Entre identité et réflexivité
Sur les usages plotiniens du pronom αὐτóϛ
p. 85-100
Texte intégral
1Qu’est-ce qui est soi-même ? Qu’est-ce qu’être un soi ? Ces questions, qui suscitent un large intérêt dans les études plotiniennes actuelles1, reçoivent dans les Ennéades un sens propre dans l’examen de l’être intelligible, un sens dérivé dans l’examen de l’âme humaine. C’est à examiner ce sens propre que s’attache la présente étude. Pour reprendre les distinctions conceptuelles appliquées par Alain Petit à Aristote2, je dirai qu’il sera ici question seulement du soi essentiel, c’est-à-dire de l’Intellect (νους) comme seconde hypostase. Le νους est strictement un soi essentiel : il n’est pas un soi exclusif, car il n’y a pas de sens à le désigner comme un soi pour affirmer sa distinction par rapport à un autre, dans la mesure où il est « tout » et n’exclut rien ; il n’est pas non plus un soi graduel, même si, comme on le verra, son essentialité enveloppe une forme de devenir soi ; enfin, il n’est pas un soi œuvre de soi, quoiqu’il se constitue lui-même, parce que cette autoconstitution n’est pas pratique. Par ailleurs ce soi essentiel ne sera pas considéré dans son rapport à l’âme. Je restreindrai donc mon analyse des usages plotiniens du pronom αὐτός à ceux qui impliquent une considération du soi noétique pris en lui-même (et non comme « partie » supérieure de l’âme humaine, si tant est que cette expression soit acceptable pour désigner ce par quoi nous pensons véritablement selon Plotin). Cela ne veut pas dire que cette analyse ne peut avoir de bénéfices pour une réflexion sur le soi humain, mais ces bénéfices ne seront pas envisagés ici.
2Cette délimitation tient au contexte. S’intéresser à αὐτός avec pour point de mire l’idipsum augustinien, c’est forcément se demander ce que Plotin a fait de la détermination platonicienne des réalités « en soi et par soi », αὐτὰ καθ᾿ αὑτά, et la réponse doit être cherchée dans la façon dont Plotin lui-même a compris la nature ou le mode d’être des réalités intelligibles. C’est pourquoi je m’autoriserai d’abord un détour par deux usages du pronom αὐτός chez Platon, en passant très rapidement sur le premier – car il fait l’objet de la contribution de Dimitri El Murr à ce volume – avant de traiter ceux que l’on peut répertorier dans les Ennéades. Ce détour ne sera pas inutile : on pourra y apprendre, je crois, que l’usage le plus métaphysique que fait Plotin de ce pronom est héritier de celui qui, chez Platon, l’est le moins.
Préalable platonicien : deux usages du pronom αὐτός chez Platon
Être toujours le même
3Un premier usage d’αὐτός chez Platon contribue à dégager une caractéristique majeure de Formes intelligibles : leur immutabilité. C’est la caractéristique mise en avant par le Phédon : sont « en soi et par soi » ou « elles-mêmes en elles-mêmes » (αὐτὰ καθ᾿ αὑτά) les réalités « qui sont toujours à l’identique et de la même manière » (ἅπερ ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως ἔχει), distinguées des choses sensibles « qui sont tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, et qui ne sont jamais à l’identique » (τὰ δὲ ἄλλοτ’ ἄλλως καὶ μηδέποτε κατὰ ταὐτά)3. Ici comme dans d’autres dialogues4, la formule ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως ἔχειν explicite le sens ontologique de ce qui est αὐτὸ καθ᾿ αὑτό ; elle sert de marqueur à une certaine compréhension de la « réalité véritable » (οὐσὶα ὄντως), par opposition au moindre-être qu’est le devenir, toujours autre que ce qu’il était ou sera.
4Comme on l’a signalé dans la présentation de cet ouvrage, lorsqu’Augustin désigne Dieu comme idipsum, il se situe précisément dans le sillage de cet usage platonicien d’αὐτός. Idipsum signifie chez lui le caractère non changeant de Dieu, qu’il exprime par des formules inspirées du Phédon : « Qu’est-ce que l’idipsum ? Ce qui est toujours de la même manière (quod semper eodem modo est), ce qui n’est pas tantôt ceci, tantôt cela (quod non modo aliud, et modo aliud est)5 ». Pour Augustin comme pour Platon, l’identité caractérisée par l’immutabilité est ce qui fait le partage entre « l’être au sens plein » et ce qui n’« est » pas vraiment :
Ce qui mérite au plus haut point le nom d’être, c’est ce qui se comporte toujours soi-même de la même manière (quod semper eodem modo sese habet)6.
Être est le nom de l’immutabilité (esse nomen est incommutabilitatis)7.
Qu’est-ce que l’idipsum ? Ce qui est toujours de la même manière (quod semper eodem modo est), ce qui n’est pas tantôt ceci, tantôt cela (quod non modo aliud, et modo aliud est).
Qu’est-ce donc que l’idipsum, sinon ce qui est ? Qu’est-ce que ce qui est ? Ce qui est éternel. Car ce qui toujours est d’une manière et puis d’une autre, cela n’est pas, car cela ne demeure pas : ce n’est pas tout à fait un non-être, mais ce n’est pas l’être au sens plein. […] Voilà l’idipsum : Je suis celui qui est ; celui qui est m’a envoyé vers vous8.
5Un passage de La Cité de Dieu remarque que Platon a défendu la même définition de l’être véritable que celle que, d’après l’Exode, Dieu lui-même a formulée à propos de lui-même en parlant à Moïse :
Il fut répondu [à Moïse] : « Je suis celui qui est, et tu diras aux fils d’Israël : “Celui qui est m’a envoyé vers vous” » ; comme si, par comparaison avec lui qui est vraiment parce qu’il est sans changement (qui vere est quia incommutabilis est), les choses qui ont été faites changeantes n’étaient pas (ea quae mutabilia facta sunt non sint). Cela, Platon l’a soutenu vigoureusement et l’a recommandé avec le plus grand soin. Et je ne sais si on le trouve quelque part dans les livres des auteurs antérieurs à Platon, sinon là où il est dit : « Je suis celui qui est, et tu leur diras : “Celui qui est m’a envoyé vers vous” »9.
6En liant esse vere, esse incommutabile et idipsum, Augustin réitère donc en latin l’articulation platonicienne entre être « en soi et par soi », αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, et être « à l’identique et de la même manière », ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως. En va-t-il de même pour Plotin ? Ce sera une de mes questions.
Être sujet d’un acte
7Cet usage d’αὐτός n’est toutefois pas le seul qu’on relève chez Platon. Un second usage important de ce pronom dans les dialogues (je laisse de côté ici l’usage dialectique mentionné par Dimitri El Murr) a son lieu dans la question de la connaissance de soi. Je me limiterai à quelques remarques sur l’Alcibiade, dont la contribution de Pascal Mueller-Jourdan à cet ouvrage fournira une analyse plus détaillée.
8Dans ce dialogue, la connaissance de soi doit permettre de définir la « technique » du soin de soi (128d). C’est pour identifier cette τέχνη qu’il est nécessaire de trouver ce que nous sommes nous-mêmes (128e). L’identification de l’homme à son âme s’opère par l’observation d’une pratique : si l’homme est « ce qui se sert du corps » (129e 3), alors il ne peut être ni le corps ni un tout dont le corps serait un élément constitutif, parce que « ce dont on se sert est différent de celui qui s’en sert » (129e 5). La connaissance de soi vise donc l’instauration d’une pratique (se rendre meilleur, βελτίω ποιεῖν αὐτόν, 128e 10) et identifie son objet, le soi, grâce au repérage d’une autre pratique (celle par laquelle l’âme commande au corps, 130b).
9C’est sur cette base que commence la recherche de « ce que peut être le soi-même lui-même » (εἴη αὐτὸ τὸ αὐτό, 130d 3-4). L’acquis antérieur (l’homme, c’est l’âme) est présenté comme suffisant pour la discussion en cours10 mais manquant de précision (μὴ ἀκριβῶς, 130c 8). En répondant à la question de ce que nous sommes par : l’âme, on a trouvé « ce qu’est chaque soi » (αὐτὸ ἕκαστον) « à la place du soi-même » (ἀντὶ του αὐτου), laissant échapper le « soi-même lui-même » (αὐτὸ τὸ αὐτό) (130d 4). La précision, qui souvent en philosophie déborde le suffisant, ne sera atteinte, pour établir « ce que nous pouvons bien être nous-mêmes » (τί ποτ᾿ ἐσμὲν αὐτοί, 128e 11), que si l’on détermine ce que désigne ici αὐτοί, ou, pour le dire de façon impersonnelle, ce qu’est αὐτό considéré en lui-même, αὐτὸ τὸ αὐτό. Sans analyser le paradigme du miroir, j’en viens à la réponse de Platon (133b 7-10) : une âme qui veut se connaître elle-même doit regarder une autre âme exerçant son acte propre, qui n’est pas de commander le corps (c’est pourquoi la première réponse était imprécise) mais de penser ; et elle doit pour cela considérer, plus précisément, l’endroit de l’âme (τόπος) dans lequel se trouve l’excellence de l’âme (ἡ ψυχῆς ἀρετή), c’est-à-dire le savoir (σοφία).
10On serait tenté de conclure que l’enquête « précise », qui fait suite à l’enquête « suffisante », manque encore singulièrement de précision, puisque la question « qu’est-ce que le soi-même lui-même » obtient une réponse dont les termes – « l’excellence de l’âme est le savoir » – ne correspondent littéralement pas à ceux dans lesquels est formulée la question. Il faut cependant remarquer que ce glissement, de la question de ce qu’est l’âme à la réponse par ce qu’elle fait, n’a rien d’exceptionnel chez Platon. La réponse de l’Alcibiade est formellement identique à celles auxquelles aboutissent les diverses enquêtes sur l’âme dans les dialogues, qui procèdent toujours par portraits : portraits de l’âme telle qu’elle est quand elle pense de façon pure, telle qu’elle serait si elle pensait toujours de façon pure, telle qu’elle est quand elle est liée à un corps qu’elle aime, ou à un corps qu’elle tient à distance, telle qu’elle est avant d’avoir un corps, ou dans l’intervalle qui sépare une vie terrestre d’une autre, telle qu’elle est quand elle est celle d’un philosophe, ou celle d’un tyran, etc. Dans cette logique du portrait, c’est toujours en fonction des activités qu’elle déploie que l’âme est identifiée, activités corrélées à des objets dont elle recherche la possession. De nombreux textes venant à l’appui de ces remarques, je me contenterai de citer un passage du livre IX de la République pour les illustrer. Socrate y propose d’améliorer la dénomination des éléments de l’âme distingués au livre IV (439c-441a) en attribuant à chacun un nom qui ne le désignera plus en lui-même (ἐπιθυμητικόν, θυμοειδές, λογιστικόν) mais par sa relation d’amour avec son objet propre. La partie désirante est rebaptisée « amie de l’argent et du profit » (φιλοχρήματον καὶ φιλοκερδές, 58a 6-7) ; le cœur, « ami de la victoire et des honneurs » (φιλόνικον αὐτὸ καὶ φιλότιμον, 581b 3) ; l’espèce rationnelle, « amie du savoir et de la sagesse » (φιλομαθὲς δὴ καὶ φιλόσοφον, 581b 10). On pourrait voir dans ces nouveaux noms des désignations imagées et de ce fait moins précises que les termes initialement retenus, mais curieusement Socrate les évalue à l’inverse : ces noms sont pertinents parce qu’ils nous montrent clairement de quoi nous parlons quand nous parlons de l’ἐπιθυμητικόν, du θυμοειδές ou du λογιστικόν (581a 5-6) et qu’ils possèdent donc un pouvoir définitionnel supérieur. De cette appréciation, on peut déduire que, lorsque nous parlons d’une partie de l’âme, notre discours porte sur le sujet d’une activité caractérisée par sa visée d’un certain type d’objets.
11L’Alcibiade est donc bien un dialogue où la formulation de la recherche sur l’âme se signale par son exactitude : se demander ce qu’est l’âme, c’est se demander ce qu’est le soi ; c’est-à-dire s’interroger non sur une chose, mais sur un sujet, qui n’est pas le substrat d’une collection d’attributs (simple, composé, immortel, etc.) mais le principe d’une activité11. Que l’on soit partisan ou non de l’authenticité de l’Alcibiade majeur12, sur ce point il faut reconnaître que, même si le dialogue n’a pas été composé par Platon, son auteur y a donné une clef pertinente pour comprendre les recherches que mènent d’autres dialogues platoniciens sur l’âme. Et cet auteur est tout à fait fondé à nous indiquer que la seconde étape de la recherche se caractérise par sa plus grande précision, même si la première suffisait déjà à répondre à la plupart des questions d’Alcibiade : c’est en identifiant l’âme comme sujet du savoir qu’on la définit dans ce qu’elle a de plus essentiel, et que par suite est découvert ce que nous sommes « nous-mêmes »13.
12On peut donc dégager deux usages d’αὐτός dans les dialogues : l’un identifie une réalité par son identité immuable ; l’autre, par sa position de sujet. Ces deux usages sont distincts chez Platon et ne s’appliquent pas en priorité aux mêmes objets (le premier aux Formes, le second à l’âme). Je pense que l’originalité de Plotin est d’avoir lié ces deux usages d’αὐτός : ce qui est véritablement, c’est l’être qui est identique à soi parce qu’il est sujet de soi. Je me propose maintenant de vérifier cette affirmation par un examen des principales occurrences d’αὐτός et des mots formés sur αὐτός dans les Ennéades, d’après le Lexicon plotinianum de Sleeman et Pollet14. Cet examen découvre trois usages principaux du terme et de ses dérivés. Le dernier de ces usages, le plus important pour mon propos, permet d’observer la liaison plotinienne entre les deux emplois d’αὐτός identifiés chez Platon.
Les concepts de forme αὐτο-x dans les Ennéades
13Plotin a repris la désignation platonicienne de la Forme (αὐτὸ τὸ ἴσον, αὐτὸ τὸ κάλον, etc.) et l’a systématisée en faisant de αὐτο- un préfixe accolable à presque n’importe quel mot, qu’il soit substantif ou adjectif. Certains textes combinent la forme platonicienne initiale (αὐτὸ τὸ κάλον) et une forme condensée (αὐτοκαλόν) plus spécifiquement plotinienne. Généralement la traduction française propose alors : « x en soi » (par exemple : le beau en soi). Sleeman et Pollet optent pour des traductions diverses : « abstract x », « absolute x », « intelligible x » ou « authentic x ». Forgés sur ce modèle, on trouve les termes αὐτοαγαθόν, αὐτοάνθρωπος, αὐτοάπειρον, αὐτογῆ, αὐτογραμμή, αὐτοδαίμων, αὐτοδεκάς, αὐτοδικαιοσύνη, αὐτοέκαστον, αὐτοέν, αὐτοένωσις, αὐτοεπιστήμη, αὐτοετερότης, αὐτοζωή, αὐτοζῷον, αὐτοκακόν, αὐτοκαλόν, αὐτοκίνησις, αὐτόμεγα, αὐτονους, αὐτοουσία, αὐτοποσόν, αὐτόστασις, αὐτοσωκράτης, αὐτοψυχή.
14La régularité du contexte où les termes formés sur αὐτός apparaissent permet de dégager certaines constantes de leur usage. Généralement, ils sont utilisés, non pour approfondir des questions relatives à la nature de l’Intellect ou à la structuration du monde intelligible, mais pour éviter des erreurs qui consisteraient à confondre deux niveaux de réalité, en croyant qu’il est question d’une réalité « en soi » alors qu’il est question d’un corps ou d’une propriété sensible (ou inversement). C’est pourquoi ils sont souvent énoncés dans des propositions négatives ou disjonctives, et en préalable à la recherche proprement dite. Je donne quelques exemples :
Il reste à dire si […], de même que l’homme en soi (αὐτοάνθρωπος) est différent de l’homme, de même aussi là-bas l’âme en soi (αὐτοψυχή) est différente de l’âme, et l’intellect en soi (αὐτονους) différent de l’intellect15.
Et si [l’illimité] est illimité au sens où on ne peut le parcourir tout entier, puisque rien de tel n’existe parmi les réalités, il ne sera ni illimité en soi (οὔτε αὐτοάπειρον) ni illimité appartenant à une autre nature, comme un accident appartenant à un corps16.
Cela, c’est une contemplation vivante, et non un objet de contemplation du type de ce qui est en autre chose. Car ce qui est en autre chose est vivant en autre chose, et non vivant en soi (οὐκ αὐτοζῶν)17.
[À propos de notre âme : ] […] nous participons à l’essence et nous sommes une certaine essence, c’est-à-dire que nous sommes en quelque sorte un composé de différence et d’essence ; par conséquent nous ne sommes pas essence au sens propre (κυρίως οὐσία) ni essence en soi (οὐδ᾿ αὐτοουσία)18.
[À propos de la conception stoïcienne de la matière : ] Ensuite, d’où vient l’unification ? En effet, elle n’est certainement pas unification en soi (αὐτὸ ἕνωσις), mais par participation à l’unité19.
Si du moins la grandeur est une, ce n’est pas par le fait d’être une en soi (αὐτὸ ἕν) mais par le fait de participer à l’un et en s’accordant à lui20.
Ensuite, nous attribuons à l’éternité le fait de « demeurer une dans l’un ». Elle participerait donc au repos mais ne serait pas repos en soi (οὐκ αὐτόστασις εἴη)21.
Bien sûr, cette raison n’est pas l’intellect sans mélange ni l’intellect en soi (οὐδ᾿ αὐτονους)22.
S’il était quelque chose d’un (τὶ ἕν), il ne serait pas un en soi (αὐτοέν) ; en effet le « soi » est avant le « quelque chose » (τὸ γὰρ αὐτὸ πρὸ του τί)23.
Ensuite, il y a aussi que la vertu n’est pas le beau en soi ni le bien en soi (οὐκ αὐτὸ τὸ καλὸν οὐδ᾿ αὐτοαγαθόν) ; par conséquent le vice non plus n’est pas le laid en soi ni le mal en soi (αὐτὸ τὸ αἰσχρὸν οὐδ᾿ αὐτοκακόν). […] Nous avons dit que la vertu n’est ni le beau en soi ni le bien en soi (οὐκ αὐτοκαλὸν οὐδʼ αὐτοαγαθόν) parce que le beau en soi et le bien en soi sont avant elle et au-delà d’elle ; et c’est par participation qu’elle est d’une certaine manière quelque chose de bon et de beau24.
15Dans leur grande majorité, les concepts de forme αὐτο-x appartiennent donc à une démarche de différenciation ontologique qui veut éliminer les risques de confusion. Αὐτό joue le rôle d’un marqueur pédagogique, qui permet de signaler immédiatement à quel niveau ontologique se place le discours. Recourir à un concept de forme αὐτο-x est une façon très simple d’attirer l’attention sur le fait que nous parlons de x qui n’est pas x en soi mais un certain x. Je comparerais volontiers cet αὐτό à un outil similaire dont use le traducteur français de Platon ou de Plotin lorsqu’il recourt – parfois à ses risques et périls – à la différence entre la majuscule et la minuscule initiales : « B/bien », « B/beau », « F/forme », « U/un ». Cette différence typographique est là pour indiquer si l’on parle d’une réalité intelligible ou d’une réalité sensible particulière, mais hors ce repérage sommaire elle ne nous apprend pas grand-chose. Les termes de forme αὐτο-x dans les Ennéades n’en disent pas davantage que nos majuscules essentialisantes, et ce n’est pas en recourant à eux que Plotin choisit de préciser selon quels concepts propres il faut penser ce qui est ainsi simplement marqué comme « intelligible ».
L’expression de l’immutabilité : τὸ ὡσαύτως
16Sans doute en raison de la restriction des concepts de forme αὐτο-x à un usage qu’on pourrait dire didactique, la forme intensifiée αὐτὸ καθ᾿ αὑτό perd chez Plotin la place éminente que lui avait accordée le Phédon. Par conséquent, s’efface aussi le lien privilégié qu’entretenait chez Platon la désignation des réalités intelligibles comme αὐτὰ καθ᾿ αὑτά avec leur propriété d’immutabilité. De fait, Plotin donne à cette propriété une importance moins centrale que ne l’a fait Platon – ou que ne le fera Augustin lorsqu’il choisira, comme on l’a rappelé, de fixer cette détermination ontologique dans un terme si expressif de la nature divine qu’il en acquiert le statut d’un quasi nom propre : idipsum. Pour désigner l’immutabilité de l’intelligible, Plotin recourt en priorité à l’ὡσαύτως du Phédon, qu’il substantive volontiers dans cet usage25. On pourrait penser qu’une parenté linguistique conserve cependant le lien entre la désignation platonicienne des Formes comme αὐτὰ καθ᾿ αὑτά et l’expression plotinienne de leur immutabilité par τὸ ὡσαύτως, mais ce serait aller trop vite en besogne, car la filiation αὐτός/ὡσαύτως est problématique. Dans la mesure où αὔτως (et par suite le composé ὡσαύτως) signifie « ainsi, comme, de cette façon », il est tentant de le rapporter à αὐτός en s’appuyant sur la sémantique commune de l’identité ; mais il peut aussi vouloir dire « ainsi » au sens de « à peu près ainsi », d’où les significations « à peu près comme cela » puis « vainement » portées par αὔτως, ce qui invite à le rattacher à αὔσιος (« vain, inutile ») plutôt qu’à αὐτός26. La connexion platonicienne entre l’identité de ce qui est αὐτὸ καθ᾿ αὑτό et l’immutabilité du ὡσαύτως opère donc une construction sémantique sur la base d’un donné linguistique flou.
17Ce recul relatif de l’intérêt pour la caractérisation des réalités intelligibles comme « toujours à l’identique et de la même manière » me paraît signaler une manière nouvelle de poser la question de l’identité des Formes. Comme on l’a vu, chez Platon cette question intervient dans le cadre d’une distinction entre le mode d’être des choses sensibles et celui des êtres en soi. C’est pour cela que la question de ce qui est αὐτὸ καθ᾿ αὑτό est directement traduisible en termes d’immutabilité, par opposition au mode d’être sensible caractérisé par le changement. Chez Plotin, la perspective est différente : c’est plutôt dans le cadre d’une réflexion sur la complexité interne de l’intelligible que le motif de l’identité à soi est traité. L’objectif n’est plus d’affirmer que l’identité à soi de la Forme fonde son immutabilité, mais de garantir la possibilité de penser, dans l’intelligible, un changement dissocié du temps, c’est-à-dire un jeu éternel de l’identité et de l’altérité à soi. Il me semble que ce déplacement tient à deux choses, qui sont liées.
18Premièrement, la source principale de Plotin, pour élaborer sa conception de l’intelligible comme être véritable, est manifestement moins le Phédon que le Sophiste. Et l’enseignement que Plotin tire du Sophiste est qu’on ne peut poser l’être sans poser le non-être, ni le même sans poser l’autre, ni le repos sans poser le mouvement. Il y trouve un dépassement de la thèse du Phédon qui confinait l’altérité au sensible, ensuite reléguée au rang d’une « terrible doctrine » (δεινὸς λόγος, 249a 3) figée dans la vénération de l’immutabilité27. Deuxièmement, si Plotin privilégie la référence au Sophiste et donc l’admission dans l’être véritable non seulement du même mais de l’autre, non seulement du repos mais du mouvement, au nom d’une reconsidération de ce qu’implique la notion d’intelligible, c’est parce que, loin de souscrire à la partition du Phédon entre le devenir (γένεσις) et la réalité ou l’être (οὐσία), il considère que, pour comprendre ce que sont les réalités intelligibles, il faut analyser leur genèse, qui, pour être rationnelle et atemporelle, n’est pas moins une γένεσις. Non que ces êtres aient une naissance et une mort, comme les corps et les propriétés sensibles ; mais ils ne sont pas simples, et donc ne peuvent être premiers. Parce que l’être véritable n’est pas premier mais dérivé du Premier, comprendre sa nature implique de décrire sa genèse à partir de l’Un.
19Plotin s’appuie donc sur le Sophiste pour intégrer à sa conception de l’être intelligible toute une série de notions qui, dans le Phédon, étaient applicables à la seule analyse des êtres sensibles : le mouvement, l’altérité, le devenir. Dès lors la caractérisation de l’être véritable par une identité à soi garante de son immutabilité n’est plus suffisante pour penser le mode d’être intelligible. Cette caractérisation appelle à être recomprise en intégrant la différence et le devenir : l’être véritable est à la fois même que soi et autre que soi ; il devient soi parce qu’il est autre que soi. On doit alors se demander comment αὐτός intervient désormais, s’il n’a plus pour fonction unique de signifier l’identité à soi propre à une réalité soustraite au changement ; et si cet autre usage du pronom a quelque chose à voir avec l’αὐτός-sujet dont il est question dans l’Alcibiade.
L’autoconstitution de l’Intellect
La genèse intelligible
20L’admission de l’altérité dans l’être intelligible est d’abord l’effet d’une nécessité logique attachée au statut engendré de cet être. Plotin ne cesse de répéter que l’être véritable, s’il est le premier être, n’est pas absolument premier. Avant l’être, il y a l’Un, car le simple fait de dire que « l’être est un » suffit à montrer qu’il n’est pas absolument un ; l’être n’est pas l’Un, il est donc autre que lui :
On a donc dit que, si quelque chose vient de l’Un, cela doit être autre que lui ; puisqu’il est autre, il n’est pas un (ἄλλο δὲ ὂν οὐχ ἕν) ; car c’est celui-là [l’Un] qui est cela. S’il n’est pas un, mais qu’il est deux, nécessairement il est déjà aussi une multiplicité (πλῆθος)28.
21De cette nécessaire multiplicité, Plotin infère l’exigence d’une genèse de l’Intellect, qui doit décrire la façon dont l’Intellect opère une « procession » ou « s’avance ». :
Ou bien l’Intellect est lui-même (αὐτό) et il ne s’est avancé (προὔβη) vers rien ; ou bien, s’il s’est avancé, il est alors différent (ἄλλο), sans doute29 ; de telle sorte qu’il est deux (δύο). Et si ce [deuxième] terme est même que lui (ταὐτόν τουτο ἐκείνῳ), il demeure un (ἕν) et ne s’est pas avancé, tandis que si ce terme est autre (ἕτερον), il s’est avancé avec une altérité (μετὰ ἐτερότητος) et a produit à partir de quelque chose de même et d’autre un troisième un (τρίτον ἕν). Engendré donc à partir du même et de l’autre, ce qui a été engendré a pour nature d’être même et autre30.
22Ces lignes proposent une déduction logique de la constitution de l’être intelligible total. Je les retiens pour leur caractère extrêmement formel, qui leur assure la valeur d’un schéma sur lequel d’autres textes opèrent des variations. Dans l’alternative initiale (ou l’Intellect est lui-même et ne s’est pas avancé, ou il s’est avancé et est différent de lui-même), la première hypothèse est contradictoire car elle reviendrait à vouloir expliquer l’existence de l’Intellect distinct de l’Un sans l’en distinguer : si l’Intellect est « lui-même », sans aucune altérité, alors il ne s’est pas « avancé » et ne s’est pas distingué de l’Un. Il faut donc retenir l’autre hypothèse : « S’il s’est avancé, il est alors différent ». Cette différence doit être porteuse d’une véritable altérité : si le premier et le second termes de la séquence étaient identiques, on en reviendrait à l’hypothèse contradictoire de départ et il faudrait admettre que l’Intellect « demeure un (ἕν) et ne s’est pas avancé ». Pour qu’il « s’avance », il faut donc distinguer deux étapes : l’Intellect qui est lui-même, αὐτό, c’est-à-dire qui ne s’est pas encore avancé ; et l’Intellect qui s’avance, i. e. qui devient autre que lui-même. La troisième étape est décrite comme le produit des deux précédentes, un produit engendré par l’Intellect : « Il a produit à partir de quelque chose de même et d’autre un troisième un (τρίτον ἕν) ». Le « troisième un », irréductible aux termes dont il dérive, en est une synthèse : « Engendré donc à partir du même et de l’autre, ce qui a été engendré a pour nature d’être même et autre ». Cette synthèse n’est pas opérée par un agent extérieur : l’Intellect est à la fois l’agent qui la produit et les termes dont elle est tirée – c’est à partir de lui-même comme même et de lui-même comme autre, de lui-même qui ne s’est pas avancé et de lui-même qui s’est avancé, qu’il produit un « troisième un », à la fois même et autre.
23D’autres textes permettent de compléter ce schéma en indiquant que le « troisième un », lui aussi, n’est rien d’autre que l’Intellect une fois qu’il est entièrement constitué, c’est-à-dire parvenu au terme de sa propre genèse. L’Intellect (1) et l’Intellect (2) (l’Intellect lui-même, l’Intellect qui diffère de lui-même) sont les étapes que l’analyse doit distinguer pour comprendre ce qu’est l’Intellect achevé. De ces trois étapes Plotin donne différentes versions. Je présenterai ici rapidement sa description de la genèse de l’Intellect dans le Traité 38.
24Cette genèse y est décrite comme un processus de détermination noétique où l’Intellect (1) est d’abord une puissance indéterminée produite par la puissance illimitée du Principe, puis (2) engendre des êtres déterminés pour se donner un objet de pensée, jusqu’à (3) constituer la totalité des intelligibles. La puissance indéterminée qu’est l’Intellect dans son état initial est appelée « vie » (ζωή) et est produite par le principe (le Bien). Car celui-ci, étant « puissance de toutes choses » (δύναμις πάντων) et comme telle illimitée, engendre une réalité qui lui ressemble, c’est-à-dire qui est une puissance (encore) indéterminée : « Je dis que l’Intellect et cette vie sont “semblables au Bien” (ἀγαθοειδῆ) parce que la vie est l’acte du Bien, ou plutôt l’acte dérivé du Bien, et que l’Intellect est cet acte une fois qu’il a été délimité (τὸν δὲ ἤδη ὁρισθεῖσαν ἐνέργειαν)31 ». Le Traité 38 expose comment s’opère la délimitation par laquelle la vie devient l’Intellect. L’Intellect comme vie indéterminée reste auprès de son principe dans une proximité (que signe l’hésitation même du texte : la vie est « acte du Bien, ou plutôt acte dérivé du Bien ») comparable à l’indiscernabilité du centre d’un cercle et du point par lequel le rayon se rattache à lui. Dans cette comparaison, que Plotin utilise à plusieurs reprises32, le point est à la fois même et autre que le centre : même, car indiscernable de lui, si bien que si nul rayon n’était tracé on ne pourrait le dire autre que le centre ; mais autre, parce que gros d’altérité, prêt à « s’avancer » pour devenir point initial du rayon. Cette unité première de la vie et du principe, ou de l’Intellect qui ne s’est pas avancé et de l’Un, est donc dynamique. En bon platonicien, Plotin traduit ce dynamisme dans le langage de l’ἔρως : l’Intellect naissant aime son principe, il est Intellect aimant avant d’être Intellect pensant. Et, toujours en bonne tradition platonicienne, cet amour est désir de contempler l’aimé.
25Mais ici les choses se compliquent. Cherchant à contempler son principe, l’Intellect ne peut réaliser son désir : le principe de toutes choses est autre qu’elles, il n’est donc pas « quelque chose » et ne contient aucune chose. Au sens strict, il n’y a rien à voir, rien à penser en lui. D’où de nouvelles contraintes conceptuelles à prendre en compte :
En effet il n’était pas permis que l’Intellect, regardant vers celui-là [le Bien], ne pense rien, ni non plus qu’il pense les choses qui seraient en celui-là, sinon en effet lui-même n’engendrerait pas. Certainement, c’est une puissance d’engendrer qu’il tient de celui-là, et de s’emplir de ses propres rejetons, celui-là lui donnant ce qu’il [le Bien] ne possède pas lui-même (δύναμιν οὖν εἰς τὸ γεννᾶν εἶχε παρ᾽ ἐκείνου καὶ τῶν αὐτοῦ πληροῦσθαι γεννημάτων διδόντος ἐκείνου ἃ μὴ εἶχεν αὐτός)33.
26L’Intellect ne doit ni rien penser, ni penser ce qui serait contenu dans le Bien. On remarquera que, si les deux branches de la nouvelle alternative sont rejetées, ce n’est pas en raison d’une analyse des natures respectives de l’Intellect et du Bien. Cette démarche donnerait pourtant un sens satisfaisant : on comprendrait qu’il n’est pas permis que l’Intellect ne pense rien, parce qu’il serait contradictoire qu’un νους n’exerce pas de νοεῖν ; ni que l’Intellect pense ce qui est dans le Bien, parce que le Bien ne contient rien. Mais l’argument de Plotin est autre : l’Intellect ne peut ni ne rien penser, ni penser ce qui serait dans le Bien, parce qu’alors « lui-même n’engendrerait pas ». L’impossibilité d’en rester à l’indiscernabilité du principe des êtres et du premier des êtres n’est pas motivée par une analyse de leur nature respective, mais par l’exigence que l’Intellect « engendre » – ce qu’il ne ferait ni s’il ne pensait pas du tout, ni s’il pensait une réalité qui lui serait donnée à contempler comme une chose préexistante et déjà toute constituée.
27C’est donc la considération de l’Intellect comme puissance active, appelée à produire, et non comme nature intellective, qui fournit les contraintes conceptuelles en fonction desquelles doit être expliquée sa genèse à partir de l’Un. Pour utiliser les distinctions trouvées précédemment chez Platon, je dirais que c’est la considération de l’Intellect comme sujet et non comme substance qui est au centre de la réflexion plotinienne sur la constitution de l’intelligible. Sous l’impulsion d’un désir de contempler son principe, l’Intellect engendre un objet noétique pour sa propre activité pensante, puis un autre, et encore un autre, et ainsi toutes les formes intelligibles. Sa vision produit son propre objet parce qu’elle ne le trouve pas dans l’Un où elle le cherche pourtant34, en un mouvement contradictoire avec sa propre visée : car vouloir s’unir à l’Un en le pensant, c’est nécessairement se poser comme autre que lui, la pensée impliquant la dualité du pensant et du pensé. Voulant penser le simple, l’Intellect engendre une multiplicité de νόητα pour donner un objet à son désir de penser, et s’engendre lui-même comme « Intellect multiple », c’est-à-dire totalité des formes intelligibles :
C’est pourquoi l’Intellect, celui qui est multiple (ὁ νοῦς οὗτος ὁ πολύς), lorsqu’il veut penser ce qui est au-delà (τὸ ἐπέκεινα ἐθέλῃ νοεῖν), d’une part c’est bien celui-là, l’Un lui-même, qu’il veut penser, mais, en voulant le saisir comme simple (ὡς ἁπλῷ), il repart en saisissant toujours quelque chose d’autre, qui, à l’intérieur de lui-même, se multiplie. De sorte qu’il s’est élancé vers lui [l’Un] non pas en tant qu’Intellect, mais en tant que vision qui ne voit pas encore ; et cette vision est repartie en possédant ce que précisément elle a elle-même multiplié ; de sorte qu’elle a désiré une chose dont, de façon indéterminée, elle avait en elle-même une sorte d’image, et qu’elle est repartie en ayant saisi une autre chose, qu’elle a, en elle-même, rendue multiple (ἐν αὐτῇ αὐτὸ πολὺ ποιήσασα)35.
L’autoproduction de l’Intellect
28Aborder la nature intelligible à partir d’une réflexion sur sa genèse conduit donc à mettre au centre de l’analyse le devenir plutôt que l’identité, et la causalité plutôt que l’essence. Récapitulant les trois étapes de cette genèse, Plotin s’intéresse à ce que « fait » chaque hypostase plutôt qu’à ce qu’elle est, en accordant à l’Intellect le statut de producteur des Formes et au Bien celui de leur fondement :
Il y avait donc d’abord la vie, puissance totale (ἡ μὲν ζωὴ δύναμις πᾶσα), puis il y avait la vision, puissance, venue de là-bas, de toutes choses (ἡ ἐκεῖθεν δύναμις πάντων), enfin l’Intellect, en étant engendré, les a produites au jour dans leur totalité (ὁ δὲ γενόμενος νοῦς αὐτὰ ἀνεφάνη τὰ πάντα). Quant à lui [le Bien], il trône sur eux, non pour avoir un fondement, mais pour qu’ait un fondement la « Forme des Formes » qui sont premières, tandis que lui-même est sans forme (ἵνα ἱδρύσῃ εἶδος εἰδῶν τῶν πρώτων ἀνείδεον αὐτό)36.
29L’Intellect est producteur de toutes choses, c’est-à-dire puissance qui engendre à partir de soi et par son acte la totalité des formes intelligibles. Le Bien, lui, n’est pas producteur mais fondement, au sens où il donne à l’Intellect d’exercer sa puissance causale : Plotin dit ainsi dans une formule tout à fait remarquable qu’il est « père de la cause et de l’essence causale » (αἰτίας καὶ οὐσίας αἰτιώδους πατήρ)37, ce qui est tout à fait différent d’être une cause première de l’essence.
30Cette distinction entre cause et fondement, entre cause et « père de la cause », est importante pour réfléchir sur la constitution de l’intelligible. À propos de cette distinction, Jérôme Laurent écrit ceci :
Plotin distingue fortement le rapport de causalité du rapport de fondement. La cause est associée dans un rapport direct à son effet (l’âme par exemple étant cause des phénomènes psychiques comme la mémoire ou la raison), le fondement, lui, n’est pas relatif à ce qu’il fonde et son efficacité n’apparaît que dans une dérivation oblique38.
31L’idée d’une efficacité indirecte, par « dérivation oblique », s’applique parfaitement à l’autoproduction de l’Intellect comme multiplicité intelligible : l’efficacité de l’Un, qui consiste à faire que la puissance de l’Intellect indéterminé s’exerce, est à la fois réelle (c’est par l’Un, en tant qu’il est désiré, que l’Intellect engendre) et indirecte (c’est l’Intellect et non l’Un qui produit la multiplicité intelligible). Cette distinction entre fondation et causalité est d’ailleurs opérante à tous les niveaux de la procession : elle la tire hors d’une répétition qui resterait assujettie à un contenu préalable, à une forme antérieure. À chaque étape de la procession, de l’Un à l’Intellect, de l’Intellect à l’Âme, de l’Âme totale à la nature, des âmes particulières aux corps particuliers, la forme d’être qui procède est nouvelle parce qu’elle n’est pas un simple effet de ce qui la précède : si elle ne trouve pas en elle-même son propre fondement, néanmoins elle s’engendre elle-même et se « délimite » en s’autoconstituant. C’est pourquoi, bien que chaque forme de réalité dérive d’un principe antérieur plus éminent, la procession n’est pas analytique. C’est là quelque chose que Plotin exprime par une autre formule remarquable : « C’est par la présence de l’Un que la multiplicité de [l’Intellect] et [l’Intellect] lui-même sont autosuffisants » (τῇ ἑνὸς παρουσίᾳ αὔταρκες τὸ πλῆθος αὐτου καὶ αὐτός)39. L’autosuffisance de la réalité intelligible est paradoxalement produite, et produite par un principe autre qu’elle, sans que ce statut de produit invalide l’attribution d’αὐταρκεία :
Manifestement, il [l’Un] est producteur de l’essence et de l’autosuffisance (ποιητικὸν οὐσίας καὶ αὐταρκείας), sans être lui-même essence, puisqu’au contraire il est « au-delà de celle-ci » et au-delà de l’autosuffisance (ἐπέκεινα αὐταρκείας)40.
32« Père de l’essence causale », « producteur de l’autosuffisance », ces formules à la limite de l’oxymore supposent la distinction entre rapport de fondation et rapport de causalité. En tant qu’il se produit et se détermine lui-même, l’Intellect est son propre principe : pour ce qui est de sa constitution, il se suffit à lui-même. Mais en tant que cette autoconstitution n’est possible que parce qu’il désire posséder autre chose que soi, l’Intellect a besoin d’un autre principe pour pouvoir être à soi-même principe :
Son principe [de l’Intellect] a été : ce qu’il était avant d’être rempli [par les Formes] ; son autre principe a été le principe qui l’a rempli comme de l’extérieur, grâce auquel il a été comme façonné, en étant rempli (ἀρχὴ δὲ αὐτοῦ ἐκεῖνό τε ὃ πρὶν πληρωθῆναι ἦν, ἑτέρα δὲ ἀρχὴ οἰονεὶ ἔξωθεν ἡ πληροῦσα ἦν, ἀφ᾽ ἧς οἷον ἐτυποῦτο πληρούμενος)41.
33D’où l’étrange formule qui attribue « de l’extérieur » l’autosuffisance à l’Intellect : « l’autosuffisance lui [l’Intellect] appartient, à partir de la totalité, de façon extérieure42 ». L’autosuffisance de l’Intellect se fonde sur la présence de l’Un : c’est en étant éternellement mû par le désir de voir son principe que l’Intellect produit et pense les intelligibles, c’est-à-dire existe comme Intellect43. Plotin précise en effet que, s’il y a antériorité de la visée de l’Un sur la vision de quelque chose de déterminé (une Forme, puis une autre, et toutes les autres), cette antériorité est logique, et l’Intellect possède à la fois et sans cesse ces deux modalités de la pensée :
Le discours d’enseignement fait de ces choses des choses qui adviennent (γινόμενα ποιεῖ) ; en fait, l’Intellect possède toujours l’acte de penser, et il possède toujours aussi l’acte de ne pas penser mais de regarder celui-là [le Bien] d’une autre manière44.
Autoconstitution et réflexivité
34Les textes commentés jusqu’à présent font clairement comprendre qu’être soi, pour Plotin, ne signifie pas l’identité immobile d’une chose. Pour tout être, « s’il n’est pas devenu un (μὴ γὰρ ἓν γενόμενον), quoiqu’il existe à partir d’une multiplicité (κἂν ἐκ πολλῶν ᾖ), il n’est pas encore ce qu’on peut appeler un soi-même (οὔπω ἔστιν ὅ τι εἴποι τις αὐτό)45 ». Être soi, c’est être un, non de façon quelconque, mais au sens précis d’être le sujet producteur de sa propre unification. Dans le cas du premier être, l’Intellect, cela veut dire : être le sujet de l’acte qui consiste à se penser soi-même. Il reste alors à se demander si cet acte noétique constitutif de soi-même est un acte réflexif.
35Un certain nombre de textes suggère que le rapport constitutif de soi à soi qui caractérise l’Intellect a une forme réflexive. Par exemple :
Ce qui est complètement simple et véritablement autosuffisant n’a besoin de rien ; mais ce qui est autosuffisant en un sens second, ayant besoin de soi-même (δεόμενον δὲ ἑαυτου), cela a besoin de se penser soi-même (τουτο δεῖται του νοεῖν ἑαυτό). Et l’être qui est dans le besoin à l’égard de lui-même a produit son autosuffisance par le tout, en devenant suffisant à partir de toutes les choses [qui le composent], en s’unissant à soi-même et en s’inclinant vers soi-même46.
En effet l’âme se pense elle-même parce qu’elle vient d’un autre, tandis que l’Intellect se pense parce qu’il est lui-même, et il se pense tel qu’il est lui-même et pense ce qu’il est, et il pense à partir de sa propre nature et en se tournant vers lui-même (ἐπιστρέφων εἰς αὑτόν). En effet, en voyant les réalités, il se voit lui-même (ἑαυτὸν ἐώρα), et en voyant il est en acte, et l’acte, c’est lui-même47.
36Cependant, si ces descriptions construites sur le renvoi du pronom αὐτός au réfléchi ἑαυτόν48 suggèrent assez fortement que la pensée de soi qui définit l’Intellect est réflexivité pure, il faut modérer cette conclusion par les autres textes, génétiques, que j’ai mentionnés, et qui, en raison précisément de leur caractère génétique, cherchent, non pas seulement à décrire l’Intellect tout constitué, mais à expliquer son autoconstitution. Car ces textes indiquent que la réflexivité n’est pas la figure sous laquelle doit être compris, à son niveau le plus fondamental, l’acte propre par lequel l’Intellect s’autoconstitue éternellement. Si l’Intellect se pense et se délimite en « se tournant vers lui-même » (ἐπιστρέφων εἰς αὑτόν), cette réflexivité est pensée comme conséquence d’un mouvement vers autre chose que soi, dont l’inaboutissement conduit l’Intellect à se tourner vers lui-même comme faute de mieux. Une réflexivité dont la boucle s’ouvre et se referme sans cesse par une sorte de clinamen noétique, ou, pour le dire d’un mot déjà avancé par Frédérique Ildefonse au début de cette enquête sur αὐτός, une réflexivité résiduelle, que Plotin n’hésite pas à qualifier d’accidentelle :
Et de nouveau, c’est dans la pensée qui porte sur lui [le Bien] qu’il [l’Intellect] se pense lui-même par accident (ἐν τῇ νοήσει αὐτου κατὰ συμβεβηκὸς αὑτὸ νοεῖ) ; en effet, c’est en regardant vers le Bien qu’il se pense lui-même (πρὸς γὰρ τὸ ἀγαθὸν βλέπων αὑτὸν νοεῖ)49.
37Si le soi admet les deux significations de l’identité (telle celle des Formes chez Platon) et de la réflexivité (propre au sujet), on peut donc dire que Plotin opère une connexion entre ces deux significations : il montre qu’il n’y a pas d’identité véritable là où il n’y a pas de réflexivité. Mais il s’agit d’une réflexivité qui n’est pas close sur elle-même, parce qu’en elle on peut encore reconnaître le motif persistant de « la non-exclusivité de l’agent dans la causalité de l’action50 » : si le retour en soi-même et vers soi-même signifie l’unification par le sujet de sa propre multiplicité, cette unification suppose la présence d’un autre que soi – la présence de l’Un51. L’être qui s’autoconstitue comme être un, c’est-à-dire comme un « soi-même », est le sujet d’un acte qui a besoin d’un autre pour se produire :
Tout ce qui n’est pas un est sauvegardé par l’Un et c’est par ce dernier qu’il est ce que précisément il est (ἔστιν ὅπερ ἔστι τούτῳ). Car s’il n’est pas devenu un (μὴ γὰρ ἓν γενόμενον), quoiqu’il existe à partir d’une multiplicité (κἂν ἐκ πολλῶν ᾖ), il n’est pas encore ce qu’on peut appeler un soi-même (οὔπω ἔστιν ὅ τι εἴποι τις αὐτό)52.
Conclusion
38Je voudrais achever mon propos par un double retour. Tout d’abord un retour à Platon. Si l’on accepte de voir dans l’Alcibiade une réflexion sur le soi comme sujet, au sens du sujet d’une activité qui ne peut se définir autrement qu’à partir de ce qu’il fait (y compris ce qu’il fait de lui-même), alors je crois que c’est dans cette perspective qu’il faut placer le soi intelligible tel que le conçoit Plotin, tandis que la question de l’identité comme principe d’immutabilité, thématisée dans le Phédon, devient secondaire dans les Ennéades.
39Retour ensuite à Augustin. Est-ce qu’il y a quelque chose, dans l’utilisation qu’Augustin fait de la formule idipsum lorsqu’il l’applique à Dieu, qui fasse écho à ce que j’ai appelé l’αὐτός-sujet ? J’ai rappelé qu’Augustin recourait, pour expliquer le sens du mot idipsum appliqué à Dieu, aussi bien à Platon, et à sa définition de l’être véritable comme « ce qui est toujours identique à soi et de la même manière », qu’à l’Exode où Dieu dit à Moïse lui demandant son nom : Je suis celui qui est. Si idipsum désigne à la fois Dieu en tant qu’il est l’être immuable et en tant que lui-même se désigne linguistiquement comme l’être immuable, alors il y a une alliance très remarquable, dans la formule pronominale idipsum, entre deux motifs distincts : le motif ontologique de l’immutabilité de l’être souverain, le motif identitaire du sujet. Idipsum est à la fois l’être qui est non-changeant et le sujet qui s’autodésigne comme celui qui ne change pas. C’est là une connexion sémantique qui rend la figure plotinienne du soi noétique d’autant plus intéressante dans le cadre d’une enquête sur les antécédents de l’idipsum augustinien.
Notes de bas de page
1 Cette question est au centre d’un grand nombre d’études récentes, depuis les ouvrages de Gerard O’Daly (Plotinus’ Philosophy of the Self, Shannon, Irish University Press, 1973) et Thomas A. Szlezak (Platon und Aristoteles in der Nuslehre Plotins, Basel/Stuttgart, Schwabe, 1979) jusqu’aux travaux de Bertrand Ham (Traité 49 (V, 3), Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris, Le Cerf, 2000), Gwenaëlle Aubry (Traité 53 (I, 1), Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris, Le Cerf, 2004), Eyjólfur K. Emilsson (Plotinus on Intellect, Oxford, Oxford University Press, 2007), Pauliina Remes (Plotinus on the Self. The Philosophy of the « we », Cambridge, Cambridge University Press, 2007) ou Wilfried Kühn (Quel savoir après le scepticisme ? Plotin et ses prédécesseurs sur la connaissance de soi, Paris, Vrin, 2009). Citons aussi le collectif dirigé par Monique Dixsaut sur le traité 49, La connaissance de soi. Études sur le Traité 49 de Plotin, Paris, Vrin, 2002. Un grand nombre d’articles pourrait allonger cette brève bibliographie.
2 Cf. supra p. 57 ss.
3 Phédon 78c 6-8 (ma traduction).
4 Notamment Banquet 210e-211a, à propos du beau en soi ; Sophiste 248a 4-13, où la formule du Phédon résume la position des « Amis des formes », qui établissent une coupure entre le « devenir » (γένεσις) qui « est tantôt ainsi, tantôt autrement » (γένεσιν δὲ ἄλλοτε ἄλλως) et la « réalité véritable » (τὴν ὄντως οὐσίαν) qui « est toujours à l’identique et de la même manière » (ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτως ἔχειν) (ma traduction).
5 Commentaire au Psaume 121, 5. Je traduis les citations d’Augustin d’après le texte latin édité dans la Bibliothèque Augustinienne.
6 Sur les mœurs des Manichéens, 1, 1.
7 Sermon 7, 7.
8 Commentaire au Psaume 121, 5.
9 La Cité de Dieu VIII, 11 ; Augustin conclut que Platon a très probablement eu accès aux livres sacrés.
10 Pour le but visé par le dialogue, à savoir faire découvrir à Alcibiade les conditions du bon gouvernement des autres, le repérage de ce qui commande en nous suffit ; cette suffisance est confirmée plus loin, en 132b.
11 On remarquera que toutes les enquêtes sur l’âme chez Platon dérogent à la règle méthodologique formulée au début du Ménon, qui fait de la connaissance du τί ἐστι une condition de toute recherche sur les propriétés d’une chose : « Ce dont je ne sais pas ce que c’est, comment pourrais-je bien savoir si cela est tel ou tel ? » (71b 3-4). Or, dans les dialogues, on cherche constamment ce que fait l’âme, ou comment elle est, ou quelle elle est, avant de savoir ce qu’elle est. Le seul texte qui, respectant la priorité du τί ἐστι, fournit une définition de l’âme la conçoit non comme une chose mais comme un mouvement et adopte, pour la nommer conformément à sa définition, un verbe, non un nom (Lois X 895e-896a).
12 Pour une synthèse récente du débat sur l’authenticité de ce dialogue, cf. entre autres F. Renaud, « La connaissance de soi dans l’Alcibiade majeur et le commentaire d’Olympiodore », Laval théologique et philosophique, 65/2, 2009, p. 363-378, en particulier p. 365-366.
13 C’est en soulignant l’importance du thème de « l’usage » (χρῆσις) dans l’Alcibiade que Michel Foucault conclut que ce dialogue, contrairement à ce que suggère le sous-titre de Thrasylle, ne pose pas la question de la nature de l’homme, mais « la question du sujet » (L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Seuil, 2001, p. 39) : « On peut dire que quand Platon s’est servi de cette notion de khrêsis pour chercher le soi dont il fallait s’occuper, ce n’est absolument pas l’âme-substance qu’il a découvert : c’est l’âme-sujet » (p. 55-56). Foucault ajoute que, par là, l’âme de l’Alcibiade « n’a rien à voir » avec celle du Phédon, de La République ou du Phèdre (p. 55), créditant ainsi l’Alcibiade d’une radicale innovation (sur ce point, cf. C. Gill, The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 348-349). Il me semble au contraire que cette « âme-sujet » a tout à voir avec les portraits que brossent ces autres dialogues, qui nous instruisent sur ce qu’est l’âme quand elle s’adonne à une activité orientée par l’amour d’un type d’objets, par une démarche tout à fait différente de celle qui consisterait à définir une substance et à en dénombrer les propriétés.
14 J. H. Sleeman & G. Pollet, Lexicon plotinianum, Leiden, Brill, 1979, col. 171-176.
15 V 9 [5] 13, 2-3. Je traduis les citations de Plotin à partir du texte grec de l’editio minor de P. Henry & H.-R. Schwyzer.
16 II 4 [12] 7, 14-16.
17 III 8 [30] 8, 11-12.
18 VI 8 [39] 12, 7-8.
19 VI 1 [42] 26, 27-28.
20 VI 1 [42] 26, 32-33.
21 III 7 [45] 2, 34-36.
22 III 2 [47] 16, 13-14.
23 V 3 [49] 12, 52. Cf. aussi 17, 7-9 qui distingue ce qui participe à l’un et ce qui est αὐτὸ ἕν.
24 I 8 [51] 13, 7-12.
25 Cf. VI 2 [44] 7, 30-31, à propos du genre du repos (στάσις) de Sophiste 248a : « C’est en effet là-bas que se trouve le fait d’être à l’identique, de la même manière et en ayant une définition une » (τὸ γὰρ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως καὶ ἕνα λόγου ἔχον) ; III 6 [26] 6, à propos de « l’être qui mérite véritablement le nom d’être » (l. 10-11) et qui est « authentiquement être » (ὄντως ὄν, l. 11) : « C’est pourquoi il possède le fait d’être toujours et le fait d’être de la même manière » (διὸ καὶ τὸ ἀεὶ καὶ τὸ ὡσαύτως, l. 19) ; VI 7 [38] 3, 9 : « Si les choses sont meilleures ensuite, c’est qu’elles n’étaient pas belles auparavant ; si elles sont belles, elles possèdent le fait d’être de la même manière » (ἔχει τὸ ὡσαυτώς) ; VI 7 [38] 13, 49-50 : la vie intelligible est multiple « mais le fait d’être de la même manière et à l’identique va de pair avec cette multiplicité » (ἀλλὰ σύνεστι τοῖς ἄλλοις τὸ ὡσαύτως καὶ κατὰ ταὐτά) ; II 1 [40] 2, 5 et 10 (à propos de la problématique identité des corps) ; ibid. 8, 27 (à propos des corps célestes qui ne possèdent pas une identité à soi parfaite, à la différence des êtres intelligibles) ; III 7 [45] 3, 10 : « Le fait d’être totalement de la même manière » (τὸ πάντη ὡσαύτως) justifie le terme « repos » (cf. Soph. 248a) appliqué à la nature intelligible ; III 7 [45] 11, qui distingue le temps de l’éternité : « À la place de l’identité, du fait d’être de la même manière et de demeurer, ne pas demeurer dans l’identité, faire des activités différentes » (ἀντὶ δὲ ταυτότητος καὶ του ὡσαύτως καὶ μένοντος τὸ μὴ μένον ἐν τῷ αὐτῷ, ἄλλο δὲ καὶ ἄλλο ἐνεργουν, l. 51-52) ; V 3 [49] 16, 21 : « Nous recherchons le fait d’être de la même manière en étant bons » (τὸ γὰρ ὡσαύτως ζητουμεν ὄντων ἀγαθῶν).
26 Cf. A. Bailly, Dictionnaire grec-français, à la fin de l’article αὔτως, p. 321, qui ne se prononce pas. Chantraine estime, lui, que c’est un seul et même adverbe αὔτως, rattaché à αὐτός, qui signifie à la fois « de même » et « en vain », et que l’adjectif αὔσιος (« vain ») dérive de ce second emploi de l’adverbe (Dictionnaire étymologique de la langue grecque, article αὐτός, p. 143) ; mais il signale que d’autres y voient deux adverbes distincts (par exemple F. Bechtel dans son Lexilogus zu Homer).
27 Sophiste 248e 7-249a 2. On remarquera que, dans plusieurs passages cités à la note précédente, l’expression « le fait d’être de la même manière » (τὸ ὡσαύτως) exprime, non le mode d’être global de l’intelligible, mais plus spécifiquement l’aspect qui lui vaut, d’après le Sophiste, d’être identifié comme « repos », στάσις.
28 V 3 [49] 15, 37-39.
29 Je lis ἄλλο μὲν ὄν, texte adopté par Pierre Hadot dans sa traduction (Plotin. Traité 38 (VI, 7). Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris, Le Cerf, 1988, p. 121, n. 130). Les mss. écrivent ἄλλο μένον.
30 VI 7 [38] 13, 17-22.
31 VI 7 [38] 21, 4-6.
32 Cf. VI 5 [23] 5, 3-10, et surtout VI 8 [39] 18.
33 VI 7 [38] 15, 16-20.
34 Cf. J.-L. Chrétien, « Le Bien donne ce qu’il n’a pas », La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 264, n. 13 : « Il n’y a rien en l’Un : le noûs ne peut y voir ce que seule sa constitution fera être. L’unité multiple qu’il forme en regardant vers l’Un n’est pas contenue en l’Un : elle est le fait de sa vision ». Cf. aussi P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 275 : « Le désir que la Vie éprouve de voir le Bien se réalise et s’achève donc en fait dans un échec, dans la vision, non plus du Bien, mais d’un objet déterminé, d’une Forme (puis une autre et une autre) ».
35 V 3 [49] 11, 1-8.
36 VI 7 [38] 17, 32-36. Pour l’identification du ὁ δέ de la ligne 34 (« quant à lui » peut désigner soit le νοῦς – comme traduit É. Bréhier – soit le Bien), cf. P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 133, n. 165.
37 VI 8 [39] 14, 37-38. L’expression « père de la cause » vient de la Lettre VI, dont l’auteur enjoint à ses destinataires, en une formule assez mystérieuse, de prêter serment sur le dieu « qui est le souverain père du chef et de la cause » (323d 3-4 : του τε ἡγεμόνος καὶ αἰτίου πατέρα, trad. L. Brisson, Platon. Lettres, Paris, Flammarion, « GF » 466, 1994, p. 131).
38 J. Laurent, Les fondements de la nature selon Plotin. Procession et participation, Paris, Vrin, 1992, p. 199.
39 V 3 [49] 17, 11.
40 V 3 [49] 17, 12-14.
41 VI 7 [38] 16, 33-35.
42 V 3 [49] 17, 7.
43 Cf. V 6 [24] 5, 5-8 : « En effet le penser (τὸ γὰρ νοεῖν) n’est pas premier, ni en être ni en valeur, mais il est second et engendré (ἀλλὰ δεύτερον καὶ γενόμενον), après que le Bien l’a posé et a mû l’engendré vers soi-même (ἐπειδὴ ὑπέστη τὸ ἀγαθὸν καὶ τὸ γενόμενον ἐκίνησε πρὸς αὑτό) ».
44 VI 7 [38] 35, 28-30. « Des choses qui adviennent » : au sens où elles adviendraient dans le temps, à un moment donné, et où elles ne seraient pas « toujours ».
45 V 3 [49] 15, 12-14 (je souligne).
46 V 3 [49] 13, 16-21.
47 V 3 [49] 6, 4-7. Cf. aussi ibid., 8, 20-23 et 36-41.
48 À quoi il faut ajouter la confusion fréquente entre le pronom et le pronom réfléchi dans les Ennéades. Cf. Sleeman & Pollet, Lexicon Plotinianum, col. 280 : « It is important to note that Plotinus often uses αὐτου αὐτῆ αὐτούς αὐτῶν etc. instead of the usual reflexive forms with hard breathing, and it is impossible to be always sure what he wrote ». Les auteurs du Lexicon signalent en outre que l’édition Henry-Schwyzer choisit souvent de lire αὐτου, etc. là où les éditeurs antérieurs ont plutôt lu la forme réfléchie αὑτου, etc. (ibid., col. 282).
49 V 6 [24] 5, 16-17. Ce caractère accidentel de la pensée de soi-même au niveau de l’Intellect fait mesurer la profondeur de la réélaboration à laquelle Plotin soumet le modèle aristotélicien de la « pensée de la pensée » ; cf. L. Lavaud, « Structure et thèmes du traité 49 », dans M. Dixsaut (dir.), La connaissance de soi, op. cit., p. 179-207 ; voir p. 195-200.
50 Cf. F. Ildefonse, supra p. 25.
51 Cf. W. Beierwaltes, « Le vrai soi », dans M. Dixsaut (dir.), La connaissance de soi., op. cit., p. 11-40 ; p. 19 : « La formule αὐτὸ ἑαυτό et ce qu’elle indique ne signifient pas un événement circulaire fixé en soi et qui n’aurait de rapport qu’à lui-même. Le τὸ αὐτὸ ἑαυτό et le ἑαυτῷ αὐτό tiennent plutôt lieu de mouvement d’ouverture en direction de l’Un lui-même comme premier fondement et but ultime de l’union ».
52 V 3 [49] 15, 11-14.
Auteur
Aix Marseille Université, IHP EA 3276
Koch Isabelle, Aix Marseille Université, IHP EA 3276, 13621, Aix-en-Provence, France.
Ancienne élève de l’École normale Supérieure de la rue d’Ulm, est maître de conférences en philosophie ancienne à l’université d’Aix-Marseille. Ses recherches portent sur l’Antiquité tardive (Plotin, Augustin) ainsi que sur les débats antiques autour du déterminisme stoïcien, notamment chez Cicéron et Alexandre d’Aphrodise. Elle a publié récemment, outre plusieurs articles sur les Stoïciens, Plotin, Augustin, un chapitre sur le De fato de Cicéron (sous la dir. de M.-O. Goulet-Cazé, Études sur la théorie stoïcienne de l’action, Paris, Vrin, 2011), une traduction préfacée et annotée du livre XIV de La Cité de Dieu (Nantes, Cécile Defaut, 2012), et a coédité avec A. Balansard un ouvrage collectif sur l’histoire et l’exégèse, antiques et modernes, du corpus platonicien : Lire les dialogues, mais lesquels et dans quel ordre ? Définitions du corpus et interprétations de Platon (Sankt Augustin, Academia Verlag, 2013).
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