Les conditions du « se connaître soi-même »
Des distinctions originelles de l’Alcibiade de Platon aux développements du platonisme tardo-antique
p. 115-127
Texte intégral
1La présente contribution se propose de signaler un certain nombre de matériaux faisant difficulté dans les études platoniciennes, à savoir, le statut de la subjectivité humaine d’une part, et la question du divin d’autre part, ainsi que la difficulté de leur rapport respectif. De tels domaines, on le sait, sont particulièrement délicats à manipuler tant il est vrai qu’il est facile d’opérer toutes sortes de croisements entre la façon somme toute assez sobre dont Platon considérait le divin et l’humain, et les préoccupations qui ressortent d’une autre période caractérisée par un certain retour du religieux, que ce soit dans le paganisme ou dans le judéo-christianisme d’ailleurs.
2J’espère sincèrement avoir pris le maximum de précautions dans le but de proposer des éléments de travail qui ne soient pas déjà tenus dans les mailles d’une interprétation par trop subjective. J’admets volontiers avoir suivi bien modestement les balises posées ces dernières décennies par de nombreux chercheurs, parmi lesquels je mentionnerai en particulier Jean Pépin dont la première partie de son Idées grecques sur Dieu et sur l’homme traite précisément de l’anthropologie platonicienne au regard de l’Alcibiade et de sa réception au cours des âges, jusqu’aux derniers commentateurs du platonisme tardo-antique1. Je me suis également servi d’un précieux article de Jacques Brunschwig, paru en 1996 sous le titre « La déconstruction du “Connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade Majeur2 ». Ma propre lecture de l’Alcibiade, antérieure à la consultation de l’article de Brunschwig, m’a poussé assez naturellement, et ce à plusieurs reprises, à adopter ses principales conjectures sur ce qui ressort de l’anthropologie de ce dialogue.
3Mon objectif est somme toute assez simple. Je voudrais tenter de cibler l’un des axes exégétiques les plus significatifs de ce que je tends à considérer comme l’une des pièces maîtresses du sitz im leben grec de l’idipsum augustinien : l’interprétation de l’Alcibiade, que je tiendrai sans précision pour platonicien, et ce afin de ne pas entrer dans les polémiques passées et présentes sur l’authenticité de ce dialogue. Cette question, d’ailleurs rigoureusement traitée dans l’introduction de Jean-François Pradeau à la nouvelle traduction parue en Garnier-Flammarion3, n’enlève rien à l’importance tout à fait centrale de l’exégèse de l’Alcibiade dans les générations d’interprètes qui couvrirent les siècles au tournant de notre ère jusque dans le platonisme grec tardif d’Olympiodore, pour ne citer que lui ici.
4Après avoir exposé les sections et formules de l’Alcibiade qui paraissent de l’avis général faire difficulté, je m’attacherai à leur réception et à leur interprétation dans la tradition platonicienne consécutive à Plotin. Il aurait fallu convoquer pour ce faire les œuvres et commentaires de Porphyre et de Jamblique touchant directement à l’interprétation des thèmes de l’Alcibiade. Malheureusement, la tradition manuscrite ne nous a laissé que de rares traces de ces lectures, qui durent pourtant constituer la matrice du commentaire de Proclus (412-485). C’est donc à lui que je réserverai ma seconde partie car, bien que postérieur à Augustin (354-430) de quelques décennies, il n’en est pas moins un témoin de tout premier plan dans la mesure où il permet de faire un état des lieux assez complet de l’anthropologie platonicienne dans le monde grec dans une période chronologiquement très proche de la vie du Maître chrétien.
5Enfin je me risquerai à une conclusion, sans doute provisoire, dans le but d’ouvrir un début de discussion sur les problèmes soulevés par plusieurs formules énigmatiques de l’anthropologie platonicienne antique et tardo-antique directement issues de l’Alcibiade et de ses lectures possibles.
Point de départ : le dialogue et son cadre
6L’Alcibiade constitue l’une des clés de l’anthropologie platonicienne. Ce dialogue particulièrement court met en scène deux seuls interlocuteurs, Socrate et Alcibiade, au moment même où les amants du jeune homme, lassés de son orgueil et de sa prétention, s’en éloignent. Cet éloignement laisse d’ailleurs la voie ouverte à Socrate qui, alerté par le dieu qui jusqu’alors le retenait, s’adresse à celui qui, en raison de sa beauté physique, faisait l’objet de toutes les convoitises. Celui-ci s’apprêtait à rejoindre la tribune pour s’adresser aux Athéniens dans le dessein, dévoilé dès les premiers instants de l’échange avec Socrate, de remplir de son nom et de sa puissance tous les hommes, non seulement ceux d’Athènes mais, par delà les nations, les hommes qui séjournent aux extrémités de la terre (cf. Alc. 105c).
7Le dialogue est entamé et progresse assez nerveusement autour de la question des conditions à remplir pour devenir un politique de bon conseil, un bon politique. Il aboutit après bien des détours à l’exigence du « devenir meilleur » par le soin qu’il faut porter à soi-même (Alc. 124c-d), ultimement qu’il faut porter à la justice (Alc. 135e) ; ce sera d’ailleurs la fin tout à fait significative du dialogue. Mais pour « prendre soin de soi », il faut au préalable déterminer ce qu’est le « soi » dont il faut prendre soin, faute de quoi on ne saurait en prendre soin. Pour déterminer ce qu’est le soi, il faut le connaître. La connaissance de soi prélude au soin de soi dans le but de devenir meilleur pour briguer et accéder, si tant est que la chose se présente, à une tâche politique.
8Voilà, pour rappel, le contexte général, très schématisé, dans lequel apparaissent les propos de Socrate qui vont faire la fortune d’un des aspects les plus saillants de l’anthropologie platonicienne de l’Antiquité tardive et ce jusqu’au Moyen Âge. C’est dans ce contexte qu’est rappelé l’oracle de Delphes, qui constitue d’ailleurs l’un des principaux points de bascule de la discussion : « connais-toi toi-même » (Alc. 124c-d).
Le jeu des pronoms
9L’Alcibiade lui-même, bien que doctrinalement, du moins en apparence, moins riche que d’autres dialogues, n’est pas dépourvu de subtilité, et l’on dirait parfois qu’il se joue des individus convoqués, en forçant souvent le trait. Il faudrait parler tout d’abord de l’ego surdimensionné d’Alcibiade, qui domine largement toute la première partie du propos et qui fait front à l’inconsistance personnelle des amants, sorte de fantômes qui quittent la scène sitôt mentionnés. L’ont-ils jamais occupée d’ailleurs ? Mais l’ego d’Alcibiade fait front tout autant au paradoxal retrait du sujet « Socrate », qui attend l’heure où son daimôn lui enjoindra de se révéler comme un véritable « je » qui posera le « tu » d’un Alcibiade désormais en voie de s’affranchir de la tyrannie de son propre ego ; mais c’est pour la fin du dialogue et encore, faut-il bien admettre, que ce n’est qu’en espérance, car tout reste à faire pour le jeune homme. Le soin de soi, en effet, auquel il est convié s’inscrit dans le temps et ne peut objectivement commencer qu’une fois le dialogue achevé.
10Force en effet est de constater que dans cet étonnant dialogue, mené tambour battant par un Socrate particulièrement énergique, il est longuement question de « je », de « tu », de « moi », de « toi », de « nous », d’« eux » et de leurs composés réfléchis respectifs : de « moi-même », de « toi-même », de « soi-même », de « nous-mêmes », etc. Le dialogue, mais c’est, on le sait, sa fonction, tricote ce jeu de pronoms/personnels/réfléchis qui se croisent, s’entrecroisent, se composent, se décomposent et semblent comme progressivement se libérer de ce que l’on met habituellement derrière eux en termes de signification, car le « je » n’est pas le « je » que l’on croit connaître et qu’en fait on ignore, parfois sans même le savoir, et le « tu » n’est pas davantage le « tu » qu’on croit connaître et qu’on ignore tout autant. Il faut aller derrière les apparences que nous imposent le monde des corps, la beauté ou la laideur, la richesse ou la pauvreté, les honneurs ou la disgrâce, etc., par delà tous les voilements qui ne tomberont qu’au prix d’une nouvelle naissance. Le travail d’enfantement d’Alcibiade, de Socrate, du lecteur du dialogue peut-être, progresse selon un rythme parfaitement réglé et la délivrance n’advient qu’à terme, sans qu’il soit nécessaire de faire usage de forceps. Il suffisait d’accompagner les contractions que, paradoxalement, tant l’accouché que l’accoucheur semblaient partager car, et Socrate le laissera plusieurs fois clairement entendre, les rôles pourtant formellement définis dans la maïeutique tendent ultimement à s’inverser ; l’accoucheur devenant l’accouché et l’accouché l’accoucheur (cf. Alc. 135d-e).
11Brunschwig, dans un patient travail analytique, a montré comment l’Alcibiade cherchait à déconstruire les individualités psychologiques que renferment habituellement les pronoms et formes pronominales personnels, et ce pour les fonder, par delà l’inconsistance et l’inconstance du jeu des « je », des « tu », des « nous » fractionnés dans le monde complexe des corps qui isolent et objectivent plus qu’ils n’individualisent, du moins tant que l’ordre des choses n’est pas rétabli. Un seul exemple que je lui emprunte suffira d’ailleurs à faire sentir ce véritable défi auquel se livre le Socrate de l’Alcibiade. Dans la formule oraculaire très typée de Delphes, « connais-toi toi-même » (γνῶθι σεαυτόν), le pronom réfléchi « toi-même » (σαυτόν) est, on le sait, composé de deux éléments grammaticalement distincts, le σέ (accusatif du pronom personnel de la deuxième personne σύ) et le αὐτόν (accusatif masculin du αὐτός). La traduction française le laisse d’ailleurs plutôt bien transparaître puisqu’on y trouve côte à côte le toi et le même. De l’avis de Brunschwig, Socrate va patiemment dissocier le « toi » (σέ) et le « même » (αὐτόν)4, progressivement dépouiller le « je », ou le « moi », de ce « tu », de ce « toi », et focaliser son attention sur le très impersonnel αὐτό au neutre. La connaissance de l’αὐτό devient même dans la trame finale du dialogue la condition sine qua non de la connaissance de soi qui, je l’ai déjà dit, prélude au soin de soi, qui lui-même est impérativement requis pour toute activité politique.
12On peut relever ici une nouvelle difficulté, sans doute la plus importante. Elle ressort d’une distinction qui mobilise dans chaque cas le fameux, et combien délicat à interpréter, αὐτό :
Comment donc pourrait-on trouver αὐτὸ τὸ αὐτό5? <Il faut se poser cette question>, car ainsi [i. e. si nous trouvions αὐτὸ τὸ αὐτό], nous pourrions peut-être trouver ce que nous sommes nous-mêmes (τί ποτ᾽ ἐσμὲν αὐτοί), alors que si nous sommes dans l’ignorance de cela [i. e. de αὐτὸ τὸ αὐτό], nous sommes incapables « de trouver ce que nous sommes nous-mêmes ». (Alcibiade 129b 1-36)
13... encore une fois, faut-il le rappeler, pour en prendre soin.
14Cette première distinction entre le même lui-même et le nous-mêmes attire discrètement l’attention sur ce qui est commun aux deux expressions, à savoir la fonction réflexive et ‘constitutive’ ou même ‘autoconstitutive’ du αὐτό ; et sur ce qui distingue les deux emplois de αὐτό, à savoir, ou le αὐτό pris dans le champ de sa propre réflexivité, ou la fonction réflexive appliquée au « nous » qui, dans le cadre très précis du dialogue, pointe des âmes aux prises avec le monde des corps, comme il ressortira de la suite de ce propos.
15Cette première distinction est, dans l’Alcibiade, suivie d’un véritable jeu pronominal où locuteur et destinataire sont renvoyés au « je », ou « moi » qui parle, et au « tu », ou « toi » qui écoutes, de façon à faire ressortir par la médiation du discours une distinction entre les sujets co-impliqués dans la discussion et l’instrument dont ils se servent, à savoir, dans le cas présent mentionné par Socrate, le langage avec lequel ni l’un, ni l’autre ne saurait se confondre. Pour faire bref, disons que le « je » parlant et le « tu » écoutant correspondent à l’âme des interlocuteurs, seule caractérisée par l’activité, et que l’instrument de l’échange, ici le langage, correspond au corps, et à une nécessité intrinsèque à la corporéité dans laquelle chacune des âmes prises dans une relation dialogique est impliquée ; le corps est donc l’instrument qui, à la différence de l’âme, seul véritable sujet, est caractérisé par la passivité (cf. Alc. 129b-c).
16Revenons au problème ciblé précédemment, au moment où Socrate avoue discrètement avoir détourné l’attention du véritable examen : il vient de traiter du « je » d’une âme locutrice et du « tu » d’une âme destinataire usant d’un instrument, le langage, analogon du corps, au moment donc où il vient d’examiner l’âme de chaque soi incorporée, autrement dit l’âme prise dans la condition d’une corporéité qui est, pour Platon, périodique.
17Je cite Alcibiade 130c 5-d 5, toujours dans la traduction de Brunschwig (glosée) :
– Faut-il démontrer plus clairement (σαφέστερον) que l’âme est l’homme ? – Non, ma foi, il me semble que cela va comme cela. – Si cela a été démontré sans exactitude (μὴ ἀκριβῶς), mais passablement (μετρίως), cela nous suffira. […] – Nous saurons exactement (ἀκριβῶς) [si l’âme est identique à l’homme], lorsque nous aurons découvert ce que nous venons d’éluder [à savoir la question du αὐτὸ τὸ αὐτό, du même lui-même], à cause de l’examen considérable qu’il y aurait fallu.
– De quoi s’agit-il donc ?
– De ce qui a été dit tout à l’heure […] à savoir, qu’il fallait d’abord examiner αὐτὸ τὸ αὐτό (le même lui-même) ; en fait (νυν δέ), au lieu d’auto to auto (ἀντὶ του αὐτου), nous avons examiné ce qu’est chaque soi (αὐτὸ ἕκαστον ὅ τι ἐστί).
18Relevons tout d’abord le subtil jeu dialectique entre l’exactitude projetée, rappelée par l’adverbe ἀκριβῶς, exactitude qui découlerait d’une connaissance de nous-mêmes médiatisée par la connaissance du même lui-même, et l’état présent de la démonstration, rendue au seul αὐτὸ ἕκαστον, chaque soi usant de l’instrument « corps », démonstration juste passable qui est révélée par l’adverbe μετρίως. On retrouve ici encore la même distinction problématique, mais, à la différence du texte précédent, nous sommes passés du « nous-mêmes » (ἡμεῖς αὐτοί) au « chaque soi » (αὐτὸ ἕκαστον). Comme précédemment toutefois, la fonction réflexive du αὐτό est commune aux deux expressions, même si, dans le premier cas, comme auparavant, il caractérise le champ de sa propre réflexivité et si, dans le second, il caractérise cette fois-ci l’individualité que signale ἕκαστον. L’examen du « chaque soi » permet de distinguer de façon passable, dit Socrate, en l’homme, le soi-même, le ce qui est à soi, et le propre de ce qui est à soi. Pour le dire plus simplement, l’examen du « chaque soi » permet de distinguer en l’homme l’âme du corps, et le corps des biens qui ont trait à la corporéité. Le « chaque soi » ne saurait atteindre l’exactitude de l’examen du αὐτὸ τὸ αὐτό car il est une façon de traiter du soi de l’âme incorporée, de traiter de l’âme, donc, au regard du corps. Pour démontrer avec exactitude (ἀκριβῶς), dit Socrate, que l’homme c’est l’âme, il faut aller plus loin et chercher à dévoiler le statut du αὐτὸ τὸ αὐτό (i. e. de l’αὐτό pris en lui-même), car c’est alors seulement que nous connaîtrons avec précision, et non plus de façon passable, ce qu’est le chaque soi, ce que nous sommes nous-mêmes. Socrate devait le rappeler par deux fois comme nous venons de le voir.
19Il ressort de la suite du dialogue que, pour bien comprendre l’inscription delphique, il est nécessaire de déterminer la nature du αὐτό car c’est de la connaissance que nous aurons acquise du αὐτό pris en lui-même, abstraction faite de la corporéité présente dans laquelle l’homme est engagé, que dépendra la connaissance vraie et précise du « chaque soi », préalable nécessaire au soin de soi, autrement dit au « devenir meilleur » afin de pouvoir prendre en charge une activité politique ; cette visée constitue tout l’horizon du dialogue.
20Cette exigence rappelée, Socrate convoque dans la foulée ce que l’on a coutume d’appeler le paradigme de la vision, ou de la vue.
Le paradigme du « se voir »
21On omet parfois de rappeler que ce paradigme a pour but d’identifier le αὐτό nécessaire à la connaissance exacte de ce que nous sommes nous-mêmes, et non de révéler je ne sais quel moi psychologique, ni la réciprocité d’un tel moi à un autre moi tel ; ce que Brunschwig qualifierait, à juste titre, d’humanisme horizontal7. En fait, le paradigme de la vision est caractérisé par l’expérience de la réflexivité (ou de l’activité réflexive) car il y est essentiellement question de jeu de miroirs qui sont d’ailleurs, en un certain sens, les analogues physiques du pronom réflexif.
22On y convoque, en effet, un support matériel, un miroir physique tout d’abord, dans le seul intérêt de mentionner sa fonction réfléchissante. On ne peut en effet se voir, paradigme du se connaître, que par la médiation d’une entité tierce, dans un premier temps, une entité physique, corporelle. L’entité médiatrice étant admise, Socrate convoque dans un second temps l’œil qui aurait une fonction réfléchissante similaire à celle du miroir. On peut s’interroger sur le sérieux de ce détour car il n’est pas difficile de constater que l’expérience suggérée par Socrate est assez peu convaincante. Il suffit de la pratiquer soi-même pour découvrir que, bien que seule partie réfléchissante du corps, l’œil n’est pas le meilleur des miroirs. Il n’y a cependant pas lieu de se laisser troubler par le caractère somme toute assez peu commode de l’opération, car l’expérience a sans doute une autre fin que de se mirer dans la pupille de l’œil d’autrui, fût-elle la plus excellente de ses parties.
Un double niveau de lecture
23En fait, le paradigme stricto sensu peut être appréhendé de deux façons. Le premier degré de lecture relève de ce que je viens d’évoquer, l’œil regarde un autre œil de façon à voir, dans cet œil vu, son œil propre et en particulier sa partie centrale où réside son excellence propre, qui est en fait une opération, à savoir, le voir lui-même. L’expérience n’est pas des plus faciles et ne présente pas beaucoup d’intérêt en tant que telle. Elle a une autre fin et renvoie à un plan plus profond de lecture.
24Admettons que l’œil regardant voit bien dans l’œil de l’autre le lieu de sa propre excellence. En fait, selon la théorie de la vision de Platon (cf. Timée 45b-46b, 67d-e), il s’y projette activement. Mais outre ce constat brut – voir dans la partie la plus excellente de l’œil de l’autre la partie la plus excellente de son propre œil – il faut surtout remarquer qu’en pleine opération, l’œil se découvre en pleine activité de voir ; or le voir est son excellence propre. Autrement dit, l’expérience qu’il est en train de réaliser lui permet de se découvrir lui-même en pleine opération de mobilisation de son excellence propre. Pour le formuler autrement encore, l’œil réalise dans l’observation d’un autre œil sa propre excellence, par la projection active et la prise de conscience réflexive de sa propre opération. Il semble que ce second niveau de lecture présente surtout l’intérêt d’expliquer en partie les raisons de la présence du paradigme à ce moment charnière de l’Alcibiade. Il vient éclairer en particulier la délicate articulation thématique qui voit passer le dialogue de l’œil à l’âme, sans transition, par la formule : « Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme [...] » (Alc. 133b 7-8).
25Il est difficile de comprendre ce que signifie la nouvelle condition à remplir pour que l’âme se connaisse elle-même, à savoir « porter son regard sur une âme ». Est-ce en raison de la règle générale qui prévaut dans le platonisme et qui veut que seul le semblable connaisse le semblable ? Pour une part sans doute, mais il faut ajouter que le passage du thème de l’œil (se projetant et découvrant, dans l’acte de voir un autre œil, sa propre excellence) au thème de l’âme (à qui il est enjoint de regarder une âme, quelle qu’elle soit d’ailleurs) contraint l’âme à déclencher en elle une activité, et un type d’activité (c’est-à-dire : voir une âme) qui mobilise autre chose que ce qu’impose à l’homme la condition corporelle transitoire qui est présentement la sienne, à savoir sa faculté intellective. Porter son regard sur une âme, en effet, serait, pour l’âme regardante, mobiliser en soi la faculté correspondant à la nature de l’âme, à savoir la pensée et la réflexion, qui d’ailleurs apparentent l’âme au divin, d’où sa réintroduction à ce stade du discours.
26L’objectif du paradigme n’est pas de se pencher sur des questions d’optique mais de déterminer que, étant admis que le semblable est connu par le semblable, l’âme ne peut connaître sa nature et son excellence propre que dans l’activité, non sensible, donc intellective, qui la voit considérer une âme, entendue de la façon la plus générale qui soit, et son excellence propre. L’âme considérée alors n’est plus ni l’âme de Socrate, ni l’âme d’Alcibiade, mais l’âme en tant qu’âme, de fait, par extension, l’excellence de l’activité de toute âme, de l’âme dépersonnalisée en somme, saisie dans ce qui la définit essentiellement et la constitue comme « activité supérieure de l’homme ».
27Reprenons la suite du texte (Alc. 133b 7-c 7) :
Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir (σοφία), ou sur une autre chose8 à laquelle cet endroit de l’âme est semblable.
– C’est ce qu’il semble, Socrate, répond Alcibiade
– Or, peut-on dire qu’il y a en l’âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à la pensée et à la réflexion ?
– Nous ne le pouvons pas.
– C’est donc au divin que ressemble ce lieu9 de l’âme, et quand on porte le regard sur lui et que l’on connaît l’ensemble du divin : le dieu et la réflexion, on serait alors au plus près de se connaître soi-même.
– C’est ce qu’il semble.
28Tout ce propos, conclusif du paradigme, est assez énigmatique car, alors que l’enquête cherchait à viser le αὐτὸ τὸ αὐτό, le αὐτὸ pris en lui-même, dans le but, d’une part d’élucider l’oracle, et, d’autre part, de connaître avec exactitude ce qu’est le « chaque soi », elle cible ici ce qu’il y a de plus divin en l’âme, la σοφία qui résulte de l’activité par laquelle l’âme se conforme au divin, à savoir le penser (τὸ εἰδέναι) et le réfléchir, ou le faire usage de son intelligence (τὸ φρονεῖν, 133c 2).
29La sobriété de ce propos est déconcertante. Il suffirait donc de porter son regard sur ce lieu actif de l’âme qui ressemble au divin, où se déploie une activité considérée comme la plus divine. De là (133c 4-5) découlerait la connaissance de l’ensemble du divin (πᾶν τὸ θεῖον), précisé par les termes « le dieu » et « la réflexion » (θεόν τε καὶ φρόνησιν), précisé donc par un substantif qui désigne une certaine entité et par un terme désignant une activité. La connaissance de l’ensemble du divin, c’est-à-dire la connaissance du dieu et de son activité (la φρόνησις), nous rapprocherait donc de la connaissance de nous-mêmes.
30L’examen du τὸ αὐτό, a fortiori du αὐτὸ τὸ αὐτό dont on a d’ailleurs totalement perdu la trace, paraît s’arrêter sur la possible coïncidence du ‘connaître le divin et son activité spécifique, la φρόνησις, et du ‘nous connaître nous-mêmes’, à savoir connaître l’âme au regard de l’excellence de sa propre activité, soit le penser (τὸ εἰδέναι) et le réfléchir (τὸ φρονεῖν). L’activité du φρονεῖν est le point qui nous lie au divin auquel nous ressemblons par cette activité même qui réalise notre excellence.
31Il serait tentant de penser que le αὐτὸ τὸ αὐτό constitue un point de contact entre l’âme et le divin. Le texte ne le dit pas, au mieux le suggère-t-il. Le néoplatonisme franchira le pas assez allègrement en prenant appui sur d’autres textes de Platon mais, et nous le verrons, il ne constitue pas le αὐτό premier, source et foyer de toute individuation, comme un objet de connaissance, car précisément celui-ci transcende toutes choses. Il en constitue la racine nodale et indicible qui se manifeste pourtant en chaque âme comme son foyer existentiel, son « centre » dira par exemple Proclus.
32Le αὐτὸ τὸ αὐτό, ou le même pris en lui-même, pourtant nécessaire à la juste compréhension de l’Oracle a donc mystérieusement disparu de la trame du dialogue. Seule demeure l’âme dans laquelle se trouvent distingués comme des degrés, puisque l’excellence de l’âme occupe une partie tenue pour supérieure ; partie que les interprètes identifieront à l’intellect, nommé parfois « l’âme de l’âme », pour reprendre une expression qui s’est imposée dans l’Antiquité tardive10. L’intellect d’ailleurs, plutôt que d’être une chose dans une chose, est peut-être davantage chez Platon le lieu d’une activité excellente qui assimile l’âme au divin sans pour autant la confondre avec lui.
33Il reste difficile à déterminer si, pour l’Alcibiade, l’âme ne doit sa propre découverte qu’à une autre âme, médiatrice, ou si c’est dans l’introspection ou le retour sur le même lui-même, racine de soi-même, qu’elle découvre son excellence propre. Le néoplatonisme tranchera. C’est, pour lui, par un retour sur soi ou plus simplement par un retour à soi que l’âme découvre ce qui précisément la fonde et la justifie en tant que cette âme-là.
34De la sobriété du platonisme primitif, qui dégage des individualités un principe précisément d’individuation par le haut, il nous faut passer maintenant à la structure beaucoup plus explicite et plus systématique de l’anthropologie platonicienne tardo-antique11. Pour ce faire, il faut convoquer Proclus.
L’exégèse néoplatonicienne : Proclus
35Convoquer Proclus outrepasse le cadre historique fixé en vue de déterminer au mieux les sources de l’idipsum augustinien. On risque en effet de forcer quelque peu le trait, voire de dévier l’interprétation des sources auxquelles Augustin a pu avoir accès, notamment celles qui semblent avoir connu un important écho dans l’univers latin – on peut penser en particulier à la tradition porphyrienne, mais aussi peut-être, et là le chantier est à peine entamé, à la tradition jamblichéenne.
36Toutefois, à ce qu’on peut constater à la lecture de ses propres commentaires de Platon, Proclus est un témoin précieux pour ce qui concerne ces deux traditions, dont un certain nombre de commentaires et de traités, utilisés pourtant par le Lycien, sont aujourd’hui perdus. On sait que sur un certain nombre de points, ces deux traditions, celle de Porphyre et celle de Jamblique, tendent assez radicalement à diverger, encore que, relativement aux dossiers anthropologiques, elles paraissent davantage converger, mais il faudrait sur ce point pousser plus avant les investigations que ne le fait cette notice.
37Ceci dit, convoquer Proclus est un peu à double tranchant. Certes, selon toute vraisemblance, il connaît le commentaire que Jamblique a donné de l’Alcibiade de Platon, commentaire qu’il mentionne et évoque à l’une ou l’autre reprise et que malheureusement nous ne possédons plus. On peut supposer, sans trop de certitude d’ailleurs, qu’il a pu en influencer le sien propre. Mais, plus gênant encore, le commentaire que nous a laissé Proclus, en raison d’une très grave mutilation inexpliquée à ce jour, ne possède plus le commentaire des lemmes de l’Alcibiade qui précisément nous intéressent. Cette difficulté particulièrement gênante peut toutefois être partiellement dépassée, en raison notamment d’une interprétation particulière de l’Alcibiade qui apparaît, assez curieusement, dans les tout premiers livres de la Théologie platonicienne. Ce texte pourrait, au moins en partie, clarifier quelque peu un lieu commun de l’anthropologie platonicienne tardo-antique issue en droite ligne de l’Alcibiade et standardisée dans la période post-plotinienne.
L’Alcibiade dans le premier livre de la Théologie Platonicienne
38Voyons un peu dans le détail ce qui ressort de l’interprétation tout à fait significative de l’Alcibiade convoquée dans la Théologie platonicienne.
39Rappelons-en tout d’abord le contexte. Nous sommes au début de la Théologie platonicienne. Platon est tenu pour le théologien par excellence, lui qui, aux dires de Proclus, aurait enfoui dans ses dialogues nombre d’indices concernant la nature des dieux et leurs attributs communs. À période régulière12, les éléments de théologie dissimulés dans les dialogues réapparaissent par la médiation d’âmes d’élection. Proclus se situe explicitement dans la lignée de Plotin, de Porphyre, d’Amélius, de Jamblique et de Théodore d’Asiné, qu’il mentionne tous les cinq13.
40Au chapitre 2, Proclus décrit le mode d’enseignement de la théologie et, en particulier, définit les conditions de préparation auxquelles doivent se soumettre les auditeurs de ses propos. En fait il s’agit pour ces derniers d’être moralement vertueux et purs, le contact avec le divin le requiert14. Ils doivent avoir régulé tous les mouvements disgracieux de l’âme en unifiant toutes ses puissances. Il leur faut également être rompus aux exercices de la logique, et enfin n’être pas ignorants des sciences de la nature. On reconnaît sans peine, derrière ce programme préparatoire, les linéaments du curriculum d’études néoplatonicien dont le stéréotype serait issu des efforts de Jamblique.
41Je raccourcis évidemment le propos de Proclus, car ce dernier regorge de détails sur les préliminaires requis avant que l’auditeur ne soit en mesure d’accéder à la théologie, qui constitue moins une connaissance positive et descriptive du divin, bien qu’il en soit tout de même question, que l’entrée dans un mystère au sens tardo-antique du terme15. On le verra, l’ascension qui voit l’âme s’approcher des premiers principes et même du principe tout premier est mise en strict parallèle par Proclus avec la démarche mystagogique qui voit l’initié accéder à l’époptie finale.
42Le contexte proche de la mention de l’Alcibiade explicite assez clairement, me semble-t-il, la façon dont ce dialogue va être lu et interprété par le platonisme tardif. La sobriété du dialogue est définitivement congédiée au bénéfice d’une architecture métaphysique dorénavant codifiée et pour une bonne part standardisée.
43Cette section est précédée par le texte suivant :
En effet, la classe des dieux n’est appréhendée
ni par la sensation, puisqu’elle transcende tout ce qui est corporel,
ni par l’opinion ou le raisonnement, car ce sont des opérations divisibles en parties et adaptées aux réalités multiformes,
ni par l’activité de l’intelligence assistée de la raison, car ce genre de connaissance est relatif aux êtres réellement êtres, tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de l’être et se définit par cette unité elle-même, qui se rencontre dans l’ensemble de ce qui existe.
Si donc le divin peut être connu de quelque manière,
il reste que ce soit par la pure existence de l’âme qu’il soit saisi et, par ce moyen, connu pour autant qu’il peut l’être.
En effet, à tous les degrés nous disons que le semblable est connu par le semblable : autrement dit
la sensation connaît le sensible,
l’opinion l’objet d’opinion,
le raisonnement le rationnel,
l’intellect l’intelligible,
de telle sorte que c’est par l’un aussi que l’on connaît le suprême degré de l’Unité
et par l’Indicible l’Indicible16.
44On y retrouve la règle platonicienne qui veut que le semblable soit connu par le semblable. Le divin ne saurait donc être connu que par le divin. C’est, on le reconnaît, un thème de l’Alcibiade et, plus particulièrement, le thème auquel aboutit le paradigme de la vue. C’est par la pure existence de l’âme, qui est ici l’instance de médiation (pure existence qui a épuisé toutes les ressources du connaître, sensible, opinatif, rationnel, intellectif), que se trouve, moins connue qu’existentiellement expérimentée, la pure existence des dieux qui surmonte le domaine de l’être et qui se définit, comme le dit Proclus, par cette unité elle-même. Ce faisant, on en conviendra, la pure existence des dieux appréhendée par la pure existence de l’âme dépasse tout le domaine du penser et du discourir et donc, en un certain sens, du connaître lui-même, pour s’enfoncer dans l’expérience de l’Indicible. Ce serait une façon d’expliquer sans doute, et ce de façon néoplatonicienne, la disparition dans le dialogue du « même lui-même » dont la connaissance, ou, faut-il dire, dont l’inconnaissance consentie, du moins pour Proclus, fournit pourtant à l’âme les conditions de sa propre connaissance. C’est dans ce contexte très métaphysique, pour ne pas dire mystique, que se trouve convoqué le principal thème de l’Alcibiade, tenu ici, nous allons le voir, pour un retour de l’âme sur elle-même. C’est d’ailleurs pour ‘illustrer’ le principe du semblable connu par le semblable que Proclus en appelle à Platon. Au sens strict, seule la première phrase est censée provenir de l’Alcibiade, la seconde et celles qui suivent ne font qu’expliciter le contenu du voyage que l’âme effectue par un retour à soi, peut-être par un retour au « même lui-même » qui fonde et justifie « chaque soi » en lui-même, en définitive par un retour à ce qui paraît être un principe d’unité et d’identité.
45Voici la lecture que Proclus fait ici du thème central de l’Alcibiade :
C’est pourquoi Socrate a raison de dire dans le Premier Alcibiade que c’est en rentrant en elle-même que l’âme (εἰς ἑαυτὴν εἰσιούσαν τὴν ψυχήν) obtient la vision non seulement de tout le reste mais aussi de dieu17.
46Si le thème est ressemblant, Proclus prend pourtant une liberté interprétative qui ne permet plus toujours de reconnaître non seulement le motif, mais surtout le contexte du dialogue original. Il est sûr que la lettre de l’Alcibiade reste floue sur le fait de savoir si c’est dans l’inspection d’une âme « autre » ou dans l’introspection de la sienne propre que l’homme accède à sa nature véritable. Pour Proclus, l’introspection de la sienne propre suffit pour obtenir la vision, non plus une vision limitée que lui impose sa condition corporelle, mais une vision globale, totale, comme il ressort du propos suivant qui découle naturellement du précédent :
Car en s’inclinant vers sa propre unité et vers le centre de sa vie entière, et en se débarrassant de la multiplicité et de la diversité des puissances infiniment variées qu’elle contient, l’âme s’élève jusqu’à cet ultime point de vue sur tout ce qui existe (ἐπ᾽ αὐτὴν ἄνεισι τὴν ἄκραν τῶν ὄντων περιωπήν) [= observatoire]18.
47C’est à grand renfort de verbes de mouvement que Proclus désigne toutes les opérations psychiques qui révèlent l’âme à elle-même : (1) entrer en soi-même, (2) obtenir la vision, (3) incliner vers sa propre unité, (4) s’élever jusqu’à cet ultime point de vue ; d’autres verbes suivront, voyant converger des forces centripètes et des forces ascensionnelles et ce, aussi loin qu’il est possible aux opérations de l’âme19. La démarche est toute théorétique, sans qu’il soit possible d’insinuer une finalité pratique, le politique par exemple, que l’Alcibiade de Platon pourtant requiert.
48Unité, Un, Centre, ultime point de vue décrivent précisément le foyer, la source et la racine de l’âme. La réalité qui se tapit sous ces termes, qui la voilent tout en la dévoilant, n’est pas considérée dans le néoplatonisme comme extérieure aux êtres et aux choses qui en découlent. C’est un lieu commun de cette métaphysique ; lieu commun sur lequel Plotin, bien avant Proclus, avait longuement réfléchi, comme il ressort de toute la dernière partie du traité 9 (Enn. VI 9).
49Proclus pousse plus avant encore sa description de l’âme et déploie de ce fait le thème central de l’Alcibiade dans un sens que celui-ci n’aurait sans doute pas aussi explicitement risqué :
Et de même que dans les plus sacrés des mystères, on dit que les initiés rencontrent tout d’abord des êtres infiniment variés en espèces et en formes, qui précèdent les dieux, mais que, lorsqu’ils sont entrés à l’intérieur du sanctuaire, debout et immobiles, dans la sécurité intime qu’apporte l’accomplissement des rites, ils reçoivent en eux-mêmes d’une manière absolument pure l’illumination divine elle-même et, dévêtus, comme diraient les Oracles, entrent en participation du divin ;
de la même façon, je pense, dans la considération de l’univers l’âme, en regardant ce qui vient après elle-même, voit les ombres et les images de ce qui existe,
mais lorsqu’elle se tourne vers elle-même,
elle explicite son propre être et ses propres raisons ;
et d’abord, c’est comme si elle se voyait elle-même seule ;
ensuite, en s’enfonçant dans cette connaissance de soi-même,
elle découvre en elle l’intellect et les degrés de la hiérarchie des êtres ;
quand enfin elle s’établit dans l’intérieur d’elle-même et pour ainsi dire dans le sanctuaire de l’âme, par ce moyen elle contemple, les yeux fermés, et la classe des dieux et les hénades de ce qui existe.
En effet, toutes choses se retrouvent aussi en nous, mais sous le mode de l’âme, et par-là il est dans notre nature de tout connaître, en réveillant les puissances qui sont en nous et les images de la totalité des êtres20.
50Cette section explicite clairement les étapes de l’opération psychique. La comparaison avec les mystères est l’une des marques de fabrique de la prose proclienne, et on y décèle les séquences suivantes :
51Première étape : la considération de l’univers. C’est, pour l’âme, être tournée vers l’extérieur ; regardant ce qui vient après elle, elle n’y voit qu’ombres et « images », εἴδωλα. Ce ne peut être que le monde des corps, qui ne permettent pas à l’âme la réflexivité qui est la condition de la connaissance de son soi véritable.
52Seconde étape : le « se tourner vers soi » (εἰς ἑαυτὴν δὲ ἐπιστρεφομένην). L’expression en grec indique clairement qu’il s’agit d’un mouvement d’involution qui permet à l’âme d’expliciter, outre les raisons qu’elle contient, son être propre (le grec donne : τὴν ἑαυτῆς οὐσίαν… ἀνελίττειν), littéralement : qui lui permet d’« expliciter la substance d’elle-même ». Proclus considère dans son commentaire de l’Alcibiade que c’est là précisément le skopos le plus explicite de tout l’entretien de Socrate et d’Alcibiade21. Cette involution permet donc à l’âme de se voir elle-même, mais elle se voit elle-même seule, affirme Proclus (ὥσπερ ἑαυτὴν μόνον καθορᾶν).
53Troisième étape : elle consiste dans le fait de s’enfoncer dans la connaissance d’elle-même (βαθύνουσαν δὲ τῇ ἐαυτῆς γνώσει), qui lui permet de découvrir l’intellect et la hiérarchie des êtres, pour enfin…
54Quatrième étape : … s’établir dans l’intérieur d’elle-même, tenu pour un sanctuaire où elle entre en contact avec l’Un, indicible et au-delà de tout, qui constitue la racine secrète de son être, comme il constitue la racine secrète de tout ce qui est, jusqu’à la matière pour Proclus.
55L’horizon métaphysique dans lequel Proclus engage l’âme et son ‘ascension’ introspective sont des plus déroutants qui soient, et c’est peu dire qu’il est difficile d’y retrouver la trace de la sobriété toute platonicienne dont témoigne le dialogue qui fournit pourtant le prétexte à un tel déploiement. Certes, il est clair que pour Proclus, stricto sensu, le skopos de l’Alcibiade est d’introduire à la contemplation de notre substance, mais en tant qu’il est le premier dialogue dans l’ordre des lectures et que, tel un incipit, il contient tout le déploiement ultérieur, il ne peut pas pousser son investigation sur l’âme sans chercher à atteindre précisément ce qui la constitue comme âme. Le néoplatonisme de ce point de vue ne laisse que peu de marge de manœuvre… Il contraint à remonter jusqu’au premier principe selon la règle de l’antériorité du simple qui, d’inspiration pythagoricienne, n’en demeure pas moins un des traits saillants du néoplatonisme postérieur à Plotin.
Conclusion
56Il est sans doute délicat de conclure car, si l’on peut admettre qu’il y a bien des thèmes de l’Alcibiade – que l’on retrouve par ailleurs assez souvent dans d’autres dialogues de Platon – qui traversent imperturbablement les siècles, il est difficile de ne pas reconnaître une certaine mainmise du néoplatonisme sur ces derniers. Autre temps, autres mœurs. Autre temps, autres philosophies, faudrait-il peut-être risquer. Mais le néoplatonisme n’est pas une philosophie créatrice, au mieux, elle est transformatrice, mais elle n’a pas à proprement parler innové, elle a réagi avec son temps à des questions que l’Antiquité avait soulevées dans un environnement social marqué par des préocupations différentes de la sienne propre.
57Tenons que la connaissance du αὐτὸ τὸ αὐτό est la condition requise pour la connaissance de soi dans le but de prendre soin de soi, afin de pouvoir assumer sa charge dans la Cité ; le αὐτὸ τὸ αὐτό donc semble se révéler au moment même où précisément il se retire du dialogue, laissant l’âme dans la nudité de sa seule activité qui ne peut être, à son plus haut degré, que ‘contemplation’. C’est cette activité même qui configure l’âme au divin, lui qui ne paraît se révéler qu’en révélant l’âme à elle-même. Sur ce point, le néoplatonisme a peut-être fait mouche en suggérant que c’est par la pure existence de l’âme qu’est saisi le divin, que c’est par ce seul moyen que le divin peut être connu pour autant qu’il peut l’être22, et que, ce faisant, l’âme se connaît elle-même.
58C’est, à ce stade, au soin de soi que l’âme est conviée, soin de soi qui est associé, dans l’horizon politique de l’Alcibiade, au soin qu’il faut dorénavant porter à la justice.
Notes de bas de page
1 J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
2 J. Brunschwig, « La déconstruction du “Connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade majeur », dans M.- L. Desclos (éd.), Réflexions contemporaines sur l’antiquité classique [Journées Henri Joly 1993], Grenoble, Université Pierre Mendès France, 1996, p. 61-84.
3 Platon, Alcibiade, traduction inédite par C. Marbœuf et J.-F. Pradeau. Introduction, notes, bibliographie et index par J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, « GF » 988, 1999.
4 Cf. J. Brunschwig, art. cit., p. 62.
5 Ndr. : Brunschwig refuse de le traduire mais Marbœuf et Pradeau le rendent par la formule « le soi-même lui-même » ; on le traduirait plus correctement, comme F. Ildefonse me l’a suggéré, par « le même lui-même ».
6 Traduction et glose Brunschwig, art. cit., p. 65.
7 Cf. J. Brunschwig, art. cit. p. 72-76.
8 Peut-être le dieu.
9 Le lieu se révèle, se dévoile, grâce à l’activité intellective qui s’y déroule.
10 Porphyre, Lettre à Marcella, texte établi et traduit par É. Des Places, avec un Appendice d’A.-Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1982 ; cf. 11 [112. 4 ss.] : à propos de l’intellect où Dieu a imprimé son image.
11 Cf. Porphyre, Lettre à Marcella, 8 [110. 4 ss.] : à propos de la distinction du « moi perceptible » et du vrai moi inaccessible.
12 Proclus, Théologie platonicienne, texte établi et traduit par H.-D. Saffrey et L. G.Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1968, 2 tomes ; cf. I. 1, p. 6. 10 ss.
13 Cf. ibid. I. 1, p. 6. 16 ss.
14 Cf. ibid. I. 2, p. 10. 11 ss.
15 Je développe ce point pour la tradition païenne et parallèlement pour la tradition judéo-chrétienne dans l’article « Mystagogie », Reallexicon für Antike und Christentum, Bd. 25 (Lfg. 404/422), 2013.
16 Proclus, Théologie platonicienne, éd. cit., I. 15. 8 ss.
17 Proclus, Théologie platonicienne, éd. cit., 1. 15. 21-23.
18 Proclus, Théologie platonicienne, éd. cit., 1. 15. 24-16. 1.
19 Cf. Porphyre, Lettre à Marcella, 10 [111. 10 ss.] : à propos du s’exercer, pour l’âme, à remonter vers soi-même.
20 Proclus, Théologie platonicienne, éd. cit., I. 16. 1-18.
21 Proclus, Sur le premier Alcibiade de Platon, texte établi et traduit par A.-Ph. Segonds, 2 tomes, Paris, Les Belles Lettres, 1985-1986 ; cf. I. 9. 1-7 et 16-18.
22 Cf. Proclus, Théologie platonicienne, éd. cit., I. 15. 15-17.
Auteur
Université catholique de l’Ouest Laboratoire d’Études sur les Monothéismes UMR 8584
Est professeur ordinaire de philosophie ancienne à l’Université catholique de l’Ouest à Angers. Ancien chargé de mission pour le Fonds national suisse de la recherche scientifique : [1] Medieval Institute, Notre Dame University, USA, 2002-2003 ; [2] département de philosophie, université de Fribourg, Suisse, 2003-2006 ; [3] LEM-UMR 8584, CNRS, Villejuif, Paris, 2006-2008. Il a publié une étude sur l’espace et le temps dans la pensée de Maxime le Confesseur (Leiden, Brill, 2005), une traduction inédite, introduite et annotée, des Prolégomènes à la philosophie du Pseudo-Elias (Paris, Le Cerf, 2007) et plus récemment une traduction et un commentaire systématique du Contra Proclum, Livre XI, de Jean Philopon (Leiden, Brill, 2011). Il est également l’auteur de deux notices (logik [2009], mystagogie [2013]) pour le Reallexicon für Antike und Christentum.
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