédienne française professionnelle avant Rachel Trépeau qui, dans les premières années du xviie siècle4, prit part à des représentations données à l'Hôtel de Bourgogne. Elle fut promptement imitée, et peu à peu les femmes se firent une grande place dans les compagnies dramatiques, en s'emparant des rôles qui mettaient en scène des personnages de leur sexe. Il y en avait dans la troupe qui traversa la Manche en 1629 pour aller jouer à Londres, où l'on fut scandalisé de les voir monter sur le théâtre, car c'étaient des hommes et des jeunes garçons qui jusque-là les avaient remplacées5. En Allemagne, la première troupe où il y en eut avait été fondée par Johann Velthen, étudiant à Leipzig, qui s'était adjoint quelques-uns de ses camarades d'université. Devenu acteur vers 1670, il mourut en 1692. Sa femme, qui lui succéda dans la direction de son théâtre, s'acquit comme actrice une grande renommée. Telle est l'histoire de cette révolution, accomplie par étapes assez lentes, mais dont le résultat fut d'introduire dans les représentations dramatiques une vérité dont elles avaient été trop longtemps dépourvues.
5Cependant nous aborderons la question d'un autre côté. Il est incontestable que les idées et les goûts littéraires de la Renaissance et du classicisme n'étaient pas faits pour aider aux progrès de la déclamation. Le principe de la séparation des genres, qui s'impose de très bonne heure, établit une barrière entre les œuvres comiques et bouffonnes d'une part, et les poèmes qui appartiennent à la haute littérature de l'autre. Les premières relèvent de l'art populaire et sont abandonnées à un régime de liberté complète, qui permet à la voix de moduler à peu près comme bon lui semble. Les autres n'admettent qu'une récitation lourde et pesante, qui porte encore le sceau de ses lointaines origines liturgiques. Celle-ci ne brise pas les hémistiches des grands vers, qui ne présentent que deux accents, l'un à la césure, l'autre à la rime, tandis que les mètres courts n'en possèdent qu'un seul. Sans doute faut-il admettre que la voix peut bien accrocher légèrement au passage, outre les temps régulièrement marqués, quelque syllabe tonique qui s'offre à elle. Mais il s'agit là d'accidents insensibles, qui disparaissent soit dans la modulation ascendante que termine la césure, soit dans la modulation descendante qui s'achève par la rime, de telle sorte que chaque hémistiche semble former pour l'oreille un tout compact et que le vers se compose de deux membres indivisibles, quelquefois d'un seul, s'il s'agit d'un mètre de petite dimension. On peut représenter le schéma théorique de l'alexandrin de la manière suivante :
6Celui du décasyllabe se traduit ainsi :
7Les vers courts n'ont qu'une mélodie descendante, soit, pour un hepta-syllabe, le schéma ci-dessous :
8à moins que ces vers ne soient groupés deux à deux, ce qui, ainsi qu'on l'a vu, a lieu quelquefois. Le dessin mélodique est le même pour tous les vers qui comportent le même nombre de syllabes, sauf qu'à la rime la note est plus grave en fin de période, quand le sens est complètement terminé. C'est à peine si quelques exclamations, ou quelques vocatifs, par une tolérance exceptionnelle, viennent couper et modifier les lignes musicales ainsi définies. Ce vers de Rodogune :
Parlez ; notre amitié par ce cloute est blessée. (I, 5)
9peut être rendu de la façon suivante :
10Cet autre, de La Mort de Pompée :
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine, (III, 4)
11répond à la formule ci-dessous :
12De pareils accidents prennent plus souvent place dans le premier hémistiche que dans le second. Ils n'apportent d'ailleurs que fort peu de variété dans la modulation circonflexe de l'alexandrin et ne troublent guère l'impression d'uniformité que dégage la déclamation : tous les vers en effet sont suspendus à la césure et retombent pesamment sur leur rime. Dans ces conditions de monotonie massive, il est bien difficile de donner aux paroles ailées des poètes quelque vie et quelque expression particulière, ou bien on ne peut y réussir que dans des proportions très réduites.
13Certes les troupes de théâtre comptaient parmi leurs membres des acteurs spécialisés dans le burlesque, qui récitaient des prologues bouffons, ou bien qui jouaient les farces dont on faisait suivre, dans les représentations, les tragédies et tragi-comédies chères au public lettré. Mais l'exemple qu'ils donnaient fut longtemps assez peu efficace ; il n'eut guère comme résultat qu'un certain assouplissement de la récitation comique, et encore lorsqu'il s'agissait de comédies d'un tour assez familier. Le classicisme s'opposa à une libération qui aurait pu être féconde. En dégageant les deux principes de la hiérarchie et de la séparation des genres, il fit de la diction la plus monotone la parure des œuvres les plus hautes ; il attribua à cette diction des qualités de grandeur et de majesté qui lui semblaient s'accorder avec la noblesse des sentiments exprimés par les poètes, tandis qu'un débit vif et contrasté lui paraissait convenir aux productions les plus triviales de la littérature, et à elles seules. Tout en bas de l'échelle se trouve la farce, où règne la licence la plus absolue, amusement des vilains et de la plèbe sans culture. À un degré plus élevé prend place la comédie, d'un ton plus ou moins grave, plus ou moins léger, et qui exige une déclamation en rapport avec les situations qui s'y présentent et les sentiments qui y sont exposés. Au-dessus de la comédie trône la poésie lyrique, dominée elle-même par la tragédie et l'épopée, qui écrasent de leur dignité les basses bouffonneries de la farce, sans vouloir à aucun prix en prendre les manières, ni s'approprier le moindre de ses procédés.
14Sans doute les monologuistes, les bonimenteurs, tous ceux qui sont rompus à la récitation des pièces burlesques considèrent-ils comme ridicules la déclamation syllabique, la lourde psalmodie et le ton emphatique qui règnent dans les grands genres. En 1615 en effet, s'adressant à ses spectateurs, Bruscambille, qui n'a pas de commerce avec les héros d'Homère, dit tout haut ce qu'il pense. Il proteste contre la diction non rythmée, qu'il voudrait remplacer par une articulation moins artificielle. Il s'en prend aussi à d'autres habitudes de théâtre qui lui semblent un défi au bon sens le plus vulgaire : « Je m'ose promettre, déclare-t-il6, que vous ne verrez point notre troupe ombragée de ces comédiens de la nouvelle crue, qui, d'une voix croassante et d'une action contrefaite et déréglée, offensent la vue et l'ouïe des assistants ... La naïveté, formée sur le patron même de la nature, sera fidèlement observée en nos représentations ; ces graves enjambées à la castillane n'y trouveront point de place ; une prolation à la pédantesque, dont la plupart de ces avortons de Roscie s'empêtrent la langue, sera retranchée et réduite à une douce prononciation et liaison de parole qui donnera une merveilleuse grâce au vers. Pour ce qui regarde les vers et le mérite d'iceux, nous aurons pour critiques censeurs un tas de poetastres, plus propres à reprendre qu'à bien faire ». Il désigne même les ennemis d'une réforme qu'il juge nécessaire.
15Sans doute la comédie se permet-elle un débit d'autant plus souple qu'elle est plus simple, tandis que dans ses variétés sérieuses elle n'admet qu'une diction assez semblable à celle en usage dans la tragédie. Il ne lui est pas interdit en effet, lorsqu'elle est écrite sur un ton enjoué et facile, de rechercher des inflexions expressives qui s'accordent avec la qualité de l'émotion : « Raisin le cadet7, nous disent les frères Parfaict8, parut de plus en plus excellent dans les genres comiques ... Sa figure était des plus aimables ; il étoit d'une taille médiocre, mais bien prise ... ; il avoit un art admirable pour réciter une historiette ou un conte ; il jouoit son récit ». Mais la tragédie dédaigne les artifices vocaux trop recherchés parce qu'ils lui semblent indignes d'elle. Elle tient à sa pesanteur majestueuse, à sa monotonie implacable qu'elle porte avec ostentation, comme un monarque son sceptre et sa couronne. Le P. Mourgues en présente une justification : « C'est seulement, écrit-il9, par le nombre des syllabes et non par la qualité des voyelles longues ou breves qu'on a déterminé les différentes espèces de vers françois. Les Anciens en firent d'abord pour les chanter plutôt que pour les lire : et dans la suite lorsqu'ils avoient à les lire simplement, ils retinrent toûjours un certain air recitatif, qui étoit comme une manière de chant... Chaque manière de vers faisoit comme une pièce d'une espece particuliere pour le chant, laquelle avoit son étendue et ses cadences affectées, avec des differences de piéce à piéce ». Ainsi la plus pauvre des musiques était-elle sanctifiée par cette croyance qu'elle prolongeait et reproduisait l'art des Latins. En outre il était indispensable que la grande poésie se distinguât par ses intonations même des genres inférieurs ; il importait qu'une barrière infranchissable établît une ligne de démarcation qui interdirait les échanges. Du moment que les œuvres littéraires se répartissaient selon des catégories nettement tranchées, il fallait que de l'une à l'autre nulle pénétration ne fût possible. La comédie sérieuse écrase la farce de toute sa dignité :
Dans le sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope (Boileau, Art poët., II)
16Les moyens, par conséquent, soit dans le style, soit dans la parole, tout aussi bien que dans le jeu des acteurs, ne peuvent pas être les mêmes. La tragédie est partout et toujours tragédie ; elle ne peut supporter aucun ton, aucun accent qui sente le burlesque : chaque compartiment est propriétaire de procédés qui lui sont particuliers et les cloisons sont étanches ; l'unité de ton est la résultante inévitable de la séparation des genres : « La comédie, déclare formellement d'Aubignac10, ne rejette point les entretiens des cabarets et des carrefours, les proverbes des portefaix et les quolibets des harengères, à cause que toutes ces choses contribuent à la bouffonnerie, qui doit l'animer partout, et qui fait ses plus exquis et ses plus essentiels orne-mens. Il est bien malaisé qu'elle s'élève sans tomber, et sitost qu'elle veut éclater en discours, en sentimens, ou en figures qui tiennent du style tragique, nous la trouvons defectueuse, nous en avons du degoust, et nous la considerons comme une fille de chambre qui veut parler phœbus ». Mais l'inverse est également vrai, et la tragédie doit se garder de tout ce qui pourrait affaiblir sa majesté. Elle domine toutes les autres formes de théâtre qui sont faites pour l'amusement de la plèbe. La Mesnardière marque rudement la prééminence que les bons esprits doivent lui reconnaître : « Les approbations ignorantes dont il flatte ordinairement les plus imparfaites pensées, dit-il en parlant du bas peuple11, témoignent qu'il n'a de l'estime que pour les choses ridicules ; et les clameurs tumultueuses dont il étourdit les acteurs au milieu des beaux mouvemens, font voir que pour le dégouster il suffit d'être habile homme et d'écrire parfaitement... Les saltimbanques d'Italie, les faiseurs de saults perilleux, les zanis, les pantalons et autres gens de cette étoffe, sont des acteurs proportionnez à la capacité du peuple, selon qu'elle est aujourd'hui ». Ces conceptions, on le remarquera, ne sont pas de celles qui auraient pu amener des progrès notables dans l'art de réciter des vers épiques ou tragiques.
17Comme l'épopée est un genre assez peu cultivé, c'est essentiellement dans la tragédie que se manifeste la déclamation la plus choisie. Or la tragédie, par sa forme même, n'invite pas la parole à se parer de quelque variété. Les poèmes lyriques, quand ils sont écrits en strophes hétérométriques, appellent au contraire des modulations changeantes : les grands vers y sont césures, mais à des places qui ne sont pas les mêmes, selon qu'il s'agit d'alexandrins ou de décasyllabes ; les petits sont dépourvus de pause ; le dessin mélodique n'y est donc pas uniforme. Il en est autrement de la tragédie, qui n'use jamais que de l'alexandrin. À ses débuts, les poètes, comme s'ils avaient redouté qu'elle eût à souffrir de ce défaut, l'avaient entremêlée de chœurs à la mode antique, c'est-à-dire qu'ils l'avaient coupée de morceaux plus ou moins longs, construits en systèmes strophiques, et qui rompaient l'ennuyeuse mélodie de l'alexandrin. Si ces strophes étaient écrites en mètres identiques, c'étaient des mètres courts : ils faisaient oublier pendant quelques instants la modulation circonflexe des grands vers. En voici un exemple, tiré des Juifves de Garnier :
Disons adieu, mes compagnes
A nos chetives campagnes,
Où le Jourdain doux-coulant
Va sur le sable ondelant.
Adieu terre plantureuse
N'aguere si populeuse,
Terre promise du ciel.
Toute ondoyante de miel.
Adieu Siloé, fonteine
Dont la douce eau se pourmeine
Dans le canal de Cedron,
Serpentant à l'environ ... (II)
18Si elles étaient composées de mètres différents, ceux-ci s'opposaient encore les uns aux autres par leur cadence. Soit donc cet autre exemple, emprunté à la même tragédie :
Comme veut-on que maintenant,
Si desolées,
Nous allions la flute entonnant
Dans ces valees ?
Que le luth touché de nos dois
Et la cithare Facent resonner de leur voix
Un ciel barbare ?
Que la harpe, de qui le son
Tousjours lamente,
Assemble avec nostre chanson
Sa voix dolente ? (III)
19Ces hors-d'œuvre lyriques, très fréquents au xvie siècle et au début du xviie se rencontrent encore dans Tyr et Sidon, de Jean de Schelandre, en 1628, dans la Sylvanire, de Mairet, en 1631, dans la Mort de Sénèque, de Tristan, en 1644. Mais le classicisme est hostile au mélange des genres, et de telles fantaisies lui semblent altérer la dignité de la tragédie. Déjà Hardy les a supprimés dans les pièces de sa maturité. François Ogier les condamne sans rémission dans la préface qu'il écrit pour Tyr et Sidon : « Les chœurs sont toujours désagréables, prononce-t-il, en quelque quantité ou qualité qu'ils paraissent ». Dès lors la cause est entendue, et les chœurs passent rapidement de mode ; ils ne reparaîtront que dans Esther et dans Athalie, pièces écrites pour être jouées ailleurs que sur un théâtre régulier.
20Ce dessèchement de la tragédie aurait pu être corrigé par l'adoption des stances, qui furent introduites par Racan, dans ses Bergeries12, aux environs de 1 623. Après lui Pichou, Mairet, Rotrou, Tristan en ont fait usage ; Corneille à ses débuts les a considérées comme une parure du genre dramatique. Il a glissé dans Mélite un fort beau sonnet, où la forme strophique et l'arrangement des rimes délassaient des rimes plates de la tragédie ; mais il a composé des stances pour La Veuve, pour La Suivante, pour Médée et pour Andromède ; on connait surtout celles qu'il a écrites pour Le Cid et pour Polyeucte. Il suffit de citer celle-ci, qui est dans toutes les mémoires :
Percé jusques au fond du cœur
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une injuste querelle,
Et malheureux objet d'une juste rigueur,
Je demeure immobile et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé
O Dieu ! l'étrange peine !
En cet affront mon père est l'offensé
Et l'offenseur le père de Chimène. (Le Cid, I, 9)
21La construction est puissante : dix vers, dont un de huit syllabes au début, quatre alexandrins, puis un vers de six syllabes ; viennent ensuite un décasyllabe, puis de nouveau un vers de six syllabes, et enfin deux décasylla bes ; tout cela chantait mélodieusement, avec une variété magnifique, qu tranchait sur la monotonie circonflexe des scènes dialoguées.
22Les stances firent fureur. À toutes les places du théâtre on les attendai avec impatience pour applaudir frénétiquement l'acteur qui y ferait valoi son art et sa voix, comme on guette un ténor aux difficultés de son gran air. En 1646, leur vogue nous est attestée par Scarron, qui met les vers suivants dans la bouche de son Jodelet :
Je pensois, ô noble assistance,
Vous régaler de quelque stance,
Car l'auteur m'en avoit promis ;
Mais dans notre rôle il n'a mis
Que quelques vers faits à la hâte.
Bien souvent le papier il gâte,
Et ne fait que des vers rampants
Au lieu d'en faire de pimpants. (Jodelet duelliste, IV, 8)
23Il y a là sans doute quelque ironie. Quelques années auparavant, La Mes-nardière avait loué les stances : « Les mesures des stances, avait-il écrit13, sont plus diverses de beaucoup que ne sont les alexandrins. Elles changent si fréquemment, que l'on voit dans une strophe quatre mesures différentes ; un petit vers entre deux grans, un grand entre deux petis, quatre et six grans, deux grans et quatre petis, etc. … Et ainsi, outre les rimes, le plus souvent entrelassées dans cette espèce de vers, et qui concourent encore à y mettre du changement et de l'inégalité, les stances sont beaucoup plus propres à exprimer les passions qui agitent diversement un esprit inquiété, que la taille toujours egalle de la mesure alexandrine ». Mais il ajoutait déjà à son éloge une importante réserve : « Ce qui est le plus notable dans le poème dramatique, remarquait-il, c'est la mesure des vers ; qui plus ils sont proportionnez et de pareil longueur, plus ils ont d'ajustement ». Cet "ajustement" fut bientôt considéré comme un idéal d'ordre, d'harmonie et de raison.
24Sans doute Corneille avait-il déjà eu maille à partir avec quelque critique, lorsqu'en 1650, dans l'Examen d'Andromède, il prit la défense des stances en proclamant qu'elles ne péchaient aucunement contre la vraisemblance : « Certains, avait-il écrit, veulent trouver quelque chose d'irrégulier dans ces vers. Ils disent que bien qu'on parle en vers sur le théâtre, on est présumé ne parler qu'en prose, qu'il n'y a que cette sorte de vers que nous appelons alexandrins, à qui l'usage laisse tenir nature de prose ; que les stances ne sauraient passer que pour des vers ; et que par conséquent nous n'en pouvons mettre avec vraisemblance en la bouche d'un acteur, s'il n'a eu loisir d'en faire, ou d'en faire faire par un autre, et de les apprendre par cœur ». Corneille, après avoir ainsi résumé les arguments de ses adversaires, y répond avec une subtilité qui est bien dans ses habitudes, mais en indiquant qu'il est partisan des stances justement à cause de la variété de leurs mètres. À son avis, elles ne représentent pas moins la prose que les alexandrins, bien au contraire, car de la prose elles ont les inégalités, les brièvetés ou les longueurs, tandis que c'est seulement en poésie que la mesure est toujours égale. Il juge qu'elles conviennent pour exprimer les déplaisirs, la rêverie, l'irrésolution, l'inquiétude. « Généralement, ajoute-t-il, tout ce qui peut souffrir à un acteur de reprendre haleine, et de penser à ce qu'il doit dire ou résoudre, s'accommode merveilleusement avec leurs cadences inégales et avec les pauses qu'elles font faire à la fin de chaque couplet. La surprise agréable que fait à l'oreille ce changement de cadence imprévu rappelle puissamment les attentions égarées ». Il va plus loin encore et se plaît à imaginer des stances dont chaque couplet serait de nature différente par le nombre des vers, les croisures des rimes et le nombre des syllabes de chaque vers, car « leur inégalité en ces trois articles approcheroit davantage du discours ordinaire et sentiroit l'emportement et les élans d'un esprit qui n'a que sa passion pour guide, et non pas la régularité d'un auteur qui les arrondit sur le même tour ».
25En exprimant ainsi son désir d'une plus grande variété métrique, il posait la question sur son véritable terrain. Mais ses adversaires revinrent à la charge par la voix de d'Aubignac, et c'est celui-ci qui chassa définitivement les stances de la tragédie. En 1657, il répond à Corneille, en reprenant avec autorité les arguments qu'on connaît déjà, et en dénonçant l'invraisemblance des hors-d'œuvre lyriques. « Nous avons souvent observé, lit-on dans sa Pratique du Théâtre14, que les Stances insérées au milieu d'un poëme dramatique ont assez bien réussi sur notre théâtre, en partie par l'humeur des François qui s'ennuyent des belles choses quand elles ne sont point variées, et qui ne désirent que les nouvelles, et les bizarreries portant quelque apparence de nouveauté : en partie aussi par la nature de cette poësie qui enferme toujours dans chaque stance quelque pointe d'esprit, ou quelque argument particulier. Mais les poëtes les ont quelquefois mises dans la bouche de leurs personnages avec si peu de vraisemblance, qu'ils ont rendu méprisables et ridicules les plus excellens endroits de leurs ouvrages ». D'Aubignac affirme de nouveau d'une façon solennelle que les alexandrins sont au théâtre les équivalents de la prose dans la vie commune, que les stances sont le lyrisme installé sur la scène, que par conséquent il est besoin d'un motif plausible pour justifier ce passage à un mode d'expression nouveau : « Il faut qu'il y ait une couleur ou raison pour autoriser ce changement de langage. Or la principale et la plus commune est que l'acteur qui les récite ait eu quelque temps suffisant pour y travailler ou pour y faire travailler, car certes il est bien peu raisonnable qu'un prince ou une grande dame, au milieu d'un discours ordinaire, s'avise de faire des vers lyriques, c'est-à-dire s'avise de chanter ou du moins de réciter une chanson, ce qui est d'autant plus insupportable que souvent nos poëtes ont mis des stances dans la bouche d'un acteur parmi les plus grandes agitations de son esprit, comme s'il était vraisemblable qu'un homme en cet état eût la liberté de faire des chansons. C'est ce que les plus entendus au métier ont très justement condamné dans le plus fameux de nos poëmes [il s'agit du Cid], ou nous avons vu un jeune seigneur, recevant un commandement qui le réduisoit au point de ne sçavoir que penser, que dire, ni que faire ..., faire des stances au lieu même où il étoit, c'est-à-dire composer à l'improviste une chanson au milieu d'une rue ». Ainsi d'Aubignac osait traiter les stances de "méprisables et ridicules", en usant de termes dont la dureté surprend. Il est très probable qu'au moment où il écrivait, elles avaient fini par ne plus donner satisfaction qu'à la partie la moins raffinée du public des théâtres, car Furetière, dans son Roman bourgeois, en 1666, fait prononcer par l'un de ses personnages des mots dont l'intention railleuse ne fait aucun doute. Le procureur Vollichon, revenant de voir représenter le Cinna de Corneille, formule en effet cette opinion : « Tout ce que j'y trouve à redire, c'est qu'il y devroit avoir cinq ou six couplets de vers, comme j'en ai vu dans le Cid, car c'est le plus beau des pièces ». Il faut en conclure que d'Aubignac avait résumé une façon de penser déjà courante, et que les lettrés avaient renoncé à un amusement indigne d'esprits sérieux, que le bon goût n'admettait plus. Malgré son plaidoyer de l'Examen d'Andromède, Corneille lui-même avait senti tourner le vent : Polyeucte, en 1643, fut la dernière de ses grandes tragédies où il inséra des vers lyriques. Après Andromède, qui est une pièce à machines, c'est-à-dire d'une catégorie inférieure dans l'échelle des genres, il n'osa plus en introduire que dans La Toison d'Or, dont les machines faisaient également l'attrait. Dans le reste de son théâtre, il se résigna désormais à faire régner partout la monotonie alexandrine, bien qu'il fût d'un sentiment contraire.
26Chœurs et stances supprimées, que reste-t-il dans la tragédie classique, et quelles possibilités ouvre-t-elle pour une déclamation animée et vivante ? Elle se divise en monologues et en dialogues, tout cela écrit dans un mètre immuable, avec des césures et des rimes qui tombent toujours aux mêmes places et qui emportent avec elles les mêmes intonations. Les monologues sont fort longs, comme si l'auteur n'avait aucun égard pour les forces du comédien ni pour l'agrément des spectateurs : La Folie du Sage, de Tristan, en contient un qui compte 87 vers ; dans Pyrame et Tisbé, de Théophile, Pyrame déplore ses malheurs en un discours de 175 vers et Tisbé en fait autant dans une réplique presque aussi étendue. Les dialogues répondent dans le premier tiers du xviie siècle à deux types différents. Ou bien ce sont des répliques très courtes, d'un hémistiche, plus souvent d'un vers, quelquefois de deux, où les personnages se répondent l'un à l'autre pendant un bon moment, selon une formule qu'avait déjà donnée Robert Garnier ; et ce sont sans doute les passages les meilleurs, où les vers qui s'opposent, quand ils sont vigoureux et bien frappés, peuvent produire l'effet d'un cliquetis d'épées. Ou bien ce sont d'immenses tirades alternantes, qui sont autant de discours ou de récits.
27Considérons par exemple la facture de Tyr et Sydon, tragédie de Schelandre écrite en 1608. A la première scène du premier acte, Cassandre débite d'affilée 180 vers interminables ; la troisième scène et la quatrième sont au contraire en dialogue coupé, à raison d'un vers par personnage. Dans la cinquième, à 41 vers massifs de Tiribaze s'en opposent 39 de Phulter. Au second acte, la deuxième scène débute par 54 vers de Cassandre que son précédent accès d'éloquence n'a pas fatiguée, et elle se continue par 25 vers en courtes répliques d'un vers par personnage, une seule fois deux vers. À la quatrième scène, Eurydice lance à son tour 57 alexandrins consécutifs. On arrive ainsi au troisième acte. Dès la première scène, Méliane laisse tomber de ses lèvres un déluge de 104 vers, et ceux-ci sont suivis de 19 alexandrins dans lesquels les interlocuteurs se répondent hémistiche par hémistiche, ou vers par vers, une seule fois en couplets de deux vers. A la septième scène, une tirade de Thamis ne comprend pas moins de 51 vers ce qui, pour les gens difficiles, peut paraître un effort encore insuffisant. Heureusement que Belcar, à la scène suivante, vient corriger cet excès de concision par un discours de 143 vers d'un seul tenant. Pour relever ce défi, Aris-tarque, au début du quatrième acte, assène aux spectateurs un coup de massue de la même importance, 144 vers tassés en un bloc infrangible, dont on se repose à peine par 16 vers en dialogue alternant, auxquels le même Aristarque met bientôt fin par une colonne de 40 vers. La troisième scène présente de nouveau 16 vers, à raison d'un par personnage. Voici enfin le cinquième acte. Dès la deuxième scène les épreuves d'endurance reprennent leur cours : 98 vers de Marmodan, 46 d'Eurydice, qui récidive bientôt par une tirade de 58 alexandrins. À la dernière scène, un messager en récite 47 autres sans arrêt, sur quoi le rideau tombe.
28Cet exemple en résume bien d'autres. Les tragédies de Corneille, bien des années après, sont encore découpées de la même manière, avec des tirades en général de dimension plus modeste, sans qu'elles cessent pourtant d'être fort longues, et des dialogues en brèves répliques d'un ou deux vers. On y rencontre encore de vastes monologues, comme celui de Pauline dans Polyeucte15, et des récits d'une étendue démesurée, comme celui d'Achorée dans La Mort de Pompée ; tout le monde connaît celui du Cid, qui a un rival dans celui que débite Théramène dans la Phèdre de Racine. Tout le théâtre classique est rempli de longs devoirs d'éloquence, de discours, souvent admirables d'ailleurs, où les personnages exposent des arguments ou raisonnent sur la situation dans laquelle ils se trouvent jusqu'à ce qu'ils en aient examiné tous les aspects. Ou bien ils prononcent des réquisitoires, comme celui qu'adresse Agrippine à Néron, en 105 vers, au quatrième acte de Britannicus, ou bien ils gémissent sur leur destinée, mais toujours dans un ordre parfait, et sans passer brusquement d'un sentiment à un autre. Il est rare qu'une rupture d'émotion vienne briser le thème que développe dans une belle gradation le protagoniste qui a une fois pris la parole, comme cela arrive au quatrième acte d'Andromaque, lorsqu'Hermione, cessant un moment d'injurier Pyrrhus, s'abaisse jusqu'à le supplier16, pour terminer ensuite par des menaces. Dans ces conditions, comment les intonations pourraient-elles présenter des couleurs différentes ; comment l'art de la déclamation pourrait-il déployer les ressources dont il use aujourd'hui avec une louable prodigalité ? Tout concourt à maintenir le débit des vers dans une uniformité morne et grise dont il ne sortira définitivement qu'au prix d'une révolution littéraire violente, dans un avenir encore très lointain.
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29C'est cependant au xvie siècle que les critiques commencent de s'intéresser à la manière de réciter les vers, par une curiosité qui sera encore beaucoup plus marquée au xviie. En quelques lignes, Du Bellay et Ronsard réclament un débit expressif, mais en même temps se déclarent partisans d'une diction soutenue et solennelle, ce qui montre que leur goût incline déjà vers la majesté chère aux classiques. « S'il t'advient, dit Du Bellay dans sa Deffence et Illustration17 en s'adressant au poète de ses vœux, de réciter quelquefois tes vers, tu les prononceras d'un ton distinct, non confuz, viril, non effeminé : avec une voix accommodée à toutes les affections que tu voudras exprimer en tes vers ... veu que la poësie (comme dit Cicéron) a été inventée par observation de prudence et mesure des oreilles, dont le jugement est tres superbe, comme de celles qui répudient toutes choses apres et rudes, non seulement en composition de motz, mais aussi en modulation de voix ». Ronsard à son tour, dans la première préface de sa Franciade, a formulé à peu près les mêmes désirs : « Je te suppliray seulement d'une chose, lecteur, de vouloir bien prononcer mes vers et accomoder ta voix à leur passion, et non comme quelques uns les lisent, plustost à la façon d'une missive, ou de quelques lettres royaux, que d'un poëme bien composé ». Du Bellay exige donc une modulation continue, des sons enflés et pleins ; il est d'accord avec Ronsard pour demander, à ceux qui lisent ou débitent des vers, d'articuler avec énergie et dignité. Peut-être leurs conseils étaient-ils nécessaires, car en 1657, Le Faucheur se plaindra que tous ses contemporains, régents de collège, avocats, prédicateurs, récitent et parlent fort mal : ils ne savent ni mettre en relief le mot important, ni respirer en tenant compte du sens ; dans la prose ils sont généralement incapables de marquer les divisions des périodes, tandis qu'au contraire « il est bon de les distinguer par la prononciation, mais sans reprendre pourtant son haleine, sinon quand il y en a tant qu'un seul souffle n'y peut suffire : après chaque période il faut faire une pause »18. Tout cela n'indique pas que l'art de la déclamation soit poussé jusqu'à un point de très grande perfection.
30Ni Du Bellay ni Ronsard ne nous donnent de renseignements sur les moyens dont ils croient qu'on peut user pour rendre par la voix les sentiments et les passions. S'ils ont quelques idées en la matière, ils les tirent sans doute des Anciens, et en particulier de Cicéron, à qui nous renvoie l'auteur de la Deffence. « La nature a donné pour ainsi dire à chaque passion, a écrit Cicéron19, sa physionomie particulière, son accent et son geste. Notre corps tout entier, notre regard, notre voix résonnent comme les cordes d'une lyre, au gré de la passion qui nous ébranle ; et comme les tons de l'instrument varient sous la main qui le touche, ainsi l'organe de la voix produit des sons aigus ou graves, pressés ou lents, forts ou faibles, avec toutes les nuances intermédiaires. De là naissent les différents tons, doux ou rudes, rapides ou prolongés, entrecoupés ou continus, mous ou heurtés, affaiblis ou enflés : toutes ces inflexions diverses de la voix ont besoin d'être employées tour à tour avec ménagement, et l'art peut les régler ; elles sont pour l'orateur comme les couleurs qui sert au peintre à varier ses tableaux ».
31Ces observations, présentées en des termes excellents, offrent des points de contact avec les recommandations qu'à formulées au milieu du xvie siècle Antoine Fouquelin dans sa Rhétorique françoise, le premier ouvrage où l'art de la déclamation soit examiné d'une manière un peu approfondie. On ne saurait s'étonner que l'auteur en parle avec quelque maladresse et d'une manière assez élémentaire. Il indique pourtant que la voix doit varier ses intonations en raison des figures du style, mais aussi du sens général du morceau et de la passion à laquelle obéit celui qui parle. Fouquelin, qui n'est pas un écrivain particulièrement clair, expose très souvent des vues théoriques, sans toujours montrer grâce à quels moyens elles peuvent être réalisées pratiquement par un diseur exercé : « L'autre soing et solicitude de varier la vois, écrit-il20, est aus figures, et premièrement de la diction : en prononçant lesquelles, il faut mettre peine qu'en toutes mesures de syllabes, et repetition des semblables sons, la vois semble retenir et reprendre son aleine : mais principallement, quâd l'oraison sera un peu plus armonieuse, il faudra pareillement que la vois chante et sonne je ne sçay quel chant, obscur aux oreilles des indoctes, mais toutesfois plaisant et assez cogneu et entendu par les doctes ... Le chant pourra estre obscur et difficile à entendre pour les gens imperitz, moyennant qu'il y ait quelque modulation, laquelle puisse émouvoir d'autât plus que l'on s'en dône moins de garde. Le semblable conviendra faire aus figures de la sentence : c'est à sçavoir qu'en prononçant l'Optation, l'on môtre apertemet quelque desir : Deprecation, quelque supplication ... : Prosopopée, la fiction de la vois et personage : Aversion et Digression, une intermission des personnes ausquelles on parloit et des choses desquelles il estait question : Reticence, quelque interruption. De laquelle la variété, combien que la grace et le plaisir soit aus choses singulieres et aus figures, toutesfois ell'est beaucoup plus grande aux affectiôs de toute l'oraison ».
32Ces figures du style ne déterminent dans la déclamation que de petits accidents sans grande importance, et peut-être Fouquelin n'en parle-t-il que pour tenir compte des conseils que les Anciens ont donnés aux orateurs. La convenance de l'expression avec le sens général du morceau qu'il s'agit d'interpréter provoque de sa part des remarques plus intéressantes. Il sait que des sentiments divers peuvent agiter le cœur d'un homme. Pourtant ceux dont il parle ne sont pas très nombreux. C'est d'abord la colère : « Il faut soingneusement mettre peine que (pource que les vois sont comme cordes, lesquelles respôdent à chascune touche), l'affection de l'oraison ne soit moins representée par le son de la vois que par la signification de l'oraison. Parquoy l'affection d'un homme courroucé sera exprimée d'une propre maniere de vois et differente des autres, c'est-à-dire d'une vois apre, eguë, précipitée, interrompue ... : Didon forcenée et quasi hors de sens pour le partement d'Aenée, parle ainsi toute seule, au .4. de l'Aeneide, tourné par Du Bellay :
Elle arracha l'honneur blond de sa téte,
Et en frappant son estomac honnéte
Trois, quatre fois, d'une fureur mortelle,
Va s'écrier : Par Jupiter (dist-elle)
Donques ainsi s'en ira sans danger
Ce desloyal et moqueur estranger ?
Ne courront point mes armez citoyens ?
N'iront-ils point saccager ces Troyens
En leurs vaisseaux ? Sus sus portez les flammes !
Haussez la voile : alez tirer aux rames !
Que dy-je ? ou suy-je ? ô moy folle insensée
Quelle fureur a troublé ma pensée ? »
33Il y reviendra un peu plus loin pour dire encore que dans une telle situation il faut user d'une voix « élevée, menaçante, vehemente, aveq je ne sçay quelle gravité », et à l'appui de ce conseil, il citera la suite du morceau qu'on vient de lire, suite qu'il dénomme « la prosopopée de Didon » :
Que n'ay je donc ses membres destranchez ?
Que ne les ay je en la mer espanchez ?
Tué ses gens ? et pour mieux me venger
Que ne lui ay je Ascagne fait manger ?21
34De là il passe à la douleur morale et à l'affliction qui exigent elles aussi un mode d'expression particulier : « D'autre vois se prononcera la plainte et lamentation, c'est à sçavoir d'une vois lamëtable, pleine de cômiseration et de larmes : comme celle de Chariclée [ici un morceau de prose qu'il transcrit]. De semblable vois et affection se doit prononcer céte prosopopée de Didon à Aenée :
Par ces pleurs et ta dextre
Puisqu'autre chose en moy plus ne peut estre ;
Par nostre Hymen, et si quelque plaisir
Contenta onq ton amoureus desir,
Regarde, hélas ! céte pauvre maison :
Et si vers toy encor est la saison
De te prier, je te prie et supplye
Que ton esprit céte pensée oublye.
Pour toy je suy' aux Lybiques provinces
Faite haineuse, et aux Nomades princes :
Pour toy aussi le Tyrien m' honnore
Moins que devant, et pour toy-méme encore
Est aboly cét honneur et ce nom
Qui egaloit aux astres mon renom.
Helas ! à qui pour me donner confort,
Me laisses tu si proche de la mort,
O l'hoste mien ? puisque ta vaine foy
Ne m'a laissé quelque autre nom de toy ? »22
35Comme ces explications ne lui semblent pas suffisantes, il les complète à la fin d'un autre développement, où il fait observer que la tristesse peut se faire sentir par des moyens plus modérés et sans comporter de sanglots : « Autrement, ajoute-t-il, la chose moleste et fascheuse doit estre proferée, c'est à sçavoir d'une vois grave et de méme ton, sans commiseration, comme quand Aenée dit au troëziéme des AEneides, tourné par des Masures :
Quand les haultz dieux, selon leur fantasie,
Eurent ainsi les richesses d'Asie,
Le roi Priam, et sa gent de tout point
Mis à l'envers, ne le meritant point :
Quand le superbe lion fut razé,
Et que de terre et du fond embrazé
Troye fumoit, ouvrage de Neptune :
Divers exilz soubz l'augure et fortune,
Les dieux du ciel, par mainte étrange terre,
Fumes contraints d'aller chercher et querre. »
36Enfin la joie elle aussi doit se manifester par un ton qui lui est propre : « D'autre vois faut exprimer une chose plaisante et joyeuse, c'est à sçavoir de vois coulante, douce, tendre : comme cet exemple parlant de Didon qui (comme le dit le poëte) :
En serenant son front d'un nouveau teint,
Pour un espoir qu'au dehors d'elle elle porte,
Sa triste sœur aborde en telle sorte.
J'ay decouvert(rejouïs toy ma sœur
Avecques moy) un moyen prompt et seur
Pour ce cruel à mon amour attraire
Ou pour du tout de l'amour me distraire. »
37À la suite de ces indications, Fouquelin ajoute quelques remarques qui concernent le registre dans lequel il est convenable qu'on déclame : « En quelle manière d'exercice céte regle doit estre gardée, de ne parler trop bas ni trop hault longuemët : Car ceus qui parlent trop bas, n'estantz point ouïs, ne peuvêt émouvoir et exciter les espritz : ceux qui parlent trop hault et trop clair, ne peuvent varier ne hausser leur vois : Parquoy il est fort commode de tenir une mediocrité, de laquelle l'oraison pourra petit à petit, et de degré en degré, monter et se changer par variété de sons. Car pour contregarder sa vois en parlant, il n'y a rien plus prouffitable, que la frequente mutation d'icelle, et n'y a rien plus pernicieus qu'un perpetuel cry, sans aucune intermission. Mais de hausser sa vois en toute l'oraison, comme en chacune diction, il y a trois degrez, c'est-à-dire trois accetz, le grave, aigu, circonflexe ... Le troëzieme son de la vois, moderé entre tous les deus, peut estre apellé drcôflexe, duquel on doit user en telz exêples que cétuy cy du .4. de l'Aeneïde, tourné par Du Bellay :
O desloyal, as tu bien projette
En ton esprit si grand méchanceté,
Que de vouloir d'une parjure foy
Subtilement te dérober de moy ?
Donq ny l'amour, ny la dextre donnée,
Ny ta Didon à la mort condamnée,
Ne t'ont émeu ? mémes tu veus parmy
Les Aquilons et sous l'astre ennemy
Hausser la voile ? et quoy, homme léger,
Si une terre et un peuple étranger
Tu ne cherchois, et si l'antique Troye
Des Grecz soudars n'eust point esté la proye,
Troye pourtant seroit elle cherchée
Parmi les flots d'une mer si faschée ? »23
38J'ai tenu à reproduire le texte de Fouquelin, y compris ses citations, qui sont en elles-mêmes fort utiles. On peut constater dès l'abord que son livre n'a rien de commun avec les traités modernes de déclamation, ceux-ci beaucoup plus détaillés et plus pénétrants, souvent écrits par des maîtres d'une habileté consommée. Ses leçons se signalent par leur indiscutable pauvreté. Assurément il est animé d'excellentes intentions, puisqu'il réclame de la variété dans le débit. Cependant il ne distingue que trois sentiments, la colère, la douleur morale, à laquelle il joint l'abattement, qui se distingue d'elle par une certaine teinte spéciale, enfin la joie, ce qui ne fait pas appel à des nuances d'expression très nombreuses et qui laisse conclure à une grande monotonie. Il ne parle pas du tout des différences de durée, sauf à un seul endroit, à propos de la colère, où il nous dit que la récitation doit alors devenir plus rapide. Ce qui attire son attention, c'est la force plus ou moins grande de l'articulation et la hauteur musicale des tons sur lesquels on parle. L'ampleur des morceaux qu'il cite prouve qu'il accorde la même expression à de longues suites de vers et que par conséquent la variété telle qu'il la conçoit se borne à fort peu de chose. Ce qu'il demande au contraire, c'est une certaine gradation dans la continuité, de telle sorte que la voix ne produise son maximum d'intensité qu'à la fin de la tirade, en même temps qu'elle articulera des notes plus aiguës qu'au début du discours, pour frapper et émouvoir davantage l'esprit des auditeurs. Nous verrons que cent ans plus tard le goût n'aura pas encore beaucoup changé.
39Même en musique, les recherches expressives sont assez indigentes. Il n'est pas indifférent de transcrire ici les remarques faites par Th. Gerold sur les Psaumes de Marot. Le savant musicologue juge cet ouvrage avec beaucoup d'indulgence : « La gravité, le sérieux, écrit-il24, ne fait pas défaut aux mélodies du psautier, d'autre part la variété et la richesse de leurs rythmes contribuent à leur donner un caractère spécial. Les nuances et changements rythmiques ne sont pas amenés arbitrairement ; ils ont en général pour but de souligner ou de mettre en évidence un mot, une idée. Quelques exemples suffiront à le montrer. Prenons le psaume LI : le couplet est formé de huit vers décasyllabiques ; le rythme qui est à la base de la mélodie est le suivant : -˘˘--˘˘˘˘- (˘), v. 2, 3, 4, 6, 8. Mais voici que déjà, à la fin du premier vers, nous constatons un élargissement---, évidemment pour faire ressortir le mot vicieux ; le même élargissement se produit aux v. 5 et 7 lavé bien fort, et rendu si ord, pour donner à ces mots plus de poids. Au psaume II, le grand nombre de notes brèves doit évidemment dépeindre l'agitation des gens qui s'assemblent. Le nom du Seigneur, quand il est invoqué, est aussi, en général, mis en relief soit par des notes longues (Ps. VIII, 1), soit par des syncopes (Ps. VI, 1). La mélodie s'élargit souvent un peu à la fin de la strophe ». Cette dernière observation est d'une parfaite justesse, et c'est un trait qui sera conservé à l'époque classique. Pour le reste, on peut discuter. L'élargissement signalé sur le mot vicieux se reproduit dans les autres strophes sur des syllabes qui n'ont aucune signification marquée : toujours sçeu (5), tu aimes de faict (6), purgé seray (7), lyesse ouïr (8), en moy créer (9), etc., de telle sorte qu'il est difficile de lui reconnaître une intention spéciale. Les hémistiches O Createur (10), O Dieu, o Dieu (14), Ha, Seigneur Dieu sont supportés par les mêmes notes que Misericorde (1), et ce sont les mêmes qui servent pour Tu me feras (8), Tu as en l'œil (9), Lors seulement (13), etc. Il ne semble donc pas qu'on sache déjà traduire le sens des mots par des procédés d'une sensibilité suffisante.
40Au xviie siècle, tout au moins théoriquement, divers auteurs énumèrent déjà des nuances beaucoup plus variées que celles qu'a définies Fouquelin. C'est sans doute parce qu'ils tiennent compte davantage de ce qu'ont écrit les Anciens. Cicéron en effet avait dénombré un assez grand nombre de sentiments différents : « La colère, avait-il dit25, a son accent, qui est prompt, vif et coupé ... La douleur et la pitié ont un autre ton ; il est plein, touchant, entrecoupé, mêlé de gémissements ... La crainte s'exprime d'un ton bas, tremblant, soumis ... Le ton de la violence est énergique, impétueux, menaçant... L'accent de la volupté est doux, tendre, et plein d'abandon ... La douleur qui ne cherche point à inspirer la pitié s'énonce d'un ton grave et uniforme, etc. ... » On part de ces données et on les développe, mais avec une tendance très visible à rattacher à tel sentiment telle intonation qui en est inséparable. « Chaque passion et affection de l'ame, proclame le P. Mersenne26, a ses accens propres, par lesquels ses differens degrez sont expliquez ». En adoptant les divisions qu'ont établies les « philosophes des passions de l'ame », il compte onze sortes de nuances possibles, correspondant aux onze passions connues : l'amour, le désir, la joie, la haine, la fuite (l'aversion), la tristesse, l'espérance, l'audace, la colère, la crainte, le désespoir ... Six d'entre elles procèdent « de l'appétit concu-piscible, qui reside du costé droit du cœur, ou dans le foye, comme le veulent les Platoniciens, et cinq de l'appetit irascible, qui est au côté gauche du cœur, ou dans le fiel, ou en d'autres lieux ». Le P. Mersenne écrit pour les musiciens, mais il a bien soin de faire observer que les prédicateurs et les orateurs peuvent tirer parti de ses leçons. Il regrette qu'on n'ait pas inventé de signes graphiques pour indiquer l'expression qu'il convient de donner aux textes, et, pour la marquer aux yeux, il désirerait l'équivalent des accents aigu, grave et circonflexe, des points d'exclamation et d'interrogation. Mais bientôt il renonce à sa classification et il réduit le nombre des passions à quatre, la joie, la douleur, la crainte, l'espérance, puis à trois, la colère, la joie et la tristesse, chacune il est vrai avec trois degrés différents. En somme, dans la pratique, il en revient à Fouquelin, ce qui ne l'empêche pas en passant de donner d'utiles conseils, comme celui-ci par exemple : « L'on peut dire en général que les voix les plus dures et les plus aspres sont les plus propres pour signifier les passions, et les fascheries, et les déplaisirs ; et que les voix les plus douces sont propres pour les passions amoureuses, et que les grands cris representent mieux les grandes douleurs et tristesses »27.
41On vient de voir à quel point sont systématiques les idées qui règnent au début de l'âge classique. Non seulement elles manquent de souplesse, mais elles semblent avoir été conçues par des mathématiciens, avec une rigueur qui précise quel effet doit résulter de telle cause donnée, sans tenir compte de ce que l'individu peut apporter de personnel dans sa façon de parler. On constate en outre que les passions rentrent toutes dans un très petit nombre de catégories et que, même d'un point de vue purement spéculatif, la déclamation semble condamnée d'avance à n'être qu'assez peu variée. Il existe pourtant un texte de Rotrou qui paraît conduire à des conclusions contraires. Dans Célie, il a mis en scène deux sœurs dont l'une doit représenter un rôle tragique. Le dialogue s'engage, et l'actrice définit son art : elle s'efforce, affirme-t-elle, de jouer avec âme :
- Ne saurais-je, ma sœur, être de l'action ?
- Comme la pièce est triste et le sujet tragique,
Le divertissement en est mélancolique, - Et vous pouvez avoir un passe-temps plus doux.
Le malheur du sujet ne passe pas en nous,
Et comme la douleur la tristesse en est feinte. - On s'en acquitte mal, si l'on n'est bien atteinte.
Pour moi, qui veux bien faire ou ne m'en mêler pas,
Et qui crains un affront à l'égal du trépas,
Le sujet m'en excite une tristesse extrême ;
j'en sens la fiction comme la chose même,
Et lorsque j'y dois feindre un manquement de cœur,
J'en demeure en effet sans force et sans vigueur :
C'est en quoi de l'acteur la science consiste ;
Aussi mon personnage est extrêmement triste. (III, 4)
42Cette profession de foi trahit en effet des préoccupations très modernes et laisserait supposer que l'art de la déclamation théâtrale, au xviie siècle, avait déjà atteint la perfection que nous lui connaissons aujourd'hui. Cependant nous avons de fortes raisons de croire que ce serait là une idée complètement fausse, et d'ailleurs nous possédons des témoignages qui le prouvent d'une manière incontestable. Examinons d'abord la question du relief qu'il convient de donner aux mots importants. Malgré les indications que nous donne à cet égard Fouquelin, il est bien évident que la mélodie circonflexe des alexandrins rendait leur mise en valeur très difficile : c'est seulement du jour où l'on commença à détacher de l'hémistiche les exclamations, les impératifs et les exclamations, qu'il y eût vraiment quelque chose de change dans la récitation du vers ; mais ces effets ne se faisaient sentir qu'à de lointains intervalles, et les autres syllabes, quel que fût leur intérêt au point de vue du sens, disparaissaient dans la modulation ascendante-descendante du vers.
43Pour la même raison, aucune intonation particulière, plus aiguë ou plus grave, ne pouvait les signaler à l'oreille. Du reste, si cet empêchement n'avait pas existé, il est croyable que les acteurs d'alors n'auraient pas su se servir des moyens dont la voix dispose, et qu'ils seraient tombés trop facilement dans la puérilité. Nous en pouvons juger par ce que font alors les musiciens, qui donnent souvent la preuve du plus mauvais goût. J.-B. Doni s'en est plaint dans une lettre adressée au P. Mersenne en 1626 : « Je vous ay voulu envoyer, lui écrit-il28, tout le livre des Odes de nostre Saint Père [Urbain VIII], mis en musique par cest autheur [J.-H. Kapsberger] dont je vous ay parlé à Paris. Lequel est véritablement sçavant homme en sa profession, et qui ne manque pas d'érudition, estant au reste personnage fort poli, bien disant et accort, et qui professe en ce qui concerne la musique d'observer bien la force des paroles et d'accomoder comme il faut ses modulations à icelles, fuyant tant qu'il est possible l'affectation et ces corruptions du chant qui se prattiquent pour la plus part par ces modernes musiciens et chantres, sçavoir est ces fredonnemens et desgoisemens de voix qui agreeront plutôt à la populace ignorante qu'à ceux qui se plaisent aux choses bien réglées et ordonnées. Voilà pour quoy vous ne trouverez point en ces pieces de telles mignardises, mais un chant pur et simple et bien ageancé ». C'est le problème de l'expression qui préoccupait Descartes et le P. Mersenne ; c'est à le résoudre que le prêtre Ban consacrait tous ses efforts, mais sans obtenir de grands résultats ni réussir à convaincre ses correspondants. Il est certain que tout ou presque tout était à apprendre puisque, au dire de Doni, qui écrivait en 1640, le Romain Pietro della Valle, s'il louait les chanteurs du milieu du xviie siècle en reconnaissant que beaucoup de progrès avaient été accomplis, se plaignait que ceux de sa jeunesse « ignoraient l'art de faire des sons doux et des sons forts, d'augmenter peu à peu le son ou de le laisser mourir avec grâce, l'expression des différentes passions, l'exacte observance des paroles, l'art de rendre la voix tantôt gaie, tantôt triste, plaintive ou pleine d'ardeur, quand il le faut, et autres galanteries »29.
44Par les renseignements que nous possédons sur l'art du chant, nous pouvons inférer de ce que pouvait être l'art de la déclamation à la même époque. Regardons cependant les choses d'un peu près. Les nuances, dans le discours ou dans la récitation des vers, ne peuvent être obtenues que par des variations dans la durée, dans la hauteur musicale et dans l'intensité : on parle plus ou moins vite, dans un registre plus ou moins grave ou plus ou moins élevé, avec une force plus ou moins considérable. Nous ne savons presque rien de la durée. Il semble que les poèmes étaient débités dans un mouvement assez fort, ce qui paraissait convenir à la grandeur des sujets traités, sauf bien entendu dans le bas comique, où la volubilité du langage était un artifice depuis longtemps connu. À vrai dire, on discerne chez les musiciens du xviie siècle des mouvements retardés ou vifs, selon le caractère du texte qu'ils traitent, mais toujours pour l'ensemble du morceau, sans qu'il y soit fait place à de brusques contrastes intérieurs, sans que la voix ralentisse ou s'accélère en certains points choisis. Comme l'émotion ne change guère dans les grandes tirades du théâtre classique, il faut donc présumer que le débit restait toujours égal d'un bout à l'autre de ces morceaux. Nous savons seulement que, quand l'acteur terminait son discours, il s'appesantissait sur les derniers vers et les déclamait avec plus de lourdeur que les précédents, afin de marquer ainsi qu'il arrivait au bout de sa tâche et que des applaudissements lui étaient légitimement dus. « Voyez-vous cette posture? fait dire Molière dans L'Impromptu de Versailles au poète qui imite Montfleury. Là, appuyez comme il faut sur le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha »30.
45Nous savons également peu de chose sur les variations de la hauteur musicale. Théoriquement on leur reconnaissait un certain pouvoir expressif et on n'ignorait pas qu'elles pouvaient s'accompagner de variations concomitantes soit de la durée, soit de l'intensité. Pour n'en prendre qu'un exemple, le P. Mersenne, dans les conseils qu'il donne aux musiciens, leur indique que la voix doit s'élever d'un ton, d'une tierce, d'une quarte quand il faut prononcer la dernière syllabe des paroles qui servent à traduire la colère, et qu'en même temps la rapidité du débit s'accroît31. Mais, dans la déclamation, la mélodie caractéristique de l'alexandrin limite de tels effets. On aime les belles voix souples et bien timbrées, et l'on attend d'elles des modulations étendues qui se développent soit dans le registre grave, soit surtout dans le registre aigu, car on a l'habitude de crier, ce qui a pour conséquence de monter le diapason du discours. Bacilly, en parlant du chant, nous en laisse bien apercevoir quelque chose : « Plusieurs, nous dit-il32, s'imaginent que, le chant tenant de la déclamation et ayant pour but d'exprimer les passions, doit être exécuté avec beaucoup d'affectation, que d'autres appelleroient outrer le chant. Pour moi, je tiens que ce n'est pas avoir adjoûté au chant que cette grande affectation qui souvent est accompagnée de grimace, si ce n'est pour le recitatif, je veux dire pour le théâtre. Mais, pour le chant qui se pratique dans les ruelles, je soutiens que c'est adjoûter de l'agrément que d'en retrancher cette façon de chanter trop ampoulée qui en ôte toute mignardise et toute la délicatesse ». Ainsi, en transposant cette observation, on peut admettre que la récitation des vers lyriques était plus modérée et réclamait un ambitus tonal moindre que celle des vers de théâtre, mais on doit se convaincre qu'à la scène les grandes modulations, généralement dans un registre relativement aigu, étaient fort appréciées du public.
46La mélodie circonflexe de l'alexandrin interdit au diseur de mettre dans un relief convenable, par des abaissements ou par des haussements de voix, les mots importants du texte, de placer dans leur juste lumière les termes qui possèdent une valeur de sens particulière. Mais d'autre part ces longues tirades qui caractérisent la facture des pièces classiques ne sont guère favorables aux jeux nuancés des hauteurs musicales. Tous ces grands morceaux sont conçus et exécutés par le poète comme des ensembles compacts où la nature de l'émotion reste à peu près constante. Il s'ensuit que l'acteur, quand il déclamait, ne se trouvait pas dans l'obligation de varier sans cesse ses inflexions : le discours tragique, majestueux devoir d'éloquence, ressemblait à un solo d'opéra où il s'agissait de faire applaudir la pureté et l'ampleur d'un bel organe. Nous n'ignorons pas d'ailleurs que plus la tirade était longue, plus elle plaisait aux spectateurs. Voltaire sur ce point nous renseigne : « Ces monologues, nous dit-il à propos d'une scène de la Médée de Corneille, furent longtemps à la mode. Les comédiens les fesaient ronfler avec une emphase ridicule ; ils les exigeaient des auteurs qui leur vendaient leurs pièces ; et une comédienne qui n'aurait point eu de monologue dans son rôle, n'aurait pas voulu réciter ». Une scène d'Horace appelle encore la même observation : « Les comédiens voulaient alors des monologues. La déclamation approchait du chant, surtout celle des femmes »33. C'est seulement au milieu du xviie siècle que le goût commencera à évoluer : en 1657, Le Faucheur34 songe à utiliser réellement les différences de registre et ne réclame pas de vastes modulations à caractère uniforme où les points extrêmes sont plus ou moins éloignés l'un de l'autre, en raison du sentiment qu'il s'agit de rendre ; il admet en effet que les vers peuvent être récités tour à tour dans les notes aiguës ou dans les notes graves de la voix, ces dernières lui paraissant réservées à l'expression de la tristesse35.
47Quant au dynamisme de l'articulation, il était considérable. La diction syllabique, appuyée seulement sur la césure et sur la rime, jointe à la nécessité de suspendre l'hémistiche et de laisser tomber la voix à la fin du vers, était particulièrement épuisante, réclamait une énorme dépense de force et un organe très résistant. Du consentement commun, il était reconnu que la douleur morale devait se traduire par des inflexions molles, la colère par des intonations beaucoup plus vigoureuses. Mais ce n'était là qu'un idéal auquel les réalisations étaient bien loin de correspondre, sauf sans doute dans les vers lyriques, qui sont pénétrés d'une émotion intime et par conséquent plus discrète. Au théâtre au contraire, les rois et les héros devaient prendre un ton qui correspondait à leur grandeur et qui signalait leur dignité. Il en résultait une intensité d'articulation à peu près continue, que nous ne saurions plus goûter aujourd'hui, mais qui alors semblait tout à fait raisonnable. Donc, ici encore, la monotonie s'affirme.
48Les nuances, quand il y en avait, étaient réduites à un minimum et se distribuaient par larges tranches, sans valeurs moyennes, chaque tirade comportant un certain degré de force auquel le comédien se maintenait sans faiblir, depuis le premier vers de sa réplique jusqu'au dernier. Un d'Aubignac se déclare partisan de colorations moins brutales, de changements et tout au moins de gradations : « Or, écrit-il36, quand un acteur entre sur le théâtre et qu'il doit parler dans la première disposition d'esprit (lorsque ce qu'il dit est d'un sentiment fort modéré et sans émotion vive), il y peut facilement réussir, et nous n'en voyons guère qui manquent à exprimer ce sentiment modéré ... Et quand d'abord l'acteur qui n'a point encore paru, doit réciter des paroles d'un sentiment impétueux, nous voyons encore que les bons acteurs le représentent bien, parce que l'expérience leur a fait connoistre jusqu'à quel poinct leur voix et leur geste se doivent emporter pour exprimer une grande et violente agitation : mais comme il est bien plus facile de se porter d'une extrémité à l'autre, que de s'arréter dans un juste milieu, aussi les acteurs, quoy qu'ils puissent aisément représenter l'un et l'autre de ces deux sentimens directement apposez, il n'arrive pas toujours qu'ils reüssissent, quand la premiere fois qu'ils entrent sur la scéne, ils doivent parler avec un sentiment de demy-passion qui sorte un peu de la tranquillité naturelle de l'esprit, et qui ne s'élève pas néantmoins jusqu'à la derniere violence ... C'est pourquoy je conseillerois au poëte d'y prendre bien garde, et, pour éviter que le théatre ne languisse en ces rencontres, il doit faire dire à son acteur, la premiere fois qu'il paroist, quelques paroles d'un sentiment plus tranquille, avant que de le porter dans la demy-passion, afin que son esprit s'échauffe peu à peu, que sa voix s'éléve par degrez, et que son geste s'émeuve avec son discours ».
49Mais c'étaient là des raffinements dont en général on n'avait cure. Une dépense de force modérée était elle-même très rare et l'on préférait déclamer avec toute la vigueur dont on était capable. « Il est besoin, déclare Le Faucheur37, d'avoir une voix claire et forte, pour éviter que, pendant que l'oreille travailleroit à ouïr les paroles, l'esprit en seroit beaucoup moins attentif à la chose, qui toutefois demande la principale attention ». Ce point de vue tout classique, dont on pourra mesurer plus loin l'importance, laisse le champ libre aux éclats de voix puissants par lesquels doit se manifester l'éminente dignité des personnages tragiques. Comme il était séant de réciter les vers en usant de grands intervalles musicaux, il le fut aussi de mettre dans leur débit un dynamisme outré, qui les faisaient ressembler à une suite de vociférations stridentes. Balzac nous raconte en effet qu'un boulanger, qui était allé voir les Juifves de Garnier, quitta le théâtre avant le second acte, « voyant que les acteurs ne prononçoient pas les compliments du ton qu'il faut se mettre en colere »38. Molière, dans L'Impromptu de Versailles, reproche à tous ses rivaux leurs tons exagérés et leur inintelligence, tout en reconnaissant que leurs cris furieux provoquaient l'approbation du public. Enfin certains faits caractéristiques nous attestent à quel point ce défaut était répandu et jusqu'à quel degré il était poussé : il s'agit d'accidents qui mirent en deuil la scène française et qui prouvent, par leur répétition même, le paroxysme qui régnait habituellement dans la déclamation, lorsque des situations pathétiques y invitaient les acteurs.
50Le premier de ces événements eut lieu en août 1637, et c'est Montdory39 qui en fut la victime, au cours des représentations de La Mariane de Tristan. Il y remplissait le rôle d'Hérode et, pour montrer qu'il avait des entrailles, il s'y dépensait en efforts surhumains, surtout dans les imprécations que prononçait son personnage :
Vous, peuples opprimés, spectateurs de mes crimes,
Montrez de cette ardeur un véritable effet.
Employant votre zèle à punir mon forfait,
Venez, venez venger sur un tyran profane
La mort de votre belle et chaste Mariane.
Punissez aujourd'hui mon injuste rigueur,
Accourez me plonger un poignard dans le cœur ...
51C'est en disant ce dernier vers qu'il fut frappé de l'apoplexie dont il mourut dans la suite : « Ce personnage d'Herode, a noté Tallemant des Réaux40, luy cousta bon ; car, comme il avoit l'imagination forte, dans le moment il croyoit quasy estre ce qu'il representoit, et il lui tomba en jouant ce rosle, une apoplexie sur la langue qui l'a empesché de jouer depuis ». Le célèbre Montfleury eut une fin analogue. En 1738, dans une courte notice qu'elle lui consacra,41 Mlle Poisson indiqua qu'il déclamait avec une prodigieuse emphase : « On prétend, écrivit-elle, qu'il mourut par les efforts violens qu'il fit en jouant Oreste, où l'on assure que son ventre s'ouvrit : il étoit si prodigieusement gros qu'il étoit soutenu par un cercle de fer. Il faisoit des tirades de vingt vers de suite, et poussoit le dernier avec tant de véhémence, que cela excitoit des brouhahas et des applaudissemens qui ne finissoient point ». Montfleury, ajoutait-elle, allait quelquefois « jusqu'à faire perdre la respiration au spectateur ». La petite-fille de Montfleury, Mlle Desmares, après avoir lu l'article de Mlle Poisson, protesta certes publiquement qu'il n'était pas mort pour la cause signalée. Cependant elle avoua qu'au sortir d'une représentation de VAndromaque de Racine, après avoir lancé les malédictions d'Oreste, il rentra du théâtre et se coucha pour ne plus se relever. Personne d'ailleurs ne doutait que Montfleury n'eût expiré dans les circonstances qu'avait indiquées Mlle Poisson, parce que d'autres écrivains avant elle avaient fait le même récit. On en a raconté autant de Brécourt, qui fit partie pendant quelques années de la troupe de Molière. À en croire la voix publique, il se rompit une veine par les efforts qu'il fit en interprétant le rôle de Timon, dans une comédie qui portait ce titre et dont il était l'auteur. Ici le fait est plus contestable. G. Mongrédieu42 fait observer en effet que la dernière représentation de Timon eut lieu le 17 décembre 1684, que Brécourt jouait encore le 14 janvier 1685 et qu'il mourut seulement au mois de mars de la même année. Cependant le chroniqueur qui nous a rapporté cet événement peut avoir fait erreur sur la pièce qui était en représentations au moment où se produisit cet accident, et, s'il s'est trompé, du moins son erreur a-t-elle été considérée comme vraisemblable parce que ce comédien avait l'habitude de vociférer ses rôles.
52De toutes parts affluent les témoignages selon lesquels les acteurs du xviie siècle se dépensaient en efforts surhumains lorsqu'ils déclamaient des vers de théâtre. Il en était ainsi en Angleterre, à en juger par les instructions qu'Hamlet donne aux comédiens dans le drame de Shakespeare. S'il leur déconseille la froideur en réclamant d'eux de la chaleur et du naturel, il se plaint surtout de leurs éclats de voix et de leurs cris : « Mets de la modération en tout, déclare-t-il en s'adressant à l'un d'eux43 : au milieu même du torrent, de la tempête, de l'ouragan de la passion, songe à observer une mesure qui en adoucisse l'expression. Oh ! rien ne me blesse au vif comme d'entendre de robustes gaillards à large perruque déchirer une passion en lambeaux, écorcher les oreilles des habitués du parterre, à qui, pour la plupart du temps, il ne faut qu'une pantomime absurde et du bruit. Qu'on ne fouette ces drôles qui tranchent du Tervagan et enchérissent sur Hérode lui-même. Évite ce défaut, je te prie ... Oh ! j'ai vu jouer et j'ai entendu louer à haute voix des acteurs qui, Dieu me pardonne, n'ayant rien de chrétien dans la voix, ni de chrétien, ni de païen ou même d'humain dans la tournure, se démenaient et hurlaient de telle sorte, que je les ai toujours crus l'ouvrage de quelque ignorant apprenti de la nature qui, voulant faire des hommes, avait manqué sa besogne, et n'avait produit de l'humanité qu'une abominable contrefaçon ». Chez nous, en 1719, à une époque où l'art des comédiens s'orientait déjà vers une simplicité relative, l'abbé Dubos marquait encore le ton outré de la récitation dramatique, la seule sur laquelle nous possédions quelques renseignements assez précis : « Nous voulons, disait-il44, que les acteurs parlent d'un ton de voix plus élevé, plus grave et plus soutenu que celui sur lequel on parle dans les conversations ordinaires ... Cette manière de réciter est plus pénible à la vérité que ne le seroit une prononciation approchante de celle des conversations ordinaires ». En 1728, Titon du Tillet, revenant sur cette question, répétait la même observation dans des termes beaucoup plus nets : « Nos anciens comédiens, a-t-il écrit45, déclamoient les vers avec force et emphase ; c'est ce que j'ai connu moi-même de la plupart des comédiens de mon temps, et c'est ce que Baron m'a dit plusieurs fois être encore plus en usage parmi les comédiens du temps de sa jeunesse, qui faisoient de si grands efforts de leurs poumons dans des tirades de quinze et vingt vers qu'ils déclamoient avec véhémence et emphase, sans reprendre haleine, qu'ils crevoient parfois ; ce qui arriva au fameux Mondory dans le rôle d'Hérode, de la tragédie de Marianne, de Tristan, et au fameux Montfleury dans celui d'Oreste, qu'il joua dans la tragédie d'Andromaque, de Racine ».
53Il est clair que l'art de dire les vers, à l'époque dont nous parle Titon du Tillet, était bien éloigné d'avoir atteint son point d'extrême perfection, qu'il avait grand besoin d'acquérir une souplesse qui lui faisait cruellement défaut. Il n'y parviendra que par le lent travail des générations, lorsque les poètes et les artistes auront eux-mêmes changé leurs conceptions et modifié les grandes idées directrices qui les avaient guidés dans leurs travaux. Alors les acteurs de tragédie et de comédie sérieuse réformeront à leur tour leur manière et renonceront à cette emphase que le goût de leurs contemporains avait longtemps exigé d'eux. On ne saurait contester pourtant que leur sécheresse et leur véhémence ampoulée aient beaucoup plu à ceux qui les écoutaient. Qu'un pareil engoûment ait de quoi surprendre, et que ce genre de déclamation nous paraisse incompatible avec les nécessités d'une action dramatique, voilà assurément ce dont tout le monde conviendra sans la moindre discussion. Cependant il faut se garder de porter une condamnation trop rapide sur une mode du temps passé sous le simple prétexte qu'elle est en opposition très vive avec nos aspirations modernes. Il s'agit au contraire de l'expliquer, d'en bien comprendre les raisons et d'en définir les conditions d'existence. C'est ce que nous nous proposons de faire dans les pages qui vont suivre.
Notes de bas de page
1 Bacilly, Remarques sur l'Art de bien chanter, 1668 ; cf. Th. Gerold, L'Art du Chant, p. 182.
2 Bacilly, Remarques sur l'Art de bien chanter, 1668 ; cf. Th. Gerold, L'Art du Chant, p. 182.
3 Scarron, Le Roman comique, II.
4 Vers 1610, cf. J. Fransen, Doc. inédits sur l'Hôtel de Bourg.
5 Charlanne, p. 66.
6 Bruscambille, Facécieuses Paradoxes ; En faveur de la scène, prologue prononcé à Rouen. Le passage est cité par E. Rigal, Le Théâtre franc, avant la période classique, p. 193.
7 Raisin le Cadet a joué à l'Hôtel de Bourgogne dans la seconde moitié du xviie siècle ; il est mort en 1693.
8 Les frères Parfaict, Histoire du Théâtre françois, année 1693.
9 Le P. Mourgues, p. 115.
10 D'Aubignac, IV, 7.
11 La Mesnardière, Poëtique, Préface.
12 Racan, Bergeries : II, 2, Chanson de Tisimandre ; V, 2, Chanson d'Alcidor. La pièce contient en outre des chœurs.
13 La Mesnardière, X.
14 D'Aubignac, III, 10.
15 Polyeucte, III, 1 : celui-ci est tout de même d'une étendue assez modeste, par rapport à ceux qu'on écrivait couramment une vingtaine d'années auparavant.
16 Andromaque, v. 1369-75.
17 Du Bellay, Deffence, II, 10.
18 Le Faucheur, p. 175.
19 Cicéron, De Oratore, III, 57.
20 A. Fouquelin, La Rhetorique françoise, 1557, p. 51-53.
21 Id., ibid., p. 53.
22 Id., ibid., p. 54.
23 Id., ibid., p. 56.
24 Th. Gerold, éd. des Psaumes de Marot, introd., p. XXVII.
25 Cicéron, De Oratore, III, 58.
26 Le P. Mersenne, L'Harmonie universelle ; l'Art de bien chanter, III, 12.
27 Id., ibid. ; Traitez de la Voix et des Chants, I, 14. À côté du P. Mersenne, il faut aussi nommer Descartes, pour son Traité des Passions de l'Ame, où il analyse avec finesse les troubles que les passions font naître chez l'homme, et les altérations qu'elles déterminent dans sa manière d'être habituelle, sans rien dire pourtant des conséquences qui en résultent pour la parole. Il observe que « la langueur est une disposition à se relascher et à estre sans mouvement, qui est sentie dans tous les membres », que « la Haine, la Tristesse et mesme la Joye peuvent causer aussi quelque langueur, lorsqu'elles sont fort violentes », que le rire n'accompagne pas les plus grandes joies, mais les joies médiocres, mêlées d'admiration ou de haine, etc. Il voit les choses d'une manière beaucoup plus nuancée que le P. Mersenne, et il est bien meilleur observateur.
28 Correspondance du P. Marin Mersenne, T. I, p. 437.
29 Th. Gerold, op. cit., p. 179.
30 Molière, Impromptu, 1.
31 Le P. Mersenne, Harmonie universelle ; l'Art de bien chanter, III, 12.
32 Bacilly, Discours qui sert de réponse à la Critique de l'Art de bien chanter, 1679 ; cité par Th. Gerold, L'Art du Chant, p. 193.
33 Voltaire, Commentaires sur Corneille, Médée, I, 4, Horace, III, 1.
34 Le Faucheur, p. 121.
35 Th. Gerold a fait ces remarques sur l'expression dans le chant : « Les musiciens réussirent-ils à infuser à cette poésie un peu de vie, à trouver des accents plus personnels et plus vrais ? Beaucoup de leurs compositions, il faut l'avouer, sont faites sur un même modèle. On y trouve des formules identiques, des tournures de phrase usées. Cependant... les plaintes d'amants malheureux ou désespérés sont, dans certains airs datant du commencement du xviie siècle ou de la fin du précédent, exprimées par des phrases musicales peu mouvementées, se tenant dans un ambitus restreint ». Pour appuyer cette proposition, il cite une mélodie composée sur des vers de Bertaut, à propos de laquelle il continue en ces termes : « La mélodie se meut dans l'intervalle d'une sixte ; elle est expressive, rendant bien, surtout au début, le sentiment de tristesse et d'abattement qui se dégage des paroles. La petite fioriture après la première note pourrait elle-même paraître devoir rehausser l'expression de la douleur. Malheureusement on la rencontre si souvent dans les airs de cour de ce temps qu'elle paraît avoir été une sorte de formule stéréotypée" (Art du Chant, p. 40).
36 D'Aubignac, IV, 1.
37 Le Faucheur, p. 59.
38 Balzac, Entretiens, VI, 5.
39 C'est l'orthographe qu'il faut donner à son nom, généralement écrit Mondory. Cf. E. Cottier, Montdory (1937).
40 Tallemant des Réaux, Historiettes, T. V, p. 436.
41 Mercure de France, mai 1738.
42 G. Mongrédieu, p. 289-290.
43 Shakespeare, Hamlet, III, 2 ; on notera que Shakespeare se pose en novateur, et que son attitude est comparable à celle que prendre plus tard Molière.
44 Abbé du Bos, Réflexions critiques, I, 42.
45 Titon du Tillet, Parnasse françois, p. 806 sq.
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