Idipsum chez Augustin jusqu’en 390
p. 129-147
Texte intégral
1Le terme idipsum n’est pas un astre isolé dans le ciel augustinien, il apparaît plutôt au centre d’un système d’expressions qui en de longs échos se répondent et s’appellent, formant une véritable constellation1 dont le commentaire du Psaume 121 donne une expression presque achevée. Rédigé dans les années 406-407, il les articule toutes les unes aux autres en un texte dans lequel idipsum, semper eodem modo, idem ipse, ipsum esse, ego sum qui sum se retrouvent côte-à-côte et font l’objet d’une élaboration particulière et précise. Cependant, avant d’en venir à cette montée bien orchestrée vers Jérusalem et idipsum, avant la maturité théologique et pastorale, un long itinéraire aura été nécessaire et ce sont vers les années des commencements que nous tournerons notre attention. La date de 390 apparaît ici comme un terme qui, quatre ans après la préparation au baptême, marque l’époque de l’achèvement du De vera religione. Cette œuvre promise par Augustin à Romanianus, rédigée probablement durant l’année 3902, est celle qui pour la première fois cite et fait une place importante à deux textes centraux : d’une part le Psaume 4, 8-9 (en De ver. rel. 21, 41) avec un emploi explicite d’idipsum dont Augustin rappellera une dizaine d’années plus tard, dans les Confessions (IX, 4, 8-11), qu’il était au centre de sa méditation à Cassiciacum ; d’autre part le passage d’Exode 3, 14 : ego sum qui sum (De ver. rel. 49, 97). Cet ouvrage est en outre celui dans lequel se retrouvent pour la première fois les principales expressions de la constellation d’idipsum : idipsum, semper eodem modo, ipsum esse, ego sum qui sum. Il apparaît donc comme un premier lieu où cette articulation prend corps, et il mérite, en lui-même, une étude particulière. Nous nous arrêterons à son seuil, c’est-à-dire à la première utilisation qu’Augustin fait d’idipsum (De ver. rel. 21, 41) comme désignant une nature immuable et singulière3. Les occurrences antérieures à ce passage n’ont pas la même précision, elles pourraient être lues comme de simples démonstratifs, mais l’affirmation à laquelle elles aboutissent en 390, le sens de certaines et l’insistance qui est portée sur l’identité qu’elles désignent, préparent ce que le De vera religione présente comme une nature singulière et immuable. C’est en quelque sorte les étapes d’une gestation que nous allons nous efforcer de suivre.
2 La seconde dimension qui caractérise ce thème est liée à une tension interprétative de sa valeur. Le récent livre de J.-L. Marion4 sur Augustin, mentionné dans la Présentation de notre ouvrage, en fait une rapide analyse et s’élève contre un détournement d’idipsum au profit d’une interprétation ontico-ontologique que les textes ne nécessitent pas, pour faire porter l’accent sur le silence auquel renvoie idipsum en lien avec ego sum qui sum, et sur la préséance de l’immuabilité et de l’éternité sur l’être5. Si une telle orientation rend bien à idipsum une part de sa signification augustinienne, si elle reconnaît le lien que dans les textes idipsum garde, de fait, avec la question de l’être6, elle tend à ne faire d’idipsum qu’un terme vide7 : « un pur déictique : il montre mais ne signifie rien »8. Et par delà l’analyse qui est faite du commentaire (enarratio) du Psaume 121 et de son lien avec le Verbe en sa kénose, la sentence demeure :
Le nom le plus propre de Dieu, idipsum, se caractérise donc comme apophatique, marquant sa transcendance par le privilège de l’immuabilité, interprétant l’ipsum esse à partir du sum qui sum (et non l’inverse) hors de l’horizon de l’être, mais en perspective de la divinisation par le Christ. Cette exégèse radicalement biblique lui confère donc un statut radicalement théologique, au point que l’idipsum équivaut au sanctus : « idipsum et idipsum et idipsum, sanctus, sanctus, sanctus Deus omnipotens » (Conf. XII, 7, 7)9.
3Enfin, après avoir pris en compte les relations entre idipsum, l’immuabilité et l’être ainsi que les difficultés présentées par l’enarratio du Psaume 101, le verdict demeure :
L’insuffisance ontologique que Gilson et, avec lui, tant d’autres attribuent à Augustin, atteste en fait plutôt que l’on ne devrait pas s’obstiner à imposer une herméneutique ontico-ontologique à une pensée qui relève d’un tout autre horizon que celui de la métaphysique, avec un tout autre enjeu que la Seinsfrage. Car même lorsqu’il use parfois de l’ipsum esse, jamais Augustin ne s’inquiète de l’être10.
4Les premières œuvres nous permettront de trouver les indices d’une troisième voie entre une lecture ontico-ontologique militante et une conception de Dieu sans l’être tout aussi résolue. En effet le lien qu’idipsum entretient avec le Verbe et la Vérité nous amènera à nous interroger sur la place qui doit être reconnue chez Augustin pour une métaphysique du vrai, dans laquelle c’est la vérité de l’être – ou plutôt l’identité dont il est l’expression, et qui lui assure sa permanence ou sa croissance – qui lui confère son poids. Ainsi le dire divin, le Verbe qui confère à toutes les choses qu’elles sont et ce qu’elles sont, en leur accordant par leur formatio et leur conversio une identité11, les renvoie infiniment à la sienne. En ce Verbe, l’expérience du verbe humain s’accomplit, se convertit et se stabilise afin d’être, par une participation à celui qui est semper idem et dont le nom se dit en énigme ego sum qui sum. L’insistance centrale ne se portant pas tant ici sur la redondance du sum que sur l’identité désignée par le qui.
Les occurrences du terme idipsum
Relevé des occurrences
5Le tableau suivant présente les occurrences des diverses expressions qui accompagnent ou sont équivalentes à celle d’idipsum. Les références au passage d’Ex. 3, 14 (ego sum qui sum) n’y figurent pas car cette citation biblique n’apparaît qu’à la fin de La vraie religion, œuvre au seuil de laquelle nous arrêtons notre exploration.
Œuvres | Idipsum | Semper idem, semper eodem modo | Idem ipse | Ipsum esse |
Contra Academicos (386) | I, 2, 5 I, 9, 24 III, 14, 30 | |||
De ordine (386) | I, 11, 33 II, 2, 7 | |||
Soliloquia (386-387) | II, 7, 14 II, 11, 21 (2 occurrences) II, 13, 23 | II, 1, 1 | ||
De immortalitate animae (387) | 7, 12 12, 19 (2 occur.) | 2, 2 (3 occur.) 10,17 11, 18 | 7, 12 (idipsum esse) | |
De quantitate animae (388) | 2, 3 10, 16 23, 42 30, 58 32, 67 | |||
De libero arbitrio (388) | I, 4, 10 I, 13, 29 | |||
De magistro (389) | 2, 4 3, 6 10, 29 | |||
De musica (387-389) | I, 4, 7 I, 5, 12 I, 12, 21 III, 7, 16 IV, 1, 3 V, 4, 6 VI, 2, 3 VI, 16, 51 VI, 16, 54 | VI, 14, 49 | ||
De moribus ecclesiae catholicae et manichaeorum (388-389) | I, 11, 19 I, 12, 20 I, 14, 24 I, 21, 39 I, 35, 78 II, 2, 2 II, 17, 56 | I, 21, 38 II, 1, 1 | I, 14, 24 (idipsum esse) II, 2, 3 II, 6, 8 | |
Epistula XI (388-391) | 4 | |||
35 | 7 | 3 |
6Toutes ces occurrences d’idipsum n’ont pas le même intérêt ou la même valeur. 1) La moitié (sinon plus) des passages12 se présente comme le renforcement du démonstratif sans qu’il y ait pour autant un commentaire particulier à faire. 2) Certaines occurrences peuvent être prises comme de simples démonstratifs, mais une lecture plus attentive du contexte demande de prendre certaines précautions avant de les exclure immédiatement du champ de la recherche : par exemple De ordine II, 2, 713. 3) Si idipsum a une dimension déictique, l’objet qu’il désigne, au-delà de la mention de son existence, se réfléchit sur la valeur même d’idipsum et lui confère celle de l’identité qui est dévoilée et qui peut être constitutive de l’objet même qu’elle identifie. Par exemple une remarque qu’Augustin fait dans les Soliloques II, 11, 21 à propos de la dialectique, qui confère à un corps d’objets le caractère d’être une science. 4) Cette réflexion de l’objet désigné sur le démonstratif idipsum lui accorde alors une valeur le rendant capable de conférer une identité et même d’accéder à un statut principiel. Un passage des Soliloques (II, 13, 23), éclairé par l’étude que Françoise Hudry vient de publier sur le Livre des vingt-quatre philosophes14, pourrait permettre d’en saisir l’enjeu.
7Idipsum, comme nous l’avons déjà signalé, n’est pas un astre errant ou une comète, il appartient à une constellation d’expressions qui permettront d’orchestrer l’apparente multiplicité de ses significations. L’emploi de semper idem ou de semper eodem modo en fournit la clé. Ces deux expressions, dont l’origine platonicienne n’est plus à démontrer, sont utilisées par Augustin soit pour caractériser Dieu, comme dans les Soliloques II, 1, 1 ou encore en De moribus I, 21, 38 ; soit pour désigner des propositions toujours vraies, comme en De immortalitate animae 2, 2, voire la Vérité elle-même (ibid., 11, 18), qui par sa présence assurera l’immortalité de l’âme. Cette articulation entre la permanence de Dieu et celle de l’âme grâce à la Vérité peut nous permettre de mieux saisir la manière dont les occurrences d’idipsum résonnent dans la méditation d’Augustin en ces années 386-389. Mais pour cela il est nécessaire de saisir ce qui fait le cœur de sa recherche.
Deus semper idem, nouerim me, nouerim te
8Durant l’hiver 386-387, à Cassiciacum, Augustin rédige les Soliloques. Cet ouvrage est différent des autres dialogues de cette époque car il n’est pas un exercice scolaire. Si le Contra Academicos, le De ordine, pour une part le De beata vita doivent permettre aux élèves d’Augustin de poursuivre leur formation intellectuelle d’une manière plus attrayante, les Soliloques, écrits pour lui-même, présentent un aspect particulier de ses préoccupations. Avec le De immortalitate animae15, ils sont le reflet fidèle des efforts intellectuels et moraux qu’il fait pour unifier sa pensée et sa vie.
9L’axe de la recherche d’Augustin est rappelé régulièrement dans le cours de ce dialogue qu’il entreprend sous la conduite de celle qui apparaît de manière personnifiée : la Raison. La première occurrence sert à résumer la prière inaugurale de ce texte, dans laquelle il expose l’essentiel de ce qu’il croit et désire mieux connaître. En I, 2, 7, jaillit alors cette invocation : « Connaître Dieu et l’âme, voilà ce que je désire » (Deum et animam scire cupio). Elle apparaît comme un programme de travail qui, dès sa première formulation, dépasse le cadre étroit des investigations des Soliloques, restreintes à la question de l’immortalité de l’âme, sans pouvoir pour autant s’achever. Elle se retrouvera au milieu du premier livre en I, 12, 20, et pour clore ce dernier en I, 15, 27. Dans le second livre elle interviendra à trois reprises : II, 1, 1 ; II, 6, 9 ; II, 18, 32.
10L’occurrence qui ouvre le second livre, Deus semper idem, noverim me, noverim te (« Dieu qui es toujours le même, fais que je me connaisse, et que je te connaisse »), est particulièrement intéressante car elle tient ensemble les deux sources dans lesquelles Augustin puise son inspiration. Deus semper idem est très probablement une cristallisation à la fois d’une expression platonicienne et de termes rencontrés dans les psaumes que la petite communauté de Cassiciacum chante avec foi. Dans le Phédon de Platon, en 78c, se trouve l’expression que le latin traduira par semper eodem modo16. Augustin a pu la lire dans une traduction d’un recueil doxographique17 ou dans un résumé présent dans les passages des œuvres de Porphyre dont il a pris connaissance18. Cette expression rend compte du statut des réalités intelligibles19, statut qu’Augustin, en De immortalitate animae 10, 17, appliquera aux vérités que l’âme peut comprendre. D’un autre côté un passage du Psaume 101, au verset 28, affirme à propos de Dieu : Tu autem idem ipse es, et anni tui non deficient (« Toi, tu es le même que toi-même, et tes années ne finissent pas »). Cette double insistance sur la permanence de l’identité divine et sur son immuabilité peut donc avoir facilité une rencontre sur le terme idem, qui caractérise à la fois le statut des réalités intelligibles que l’âme peut connaître et qui lui assurent son immortalité – thématique du Phédon que les Soliloques assumeront et dépasseront – et la nature même de Dieu qu’Augustin cherche tant à connaître et qu’au livre II du De libero arbitrio (16, 41) il caractérisera encore par l’expression semper idem. Quant à l’expression idem ipse, appliquée à Dieu lui-même et reprenant un passage du Psaume 101, elle apparaîtra de manière explicite dans les Confessions en I, 6, 1020. Nous suivrons cette double orientation en commençant par les textes qui concernent Dieu et sa nature.
La recherche de Dieu (De moribus I, 14, 24)
11Retardé par les conséquences militaires de l’usurpation de Maxime et par la défection du comte Gildon en Afrique, Augustin connaît en 387-388 ce que Serge Lancel dénomme « une seconde saison romaine21 ». Ce séjour lui permettra de commencer à rédiger son premier ouvrage contre les manichéens, qu’il achèvera ou révisera lors de son retour en Afrique. Ce traité, qui peut être daté de 388-389, présente une première mobilisation du résultat de ses réflexions ; on y trouve les premières traces des éléments intellectuels dont il a commencé à faire l’unité dans son esprit, à travers la rédaction des Soliloques et les notes hâtivement jetées que le De immortalitate animae22 regroupe. Rejoignant les manichéens sur leur terrain, puisqu’ils refusent l’autorité d’une grande partie des Écritures, Augustin dans un premier temps ne fera appel qu’à la raison (De moribus I, 2, 3) ; et, comme tout homme désire vivre heureux en recherchant le bien, il commence sa réflexion par la quête du souverain Bien tant recherché par l’âme. Un premier moment suivra l’ordre de la raison traitant des choses humaines, mais, arrivé au terme de ce parcours, il faut passer aux réalités divines, ce qui nécessite le recours à l’autorité, en particulier celle de l’Écriture (De moribus I, 7, 11). À partir de ce moment Augustin conjuguera les deux modes de son argumentation, et la recherche du souverain Bien passe alors par l’amour souverain de ce que l’on recherche :
Chercher Dieu, c’est désirer la béatitude, le trouver, c’est la béatitude elle-même (ipsa beatitas). Mais nous le cherchons en l’aimant, nous le trouvons, non en devenant exactement ce qu’il est (quod est ipse), mais proches de lui, l’atteignant d’une manière admirable et intelligible, éclairés et saisis par sa Vérité et sa Sainteté. Car il est, Lui, la lumière même (ipsum lumen), et il nous est permis à nous d’être illuminés par lui (ab eodem illuminari). (De mor. I, 11, 18, trad. O. Du Roy)
12Ce passage non seulement reprend le thème de l’illumination qui est au centre du livre I des Soliloques (8, 15) mais, par bien des aspects, utilise un vocabulaire dans lequel l’insistance sur l’identité est pour le moins forte : « ipsa beatitas », « quod est ipse », « ipsum lumen », « ab eodem illuminari licet ». Il est vrai que nous pouvons toujours y voir de simples éléments rhétoriques manifestant l’amour et le désir d’unité que la recherche du souverain Bien provoque. Le texte poursuit par une orchestration de textes scripturaires (Matth. 22, 37 et 38 ; Rom. 8, 28, 38 et 39) et une étude de ce qui nous relie à Dieu : l’âme (De moribus I, 11, 19-21). Tout ce passage possède de nombreuses consonances néoplatoniciennes sur lesquelles nous reviendrons dans la partie suivante. Enfin Augustin, après avoir montré que l’union à Dieu se fait par le Christ qui est Sagesse et Vérité23, précise à propos de l’Esprit Saint :
Cependant, en aucune manière, nous ne pouvons être renouvelés par l’Esprit Saint s’il ne demeure toujours lui-même, intégralement, immuable (nisi et ipse semper et integrer incommutabilis permaneret). Ce qui assurément ne se pourrait s’il n’était de la nature de Dieu et de sa substance même qui seule, toujours, possède l’immuabilité (nisi Dei naturae esset ac ipsius substantiae, cui soli incommutabilitas) et pour ainsi dire est sans possibilité de se retourner. (De mor. I, 13, 23, trad. O. Du Roy)
13Il peut enfin achever cette progression sur la nature trinitaire24 de Dieu :
Nous devons donc aimer Dieu, unité trine, Père, Fils et Saint-Esprit. Que je dirai n’être rien d’autre sinon idipsum esse. Car il y a un Dieu véritable et souverain de qui, par qui, en qui sont toutes choses. Ces paroles sont de Paul. Qu’ajoute-t-il ensuite ? « À lui la gloire ». C’est parfaitement juste, en effet il ne dit pas « à eux », puisqu’il est un seul Dieu. (De mor. I, 14, 24, trad. O. Du Roy)
14Ce passage est particulièrement important dans la mesure où le terme Trinitas n’apparaît pas au profit du seul terme Deus, sans doute pour ne pas heurter de front les manichéens avec lesquels Augustin polémique. Il est en outre la première conjonction de idipsum et esse qui soit appliquée à Dieu. Le renforcement d’idipsum est sans doute voulu, pour bien marquer l’identité même de l’Être avec lequel Dieu est ici identifié. Augustin aurait pu se contenter d’ipsum comme il l’avait fait dans les paragraphes antérieurs en parlant du Christ, ou encore de l’Esprit. Pourquoi alors une telle insistance ? L’on pourrait répondre : pour l’effet rhétorique ! Certes, mais alors il faudrait expliquer pourquoi l’effet rhétorique a disparu dans le De vera religione (21, 41) quand Augustin fait d’idipsum une « nature immuable et singulière », et cela dans un texte dont la rédaction s’achèvera vers 390.
15À ce premier objet d’interrogation vient se greffer un second. Pourquoi Augustin prend-il la peine de préciser que ex quo, per quem, in quo sont, là, des paroles de saint Paul ? Il serait possible de répondre que, s’adressant aux manichéens, il précise une source scripturaire qui leur serait plus ou moins bien connue. C’est possible ; mais les textes de Paul et les Évangiles sont les textes scripturaires acceptés par les Manichéens, qui les connaissent donc correctement. Ce ne serait alors que pour renforcer l’argument d’autorité. Soit. Pourquoi en outre insiste-t-il sur l’unité ou tout au moins l’unicité de Dieu ? Là encore, il est toujours possible d’invoquer les manichéens et leur dualisme. Il reste que l’expression compte trois termes et que l’insistance est là pour que ces trois éléments ne soient pas rapportés à trois divinités mais à une seule. Sur ce point le dualisme manichéen est quelque peu débordé. L’insistance d’idipsum, l’insistance sur le Dieu unique ne vise sans doute pas directement les manichéens, mais peut correspondre à des préoccupations intellectuelles, ou tout au moins à l’environnement philosophique dans lequel se trouve Augustin à cette période, et qu’il utilise de concert avec les arguments d’autorité pour lutter contre les manichéens. Il appartient depuis moins d’un an à la communauté chrétienne, il polémique avec les manichéens à partir de ses connaissances scripturaires, qu’il n’a pas encore approfondies comme il le désirerait – ce qu’il fera lors de son retour en Afrique à Thagaste25 –, et aussi à partir des éléments philosophiques qui lui ont personnellement permis de sortir des filets manichéens : la prédication d’Ambroise et le sens symbolique de certains passages de l’Écriture, ainsi que la lecture de libri platonicorum qu’il confronte avec saint Paul, pour y déceler ce qui est conforme avec la foi chrétienne et ce qui s’en distingue26. Il est possible que cette double insistance, sur idipsum et sur l’attribution paulinienne de la formule ex quo, per quem, in quo, fasse aussi allusion à un autre groupe qui fait également partie de son itinéraire : les néoplatoniciens27. Sur ce point Olivier Du Roy précise que cette formule n’est peut-être pas une citation explicite de Rom. 11, 36, mais sans doute un condensé « doxologique » qu’il explique par une probable origine liturgique, ou venant de l’enseignement catéchétique28. Une doxologie par sa forme est fort proche d’une sentence ou encore d’une maxime : texte court que l’on peut avoir aisément sous la main. Augustin sur ce point se montrera toute sa vie un orfèvre en la matière. Tous ces éléments nous poussent à nous tourner vers une autre solution probable. Le dernier ouvrage de Madame Françoise Hudry restitue de manière très convaincante le Livre des vingt-quatre philosophes au IVe siècle de notre ère et propose l’hypothèse selon laquelle les quidam libri platonicorum dont parle Augustin (Conf. VII, 9, 13) seraient un recueil de définitions rassemblées par Marius Victorinus lors de la rédaction de ses œuvres pour lutter contre les ariens. Si cette hypothèse est exacte, elle doit pouvoir se vérifier dans certains textes d’Augustin. L’explication que nous voudrions proposer est que la précision d’Augustin pour faire de la formule ex quo, per quem, in quo un texte de saint Paul et l’ajout concernant l’unicité de Dieu sont peut-être la trace de sa connaissance d’une autre définition contenant la même formule, mais dans un contexte polythéiste. Ce qui expliquerait la double précision de notre auteur : c’est bien Paul dont je veux parler ici, et dans un contexte monothéiste. En effet, la sentence XXII du Livre des vingt-quatre philosophes est la suivante : « Dieu est celui de qui (ex quo) est tout ce qui est, sans division, grâce à qui (per quem) cela est, sans modification, en qui (in quo) est ce qui est, sans composition29 ».
16La connaissance qu’Augustin peut en avoir et l’impact de ces formules sur la formation de sa pensée peuvent expliquer cette précision, qui révèle en lui la connaissance d’une double origine possible, l’autorité de Paul renforçant et corrigeant celle des philosophes. En effet, son insistance sur le fait que la formule porte sur le Dieu unique peut se justifier par le commentaire qui accompagne la sentence XXII : il y est question d’une « triple essence » (triformis essentia), dont Françoise Hudry rappelle que c’est une épithète traditionnellement attribuée à Hécate, ce qui non seulement nous renvoie au polythéisme, mais encore aux Oracles Chaldaïques, texte oraculaire et révélé pour les néoplatoniciens, et qu’Augustin veut ici en quelque sorte écarter comme origine possible pour un lecteur aussi bien informé que lui à son époque. Ces précisions, qui font appel à l’autorité de Paul pour les manichéens, peuvent aussi bien s’adresser à des lecteurs philosophes connaissant les thèses néoplatoniciennes, et en particulier porphyriennes, afin qu’il n’y ait pas erreur sur le sens de cette formule. Marius Victorinus n’en fit-il pas lui-même autant pour lutter contre les ariens ?
17Cette première réminiscence de formules qui, comme des « gouttes de parfums30 », marquèrent profondément l’esprit d’Augustin peut nous permettre de comprendre l’insistance marquée par l’emploi d’idipsum à la place d’un simple ipsum. La sentence VIII de ce même recueil donne la définition et le commentaire suivant :
Dieu est l’amour qui, plus on le possède, plus il se cache. Cette définition passe par l’effet. Dans la cause première, il y a ce d’où vient la vie et le germe de la vie totale : c’est donc cela même qui est la source de vie (igitur id ipsum est fons vitae). La source d’amour, elle est en lui, l’Intellect. Or, si ce qui relève de Celui-là, engendrant et engendré, se penche complètement vers la chose créée, en revenant par voie de retour, cela même est alors l’objet d’amour de la créature (tunc est idipsum amor creaturae), dans la mesure où la créature a été disposée par la cause première elle-même. Et plus tu te seras vivifié auprès d’elle, plus tu seras grandi et plus elle sera élevée. Et c’est là pour elle se cacher31.
18Ce texte, Françoise Hudry l’a déjà rapproché32 de la description de la remontée que constitue la contemplation d’Ostie en Confessions IX, 10, 24, dont les points communs avec la méthode néoplatonicienne de l’ascension noétique sont certifiés par un sermon du 1er janvier 40433. D’autre part, certains points de cette sentence retrouvent les thèmes présents dans le De moribus. Tout d’abord, le thème de l’amour comme voie de remontée. Comme le précise Françoise Hudry dans son commentaire34, il ne s’agit pas d’une définition de Dieu mais d’une définition par l’effet que produit Dieu, c’est-à-dire de l’exploration de ce qui fait l’identité de l’homme : son âme35. Or c’est ce qu’Augustin développe depuis I, 11, 18, en une remontée qui semble adapter, selon une démarche chrétienne, ce que le commentaire présente en suivant une progression philosophique qu’Augustin qualifie à la fois d’« admirable » et d’« intellectuelle » (mirifico et intelligibili modo). Elle s’achèvera par l’affirmation portant sur idipsum esse. Idipsum est, dans la sentence VIII du Livre des vingt-quatre philosophes, ce qui caractérise la cause première à la fois comme source de vie et comme terme ultime de l’amour de la créature. Plus on s’approche de ce terme, plus il apparaît caché. Ce latere se retrouve chez Augustin dans l’insistance qu’il a, dans les Soliloques et le Contra Academicos, à parler de Dieu comme étant secretus ou secretissimus36. La comparaison de la source se rencontre aussi en De moribus I, 11, 19 dans un développement qui associe l’image de la source à celle de la vie et de l’amour. Augustin explique que ce qui est mortel, c’est le fait de ne pas aimer Dieu et de chercher un autre objet que lui. Il affirme alors : « personne n’en [i. e. de Dieu] sépare en promettant la vie, car personne ne sépare de la fontaine elle-même en promettant l’eau » (nemo inde separat pollicendo vitam : nemo enim ab ipso fonte separat pollicendo aquam). La vie se trouve bien en Dieu qui, comme créateur, est source de tous les êtres et de toute vie ; et la source de l’amour se trouve in illo, ce qu’Augustin interprète comme signifiant le Christ, Verbe incarné en qui se trouve la plénitude de la charité, ce qu’il énonce avec une citation de Rom. 8, 39, remplaçant ici l’écho d’une affirmation des Oracles chaldaïques37 par une citation de Paul. Il passe alors à la dimension trinitaire, évoquant le Fils et l’Esprit Saint en I, 12, 22-23.
19Un autre indice du lien entre ce passage et la sentence XXII peut être découvert dans l’utilisation par Augustin, en De moribus I, 13, 23, d’un terme qui est un hapax38 : invertibilitas39, venant préciser le terme incommutibilitas. La question que l’on peut se poser est, encore une fois, pourquoi cette précision renforcée par un ut ita dicam. Deux arguments peuvent être proposés : le premier est que le terme invertibilitas répond au revertendo per via regressionnis de la sentence ; le second concerne le statut de ce que la sentence désigne en ces termes : « ce qui relève de celui-là, engendrant et engendré, se penche vers la chose créée », ce que Françoise Hudry commente en se référant à Porphyre et à l’infusion de l’âme. Ces deux éléments peuvent nous permettre de penser qu’Augustin connaît ce passage et refuse d’assimiler le rôle de l’Esprit Saint à celui de l’âme du monde : d’une part, en ce qu’il renforce incommutabilitas par semper invertibilitas, d’autre part, en ce qu’il insiste fortement sur le fait que l’Esprit Saint est de la nature même de Dieu, précisant en fin de paragraphe que l’on ne peut être que Dieu ou créature. Il semble bien qu’Augustin veuille éviter que l’on assimile ici l’action de l’Esprit Saint à celle de l’âme comme troisième hypostase dans sa relation avec ce qui deviendra la res creata40. De la sorte, l’idipsum esse qui sert de dénomination à Dieu, trinam quamdam unitatem, peut être compris ici comme désignant ce qui caractérise la cause première, c’est-à-dire ce qui est à la fois caché même pour ceux qui le cherchent, amour, engendrant et engendré – cela même qui est à la fois source et terme de toute réalité. Idipsum peut en outre très bien coïncider avec cette expression qu’Augustin a rencontrée dans les psaumes, en particulier le Psaume 4, et qui se présente comme le terme d’une montée vers le principe de toute chose, témoignage d’un héritage philosophique et de sa découverte de l’Écriture.
20Cette insistance sur idipsum esse, si nous prenons en considération ce qu’Augustin redit de Dieu au début du second livre du De moribus, peut révéler une troisième trace, ou plutôt l’horizon à partir duquel se précise une telle affirmation. Partant à nouveau de la notion de souverain Bien, il définit celui-ci de la manière suivante :
Celui-ci [le souverain bien] étant intelligé et atteint, ils [les hommes] verraient dans le même temps qu’il est l’être qui est nommé avec le plus de droiture, l’être le plus haut et originaire. Car il faut dire de lui qu’il est l’être le plus grand, qu’il demeure toujours sur le même mode (quod semper eodem modo sese habet), qu’il est absolument semblable à soi (quod omnimodo sui simile est), qu’il ne peut être changé et corrompu en aucune partie, qu’il n’est pas soumis au temps, qu’il ne peut être autre maintenant que ce qu’il était auparavant. Car il est l’être dans le sens le plus vrai du terme. En effet sous ce nom se trouve la signification de la nature qui est et demeure en soi immuable (manentis in se atque incommutabiliter sese habentis naturae significatio). (De mor. II, 1, 1, trad. O Du Roy)
21Ce texte accumule sur Dieu un certain nombre d’expressions : summe ac primitus esse, maxime esse, quod semper eodem modo sese habet41, quod omnimodo sese simile est, esse verissime42, autant d’expressions qui insistent non seulement sur le fait que Dieu est esse mais surtout sur le caractère éminent de son existence. Ce qui est décrit, ici, est l’identité la plus haute, première, la plus forte, la plus stable, la plus vraie, la plus exactement dite, autant d’expressions qui, d’une certaine manière, décrivent ce que idipsum esse exprime en un seul terme. Cette description et l’utilisation du terme idipsum ne sont pas sans faire penser à un passage attribué à Porphyre, dont les sentences contenues dans le Livre des vingt-quatre philosophes portent éminemment la trace. Augustin connaît-il ce texte ? Comment le savoir ? Nous sommes là à l’extrême limite de ce que la restitution du Livre des vingt-quatre philosophes au IVe siècle, voire même à Marius Victorinus, peut permettre. Il est toujours possible que les conversations entre Augustin et Simplicianus43 à Milan aient pu faire état de tout ceci, mais le contenu des conversations est à jamais invérifiable. Il reste pourtant que les caractères qu’il accorde à Dieu et l’insistance sur le « lui-même » (idipsum) semblent faire écho à ce que commente Porphyre à propos du Parménide :
Et ainsi étant Un et Simple, ce Lui-même (τὸ αὐτὸ τουτο) diffère pourtant de soi, selon l’opposition entre l’acte et l’existence ; selon un point de vue, il est donc l’Un et Simple, selon un autre point de vue, il diffère de soi. Car ce qui diffère de l’Un n’est plus Un et ce qui est autre que le Simple n’est plus Simple. Elle est donc l’Un et le Simple, selon sa forme première, c’est-à-dire selon la forme du Lui-même pris en lui-même (καὶ αὐτὸ τουτο αὐτου το[α]ύτου ἰδέαν), cette puissance, ou bien tout autre nom qu’il faille employer pour indiquer qu’il s’agit de quelque chose d’indicible et d’inconcevable44. Mais elle n’est ni Un ni Simple, selon l’opposition entre l’existence, la vie et la pensée. (trad. P. Hadot)45
22De la sorte, idipsum pourrait être la trace de la conception de l’être comme ὕπαρξις, comme être de l’un qui est, se distinguant de ce qui vient après lui. En quelque sorte, pour dire Dieu Augustin se trouve devant une double tradition l’exprimant comme indicible46 et inconcevable. D’une part, la spéculation néoplatonicienne, en particulier celle de Porphyre, à travers ce qu’il reçu des traductions latines de cette tradition ; d’autre part, la tradition biblique qui, à travers la traduction latine donnant le mot idipsum, exprime non seulement le terme de la remontée à la fois vers Jérusalem (Ps. 121) et vers Dieu (Ps. 4), mais encore ce qui dans la nature divine est inconcevable et indicible, caractères qui seront repris par l’énigme qu’est le nom d’Ex. 3, 14. Cependant, il ne semble pas qu’Augustin fasse ici une utilisation trinitaire de la relation être, vie, pensée ; il la conservera pour ce qui relève de la création ou de la connaissance humaine. Si l’être de l’un qui est47 repris et assumé par idipsum (« cela même ») peut être appliqué à Dieu, c’est qu’il assure à propos de la Trinité à la fois l’identité même de Dieu et l’identité dans les relations entre les différentes personnes.
23Deux textes nous en fourniront une certaine confirmation. En De vera religione 14, 28 Augustin affirmera à propos de Dieu que ce qu’il engendre est idipsum, n’étant pas fait mais engendré, ce qui revient à dire que idipsum exprime à la fois l’identité même de Dieu comme « nature immuable et singulière » (De ver. rel. 21, 41) et la génération du Père au Fils. Un texte du De Trinitate exploitera les mêmes harmonies, nous le citerons seulement comme témoin sans entrer dans le détail d’un commentaire :
Évidemment dans la substance où ils subsistent, les trois ne font qu’un (unum), Père, Fils, Esprit Saint, identique réalité (idipsum) au-dessus de toute la création, hors de tout mouvement temporel et de toute séparation dans le temps et dans l’espace, seule et même chose (simul unum atque idem48), simultanément, d’une éternité à l’autre, comme l’éternité elle-même qui ne va point sans la vérité et la charité. (De Trin. IV, 21, 30, trad. M. Mellet & Th. Camelot)
24Ce texte s’achève sur une reprise de la formule célèbre des Confessions : « O aeterna veritas, et vera caritas et cara aeternitas49 », « Ô éternelle vérité et vraie charité et chère éternité », qui introduit à la contemplation de la Trinité par la vérité et par son lien avec l’éternité. Ce lien entre la vérité et l’éternité comme porte d’entrée vers la contemplation de la réalité divine fait toute la spécificité d’Augustin. La vérité est l’accès tant à la connaissance de Dieu que de soi, elle exprime l’identité propre de chacun des deux, elle est le lieu de la réalisation du semper idem permettant la connaissance de soi et de Dieu.
La connaissance de soi (De moribus I, 11, 19-12, 20)
25Notre retour en arrière dans l’étude du De moribus se justifie par le fait que le terme ultime de la remontée idipsum esse permet d’éclairer le sens des étapes de la remontée. Ce que nous avons pu découvrir à propos de l’occurrence du § 24 nous permettra de mieux comprendre le sens des emplois d’idipsum dans les paragraphes antérieurs.
26Un petit rappel de la démarche d’Augustin est nécessaire. Après avoir progressé au moyen de la seule raison, Augustin, pour parler des réalités divines, fait appel conjointement à la démarche philosophique et à l’argumentation scripturaire. Le § 19 vient éclairer l’argumentation scripturaire qui, citée comme autorité, doit précéder la démarche de la raison ; le § 20 fera allusion à la démarche philosophique. Dans le § 18 Augustin part d’un passage de saint Paul qui lui permet de discuter avec les manichéens tout en fixant les limites de l’apport du néoplatonisme.
27Après avoir rappelé le premier commandement : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme (anima) et de tout ton esprit (mens) » (Matthieu 27, 37-38), Augustin le complète par deux passages de l’Épître aux Romains. D’une part (8, 28) « tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu », qui rappelle l’axe de la remontée : la recherche du bien ; d’autre part 8, 38-39 :
Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les puissances, ni les choses présentes ni les choses futures, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus-Christ notre Seigneur.
28Le bien par excellence consiste donc à ne rien aimer davantage que Dieu. Augustin veut alors rapidement expliquer chacune des réalités, envisagées par l’apôtre Paul, pouvant faire obstacle à cet amour. Mais auparavant il écrit :
Car cela même par quoi nous aimons Dieu (idipsum enim quo diligimus Deum) ne peut mourir, sinon quand nous n’aimons pas Dieu, puisque la mort elle-même est de ne pas aimer Dieu. En effet nous ne devons préférer suivre et aimer rien d’autre que lui. (De mor. I, 11, 18, 19, trad. O. Du Roy)
29Suit la comparaison avec la source (fons) que nous avons signalée auparavant en la rapprochant de la sentence VIII du Livre des vingt-quatre philosophes. Augustin étudie alors les différents obstacles possibles, dans la fin du § 19, et termine en affirmant que Dieu est ubique totus. Olivier Du Roy50, qui s’est penché sur les différentes occurrences de cette expression, signale que c’est en De moribus I, 11, 19 qu’elle apparaît pour la première fois, qu’on la retrouve dans les Lettres 118 et 134, textes qui s’adressent à des païens bien informés de la pensée néoplatonicienne, et qu’elle est d’origine plotinienne, liée aux traités 4 et 5 de la VIe Ennéade, en particulier à leur titre : « Sur la raison pour laquelle l’être, un et identique, est partout tout entier à la fois » (ἅμα πανταχου εἶναι ὅλον). À supposer que le titre de ces traités soit bien de Plotin et non de son éditeur, ce qui nous ramènerait à Porphyre, il est en tout cas possible de considérer que cette expression a pu être forgée par Augustin en cumulant l’essentiel des titres de la sentence II : « Deus est sphera infinita cuius centrum est ubique, circumferentia vero nusquam » (« Dieu est la sphère sans limite dont le centre est partout et la circonférence nulle part51 »), combinée avec la sentence III : « Deus est totus in quolibet sui » (« Dieu est tout entier en n’importe quel point de lui-même52 »), que renforce un rappel dans le commentaire de la Sentence XVIII : « Ista sequitur ex secunda quia, cum sit totus, sine dimensione » (« Cette définition est une suite de la deuxième définition, parce que comme Dieu est entier sans dimension53 ») du Livre des vingt-quatre philosophes. Ce qui, pour un rhéteur friand de formules concises et bien frappées, n’a pas dû être très difficile.
30Augustin reprend ensuite, au début du § 20, le commentaire du passage de saint Paul :
Aucune autre créature ne nous sépare, dit-il. Ô homme des mystères les plus élevés ! Il ne s’est pas contenté de dire « une créature », mais « une autre créature », nous rappelant que cela même par quoi nous aimons Dieu (idipsum quo diligimus Deum) et par quoi nous nous attachons à Dieu, c’est-à-dire l’âme et l’esprit (id est animum atque mentem), sont des créatures. (De mor. II, 12, 20, trad. O. Du Roy)
31Dans la suite du § 20 il déploie une argumentation rappelant que l’âme est aussi une créature et que, bien qu’intelligible, elle doit se soumettre à Dieu. Plusieurs points appellent ici quelques remarques.
32Premièrement, la répétition du idipsum quo diligimus Deum pour désigner l’âme insiste sur ce qui fait l’identité même de l’âme, et ceci dans une double dimension54. Dans le § 19, l’insistance porte sur l’immortalité, qui est liée au fait d’aimer Dieu, accompagnée d’une comparaison qui lie immédiatement l’amour de Dieu et la promesse de la vie : « nemo inde separat pollicendi vitam : nemo enim ab ipso fonte separat pollicendo aquam » (« personne n’en [i. e. de Dieu] sépare en promettant la vie, car personne ne sépare de la fontaine elle-même en promettant l’eau »). Cette comparaison peut être un écho de la sentence VIII, dont la fin du commentaire insiste particulièrement sur l’amour de la créature pour cela même dont elle reçoit la vie :
Cela même est alors l’objet d’amour de la créature (idipsum amor creaturae), dans la mesure où la créature a été disposée par la cause première elle-même. Et plus tu te seras vivifié auprès d’elle, plus tu seras grandi, et plus elle sera élevée55.
33L’ensemble du § 19, par la suite, s’efforce de montrer combien l’âme est au-dessus des anges, de la vertu, et combien elle grandit en s’attachant à Dieu, dont la fin du paragraphe célèbre le fait d’être ubique totus. Ces différentes mentions montrent que l’arrière-fond philosophique sur lequel Augustin appuie son exposé des mœurs de l’Église catholique est néoplatonicien. Les développements du § 20 viendront le confirmer. Tout d’abord, la répétition du idipsum quo cumule deux points : d’une part le diligere deum, d’autre part le inhaerere Deo ; cependant, cette élévation qui fait de l’âme une des réalités invisibles et intelligibles ne la place pas au-dessus des créatures. Cette remarque pourrait faire penser à une critique directe des manichéens, qui faisaient de l’âme bonne une partie du Dieu bon. Mais Augustin ne fait pas ici une différence entre une âme bonne et une âme mauvaise, et ce serait oublier le matérialisme foncier des manichéens. Ce § 20 ne s’adresse pas directement à la nature divine de l’âme bonne. La manière dont Augustin progresse nous éclairera sur ce point. Il commence par rappeler que la nature intelligible de l’âme se reconnaît à son activité : « animus res quaedam est intelligibilis, id est quae tantum intelligendo innotescit » (« l’âme est une créature intelligible, c’est-à-dire qu’elle se fait connaître seulement en intelligeant »). Cette activité se porte sur les réalités sensibles mais aussi sur Dieu. L’activité de l’âme la plaçant parmi les réalités intelligibles et invisibles, et Dieu étant lui-même intelligible56, il serait possible de comprendre que l’âme est de même nature que Dieu. Ceci n’est pas possible, puisqu’il est son créateur et son auteur. Cependant, dans une certaine mesure, il est donné à l’âme de devenir semblable à Dieu selon qu’elle se soumet à celui qui l’éclaire et l’illumine57, thématique que l’on retrouve en Soliloques I, 8, 15. Ces deux paragraphes rappellent en fait que l’âme est en l’homme la réalité la plus élevée, qu’elle est immortelle, intelligible, mais qu’elle n’est pas Dieu et qu’elle reste par rapport à lui une créature. Cela fait de l’âme une réalité intermédiaire qui possède une double dimension.
34Les deux idipsum manifestent pour l’âme qui est à l’image de Dieu un double caractère. Son immortalité est indiquée par son désir de Dieu, par la trace en elle de ce qui vient de la fons vitae. Ce désir de Dieu, cet amour vient aussi de ce qu’elle est intelligible. À sa manière, elle porte en elle la trace de ce qui fait l’idipsum esse. Mais elle n’accèdera à ce qui fait le terme de son désir que si elle se laisse illuminer. Ce que la sentence XXI exprime dans le premier moment de son commentaire : « Les idées des choses dans l’âme révèlent en elle ce qui fait que Dieu d’une certaine façon est l’âme (Deus quodammodo est anima) ; et c’est Dieu lui-même qui les illumine pour elle58 ».
35Mais cette trace en elle de la fons vitae ne rend pas l’âme de même nature que Dieu. Si elle lui est semblable, elle reste dissemblable, elle reste créature, car sa dimension intelligible apparaît à travers son activité (intelligendum), qui déploie et manifeste ce qui est en elle la trace de la fons vitae et est le moteur de ce qui la vivifie et l’élève, le lieu de la réalisation de son amour qui peut cependant se porter vers les réalités inférieures. À sa manière, l’âme décrite par Augustin manifeste ce qu’exprime le commentaire de la sentence XVI :
Or, l’âme ne trouve pas en elle d’idée qui soit le modèle de Dieu, puisque ces distinctions mêmes (l’existence, la vie et la pensée) sont fondamentalement lui-même (quia ipsa sunt penitus Ipse) et ne dépendent pas de ce qui pourrait exister dans la réalité concrète. C’est donc pris en lui-même comme un tout, qui à la fois n’est ni saisi ni par conséquent signifié, qu’il se trouve dissemblable de l’esprit59.
36Quel sera l’élément qui dans l’âme manifestera à la fois son immortalité, le principe et le terme de son activité, quel sera ce qui manifeste en l’âme cet idipsum par quoi elle aime Dieu, et qui assure l’identité de l’animus et de la mens ? Le début du § 18 du De moribus nous en donnait la solution : « ejusque veritate et sanctitate penitus illustrari atque comprehensi » (« éclairés et saisis par sa vérité et sa sainteté »). Ce sera aussi ce qui fait le fil rouge de la démonstration des Soliloques et du De immortalitate animae : la présence de l’immortelle vérité en l’âme.
Une métaphysique du vrai (De immortalitate animae 7, 12 ; 11, 18 ; 12, 19)
37La première apparition de l’expression idipsum esse se trouve dans le De immortalitate animae (386-387), dont Jean Pépin60 a montré à quel point il est redevable à Porphyre. Dans la première partie de cet opuscule, qui se présente comme un aide-mémoire préparatoire à l’achèvement des Soliloques, Augustin veut prouver l’immortalité de l’âme en partant de la présence de la raison en l’âme, raison qui, par son activité et du fait qu’elle se tourne vers la vérité, assure à l’âme sa permanence. Arrivé au § 12, Augustin explique que le fait de se détourner (aversio) de la vérité est, pour l’âme, un amoindrissement (defectus), alors que le fait de se tourner (conversus) vers elle et d’y adhérer (inhaerere) serait pour elle un plus être (magis est), puisqu’elle adhèrerait à une réalité immuable (incommutabili rei) qui est la vérité (quae est veritas). Cette vérité est alors décrite comme ce qui est maxime et primitus61, c’est-à-dire ce qui est « au plus haut point » et « au commencement ».
38Puis Augustin passe au fait que l’âme peut se détourner (aversus) de la vérité, et il écrit alors : « cum ab ea est aversus, idipsum esse minus habet, quod est deficere ». Ce que l’on peut traduire de la manière suivante : « quand elle [l’âme] se détourne d’elle [la vérité], elle possède moins l’idipsum esse, ce qui est s’amoindrir. » La dialectique du magis esse et du minus esse a déjà été étudiée par Émilie Zum Brunn62, je n’y reviens donc pas. Par contre, il me semble intéressant de nous arrêter à cette expression idipsum esse. Si on la traduit par « l’être même », cela renforce la détermination ontologique ; si l’on choisit « l’identique être », ou encore « cela même être », on met en évidence la juxtaposition des deux. Cette juxtaposition permet alors de mieux comprendre la dialectique proposée par Augustin. Il y a, d’une part, la vérité « quae est maxime et primitus », d’autre par le double mouvement aversus-conversus. Celui-ci n’est pas la négation de l’être, puisqu’il y a toujours être, mais ce qui disparaît, c’est l’identité même de cet être. C’est donc bien l’identité qui confère à l’être d’être ce qu’il est et, sans vouloir jouer sur les mots, c’est cette identité qui lui confère une identité, qui permet de le nommer l’idipsum esse ou encore, de manière approchée, « éternité » ou « immuabilité ». L’être apparaît donc comme le premier acte de l’identité ; et cette identité de l’être qui fait « l’identique être » se présente comme la vérité qui est maxime et primitus. Ce n’est donc pas d’abord une ontologie que propose Augustin, mais bien plutôt une métaphysique du vrai. Mais pour l’instant, pour revenir à idipsum, deux arguments viendront étayer mon assertion.
39Dans la suite du De immortalitate animae, Augustin revient encore une fois sur le lien entre l’être et la vérité. Au § 18, il reprend la question de savoir comment l’âme pourrait être privée de sa forme. Il précise même : « id est dum ipsa existendi63 specie privatur » (« c’est-à-dire en étant privée de la forme même de son être »). Éventualité dont les paragraphes précédents ont montré l’impossibilité. Il précise alors le statut de la vérité qui est semper eodem modo, à laquelle l’âme adhère sans bouger par le lien de l’amour divin (eique immobilis inhaeret divino amore conjunctus) et il ajoute : « et illa omnia quae quoquo modo sunt ab ea essentia sunt, quae summe maxime est » (« et toutes les choses qui sont, quel que soit leur mode, sont à partir de cette essence qui est la plus élevée et la plus grande »).
40La fin du paragraphe s’interroge sur l’existence d’un contraire à la vérité. Le § 19 présente deux occurrences d’idipsum dans l’argumentation suivante :
Mais supposons que nous cherchions le contraire de la vérité non pas tant en tant qu’elle est vérité, mais en tant qu’elle est éminemment et au suprême degré (summe maximeque est) ; il est vrai qu’elle n’est cela même (idipsum) que dans la mesure où elle est vérité, puisque nous appelons vérité ce par quoi toutes choses sont vraies, dans quelque mesure qu’elles soient ; et elles sont dans la mesure où elles sont vraies64. Eh bien, je ne voudrais absolument pas éluder cette question, car elle plaide en ma faveur de façon particulièrement claire. Si une essence, en effet, en tant qu’elle est essence, n’a pas de contraire, à plus forte raison n’a pas de contraire cette essence première qu’on appelle vérité en tant qu’elle est essence. Or c’est le vrai qui est premier. Car toute essence n’est essence que parce qu’elle est. Or l’être n’a pas de contraire si ce n’est le non-être : par suite, rien n’est contraire à l’essence. Donc, en aucune manière, une chose ne peut être contraire à cette substance (substantia) qui est au suprême degré et primitivement. Si l’âme tient d’elle ce fait même qu’elle est (ex qua si habet animus idipsum quod est) – ne le tenant pas d’elle-même, elle ne peut en effet le tenir d’ailleurs que d’une réalité supérieure à l’âme même – il n’y a rien par quoi elle puisse le perdre, puisqu’il n’y a pas de réalité contraire à la réalité par laquelle elle le possède ; et c’est pourquoi elle ne cesse pas d’être.
41La première occurrence fait de la vérité le cela même qui n’est autre que summe maximeque est. La seconde fait dépendre l’identité même de l’âme de cette substance qui est maxime ac primitus.
42Cette démonstration de l’immortalité de l’âme par la présence en elle de la vérité se retrouve au cœur des Soliloques (II, 13, 23) et permet même à Augustin de critiquer la preuve traditionnelle de l’immortalité de l’âme par l’automotricité ou l’identification entre l’âme et la vie. Augustin ne conteste pas le fait que l’âme doive vivre pour être une âme, mais il conteste l’affirmation qu’une réalité qui apporte avec soi la vie ne peut être soumise à la mort. La distinction peut sembler mince, car il serait possible de lui rétorquer que ce qui apporte la vie est forcément vivant. L’exemple qu’il utilise pour illustrer son refus ou son insatisfaction face à cette preuve permet de mieux comprendre son dilemme. Si la lumière qui vient en un lieu éclaire ce lieu, cependant, même en étant ce qui apporte la clarté, la lumière peut soit s’éteindre, soit s’en aller, comme on éteint un flambeau, comme on retire une source de lumière ou encore comme le soleil s’en va. Si elle se retire, il y a moindre mal, bien qu’il faille savoir où elle va et pour combien de temps. En revanche, la possibilité qu’elle s’éteigne montre que le fait d’apporter la vie, comme le fait d’apporter la lumière, n’est pas suffisant pour assurer l’immortalité de ce qui apporte la vie. La vie est-elle liée inséparablement à l’âme au point de s’y identifier ? Quel est le type de relation que la vie entretient avec l’âme ? En outre, affirmer que c’est parce que l’âme apporte la vie qu’elle est immortelle n’est pas forcément un argument probant, car les animaux sont aussi des vivants, mais la question de l’immortalité de l’âme de l’animal ne se présente pas de manière aussi cruciale que celle de l’homme. Telle semble donc être l’objection d’Augustin, qui trouve sa place naturelle dans l’argumentation menée par la Raison. Si une réalité peut être dans une autre séparément ou inséparablement, de telle sorte qu’elle s’identifie à cette dernière et ne soit pas seulement présente en elle de manière accidentelle, il faut, pour que l’âme soit véritablement immortelle, que soit présent en elle ce qui est inséparable d’elle et qui en quelque sorte la constitue comme telle. Toutes ces conditions ne semblent pas remplies de manière satisfaisante par la notion de vie.
43Augustin, lui, emprunte la voie de la vérité. En effet, il n’en va pas de même en ce qui concerne la vérité. Car l’argument qui ouvre le livre II (2, 2), et qu’Augustin rappellera bientôt (Sol. II, 15, 28), montre que la vérité dépasse le dilemme auquel la vie est encore confrontée. Car, que la vérité vienne à mourir, il demeure toujours vrai que la vérité est morte. La vérité transcende cette affirmation contradictoire et même la fonde (voir Cont. Acad. III, 9, 21 ss.), ce que la vie ne peut faire. En effet, si l’on reprend la même argumentation pour l’appliquer à la notion de vie, il sera vrai que la vie est morte, mais la vie ne sera plus. On peut reprocher à cet argument son caractère formel, mais il montre que, dès l’existence corporelle, nous pouvons faire l’expérience intellectuelle de l’immortalité de la vérité, ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne la vie ; car, à son sujet, nous en sommes réduits à une alternative (ou bien elle disparaît, ou bien elle s’éloigne), tandis que la vérité ne s’éloigne d’aucun des deux éléments de l’alternative à laquelle on peut la soumettre. Cette preuve – par la présence – montre que l’immortalité appartient de manière essentielle à la vérité, qu’elle la détermine comme sa définition, tandis qu’il n’en va pas de même pour la vie. En outre, la formalité de sa présentation est équilibrée par un appel à l’expérience ; car c’est l’expérience rationnelle de la vérité (au cœur de l’exercice spirituel) qui détermine sa supériorité par rapport à l’impossibilité où l’on se trouve de dépasser l’alternative posée par la vie. Ainsi, c’est l’identité au cœur même de la vérité qui confère à l’être sa présence à soi et sa permanence. C’est l’idipsum qui fait de l’être qu’il est ce qu’il est, depuis l’esse auquel il donne son identité jusqu’aux êtres marqués par la mutabilité selon qu’ils participent, c’est-à-dire adhèrent plus ou moins à eux-mêmes en adhérant à l’idipsum. Cette absence de stabilité (stabilité qui est liée à l’identité parfaitement accomplie) est source d’inquiétude (inquietudo), alors que l’identité parfaite ou parfaitement accomplie est un repos (quietudo).
Conclusion
44Pour conclure sans allonger indûment mon propos, je dirai qu’idipsum chez Augustin dépend autant d’un héritage philosophique nettement porphyrien que d’un héritage biblique rencontré à travers la lecture des psaumes. Il serait possible de dire que la lecture des psaumes et de la Bible viendra orienter et transformer l’héritage philosophique tout en l’intégrant sans le nier.
45Quant à la manière dont Augustin transforme cet héritage, l’hypothèse de travail suivante peut être proposée. Le point de départ le plus certain nous est donné par le De moribus : idipsum esse, c’est Dieu comme Dieu trine et comme créateur. Cette double dénomination caractérise en quelque sorte Dieu dans son identité et dans son activité envers les créatures. Dans son identité, comme Un et Trine, ce qui prédomine c’est idipsum, ce que la triple répétition d’idipsum associée à sanctus au livre XII des Confessions (7, 7) peut venir confirmer, ainsi qu’en Enar. in Psalm. 121, 5, quand Augustin dit qu’idipsum est indicible et qu’il faut chercher des significations voisines, qui seront semper eodem modo puis quod est. Dans sa relation aux créatures il apparaîtra davantage comme esse, comme ce qui est d’Ex. 3, 14 envoyant Moïse vers ses frères dans l’épisode du buisson ardent. Il serait alors possible de dire : n’est-ce pas là une reprise christianisée de la différence porphyrienne entre l’être de l’un qui est et l’un qui est ? La réponse serait négative. Car ce qui maintient l’identité entre ces deux éléments qui prédominent, si l’on peut dire, pour signifier l’identité ou l’activité, c’est la Vérité. Idipsum est la Vérité de Dieu dans son indicibilité et esse est la Vérité de Dieu dans son activité et sa relation aux créatures. De la sorte, le Verbe comme Vérité est l’expression de l’idipsum esse et est celui qui dit la création. Celle-ci se déploie alors selon le schème être/vie/pensée profondément transformé comme creatio/formatio/conversio, pour les créatures spirituelles et pour les hommes65 ; et, dans l’âme, comme esse/scire/velle (Confessions XIII, 11, 12), ou comme est/fulget/illuminat (Soliloques I, 8, 15) pour la connaissance, ou enfin encore comme memoria/intellectus/amor (De Trinitate). Mais l’identité n’est pas rompue entre idipsum et esse parce qu’elle est maintenue par la Vérité qui est l’identité de l’être. En quelque sorte, idipsum est ce qui par lequel sont unis les deux sum de la révélation du nom en Ex. 3, 14. Le sum indicible du je qui le prononce, et le sum manifesté aux créatures, à travers le qui qui identifie ces deux sum comme idipsum esse.
46Il est possible de dire qu’Augustin hérite de Porphyre la dimension idipsum et esse, mais qu’il ne les sépare pas grâce à la Vérité. Il reçoit la dimension idipsum dans le caractère indicible du premier ou du principe, et il reçoit la dimension esse de l’attitude que Porphyre adoptera vis-à-vis de Plotin à propos de l’Être. Si Augustin conserve une séparation, elle se fera entre le Créateur et la créature et non entre l’engendrant et l’engendré. Idipsum exprime toute la Trinité en tant que telle, et c’est pour cela que le Verbe, son expression, sera idipsum jusqu’en son Incarnation (Psaume 121). Esse signifie la Trinité dans sa relation à la création, car c’est, avec l’immuabilité, l’une des voies d’accès au divin. Mais l’un et l’autre ne sont pas séparables. La Trinité est Idipsum esse comme le manifestait le De moribus. Ce qui fait l’unité entre idipsum et esse, leur inséparabilité, c’est la vérité et ce, tant pour l’être que pour l’homme. Comme Augustin le notait dans le De immortalitate animae : « vera sunt omnia in quantumcumque sunt, in tantum autem sunt in quantum vera sunt » (« toutes choses sont vraies, dans quelque mesure qu’elles soient, et elles sont dans la mesure où elles sont vraies »). L’esse n’est esse que comme veritas, et la veritas ne peut qu’être pour être veritas, c’est-à-dire idipsum. Et cet idipsum est présent selon son mode tant pour Dieu que pour l’âme, et pour l’âme jusque dans l’expérience de la vérité que l’homme peut faire dans l’exercice de la dialectique. Idipsum désigne non seulement l’identité de Dieu, mais aussi celle de l’homme et celle de l’activité à travers laquelle le second s’assimile au premier, l’accomplissement du philosophique en particulier dans l’activité dialectique.
47Cette première dimension, Augustin sera amené à la dépasser en accordant une place plus importante à la question de la volonté, importance qui va de pair avec celle qu’il accordera à l’histoire, en particulier dans le De vera religione. Nous avons là les principaux objets de la recherche continuelle d’Augustin à travers toute son œuvre. Connaître Dieu et l’âme, c’est accéder dans la Vérité à l’être de Dieu, c’est assurer dans la Vérité l’immortalité de l’âme, Vérité qui n’est autre que le Verbe66.
Notes de bas de page
1 Pour une évaluation générale du thème d’idipsum chez Augustin cf. D. Doucet, « Enquête pour une étude d’idipsum et de ses enjeux dans l’œuvre d’Augustin », dans M. Caron (dir.), Saint Augustin, « Les cahiers d’Histoire de la Philosophie », Paris, Le Cerf, 2009, p. 159-187.
2 Cf. O. Perler & J.-L. Maier, Les voyages de saint Augustin, Paris, 1969, p. 151.
3 Cf. De vera religione 21, 41.
4 J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de Saint Augustin, Paris, PUF, 2008.
5 Cf. ibid., p. 411.
6 Cf. ibid., p. 395-398.
7 Cf. ibid., p. 399, n. 1.
8 Ibid., p. 400.
9 Ibid., p. 409.
10 Ibid., p. 414
11 Cf. M.-A. Vannier, Creatio, conversio, formatio chez S. Augustin, Fribourg, Éditions Universitaires, 19972.
12 De quant. an. 10, 16 ; 23, 43 ; 32, 67 ; De mus. I, 4, 7 ; I, 5, 12 ; III, 7, 16 ; IV, 1, 3 ; V, 4, 6 ; VI, 2, 3 ; VI, 16, 51 et 54 ; De lib. arb. I, 4, 10 ; De mor. I, 21, 39 ; II, 17, 56 ; De mag. 2, 4 ; 3, 6 ; 10, 29, etc.
13 Mais aussi Cont. Acad. I, 2, 5 ; III, 14, 30 ; De ord. I, 11, 37 ; II, 2, 7 ; Sol. II, 11, 21.
14 Le Livre des vingt-quatre philosophes. Résurgence d’un texte du IVe siècle. Introduction, texte latin, traduction et annotations par F. Hudry, Paris, Vrin, 2009.
15 Sur le caractère particulier de cet ouvrage voir Retr. I, 5, 1.
16 Sur ce point cf. J. Pépin, « Augustin et Atticus. La quaestio “De ideis” », dans R. Brague & J.-F. Courtine (dir.), Herméneutique et ontologie. Mélanges en hommage à Pierre Aubenque, Paris, PUF, 1990, p. 164-180.
17 Cf. A. Solignac, « Doxographies et manuels dans la formation philosophique de saint Augustin », Recherches Augustiniennes, 1958, p. 113-148.
18 Cf. aussi G. Madec, Le Dieu d’Augustin, Paris, Le Cerf, 1998, en particulier p. 130, et J. Pépin, « Augustin et Atticus », art. cit., passim.
19 En De mus. VI, 14, 49, Augustin écrit : « Le plus souvent, quand nous pensons avec grande attention aux choses incorporelles et qui se comportent toujours de la même façon » (si de rebus incorporeis et eodem modo se semper habentibus, plerumque attentissime cogitentes), etc. (trad. F. J. Thonnard).
20 La rédaction des Confessions va de 397 à 400.
21 S. Lancel, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 175-187.
22 Sur le De immortalitate animae cf. J. Pépin, « Une nouvelle source de saint Augustin : le Zétéma de Porphyre “Sur l’union de l’âme et du corps” », Revue des Études Anciennes, 66, 1964, p. 53-107 et G. Madec, « Augustin et Porphyre. Ébauche d’un bilan des recherches et des conjectures », dans M.- O. Goulet-Cazé, G. Madec & D. O’Brien (dir.), Sophiès Maiètores. Chercheurs de sagesse. Hommage à Jean Pépin, Paris, Études Augustiniennes, 1992, p. 367-382.
23 À propos de laquelle Augustin insiste sur son absence de variation : « aimer [...] la Vérité qui ne peut se détourner et se comporter autrement qu’elle n’est toujours » (amare […] Veritatem quae converti atque aliter quam semper est sese habere non novit), De mor. I, 13, 22, trad. O. Du Roy.
24 Cf. O. Du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin. Genèse de sa théologie trinitaire jusqu’en 391, Paris, Études Augustiniennes, 1966, p. 215-236.
25 Cf. S. Lancel, Saint Augustin, op. cit., p. 188-208.
26 Cf. Conf. VII, 9, 13 et 20, 26.
27 Le De vera religione lui aussi s’adresse à la fois aux manichéens et aux néoplatoniciens ; cf. Retr. I, 13, 31.
28 O. Du Roy, L’intelligence de la foi, op. cit., p. 221, n. 2 et p. 479-485, en particulier p. 483 qui signale que parmi les témoins antérieurs à Augustin figurent plusieurs emplois chez Marius Victorinus : Adv. Ar. I, 56, 18 ; Ad Cand. 15, 18, Adv. Ar. I, 36, 10-37, 41.
29 Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 197.
30 Cont. Acad. II, 2, 5.
31 Ibid., p. 167.
32 Cf. F. Hudry, Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 165 note c.
33 Cf. S. Lancel, Saint Augustin, op. cit., p. 172 et Augustin d’Hippone, Vingt-six sermons au peuple d’Afrique, édités par F. Dolbeau, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1996, p. 386, ainsi que l’introduction p. 349. Texte que l’on peut comparer avec De mor. I, 21, 38-39 que nous retrouverons par la suite.
34 Cf. F. Hudry, Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 67-70.
35 Cf. Sol. I, 3, 8 et J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
36 Cf. Cont. Acad. I, 1, 3 ; I, 8, 22 ; Sol. I, 8, 15.
37 Cf. F. Hudry, Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 164 n. 5.
38 Après vérification dans la Library of latin texts de Brepols.
39 En De lib. arb. II, 8, 24 on trouve invertibilis. Invertibilitas reprend le grec ἀτρεπτότης qui n’apparaît pas dans les Sentences de Porphyre ni dans le Commentaire du Parménide qui lui est attribué. L’adjectif ἄτρεπτος se rencontre par contre chez Numénius (frag. VIII, 2) et chez Atticus (frag. V, 42). Pour les parallèles entre un fragment d’Atticus (frag. IX) et la question De ideis d’Augustin, voir J. Pépin, « Augustin et Atticus », art. cit., p. 164-180.
40 Cf. la discussion avec Porphyre et aussi Plotin en De civ. Dei, X, 33-34.
41 Cf. aussi De mor. I, 21, 38.
42 L’expression esse verissime n’apparaît que dans le De moribus ; quant à vere esse, elle ne se retrouve qu’en 7 occurrences : Epist. 10, 2 ; 118, 1 ; In Joh. Ev. Tract. 38, 10 ; De praed. sanct. 12, 23 ; Contr. Jul. imp. lib. IV, 110 ; Contr. Maxim. I, 16. Mais seul le texte du commentaire de l’Évangile de Jean a une dimension ontologique marquée.
43 Cf. Conf. VIII, 2, 3 ; A. Solignac, « Le cercle milanais », BA 14, note compl. 1, p. 529-536 ; G. Madec, « Le milieu milanais. Philosophie et christianisme », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 1987, p. 194-205.
44 C’est exactement le rôle que joue, dans la révélation d’Ex. 3, 14, l’expression ego sum qui sum.
45 P. Hadot, Porphyre et Victorinus, II, Paris, éd., 1968, p. 111. Cf. aussi M. Zambon, Porphyre et le Moyen-Platonisme, Paris, Vrin, 2002, p. 291-293.
46 Cf. Enar. in ps. 121, 5 : « Jam ergo, fratres, quisquis erigit aciem mentis, quisquis deponit caliginem carnis, quisquis mundat oculum cordis, elevet, et videat idipsum. Quid est idipsum ? Quomodo dicam, nisi idipsum. Quid, si potestis, intelligite idipsum. Nam et ego quidquid aliud dixero, non dico idipsum. » (« Donc, frères, quiconque parmi vous est capable de redresser la pointe de son esprit, de se débarrasser des ténèbres de la chair, de purifier l’œil du cœur, qu’il s’élève pour essayer de voir idipsum. Qu’est-ce qu’idipsum ? Que répondrai-je sinon : c’est idipsum ? Frères, si vous pouvez, comprenez ce qu’est idipsum. Car moi-même, quelqu’autre chose que je puisse vous dire, ce ne sera pas idipsum », trad. personnelle).
47 Cf. P. Hadot, « La métaphysique de Porphyre », dans Porphyre, Entretiens de la Fondation Hardt sur l’Antiquité classique XII, Vandœuvres-Genève, 1966, p. 127-163.
48 Les trois expressions unum, idipsum, simul atque idem répondent à la thématique du « lui-même pris en lui-même » dans le texte attribué à Porphyre.
49 Conf. VII, 10, 16.
50 Cf. O. Du Roy, L’intelligence de la foi, op. cit., p. 469-470.
51 Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 152-153. C’est nous qui soulignons.
52 Ibid., p. 154-155.
53 Ibid., p. 188-189.
54 Cette double dimension ne s’adresse pas ici directement à la dualité envisagée par les manichéens : l’âme bonne et l’âme mauvaise, contre laquelle Augustin polémiquera dans le De duabus animabus (BA 17). D’une part parce qu’Augustin envisage ici la dimension intellectuelle en l’âme et que les manichéens sont foncièrement matérialistes (cf. BA 17 p. 45), d’autre part parce que l’insistance sur le fait que l’âme est une créature, bien qu’elle soit intelligible, dénote bien un arrière-fond de préoccupations platoniciennes.
55 Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 167.
56 Cf. Sol. I, 8, 15.
57 Cf. De mor. II, 12, 20.
58 Le Livre des vingt-quatre philosophes, op. cit., p. 195.
59 Ibid., p. 185.
60 J. Pépin, « Une nouvelle source de saint Augustin : le Zétéma de Porphyre “Sur l’union de l’âme et du corps” », art. cit., p. 53-107. Cf. aussi G. Madec, « Augustin et Porphyre. Ébauche d’un bilan des recherches et des conjectures », dans Sophiès Maiètores. Chercheurs de sagesse, op. cit., p. 367-382.
61 Termes qui se retrouvent dans le début du second livre du De moribus comme nous l’avons déjà vu.
62 Cf. É. Zum Brunn, Le dilemme de l’être et du néant chez saint Augustin. Des premiers dialogues aux Confessions, Amsterdam, Verlag B. R. Grüner, 1984 ; « L’exégèse augustinienne de Ego sum qui sum et la métaphysique de l’Exode », dans P. Vignaux (présentation par), Dieu et l’être. Exégèses d’Exode 3, 14 et de Coran 20, 11-24, Paris, Études Augustiniennes, 1978, p. 141-164.
63 L’expression existendi species n’apparaît qu’ici accompagnée de causa existendi.
64 Nous soulignons.
65 Cf. par exemple M.-A. Vannier, « Creatio et Formatio dans les Confessions », dans M. Caron (dir.), Augustin, op. cit., p. 189-201.
66 Tous ces éléments préparent et appellent la théorie de l’illumination et celle du verbe mental. Lumière qui, par sa transparence, assure la saisie des objets qu’elle éclaire, n’étant connue que réflexivement ; et verbe mental qui est au-delà de toute langue ; cf. De Trin., XV, 11, 20.
Auteur
Université de Nantes, CAPHI EA 2163
Maître de conférences en philosophie à l’université de Nantes. Ses travaux de recherche portent sur Augustin et sa réception dans la tradition platonicienne, et sur la transmission de l’héritage augustino-platonicien durant le Moyen Âge jusqu’au XIIe siècle. Il a publié plusieurs ouvrages : Ne cesse de sculpter ta propre statue, Plotin (Nantes, Pleins Feux, 2005) ; Augustin, l’expérience du verbe (Paris, Vrin, 2004) ; Aime et fais ce que tu veux, Saint Augustin (Nantes, Pleins Feux, 2002). Il a contribué à plusieurs ouvrages collectifs : Orient-Occident. Racines spirituelles de l’Europe, sous la direction de F. Moëri & G. Bedouelle (Paris, Le Cerf, 2009) ; Saint Augustin, sous la direction de M. Caron (Paris, Le Cerf, 2009). Il a collaboré aux revues Archives de Philosophie, Augustiniana, Cahiers de Biblia Patristica, Bulletin de Littérature Ecclésiastique, Revue des Études Augustiniennes, Revue de Philosophie Ancienne, Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, Revue Thomiste, Revue des Sciences Religieuses, Rivista di Filosofia Neo-scolastica.
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