Chapitre V. L'offensive et la défaite de constantin Huyghens, seigneur de Zuylichem
p. 197-207
Texte intégral
1Dans le débat qui vient d'être raconté, Constantin Huyghens n'a guère joué qu'un rôle d'intermédiaire, recueillant les critiques formulées par les uns et par les autres, recevant et transmettant leurs lettres, mais sans prendre lui-même une position très nette, sauf par quelques lignes de félicitations qu'il a écrites à Boësset. Pourquoi cette réserve ? Il est difficile de l'expliquer autrement que par des motifs de courtoisie, en raison des rapports d'amitié qu'il entretenait dans les deux camps. Bien qu'il fût assez jeune alors, il avait déjà réfléchi aux questions qui passionnaient ses correspondants, puisque, dès 1625, il avait fait paraître dans ses Otia un Traité sur l'Uniformité des Vers modernes, où il établissait que tous les vers, allemands, hollandais, français, étaient fondés sur le numérisme, avec une alternance régulière de temps forts et faibles qui engendrait un mouvement iambique ou trochaïque ; en particulier notre alexandrin devait se composer de six iambes, c'est-à-dire que notre rythmique devait être semblable à celle des vers germaniques, hollandais ou allemands. Aux environs de 1660, il lui sembla qu'il était temps pour lui d'assurer le triomphe de ses idées, et c'est alors qu'il commença la campagne dont le récit va suivre11.
2Avant d'en raconter les détails, il est nécessaire de présenter l'homme. Constantin Huyghens, seigneur de Zuylichem, est un grand personnage néerlandais, à la fois diplomate, savant, critique d'art et poète. Son crédit intellectuel est immense. Il a obtenu l'estime de Descartes et celle du P. Mersenne. Il n'y a pas d'érudit ou d'artiste qu'il ne connaisse dans sa petite patrie. À l'extérieur il est en relations avec tous les grands esprits de son temps, et il entretient avec eux une vaste correspondance dans les langues les plus diverses. En France, il est ou sera lié, outre Descartes et le P. Mersenne, avec Balzac, Saumaise, Pierre Corneille, Conrart, le musicien H. du Mont, Servien, Le Tellier, le président du Bourg, Hugues de Liones, Chapelain, Pierre Chanut, Ninon de Lenclos, pour ne relever que ces noms parmi ceux qu'on rencontre dans le recueil de ses Lettres. À tous les avantages qu'il tient de sa fortune et de sa situation, il joint la gloire d'être le père d'un fils dont la renommée a dépassé de beaucoup la sienne, l'illustre physicien Christian Huyghens.
3Il entre en relations avec le grand Corneille en 1645, et, dans la première de ses lettres à l'auteur du Cid, il lui demande pardon de si mal s'exprimer en français, ce qui est vraiment un excès d'humilité, car il manie parfaitement notre langue. En 1650, Corneille lui dédie sa tragi-comédie de Don Sanche. Puis les rapports s'espacent ; Huyghens s'en plaint dans une lettre à Conrart du 16 avril 1654 : « Depuis quelques années en ça, je me suis trouvé frustré à la fois de la communication, et, comme j'en puis juger, de l'amitié de ces deux illustres de votre pais, qui sont MM. de Balzac et de Corneille, sans seulement pouvoir me faire esclaircir du subject de leur froideur ». Mais enfin il connaît le plus célèbre des poètes français. Quoi de plus simple que d'aller lui faire une visite, de lui exposer ses théories, de lui demander s'il les partage, et de le gagner à ses vues ? Il pourrait aussi consulter d'autres Français éminents. Il a d'ailleurs un vif désir d'aller en France, où, ainsi qu'il l'a écrit à Saumaise le 16 février 1653, il n'a encore jamais mis les pieds. Il forme alors le projet d'y faire un assez long séjour et, en 1661, il arrive à Paris. En 1663, il se rend à Rouen auprès de Pierre Corneille. Une lettre du 30 mai nous apprend qu'ils ont eu ensemble une longue conversation, et qu'elle a porté sur le rythme, mais que son interlocuteur lui a répondu de manière à le décourager, en lui objectant que le vers français était fondé seulement sur le syllabisme : « En suitte de l'entretien dont je commençay à vous importuner à Rouën, lui écrit-il, je retourne à vous dire par écrit, qu'à mon advis, la maxime qui dicte qu'au vers françois il ne vient à considérer que le nombre des syllabes, sans ce qui est de la cadence des pieds, est dangereuse et peu véritable ... J'oppose donc à cest abus une autre maxime, que je tiens indispensable et générale pour la poésie de toutes les langues modernes, et dis, que tous leurs vers rimez consistent en pieds ou iambiques ou trochaïques, — qui ne sont au plus que de six pieds — et que ces pieds doibvent estre formez suivant les tons ou accens naturels de leurs syllabes, qui est la seule marque de leur quantité. Il n'y en a point, que je sache, en vos belles œuvres de théâtre, que de la première sorte. Apparemment vous les aurez trouvez de plus doux rapport aux grands vers qui sont toujours iambiques ; et ce choix est fort raisonnable, mais il m'empesche de vous alleguer icy que pour une moitié, et, pour l'autre, vous me permettrez de la cercher ailleurs ».
4Ainsi Huyghens a prononcé les paroles décisives et découvert que la quantité doit être recherchée uniquement dans l'accent, principe du rythme, et qui allonge les syllabes toniques. Mais il a le tort de vouloir soumettre le vers français à une accentuation binaire semblable à celle du vers hollandais. Il aperçoit bien que les alexandrins de Corneille, lus comme il les lit, présentent un grand nombre d'iambes ; cependant il se figure qu'un mouvement trochaïque est possible en français, ce qui fait que son système est entaché d'assez fortes erreurs. Pour montrer à Corneille l'excellence de ses théories, il lui transcrit un grand nombre d'exemples dont il a marqué le rythme. Les suivants sont empruntés à Cinna :
- En | fans | im | pe | tu | eux | de | mon | res | sen | ti | ment |.
Que | ma | dou | leur | se | dui | tte em | bra | sse a | veu | gle | ment |. - Que | par | sa | pro | pre | main | mon | Pe | re | ma | ssa | cré |
Du | thros | ne ou | je | le | vois | faict | le | pre | mier | de | gré |. - Je | m'a | ban | don | ne | tou | te à | vos | ar | dens | trans | ports |.
- Ouy, | Cin | na, |con | tre | mov |. mov- | mes | me | je | m'ir | ri | te.
- Quoy | que | pour | me | ser | vir | tu |I n'a | ppre | hen | des | rien |.
5Ceux-ci figurent dans les stances du Cid :
Si | près | de | veoir | mon | feu | recompensé
O | Dieu |, l'es | tran | ge | pei | ne,
En | cest | af | front | mon | Pe | re est | l'o | ffensé ;
Et | Lo | ffen | seur | le | Pe | re | de | Chi | mè | ne.
6Ceux-ci sont empruntés à La Veuve :
Se | crets | ty | rans | de | ma | pen | sé | e
Res | pect |, a | mour |, de | gui | les | loix | ...
Moy-| mes | me | je | fay | mon | sup | pli | ce
A | for | ce | de | leur | o | bé | ir |
Et | for | ment | ma | crainte | et | mes | vœux |
Pour | ce | bel | œil | qui | les | faict | nais | tre ...
7Ces scansions plaisent à Huyghens qui, par suite de ses habitudes nationales, a naturellement une prédilection pour un rythme mécanique, où les accents tombent à place fixe. Il ne remarque même pas que le mouvement binaire ainsi déterminé par lui frappe des pronoms personnels, des démonstratifs, des possessifs, des prépositions, des atones initiales ou intérieures. Peut-être n'est-il pas absolument convaincu que ces vers sont parfaits et ne les transcrit-il que pour ménager Corneille, en l'assurant qu'il a trouvé dans ses tragédies des alexandrins impeccables, car bientôt les critiques arrivent, pour des passages où l'on retrouve les mêmes fautes : « Avant que de toucher aux trochaïques, dit-il, qui seront d'auteurs moins illustres, confrontons ces cadences si polies et si naturelles avec ces autres, tirées des mesmes endroits, et voyons si la différence ne choque le bon lecteur. Je marque les syllabes selon moy placées contre nature ». Il cite alors ces vers de Cinna :
- Vous | pre | nez sur mon ame un trop puissant empire.
- Durant quel | ques | moments souffrez que je respire.
- La cause de ma haine est |l'ef | fect de la rage.
- Et croy pour une mort luy | deb | voir mille morts.
- Et je sens refroidir ce | bouil | lant mouvement.
- Quand il faut pour le suivre ex | po | ser mon amant.
- D'u | ne | si haute place on | n'a | bat point de testes.
- Un | a | mi desloyal peut | tra | hir ton dessein.
- Peu | vent | sur son auteur ren | ver | ser l'entreprise.
- Aux | dou | ceurs que commet l'amertu | me | des larm
- Luy | ce | der c'est ta gloire, et | le | vain | cre | ta honte.
8Puis il cite ceux-ci, qu'il a trouvés dans le Cid :
- Faut-il laisser un | af | front impuni ?
- Que | je | sens de ru | des | combats !
- M'es-tu donné pour | van | ger mon amour ?
- Il | vaut | mieux | cou | rir au trespas.
- Tout | re | dou | ble | ma peine.
- N'es | cout | ons plus ce | pen | ser suborneur.
- Puisqu' | a | près tout, etc....
- Ne | so | yons plus en peine.
9« Je ne m'abuse fort, ajoute-t-il, si tout homme non prevenu ne gouste infiniment mieux la ronde et douce volubilité des premiers exemples que le contrepoil des autres ».
10Quant aux vers trochaïques, il en a découverts chez Brébeuf. Ceux-ci sont bons à son gré, en quoi il se trompe radicalement :
- Ceste | pre | ci | eu | se | flam | me ...
- | Bien | que | les | in | cer | ti | tu | des ...
- | L'a | me | qui | vous | est | fi | de | le
| Voit | ces | chan | ge | mens | di | vers |,
| Les | tern | pes | tes, | les | o | ra | ges,
| Les | in | ju | res, | les | ou | tra | ges,
| La | se | re | ni | té | du | cœur |.
11Et ceux-ci, selon lui, sont mauvais, bien que tout à fait semblables aux précédents, pour qui voudrait adopter sa scansion :
- | Ho | neurs, | plai | sirs ou richesse,
- Les mou | ve | mens genereux.
- Respec | tu | eux et soumis.
- Sont ses | plai | sirs les plus grands.
- Plusieurs se plai | gnent | à moy. — Une a | mi | tié plus durable.
- Luy de | ve | nant incommode.
- De vos | tre | du | pe | nouvelle.
- En suc | ces | seur de mon mal.
- Pour con | ce | voir cest outrage.
12Ils sont séparés par les syllabes qu'il a soulignées, et qui sont, dit-il, autant de faux accents, en quoi il a tout à fait raison.
13Pourtant, à la réflexion, il s'aperçoit que sa théorie, appliquée à des vers français, ne donne pas des résultats toujours satisfaisants. Il faudrait sans doute les écrire autrement, de façon à amener une tonique de deux en deux syllabes. Comme les poètes se sont dispensés de le faire, il convient donc d'utiliser au mieux ceux qui sont déjà écrits et de renoncer quand il le faut à la régularité du dessin rythmique. Huyghens y consent de mauvaise grâce, car c'est là une façon de procéder qui intellectuellement lui déplaît. Mais ce qu'il propose alors, c'est exactement notre rythme moderne, qui divise le texte selon les indications du sens. « Je sçay bien, dit-il, que pour toute solution on me repart, que s'il y a du defaut dans ces vers, on le corrige et l'adoucit par la pronunciation ; mais c'est desjà avouër que l'auteur a besoin du fard et du piastre du lecteur. En suitte la composition est defectueuse, et faut confesser, que là, où on n'a besoin de secours, la beauté naturelle est parfaicte, ainsi qu'il appert assez de la versification latine. Voyons donc comment va le secours de cette correction ». Il reprend alors tous les vers dont il a blâmé le "contrepoil", c'est-à-dire ceux de la seconde série. Il les corrige d'après l'accent de la langue, en indiquant quels sont les groupes rythmiques ainsi formés. Certaines de ses scansions sont encore critiquables, parce qu'il fait une trop grande place à l'iambe, ce qui donne au rythme une allure cahoteuse et sautillante, et parce qu'il admet que notre langue peut supporter deux longues successives. Parfois au contraire il coupe les vers d'une façon irréprochable, comme le ferait le meilleur des métriciens modernes. Il propose donc, en donnant à ses vers un numéro d'ordre auquel il renvoie de temps en temps, et en traduisant leur schéma rythmique par les signes de la brève et de la longue, les scansions suivantes :
- * Vous pre | nez | sur mon | a | me un | trop | puis | sant | em | pi | re. ˘˘-˘˘-˘-˘-˘-
- Du | rant | | quel | ques momens, etc.... ˘--˘˘
- La | cau | se | de | la |hai | ne, et l'ef | fect | de la |ra | ge. ˘-˘-˘-˘˘-˘˘-
- Et | croy | pour | u | ne | mort | luy de | voir | mille | morts |. (comme le précédent)
- * Et je | sens | refroi | dir | ce bouil | lant | mouve | ment |. ˘˘-˘˘-˘˘-˘˘-
- * Quant il | faut | pour le | sui | vre expo | ser | mon a | mant | (comme le précédent)
- | D'u Inesi | hau | te | pla | ce on n'a | bat | point de | tes | tes -˘˘-˘-˘˘-˘˘-˘
- * Un a | mi | deslo | yal |, etc____ (comme le cinquième)
- | Peu | vent sur | son | au | teur | renver | ser | l'entre | pri | se (comme le septième)
- * Aux dou | ceurs |, etc.... (comme le cinquième)
- * Luy ce | der |, etc. … (comme le cinquième)
- Faut-| il | lais | ser | un af | front | impu | ni | ? ˘-˘-˘˘-
- * Que je | sens | de | ru | des com| bats | ˘-˘-˘˘-˘˘-
- M'es-| tu | don | né | pour van | ger | mon a | mour | ? (comme le douzième)
- * Il vaut | mieux | cou | rir | autre | pas| (comme le treizième)
- * Tout re | dou |ble ma | pei | ne ˘˘-˘˘-
- N'escout | tons | | plus | ce pen | ser | subor | neur | ˘˘--˘˘-˘˘-
- | Puis | qu'apres | tout | il faut | per | dre Chi | me | ne -˘˘-˘˘-˘˘-˘
- Ne so | yons | plus en | pei | ne (comme le seizième)
14Quant aux vers soi-disant trochaïques qu'il a précédemment cités, il croit qu'on peut les lire ainsi :
- * Ho | neurs |, plai | sirs | ou ri | ches | se
- | Les | mouve | mens | gene | reux |
- | Res | pectu | eux | et sou | mis |
- | Sont | les plai | sirs | les plus grands
- * Plu | sieurs | se | plai | gnent à | moy |
- | U | ne ami | tié | du | ra | ble
- | Luy | deve | nant |,. etc...
- | De | vostre | du | pe, etc...
- | Et |, succes | seur | de mon | mal |
- | Pour | conce | voir | etc...
15Dans cette longue liste, j'ai marqué d'un astérisque les vers où ne se ren contre aucune faute. D'autres n'auraient besoin que d'une faible retouche pour ne donner prise à aucune objection. En tout cas, on aurait dû trouver là les bases d'une discussion approfondie, à laquelle les amis et correspondants de Huyghens, comme on le verra, se sont dérobés.
16L'érudit Hollandais propose donc successivement deux systèmes rythmiques, dont l'un soumet le vers à une accentuation binaire, et dont l'autre épouse plus ou moins parfaitement, mais parfois sans aucune erreur, les arêtes du sens. Ce dernier, dont il fera encore mention dans sa lettre à Mathurin de Neuré du 11 février 1664, ne suscite en lui aucun enthousiasme. « C'est là, écrit-il à Corneille22, cacher les défauts du poète, et la nature de l'accent nous y meine. Mais en en usant ainsi, que devient la dimension du vers, qui debvant avoir six pieds, en retient tant moins. Comme quand au lieu de ces six :
Un | a | mi | des | lo| yal | peut | tra | hir | ton | des | sein |,
17il ne lui en demeure que ces quatre :
Un a | mi | deslo | yal | peut tra | hir | ton des | sein | ...
18... Enfin ce n'est plus le mesme vers, parce que ce n'est plus le premier mouvement, et ce premier mouvement est faux, parce que la nature de l'accent y repugne. Ainsi le poete ne faict pas ce qui estoit dans son dessein, à sçavoir ni le vers iambique, ni le trochaïque, mais donne dans un mouvement tout divers et casuel ». Huyghens a sans doute déjà pu entendre quelques comédiens de la nouvelle école déclamer de cette manière les tragédies contemporaines. Mais un rythme aussi irrégulier déplaît à son esprit et l'indispose. Il voudrait un vers discipliné qui serait d'un grand avantage pour les musiciens, parce qu'ainsi leurs mélodies s'accorderaient toujours sans aucune difficulté avec les paroles écrites par les poètes. Il juge indispensable de le faire remarquer à Corneille : « Ne retournez pas, s'il vous plaist, à me repliquer que c'est assez bien payer que de fournir le nombre des syllabes ; je viens de vous en faire voir l'inconvénient... Après tout, Monsieur, vous me debvez accorder que, comme tout poete chante, toute poésie devrait estre bien chantable. J'advouë que vos syllabes comptées le sont ; mais si le musicien altere vostre mouvement, comme il est necessaire qu'il fasse, pour suivre l'accent des syllabes, dont il n'est possible qu'il se departe, ce ne sont plus là vos vers, comme j'ay dit ci-dessus. Au moins, sans cette observation, la musique appropriée au premier couplet d'une chanson ne s'ajustera jamais, que par le plus grand hazard, au second, ce que vous sçavez avoir esté si fort consideré aux odes et épodes des Anciens, qui se rapportent proprement à nos couplets. Je vous couche donc cela pour un argument indispensable de ce qu'il est aussi beau et inévitablement necessaire de s'attacher à cet accent naturel en toutes les syllabes du vers qu'en celle de la cesure du millieu, veu qu'en ce faisant vous ne sçauriez incommoder ni le lecteur ni le musicien, ni ce dernier vous desgouster, ni l'autre vous faire tort en lisant, ne fust-il qu'un enfant d'escole ».
19Mais à quoi bon parler à Corneille d'accent, à quoi bon vouloir lui démontrer qu'il a écrit ses alexandrins sur un rythme iambique, mais que d'autres vers français répondent au type trochaïque ? C'est là peine perdue, car il s'est contenté sans doute de compter sur ses doigts, et il n'a évidemment sur l'accent que des notions très vagues, vraisemblablement fausses. Malgré les objurgations pressantes de Huyghens, il n'approuve ni l'un ni l'autre des deux systèmes et reste sur ses positions : en français il est d'opinion "qu'il ne faut considérer que le nombre des syllabes, la rime et quelques autres agréments, mais qu'il ne saurait y être question de la cadence des pieds », formule par laquelle Van Hamel a cru pouvoir résumer la réponse donnée par lui au Hollandais pendant les entretiens de Rouen.
20Huyghens emploie le reste de l'année 1663 à préciser ses idées. Il s'adresse aux meilleures têtes du royaume pour obtenir leur approbation ; il consulte entre autres Mme de La Fayette, Chapelain et le mathématicien Mathurin de Neuré, mais partout il est éconduit, avec des formules de politesse qui déguisent parfois assez mal une certaine impatience. Personne ne corrige ses théories ni ne lui montre de quelle façon se scandent les vers français, où tombent les ictus et comment se déterminent les coupes. Bien naturellement, personne n'adopte l'accentuation binaire qu'il propose, mais personne non plus n'accepte les toniques mobiles qui brisent intérieurement les hémistiches. Corneille, sommé plusieurs fois de répondre, se dérobe et garde le silence : il évite visiblement de poursuivre la discussion commencée avec ce fâcheux auquel il a, une fois pour toutes, exprimé sa pensée. Le 1er juin 1663, Chapelain lui envoie un billet par lequel il s'efforce d'éluder une controverse sans issue : «J'ai leu, Monsieur, et admiré, lui dit-il, vos observations sur la prosodie de nos vers françois et ce que vous desireriez qui fust observé en les composant pour les faire prononcer sans hazard de corrompre la quantité des syllabes qui en composent les termes. Nous verrons ce que repondra M. Corneille aux instances de vostre dissertation, à laquelle je donnerois les mains en tant, s'il ne me sembloit point que vous ne convenez pas avec nous pour les longues et les breves selon que vous les notez dans les vers que vous examinés»33 . Malgré l'invitation qu'a faite Huyghens aux poètes français de tenir compte des accents ailleurs qu'à la césure, Chapelain en reste à la confusion du timbre et de la quantité. La lettre qu'on vient de lire est d'une irréprochable courtoisie. Cependant, un an plus tard, comme le Hollandais est revenu à la charge et a vainement tenté de le convaincre, l'auteur de la Pucelle n'est pas éloigné de voir en lui une espèce de maniaque en proie à une idée fixe, et il voudrait bien ne plus être en butte à ses insistances, qui lui font presque l'effet d'une persécution. Voici comment, dans une lettre adressée à un tiers le 20 octobre 1664, il s'exprime sur son compte : «Je pense de M. Huyghens le père, écrit-il durement44 , ce que vous en pensez. C'est un multilingue cupide de gloire, de peu de fond, poëte sans poësie, obscur et embarrassé, qui donne pourtant à tout et qui se croit capable de tout, bon homme au reste, et qui n'est pas de mauvaise rencontre». Traiter un homme de "poëte sans poësie", quand on s'appelle Chapelain, est sans doute le signe d'une certaine outrecuidance. Mais ce n'est pas là la pire des mésaventures dont Huyghens ait eu à souffrir.
21Mathurin de Neuré, dont il a voulu aussi connaître l'opinion, ne s'est pas hâté de lui répondre. Il s'y décide pourtant le 10 février 1664 : «Il faut aussi vous faire des excuses, lui déclare-t-il55, d'avoir gardé vostre lettre, par laquelle vous avez tasché de persuader à M. Corneille vostre opinion touchant la prosodie de nos vers ... Ce que j'en comprends, c'est qu'assurement, vous auriez de la peine à faire demeurer d'accord nos François de ces piedz mesurez par longue et par breve que vous observez dans nostre poesie, laquelle se contente d'un nombre de syllabes arrangé soubs les lois de quelques reigles ou la quantité n'a presque point de part. Je ne sçais pas mesme comment ils vous pourront entendre quand vous dittes que la plupart de nos vers sont ou iambiques ou trochaïques ... Quelque difference
22que vous imaginiez dans les syllabes de nos motz, soit de ton ou de quantité, c'est-à-dire d'accent ou de breve ou de longue, vous aurez de la peine à la faire sentir avec quelque loy de ne pouvoir estre mise dans le vers partout où le poëte voudra, pourveu que ce ne soit point contre les reigles de l'arrangement, qui ne regardent que le nombre et quelques autres petites observations, independantes de l'accent et de la quantité ; que peut-estre vous reconnoissez dans les autres langues, particulierement dans la vostre».
23En somme Neuré oppose à Huyghens la doctrine la plus orthodoxe et n'a même pas l'idée que le second des deux systèmes du Hollandais puisse correspondre à un état de fait. Mais il ne s'en tient pas là, et il le traite comme autrefois le Trésorier Général a traité Bannius, en lui faisant observer qu'il est étranger, que seuls les Français sont compétents en ce qui concerne leur langue et leurs vers. Qu'un Néerlandais raisonne donc tant qu'il lui plaira sur la poésie de son pays, mais qu'il s'abstienne de vouloir réformer la nôtre, et de lui proposer une prosodie dont elle n'a que faire, «prosodie que vous asseurez avoir desjà lieu dans la vostre, mais que vous auriez bien de la peine à faire voir dans celle des Français, qui ne s'en voudront jamais rapporter à un estranger».
24Si placidement que ces choses-là soient dites, elles attestent un nationalisme intellectuel que Huyghens constate avec amertume. Cosmopolite d'esprit et de tendances, habitué à discuter sur un pied d'égalité avec les savants et les artistes qui jouissent de la plus grande renommée dans tous les États de l'Europe, il lui déplaît d'être rabroué de la sorte. Agacé par la suffisance de ces Français qui se figurent tout savoir et avoir tout inventé, il réplique sans délai, le lendemain même, en faisant ressortir que les Hollandais, dans leur versification, font preuve du soin le plus minutieux, et sont loin d'être des Barbares : «A mon opinion, vous ne feriez pas mal de vous obliger à la même exactitude, qui consiste à ne forcer ni ne fausser point vos quantitez. Pour m'expliquer en cecy le plus simplement qu'il est possible, je dis qu'en français parler est un iambe et parle un trochée. En suitte, que qui dans un vers iambique tourne parlér en parler et au tro-chaïque parle en parlé, faist faute et defigure sa langue ... Que si peut-estre nous nous equivoquons en ce qui s'appelle quantité, je retourne à vous dire que celle dont je parle est toute autre que celle des anciens Grecs et Romains, et que je ne recognois en nos dites langues modernes que celle que faict l'accent ou le ton naturel du mot. Ainsi j'appelle longue la première de dire et brève la premiere de diray, sans m'amuser ni à position ni à autres observations de l'ancienne prosodie qu'aujourd'hui nous ne connaissons plus. En suitte les penultiemes en estonné et labouré nous sont brèves et les dernieres longues, ce qui ne seroit pas en latin».
25Neuré ne tarde pas à répondre, le 14 février. Il se débarrasse de cet opiniâtre par quelques paroles vagues qu'il faut interpréter comme une fin de non-recevoir : «Les Français, objecte-t-il, auront de la peine à comprendre que parlé soit un iambe, qui, par la fermeté de ses deux syllabes, paroistroit plutôt un spondée, et que parle devienne un trochée par la seule exténuation de sa derniere. J'avoue que j'en sens pourtant quelque chose, mais cela change si fort selon les diverses fonctions des mots dans le fil du discours, qu'il sera bien difficile d'en faire des règles pour la fabrique des vers». Il veut bien admettre d'ailleurs que l'accent joue un certain rôle dans la poésie hollandaise ; quant à la poésie française, elle n'en a cure : «Et comme il est raisonnable de vous en croire, plus tost que ceux qui ne seroient pas de votre nation, je croy que ceux de la nostre demenderont le mesme privilège pour les loix de leur poesie, d'en estre plus tost crus que vous, quelques lettres de naturalité que les applications à nostre langue vous ayent pu jusques ici obtenir. Ce qui peut encore les fortifier dans cette pretention, c'est qu'ils croient avoir de fort justes raisons de douter si vous ne faittes point un faux parallele de la propriété de vostre poesie à celle de la nostre». Tout étant bien vu et bien entendu, Neuré campe sur ses positions et brandit victorieusement cet argument dont il s'est déjà servi, qu'un étranger devrait avoir plus de modestie et ne pas s'occuper des affaires des autres, dont il n'est pas appelé à décider. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Huyghens n'obtiendra jamais l'adhésion des poètes français : «Je ne laisse pas toujours d'apprehender que nos poetes ne refusent de reconnoistre ceste decouverte et qu'ils ne soutiennent que cela ne sçauroit avoir lieu dans nostre langue».
26Huyghens a entièrement raison, sauf sur ce point que nos versificateurs ne se sont jamais souciés d'écrire des vers iambiques ou trochaïques. Il déclare d'une manière très pertinente que les atones sont brèves et les toniques longues, et que c'est cela qui constitue chez nous la quantité. Pourtant personne ne le comprend et personne ne convient que ce sont ces atones et ces toniques qui déterminent le rythme de notre poésie. Il a échoué auprès de Neuré, qui ensuite garde le silence, comme il a échoué auprès de P. Corneille et de Chapelain. Pourtant il ne se décourage pas encore. Il s'adressera à d'autres compétences, qui sans doute auront l'esprit plus ouvert, et qu'il finira bien par intéresser. En 1665, il est à Lyon, où il expose sa conception d'un rythme français, destiné à animer le sylla-bisme de nos vers, à des Jésuites dont il a fait la connaissance. L'un, le P. Bertet, est professeur ; l'autre, le P. Menestrier, est connu comme historien et prédicateur ; le théoricien, le P. de Bussières, a écrit des vers français et latins. Mais sans doute ne réussit-il pas à les convaincre, quoiqu'il leur ait remis la dissertation qu'il a expédiée à Corneille deux ans auparavant. Ils
27sont apparemment persuadés qu'ils ont affaire à un visionnaire, car, en 1666, il attend encore leur réponse : «Le P. Bertet, communique-t-il le 4 février 1666 à l'éditeur des oeuvres de Gassendi, H.-L. Habert de Monmor, m'escrit plaisamment selon son génie ... Ce que j'attens avec le plus d'impatience, ce sont ses pensées et celles des pères Menestrier et de Bus-sières sur une mienne meschante dissertation adressée à M. Corneille, controverse de laquelle enfin vous serez réduit, par force, à vous rendre le juge souverain». Il est probable que le seigneur de Zuylichem n'a jamais connu le sentiment des trois Jésuites, ou qu'il a été aussi défavorable que celui des Français qu'il avait précédemment consultés. À partir de ce moment, les renseignements nous font défaut. Huyghens meurt seulement en 1687, sans jamais avoir obtenu sans doute d'autres précisions que celles que lui a fournies Corneille : le vers français ne consiste que dans un sylla-bisme exact, sans aucun rythme basé sur l'accent, même "divers et casuel". Or ce rythme, qui a déjà pénétré dans les grands genres à partir de 1660 environ, et qui, dans la déclamation populaire, existe depuis des siècles sans qu'il se soit encore trouvé dans notre pays personne pour le définir, n'est pas encore tellement répandu dans l'usage du théâtre que tout le monde en reconnaisse l'existence et consente à en tenir compte théoriquement. Nous le retrouverons plus loin, avec les témoignages qui nous permettront de le suivre dans la conquête qu'il a faite de notre scène. Il y a eu pour introducteurs les plus grands noms de notre littérature dramatique, c'est-à-dire Molière et Racine. On sait déjà que celui qui nous a conservé le souvenir de cette réforme est le musicien le plus illustre de son époque, le Florentin Lulli.
Notes de bas de page
1 1 Les documents sont contenus dans la correspondance de Huyghens, De Brief-wisseling von Constantijn Huygens, T. IV, 1916, p. 558 sq. ; cf. d'autre part A.-J. Worp, Lettres du seigneur de Zuylichem à Corneille, dans la Revue d'art dramatique, 1er septembre 1890 et Van Hamel, Le Vers français à l'étranger, conférence faite à Liège, publiée dans le Congrès international pour la Culture et l'Extension de la Langue française, 1906.
2 2 Toujours dans la même lettre à Corneille, du 30 mai 1663.
3 3 C. Huyghens, Briefwisseling, T. IV, p. 546.
4 4 Chapelain, Lettres, éd. Tamizey de Larroque.
5 5 C. Huyghens, Briefwisseling, T. V, p. 37.
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