Αὐτὸ καθ᾿ αὑτό
La genèse et le sens d’un philosophème platonicien
p. 39-56
Texte intégral
Antécédents
Ceux qui soutiennent ces fameuses théories et qui entraînent l’art médical loin de la présente méthode vers un postulat, je me demande, quant à moi, par quelle sorte de moyens ils peuvent bien traiter les hommes en conformité avec leur postulat. Car ils n’ont pas découvert, je pense, quelque chose qui soit purement chaud ou purement froid, ou purement sec, ou purement humide (αὐτό τι ἐφ᾽ ἑωυτοῦ θερμὸν, ἢ ψυχρὸν, ἢ ξηρὸν, ἢ ὐγρόν), sans participation à aucune autre catégorie (μηδενὶ ἄλλῳ εἴδει κοινωνέον)1.
1Commentant ces quelques lignes du traité hippocratique De l’Ancienne Médecine, Alfred Taylor écrit :
No passage in the work is so important as the lines before us. Of themselves they are sufficient to destroy the whole current theory of the origin of the « doctrine of εἴδη ». For they show that the terms εἶδος, αὐτὸ ἐφ᾽ ἑωυτοῦ (Plato’s αὐτὸ καθ᾽ αὑτό), κοινωνία already had a known and definite meaning in the medical science of the fifth century. In other words, the technical phrases of the Phaedo are not Plato’s invention but belong to fifth-century science, and science of a kind with which we have already found Socrates was familiar2.
2Dans l’ensemble de cet article, Taylor cherche à montrer que c’est dans le vocabulaire technique et scientifique des cercles pythagoriciens du ve siècle que Socrate a pu trouver les éléments principaux de la doctrine des Formes intelligibles que Platon expose en détail dans le Phédon. Parmi les éléments énumérés par Taylor, on trouve l’expression qui va nous occuper dans cet article, expression que Taylor repère dans le traité hippocratique (αὐτὸ ἐφ᾽ ἑωυτοῦ) et dont il donne la transposition platonicienne : αὐτὸ καθ᾿ αὑτό.
3Il ne viendrait à l’esprit d’aucun lecteur de Platon de mettre en cause l’idée de Taylor selon laquelle cette expression fait partie du lexique que Platon mobilise dans le Phédon pour désigner les attributs caractéristiques des Formes intelligibles. Il suffit d’ailleurs de considérer l’un des passages les plus célèbres du dialogue pour se convaincre de l’importance de cette expression. Ainsi, quand Socrate rappelle à Cébès que c’est par le beau en soi que les belles choses sont belles, il précise :
Car j’en arrive à ceci : j’essaie de te montrer l’espèce de cause en vue de laquelle je fais tous ces efforts, et aussitôt voilà que je reviens à ces formules cent fois ressassées et c’est en elles que je trouve mes points de départ ; je commence par poser un beau (τι καλόν) en soi et par soi (αὐτὸ καθ᾿ αὑτό), un bon, un grand, et ainsi pour tout le reste (καὶ ἀγαθὸν καὶ μέγα καὶ τἆλλα πάντα)3.
4Ce logos n’a pour Socrate rien de nouveau car, dans les pages précédentes du Phédon, comme dans d’autres dialogues, il n’a jamais cessé de le tenir. N’est-ce pas en effet l’une des expressions privilégiées par Socrate pour décrire le mode d’existence des Formes intelligibles, entités en soi et par soi, demeurant mêmes qu’elles-mêmes4 ?
5En revanche, on peut douter de la thèse principale avancée par Taylor et selon laquelle Socrate a trouvé, dans la littérature scientifique et médicale du ve siècle, l’origine d’un emploi technique d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό qu’il aurait réservé aux Formes et dont Platon ferait état dans le Phédon. En effet, à considérer la littérature médicale en particulier et, plus généralement, la littérature préplatonicienne comme les écrits contemporains de Platon, il apparaît qu’αὐτὸ καθ᾽ αὑτό est une expression tout à fait courante qui n’est dotée d’aucun sens technique. Comme le rappelle Festugière, dans son commentaire au passage précédement cité de l’Ancienne Médecine :
Il faut partir de la préposition gouvernant le pronom réfléchi, l’idée première étant celle de distribution. Ainsi dans Homère, Il. II 362 ss., Nestor conseille à Agamemnon de faire marcher ses troupes au combat κατὰ φῦλα, κατὰ φρήτρας : on saura alors qui combat avec vaillance, « car ils combattront séparément (κατὰ σφέας, 366) ». De même Hérod., V 15, 3 : « Quand les Péoniens apprirent que leurs villes étaient prises (par les Perses), aussitôt ils se dispersèrent, s’en retournèrent chacun de son côté (κατ᾽ ἑωυτοὺς ἕκαστοι ἐτράποντο) et se livrèrent aux Perses ». Ladjonction de αὐτός, cette fois encore, sert à renforcer cette idée première de « pris à part, à soi seul »5.
6On pourrait citer de nombreux autres passages à l’appui de la thèse de Festugière. Tous montreraient que l’expression a été utilisée de façon obvie pour caractériser quelque chose qui est envisagé indépendamment de ses relations ou de son contexte. Un trait de caractère peut ainsi être dit αὐτὸ καθ᾽ αὑτό quand on le considère isolément, une femme si elle est seule et sans enfant, une ville si elle est considérée sans ses faubourgs, une armée si elle décide d’attaquer l’ennemi sans alliés, un aliment quand il est mangé sans pain ou sans assaisonnement, un homme quand il agit seul, sans l’aide d’autrui6. On ne peut donc que donner raison à Festugière, semble-t-il, quand il conclut : « On ne voit pas qu’avant Platon, αὐτὸ καθ᾿ αὑτό ait pris un sens technique », puis ajoute, s’agissant du Phédon,
quand il s’agit de l’objet intelligible, de l’être objet de la métaphysique, cet “en soi et à part soi” pur, séparé, absolu, devient tout naturellement l’essence de l’objet. Mais, répétons-le, c’est le contexte qui l’indique, ni αὐτὸ ἐφʼ αὑτοῦ ni αὐτὸ καθ᾿ αὑτό n’ont par eux-mêmes un sens technique, du moins avant Platon, et ils n’auraient pas acquis cette valeur de termes techniques sans la philosophie de Platon7.
7Comme on va le voir, Festugière n’a que trop raison d’insister sur l’importance du contexte pour déterminer de quelle façon Platon emploie αὐτὸ καθ᾿ αὑτό. Un point, cependant, que Festugière ne considère pas, mérite d’être précisé. Qu’il soit faux que Socrate ait trouvé dans la littérature scientifique et médicale de son temps un emploi déjà technique de l’expression signifie-t-il pour autant que son usage platonicien soit sans rapport avec le Socrate de l’Histoire, ou, à tout le moins, avec ce que nous savons de Socrate, indépendamment de Platon ?
8Considérons le passage suivant des Nuées d’Aristophane. Strepsiade, cherchant à tout prix à devenir disciple de Socrate afin de confondre ses créanciers par des arguments retors, voit sortir de la demeure de Socrate un groupe d’élèves courbant le dos, comme s’ils ramassaient des oignons. Il interroge alors un disciple sur ces curieuses postures :
Strepsiade – Qu’a donc leur derrière (ὁ πρωκτός) à regarder le ciel ?
Le Disciple – En lui-même et par lui-même (αὐτὸς καθ᾿ αὑτόν), il s’instruit dans l’astronomie8.
9Même si aucun traducteur des Nuées ne relève ni ne commente l’expression, il est difficile, dans ce cas précis, de ne pas voir dans ce passage une allusion délibérée et drôlatique à un sens technique qu’Aristophane (et son public) auraient immédiatement rapporté à Socrate9. Que les postérieurs s’instruisent dans l’astronomie est déjà drôle pour ceux qui prétendent observer et comprendre le mouvement des astres, mais qu’ils le fassent « en eux-mêmes et par eux-mêmes » semble indiquer qu’Aristophane cherche à railler une méthode bien déterminée, presque un mot d’ordre. Il est cependant difficile d’en dire plus et d’extrapoler, à partir de là, le sens que Socrate pouvait bien conférer à cette expression. En revanche, il n’est pas impossible, et peut-être même vraisemblable, que l’usage répété que le Phédon fait d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό ne soit pas sans rapport avec les moqueries d’Aristophane. Comme une étude récente de Marwan Rashed l’a bien montré, l’un des enjeux du Phédon est de répondre aux critiques qu’Aristophane a formulées à l’encontre de Socrate dans les Nuées et les Oiseaux10. Faire d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό un véritable philosophème mobilisé par Socrate pour décrire tant l’activité pensante de l’âme que le statut des objets propres à son intelligence, telle est sans doute la réponse de Platon à la raillerie d’Aristophane et à son postérieur tourné vers le ciel.
10Le parcours que je proposerai dans cet article trouvera son point de départ dans l’examen de plusieurs passages des dialogues où l’expression αὐτὸ καθ᾿ αὑτό n’a pas le sens technique qui lui confère le Phédon. Il apparaîtra ainsi que Platon, loin de réserver l’emploi de cette expression au seul lexique des Idées, en fait un usage que l’on pourra qualifier de dialectique, où il s’agit d’isoler une réalité ou un processus afin de l’examiner indépendamment de son contexte ou des relations qu’il entretient à autre chose que lui. C’est à partir de cet usage, qui se situe dans la continuité directe de l’emploi courant de l’expression, que Platon élabore le sens ontologique fort d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, élaboration qui se voit directement thématisée dans le Phédon. Le Phédon est ainsi le lieu de la constitution de ce philosophème typiquement platonicien. J’en viendrai ensuite à la question de savoir quel sens philosophique conférer à la thèse selon laquelle les Formes intelligibles sont αὐτὰ καθ᾿ αὑτά, et aux raisons qui ont amené Platon à les considérer comme telles, deux questions qui nous conduiront à examiner la première partie du Théétète et l’analyse des rapports de l’Être et du Même dans le Sophiste.
L’usage dialectique d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό
11Si les hasards de la transmission textuelle ne nous avaient conservé de Platon que le Phédon, il serait naturel et légitime de considérer qu’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό et un certain nombre d’expressions similaires appartiennent exclusivement au lexique mobilisé par Platon pour désigner les Formes intelligibles. Mais, à considérer nombre d’occurrences de cette même expression dans d’autres passages des dialogues, il est clair que tel n’est pas le cas.
12La question est de savoir si l’expression αὐτὸ καθ᾿ αὑτό et plus généralement l’expression αὐτὸ τὸ F ou τὸ αὐτὸ F sont suffisantes, en elles-mêmes, pour indiquer que Platon se réfère à une Forme intelligible. Quand, par exemple, Socrate analyse l’âme tripartite au livre IV de la République, il parle de « la soif en elle-même » (437e 4 : αὐτὸ τὸ διψῆν). À l’évidence, il ne désigne pas une Forme de la soif, mais seulement un appétit caractéristique de la partie désirante de l’âme : dans ce contexte précis, l’expression dont il use est équivalente à une autre, employée précédemment, « la soif en tant que soif » (437d 8 : καθ’ ὅσον δίψα ἐστί). Dans ce passage, qui est loin d’être unique en son genre, Platon fait donc usage de l’expression αὐτὸ τὸ F pour isoler une réalité ou un processus, c’est-à-dire pour supprimer une qualification ou une relation quelconque mentionnées dans le contexte. Seule l’analyse du contexte est donc à même de déterminer si Platon se réfère à une Forme quand il fait usage de cette expression. Il en est de même pour αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, la forme intensifiée de l’expression, qui m’intéresse particulièrement ici.
13Dans l’Hippias majeur, discutant de l’assimilation proposée par Hippias entre le beau et le plaisir de la vue et de l’ouïe, Socrate rappelle que chacun de ces deux sens comporte ses plaisirs propres, que l’on peut l’un et l’autre définir comme beaux : « Nous affirmons que chacun de ces deux types de plaisir est beau isolément et que tous les deux ensemble le sont aussi » (299c 9-10 : ἡμεῖς ἐλέγομεν ὅτι καὶ ἑκάτερον τούτων αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ τῶν ἡδέων καλὸν εἴη, καὶ ἀμφότερα). L’opposition entre ἑκάτερον (chacun de deux membres d’une paire) et ἀμφότερα (les deux membres de cette paire) montre bien qu’ici αὐτὸ καθ᾿ αὑτό ne sert qu’à renforcer l’idée selon laquelle le prédicat « beau » doit être attribué à chaque membre du couple considéré indépendamment de sa relation à l’ensemble que la paire forme. De même, dans l’Euthydème, Socrate cherche à montrer à Clinias que, sans le savoir et la phronesis, les biens usuellement reconnus comme tels n’ont aucune valeur. Et lui de préciser :
En somme, Clinias, lui dis-je, pour l’ensemble des biens que nous reconnaissions au début, il y a des chances que ce ne soit pas là le logos qu’il faut tenir à leur sujet, qui fait d’eux des biens en eux-mêmes par nature (ὅπως αὐτά γε καθ᾿ αὑτὰ πέφυκεν ἀγαθά), mais voici plutôt, semble-t-il, ce qu’il en est : dirigés par l’ignorance, ils sont des maux pires que leurs contraires, et d’autant pires qu’ils sont plus capables de servir leur mauvais guide ; conduits par la raison et le savoir (φρόνησίς τε καὶ σοφία), ils prennent plus de prix ; mais par eux-mêmes (αὐτὰ δὲ καθ᾿ αὑτα), ni les uns ni les autres n’ont aucune valeur (οὐδέτερα αὐτῶν οὐδενὸς ἄξια εἶναι)11.
14Richesses, santé, beauté, réussite, mais également courage, tempérance, justice sont des biens reconnus par tous et unanimement loués. Mais ces biens n’ont aucune valeur si aucune science ne guide leur usage. En d’autres termes, même les biens les plus indiscutablement bons, si j’ose dire, sont neutres quand ils sont considérés en eux-mêmes et indépendamment de leur usage. L’utilisation d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό est ici très révélatrice de la stratégie argumentative de Socrate. Il s’agit de montrer à Clinias que c’est l’acquisition de l’ἐπιστήμη qui doit constituer le but de son existence, car elle seule permet de savoir user de tous les autres biens et, partant, d’être véritablement heureux. Pour le démontrer, Socrate n’hésite pas à mettre sur le même plan des biens accessoires (richesses, santé, réussite) et des vertus intrinsèquement bonnes (justice, tempérance) ; dans le même mouvement, il distingue l’ensemble de ces biens du seul bien αυτὸ καθ᾿ αὑτό, à savoir la science (il s’avèrera in fine que la justice, la tempérance ou la piété sont aussi des biens intrinsèques, puisqu’elles sont identiques à la science). Dans ce contexte, αὐτὸ καθ᾿ αὑτό permet donc d’isoler une réalité donnée, hors des relations qu’elle entretient à d’autres, pour montrer qu’elle ne tire sa propriété (en l’espèce : son être bon) que par relation à une autre réalité qui elle – conclusion implicite du passage – est bonne par elle-même et en elle-même. Le Socrate du Ménon convoque un argument très similaire lorsqu’il examine si la vertu est science :
Si donc la vertu est quelque chose dans l’âme (εἰ ἄρα ἀρετὴ τῶν ἐν τῇ ψυχῇ τί ἐστιν) et nécessairement quelque chose d’utile (καὶ ἀναγκαῖον αὐτῷ ὠφελίμῳ εἶναι), il faut qu’elle soit la phronesis (φρόνησιν αὐτὸ δεῖ εἶναι), puisque précisément toutes les choses relatives à l’âme (πάντα τὰ κατὰ τὴν ψυχήν) ne sont elles-mêmes par elles-mêmes (αὐτὰ μὲν καθ᾿ αὑτά) ni utiles ni nuisibles (οὔτε ὠφέλιμα οὔτε βλαβερά ἐστιν), mais qu’elles deviennent nuisibles ou utiles selon que la phronesis ou la déraison s’y ajoute (προσγενομένης δὲ φρονήσεως ἢ ἀφροσύνης βλαβερά τε καὶ ὠφέλιμα γίγνεται)12.
15Là encore, il apparaît qu’aucune des « choses relatives à l’âme » n’est utile ou inutile indépendamment de son rapport à ce qui confère utilité à toutes choses, à savoir la phronesis. À l’inverse, évidemment, la phronesis peut être dite bonne par elle-même car elle ne dépend de rien d’autre que d’elle-même pour être ce qu’elle est et mener invariablement aux résultats escomptés (ici, la réussite de l’action). Le Ménon s’achèvera cependant sur un échec dont Socrate expliquera la raison en rappelant qu’avant de chercher « de quelle manière la vertu survient aux hommes » (100b 5 : ᾧτινι τρόπῳ τοῖς ἀνθρώποις παραγίγνεται ἀρετή), il est préférable de « chercher ce qu’elle peut bien être en elle-même et par elle-même » (100b 6 : αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ ζητεῖν τί ποτ᾿ ἔστιν ἀρετή).
16On voit tout ce qui rapproche l’usage que le Ménon et l’Euthydème font de l’expression αὐτὸ καθ᾿ αὑτό. Dans les deux passages examinés, on se demande si telle chose a telle propriété. Pour le savoir, il faut être à même de montrer que cette chose possède en elle-même cette propriété indépendamment des relations qu’elle entretient à d’autres choses, c’est-à-dire qu’elle la possède de façon intrinsèque et essentielle. Naturellement, cela ne signifie pas que cette chose doive être la seule à posséder cette propriété : l’important est qu’elle le fasse de façon non accidentelle, qu’il soit nécessaire qu’elle la possède et qu’elle la possède invariablement. Examinons alors cette chose. Il s’avère que considérée en elle-même et par elle-même, indépendamment de toutes ces relations, elle n’a pas la qualité qu’on lui attribue. Dans le Ménon comme dans l’Euthydème13, αὐτὸ καθ᾿ αὑτό sert avant tout à neutraliser les propriétés supposées d’une chose pour examiner sa nature intrinsèque.
17C’est très exactement la méthode préconisée par Glaucon dans son grand discours du début du livre II de la République. Glaucon n’est pas convaincu par la défaite de Thrasymaque à la fin du premier livre. Aussi tel est le défi qu’il propose à Socrate :
Je désire en effet entendre ce qu’est chacune des deux [justice et injustice], et quelle puissance elle a en elle-même quand elle se trouve dans l’âme (τίνα ἔχει δύναμιν αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ ἐνὸν ἐν τῇ ψυχῆ), en laissant de côté (ἐᾶσαι) les compensations et les effets qu’elles produisent14.
18C’est bien sûr l’une des leçons de la République que de montrer que la justice est une Forme, même qu’elle-même, et que c’est pour cette raison qu’elle est ce qu’elle est, indépendamment des réalités sur lesquelles elle s’exerce (l’âme ou la cité). Mais ce n’est à l’évidence pas du tout ce que Glaucon a en tête quand il lance ce défi à Socrate. Dans sa bouche, αὐτὸ καθ᾿ αὑτό représente une exigence, celle formulée dans la classification des biens qu’il propose au début du livre II. Si la justice est ce bien que nous aimons pour lui-même et pour ses conséquences, alors il faut préalablement savoir ce qu’elle est en elle-même et isoler sa puissance propre et singulière dans l’âme, indépendamment de toute autre chose. Sinon il est impossible d’éliminer la possibilité selon laquelle la justice n’est jamais choisie que pour ses conséquences. C’est précisément cette exigence d’isolation de la nature propre de la justice qui va dicter à Glaucon l’expérience de pensée qui va suivre, consistant à examiner la vie de l’homme parfaitement juste et considéré par tous comme un homme foncièrement injuste.
19Dans tous ces passages, αὐτὸ καθ᾿ αὑτό est donc le marqueur d’une exigence que doit satisfaire l’examen dialectique s’il veut connaître la nature de l’objet qu’il cherche à définir. La notion d’identité induite par l’expression et par les traductions qu’on en donne y est généralement négative : considérer une réalité en tant qu’elle est elle-même par elle-même revient, dans ces contextes, à faire abstraction de toutes les relations qu’elle entretient avec d’autres réalités connexes, ce qui signifie à la fois de neutraliser la question de ses propriétés supposées et de supprimer l’examen de ses effets. La question du statut ontologique de l’objet considéré, celle de son identité à soi, ou de sa mêmeté, si l’on peut dire, n’est pas au premier plan. Avec le Phédon, en revanche, elle devient prépondérante.
20Naturellement, je ne veux pas dire que c’est en écrivant le Phédon que Platon a subitement pris conscience que les Formes étaient αὐτὰ καθ᾿ αὑτά. Qu’il ait pu déjà les considérer comme telles alors qu’il écrivait le Ménon, l’Euthydème ou le Lysis me semble d’ailleurs plus que probable. L’important, pour mon présent argument, n’est pas là. Ce qui m’importe est que dans le Phédon Platon pense explicitement le rapport entre l’usage dialectique d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, que l’on vient de considérer rapidement, et son usage ontologique pour caractériser le mode d’existence des Formes. Le Phédon marque donc l’acte de naissance de ce philosophème que la tradition philosophique ultérieure reconnaîtra comme constitutif de l’idéalisme platonicien. Pour autant, cela ne signifie pas que dans des dialogues ultérieurs, Platon s’interdira de faire usage d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό dans un sens purement dialectique. De nombreux passages prouvent qu’il n’en est rien15 et confirment que s’il y a bien un usage platonicien de la langue, il n’y a pas, à proprement parler, de langue philosophique platonicienne.
L’âme et les Formes
La mort, pensons-nous que c’est quelque chose ? – Oui, assurément, fut la réponse de Simmias. – Se peut-il qu’elle soit autre chose que la séparation (ἀπαλλαγήν) de l’âme d’avec le corps ? C’est bien cela, être mort : le corps séparé d’avec l’âme en vient à n’être que lui-même en lui-même (χωρὶς μὲν ἀπὸ τῆς ψυχῆς ἀπαλλαγὲν αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ τὸ σῶμα γεγονέναι), tandis que l’âme séparée d’avec le corps est elle-même en elle-même (χωρὶς δὲ τὴν ψυχὴν ἀπὸ τοῦ σώματος ἀπαλλαγεῖσαν αὐτὴν καθ᾿ αὑτὴν εἶναι) ? Se peut-il que la mort soit autre chose que cela ?16
21C’est en ces termes que Socrate pose la question philosophique essentielle qui va commander tout le reste du Phédon. Socrate commence par définir ce « quelque chose » qu’est la mort comme une séparation mais il décrit ensuite un état, l’être mort (τὸ τεθνάναι). Il est intéressant de remarquer dès à présent la forte symétrie induite par les termes mêmes de sa description (χωρὶς μὲν… χωρὶς δέ). La séparation qu’est la mort divise une unité en deux éléments disjoints, en deux entités séparées dont l’existence ne se définit plus relativement l’une à l’autre mais isolément. Ainsi, dire du corps qu’il est αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, c’est avant tout dire qu’il est ce qu’il est en tant qu’il est séparé de l’âme. Il en est de même pour l’âme.
22La symétrie de la description de Socrate n’est pourtant qu’apparente, ce que sa formulation même semble déjà indiquer. En effet, l’état αὐτὸ καθ᾿ αὑτό du corps est le produit d’une genèse, d’un processus que marque le verbe au parfait γεγονέναι. Rien de tel dans le cas de l’âme qui, une fois séparée, est seule par elle-même (αὐτὴν καθ᾿ αὑτὴν εἶναι). Cette dissymétrie préfigure évidemment les leçons des pages suivantes du dialogue : sans l’âme, en lui-même, le corps est effectivement mort, même s’il peut perdurer pendant longtemps ; à l’inverse, quand l’âme se sépare, elle ne se fait pas mourir elle-même mais meurt seulement au corps. Significativement, l’expression αὐτὸ καθ᾿ αὑτό ne sera plus jamais employée par Socrate en référence au corps mais va se voir exclusivement réservée à l’âme et aux objets propres de son intelligence :
Et, je suppose, l’âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun : quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même (μάλιστα αὐτὴ καθ᾿ αὑτὴν γίγνηται) et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu’elle en est capable toute association comme tout contact avec lui (καθ᾿ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾿ ἁπτομένη), elle aspire à ce qui est (ὀρέγηται τοῦ ὄντος) ? – Oui, c’est ainsi. – Et c’est donc aussi à ces moments-là que l’âme du philosophe accorde le moins d’importance au corps, s’évade de lui et cherche à se concentrer en elle-même (ζητεῖ δὲ αὐτὴ καθ᾿ αὑτὴν γίγνεσθαι)17 ?
23Dans ce passage, αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν désigne l’état particulier que recherche l’âme quand elle raisonne. C’est cet état de séparation qui conditionne l’activité de la phronesis propre au philosophe. Il est le fruit d’un processus d’élimination des relations que l’âme entretient, de par son incarnation, avec les sens. À la différence du corps qui, une fois séparé, n’est αὐτὸ καθ᾿ αὑτό que par privation ou par défaut d’animation, et qui par conséquent meurt tous les jours un peu plus vite dès le moment où il se trouve isolé de l’âme, à la différence du corps, donc, l’âme accède, au fur et à mesure qu’elle pense, donc se sépare, à un état de permanence dont l’expression αὐτὸ καθ᾿ αὑτό a pour fonction de rendre compte. Parce qu’elle n’est plus troublée par le corps, par un corps qui lui est nécessairement étranger bien qu’étant son corps propre, l’âme se retrouve seule avec elle-même. La structure réflexive de l’expression rend très exactement cet état d’isolement à soi-même que recherche l’âme quand elle pense. Est-ce à dire pour autant que ce que l’âme cherche à penser quand elle pense, c’est elle-même ? Rien n’est moins vrai. Comme Socrate l’indique rapidement, la séparation de l’âme qui pense est fonction d’un désir adressé à « ce qui est ». Reste alors à savoir pourquoi le désir de « ce qui est » est pour l’âme du philosophe le moteur de son accession à une forme d’identité à soi. Considérons le passage du Phédon suivant immédiatement le passage précédent.
– Et maintenant, Simmias, ceci encore : affirmons-nous qu’il existe quelque chose de juste en soi, ou le nions-nous (τι εἶναι δίκαιον αὐτὸ ἢ οὐδέν) ?
– Par Zeus, certes.
– Et quelque chose de beau, de bon…?
– Sans aucun doute.
– En fait, une chose de ce genre, en as-tu encore jamais vu, de tes yeux vu ?
– En aucune façon, dit-il.
– Mais ces choses, alors, tu les as saisies par une perception différente de celles qui ont le corps pour instrument ? Je veux parler de ce qui, pour chaque chose (par exemple la grandeur, la santé, la force, bref toutes choses sans exception), constitue son essence (οὐσίας) : ce que chacune se trouve être. Est-ce que c’est par l’intermédiaire du corps qu’est considéré ce qu’il y a de plus vrai en elle ? Est-ce que ce n’est pas plutôt de cette manière : celui de nous qui se sera le mieux, et avec le plus grand souci de précision, préparé à réfléchir sur ce qu’est, en elle-même, chacune des réalités qu’il examine, ne serait-il pas, lui, sur la bonne voie, et au plus près de connaître chacune de ces réalités ?
– Si, absolument.
– C’est donc lui qui mènerait cette activité de la façon la plus pure (καθαρώτατα), en ayant, le plus possible, recours à la réflexion seule pour aller vers chaque réalité (ὅτι μάλιστα αὐτῇ τῇ διανοίᾳ ἴοι ἐφ’ ἕκαστον), sans faire, quand il pense, intervenir ce qu’il voit, sans traîner avec lui aucune sensation d’aucune sorte quand il est en train de raisonner ? Se servant au contraire de la réflexion en elle-même et sans mélange (αὐτῇ καθ᾿ αὑτὴν εἰλικρινεῖ τῇ διανοίᾳ χρώμενος), c’est ainsi qu’il entreprendrait de faire la chasse à ce que chacun des êtres est en lui-même et sans mélange (αὐτὸ καθ’ αὑτὸ εἰλικρινὲς ἕκαστον ἐπιχειροῖ θηρεύειν τῶν ὄντων). Cela, en se séparant autant qu’il peut de ses yeux, de ses oreilles, et pour ainsi dire de son corps tout entier, car il penserait que c’est le corps qui trouble l’âme et l’empêche, toute les fois qu’elle est associée à lui, d’acquérir vérité et pensée (ἀλήθειάν τε καὶ φρόνησιν) ? Si quelqu’un doit réussir à atteindre ce qui est, qui serait-ce, Simmias, sinon cet homme-là18 ?
24Il n’est pas exagéré de considérer que ce passage constitue, pour le problème qui nous occupe, un véritable tournant. Que fait le philosophe quand il pense ? Il use de sa dianoia, bien sûr, mais d’une certaine façon. Cherchant ce que chaque chose dont il interroge la nature est, il tente de purifier sa pensée de tout ce que la réalité sensible des choses qu’il perçoit a de contingent, d’inessentiel, de conjoncturel, pour se concentrer uniquement sur la nature de la chose en question, indépendamment de ses manifestations sensibles. Ce travail de purification est un travail d’élimination progressive de tout ce qui trouble l’activité de penser et par là même un travail de concentration, au sens propre comme au figuré, sur les moyens et les ressources propres dont la pensée dispose. Gnoséologiquement, cette concentration progressive de l’âme en elle-même et sur elle-même est une condition nécessaire de la pensée, au vu de son inévitable incarnation. Parce que l’intelligence de l’homme est intelligence d’une âme, et l’âme, toujours l’âme d’un corps, la pensée doit toujours se retrouver, c’est-à-dire surmonter son état incarné pour retrouver sa propre puissance de penser. Mais Socrate ne s’arrête pas là, car il ne suffit certainement pas à l’âme de s’isoler en elle-même pour penser véritablement, il ne lui suffit pas de se réfléchir pour réfléchir tout court. L’usage philosophique de la dianoia a beau ne mobiliser celle-ci qu’αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν, en toute pureté, celui-ci n’est qu’un moyen pour répondre à une question que l’âme se pose sur l’essence de chacune des choses qu’elle interroge. Il est frappant de remarquer que dans ce passage Socrate fait comme si la qualité αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν de la dianoia du philosophe était transitive à celle des objets qu’il pourchasse. Cela n’est, bien sûr, que partiellement vrai : c’est bien parce que la pensée s’isole en elle-même, loin du corps, qu’elle peut penser mais c’est surtout parce que les réalités qu’elle interroge sont mêmes qu’elles-mêmes, parce que chacune d’elles est αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν, que l’effort de l’âme pour les penser implique qu’elle s’y rende semblable.
25Ainsi l’activité de séparation du corps qu’est la pensée selon Socrate dans le Phédon et qui implique que l’âme se concentre en elle-même, en s’isolant des troubles et des contradictions liés à la perception sensible et au désir, ne permet à l’âme d’être en soi-même que parce qu’elle recherche la parfaite identité à soi, la mêmeté, de l’intelligible. En d’autres termes, le Phédon montre que si, gnoséologiquement, l’âme ne peut penser qu’en s’isolant en elle-même et en ne comptant que sur elle-même, cette activité n’est ontologiquement possible que parce que certaines réalités sont en soi et par soi, mêmes qu’elles-mêmes. De façon plus forte et plus directe, l’âme ne peut devenir un soi-même que si elle s’identifie, autant que faire se peut et à chaque fois qu’elle pense, à la parfaite identité à soi de l’ousia.
26C’est cette idée essentielle que l’on peut voir développée et précisée dans l’argument dit « par affinité » qui s’étend des pages 78b à 84b du Phédon. À partir de l’alternative posée par Socrate en 78b 5-919, le premier moment de l’argument se développe selon deux étapes. La première d’entre elles est consacrée à l’examen des choses composées et incomposées (78c 1-5). Il y a deux types de choses composées : celles qui le sont par nature et celles qui ont été composées. Dans les deux cas, il paraît vraisemblable d’avancer que leur mode de décomposition suivra la modalité même de leur composition. Pour les choses incomposées, en revanche, il convient (78c 3 : προσήκει) qu’elles ne soient pas décomposées. En employant le verbe προσήκει, Socrate souligne que ce n’est en rien une implication logique qu’il tire de ces remarques précédentes : c’est tout au plus une nécessité factuelle. En effet, il y a des choses qui ne sont pas faites pour être décomposées. Mais, de là, on ne peut pas déduire avec certitude qu’elles ne le seront jamais20. D’autres choses, en revanche, sont par nature faites pour être décomposées. La différence passe donc ici entre ce que l’on peut déduire de la nature de la chose et ce que l’on peut craindre qu’une chose subisse, sans préjuger pour autant qu’elle le subira forcément.
27La deuxième étape du raisonnement de Socrate (78c-79a) se concentre sur l’examen « des réalités toujours mêmes qu’elles-mêmes et immuables » (78c 6 : ἅπερ ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως ἔχει). Là encore, il est vraisemblable (78c 7 : εἰκός) que celles-ci soient incomposées, car la moindre composition contredirait leur immuabilité. Réciproquement, il semble juste d’affirmer que « les choses qui sont tantôt ceci, tantôt cela et ne sont jamais les mêmes sous les mêmes rapports » (78c 7-8 : τὰ δὲ ἄλλοτ᾿ ἄλλως καὶ μηδέποτε κατὰ ταὐτά) sont composées. Même si Socrate ne le rend pas explicite, il semble aller de soi que toute composition, parce qu’elle distingue nécessairement des parties (au sens physique du terme, ici), rende la chose qui la subit différente d’elle-même sous certains égards21. Une fois les choses composées rapprochées des choses toujours changeantes, et les incomposées des réalités identiques à elles-mêmes, Socrate rappelle la distinction élaborée précédemment dans le dialogue entre ce qui est même que soi-même (αὐτὸ καθ᾿ αὑτό), la Forme de l’Égal ou celle du Beau en soi, d’une part, et les multiples choses qui sont belles, bonnes, égales, d’autre part : les premières gardent toujours leur identité, donc, de par le rapprochement vraisemblable précédent, sont incomposées ; les secondes sont changeantes et jamais identiques à elles-mêmes, donc, de par le rapprochement réciproque, sont composées.
28Jusqu’en 79a 12, Socrate a précisé deux points essentiels. D’abord, ce qu’il fallait entendre par le fait de se disperser (τὸ διασκεδάννυσθαι). Une chose ne peut se disperser qu’à la condition d’être composée. Cela ne veut pas dire qu’elle se dispersera de fait. Mais il est certain que l’incomposé, lui, ne peut jamais se disperser. Ensuite, Socrate a identifié l’intelligible à l’incomposé et le sensible au composé. De là, il est possible de déduire que l’intelligible ne se décompose pas, restant toujours même que lui-même, et que le sensible est le lieu de la composition et décomposition des choses. Mais qu’en est-il de l’âme ? Que faut-il craindre pour elle et dans quelles conditions ? C’est ce à quoi répond le second moment de l’argument (79b-e) qui va développer le point abordé rapidement dans la première partie du Phédon, à savoir le rapprochement entre l’activité intellective de l’âme et les réalités qui lui sont propres.
29Socrate, après avoir rappelé la distinction de l’âme et du corps établie dans le début du dialogue, demande à ses interlocuteurs : « Avec laquelle des deux espèces disons-nous que le corps est le plus semblable et a le plus de parenté ? » (79b 4-5 : ποτέρῳ οὖν ὁμοιότερον τῷ εἴδει φαμὲν ἂν εἶναι καὶ συγγενέστερον τὸ σῶμα ;). La réponse est évidente : le corps est évidemment plus semblable aux choses sensibles et a plus d’affinité avec elles qu’avec l’intelligible. Réciproquement, l’âme est plus semblable (79b 16 : ὁμοιότερον) à l’espèce invisible. Néanmoins, s’agissant de l’âme, les choses sont plus compliquées. L’âme n’est évidemment pas une forme intelligible, mais est un intermédiaire. Ce que n’est pas le corps. D’où la facilité avec laquelle est résolue la question de l’appartenance du corps à l’espèce visible. L’âme peut subir l’emprise du corps, quand elle désire ce qui est de l’ordre du corps et s’enchaîne elle-même par l’orientation de son désir :
[…] alors elle est traînée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne reste même que soi (εἰς τὰ οὐδέποτε κατὰ ταὐτὰ ἔχοντα), et la voilà en proie à l’errance, au trouble, au vertige, comme si elle était ivre, tout cela parce que c’est avec ce genre de choses qu’elle est en contact22.
30À cet état d’aliénation et de trouble s’oppose celui de l’âme quand elle se tourne vers l’espèce invisible :
Quand au contraire, c’est l’âme elle-même, et seulement par elle-même (αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν), qui conduit son examen, elle s’élance là-bas, vers ce qui est pur et qui est toujours, qui est immortel et toujours semblable à soi (εἰς τὸ καθαρόν τε καὶ ἀεὶ ὂν καὶ ἀθάνατον καὶ ὡσαύτως ἔχον) ? Et comme elle est apparentée à cette manière d’être, elle reste toujours en sa compagnie ; chaque fois précisément que, se concentrant elle-même en elle-même, cela lui devient possible (ὅτανπερ αὐτὴ καθ᾿ αὑτὴν γένηται). C’en est fini alors de son errance : dans la proximité de ces êtres, elle reste toujours semblablement même qu’elle-même (καὶ πέπαυταί τε τοῦ πλάνου καὶ περὶ ἐκεῖνα ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτως ἔχει), puisqu’elle est à leur contact (ἄτε τοιούτων ἐφαπτομένη). Cet état de l’âme, c’est bien ce qu’on appelle la pensée (καὶ τουτο αὐτῆς τὸ πάθημα φρόνησις κέκληται)23 ?
31Ce passage coordonne très exactement les deux sens d’αὐτὸ καθ᾿ αὑτό à l’œuvre dans le début du dialogue. Pour penser, l’âme doit se défaire des contraintes imposées par le devenir, elle doit s’en isoler et s’y soustraire. Cet isolement est la condition de possibilité gnoséologique de son activité pensante. Le résultat de ce processus d’isolement purifiant est l’absence d’errance qui prend la forme de la parfaite identité à soi (ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτως). Mais la condition ontologique de cet état acquis par l’âme (notons encore une fois l’usage du verbe γένηται), c’est l’existence de réalités qui n’ont pas à devenir mêmes qu’elles-mêmes, et ce, précisément, parce qu’elles n’ont pas à devenir tout court.
32Dans le Phédon, Platon transforme donc, de la façon la plus claire qui soit, la locution αὐτὸ καθ᾿ αὑτό en philosophème déterminé, et ce, non seulement pour exprimer la parfaite identité à soi des réalités intelligibles mais également la modalité de l’activité de l’intelligence qui vise à les saisir. En pensant, l’âme devient elle-même parce que ce faisant, elle pense des réalités qui ne peuvent être autre chose qu’elles-mêmes. Mais une question reste en suspens : pourquoi l’âme ne peut-elle saisir ces réalités mêmes qu’elles-mêmes qu’en s’isolant elle-même et par elle-même, qu’en tâchant, autant que faire se peut, de se dégager du sensible ? Dit autrement, pourquoi Socrate soutient-il que l’une des marques caractéristiques des Formes intelligibles est d’être parfaitement identiques à elles-mêmes ? Pour répondre à cette question, il nous faut considérer la première partie du Théétète où Socrate fait là encore un usage significatif d’αὐτὸ καθʼ αὑτό.
Devenir et identité à soi
33La première partie du Théétète peut être lue non seulement comme l’examen successif des différents présupposés de la première réponse de Théétète (la science est la sensation), mais aussi comme une entreprise progressive de déréalisation du monde sensible, au fur et à mesure que ces présupposés sont articulés les uns aux autres.
34Dans la première partie du dialogue, Socrate examine successivement ce qu’il faut admettre pour que la réponse de Théétète soit vraie. De l’assimilation de la science à la sensation à la doctrine relativiste de Protagoras, la conséquence est bonne, et de celle-ci à la doctrine d’Héraclite, elle l’est aussi. Voyons d’abord brièvement comment Socrate présente cette dernière.
Je vais te répondre par une parole qui, elle aussi, n’est pas sans valeur : au sens où, par conséquent, un, en soi et par soi, rien ne l’est (ἓν αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ οὐδέν ἐστιν), et où c’est à tort que tu désignerais une chose, ou même tu en énoncerais telle ou telle qualité (οὐδ᾿ ἄν τι προσείποις ὀρθῶς οὐδ᾿ ὁποιονοῦν τι). Tant s’en faut que, si tu en parles comme grande, elle apparaîtra aussi petite ; lourde, elle paraîtra aussi légère. Et il en va ainsi, en un mot pour toutes choses, en ce sens qu’aucune ne possède d’unité, ni d’identité, ni de qualification quelconque (ὡς μηδενὸς ὄντος ἑνὸς μήτε τινὸς μήτε ὁποιουοῦν) ; mais c’est à partir d’une translation, d’un mélange des unes avec les autres (ἐκ δὲ δὴ φορᾶς τε καὶ κινήσεως καὶ κράσεως πρὸς ἄλληλα) que viennent à être toutes les choses que nous disons être (γίγνεται πάντα ἃ δή φαμεν εἶναι), parce que nous en parlons d’une façon erronée (οὐκ ὀρθῶς προσαγορεύοντες) ; car rien jamais n’est, mais à chaque fois vient à être (ἔστι μὲν γὰρ οὐδέποτ᾿ οὐδέν, ἀεὶ δὲ γίγνεται)24.
35Dans ce premier passage, la thèse d’Héraclite affirme seulement, selon Socrate, que ce sont les qualités (grand, petit, chaud, froid, etc.) qui sont les produits des mouvements, ces mouvements étant eux-mêmes les produits d’une rencontre entre une translation et un organe. Rien n’est donc un αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ, mais rien n’est non plus grand, petit, lourd, léger, blanc, noir, sucré ou salé en soi. Socrate ne s’arrête pourtant pas là. Pour que la thèse d’Héraclite, selon laquelle toute chose devient, donc se meut, soit vraie, il faut qu’elle soit radicale, donc que toute chose soit absolument en mouvement. Telle est la thèse des héraclitéens les plus subtils.
Il faut soutenir de la même façon que dur, chaud et tout, en soi et par soi rien ne l’est (αὐτὸ μὲν καθ᾿ αὑτὸ μηδὲν εἶναι) – ce que nous disions déjà alors –, mais que, dans leur interaction mutuelle, toutes choses en viennent à se ressembler toutes, à cause du mouvement ; car, selon leurs propres termes, immuable est l’impossibilité de penser un seul cas où leur agent ni leur patient soit une chose définie. […] de sorte que de tout cela résulte exactement ce que nous disions depuis le début (ὥστε ἐξ ἁπάντων τούτων, ὅπερ ἐξ ἀρχῆς ἐλέγομεν) : rien n’est un, en soi et par soi, mais chaque fois vient à être pour telle chose (οὐδὲν εἶναι ἓν αὐτό καθ᾿ αὑτό, ἀλλά τινι ἀεὶ γίγνεσθαι), et le mot « être » est à éliminer de toutes parts (τὸ δ᾿ εἶναι πανταχόθεν ἐξαιρετέον). […] En fait, il ne faut – tel est le langage des savants – concéder ni « telle chose », ni « attribut de telle chose », ni « ceci », ni « cela », ni aucun autre mot signifiant qu’il y a fixité, mais il faut s’en tenir à la nature, et énoncer les choses qui viennent à être, sont faites, détruites, altérées : au motif que si l’on fixe quelque chose par la parole, celui qui fait cela est facile à réfuter25.
36La thèse des héracitéens radicaux affirme que tout est mouvement, et que ce mouvement a deux formes, l’agir et le pâtir. Rien n’est donc, de façon fixe, agent ou patient, car ce qui est agent lors d’une rencontre peut devenir patient lors d’une autre. Il n’y a donc ni sujet ni objet, ni sujet ni prédicat, seulement une multiplicité de genèses instantanées, d’événements sensoriels, se dédoublant provisoirement en senti et sentant. Tout est atomisé et variable, rien n’a de consistance ni d’unité propre et encore moins d’identité à soi. Ce que nous croyons être des choses (un homme, une pierre) ne sont ainsi que des agrégats. Dans ce contexte, parler de devenir est encore, en un sens, trop dire. Aussi que reste-t-il de permanence et d’identité à soi dans ce monde radicalement fluide ?
À nous deux, donc [au senti et au sentant], il ne reste que notre relation mutuelle (ἡμῖν ἀλλήλοις) qui soit, si nous sommes, ou qui devienne, si nous devenons, puisque, précisément, notre être, la nécessité ne le relie à aucune des autres choses et ne le relie même pas à nous-mêmes (ἐπείπερ ἡμῶν ἡ ἀνάγκη τὴν οὐσίαν συνδεῖ μέν, συνδεῖ δὲ οὐδενὶ τῶν ἄλλων οὐδ’ αὖ ἡμῖν αὐτοῖς). L’un à l’autre liés, voilà ce qui reste (ἀλλήλοις δὴ λείπεται συνδεδέσθαι). Par suite, si, à l’égard de quelque chose, on emploie le nom « être », on doit dire que cela est pour quelqu’un ou avec quelque chose ou en relation à quelque chose (τινὶ εἶναι ἢ τινὸς ἢ πρός τι ῥητέον αὐτῷ) ; de même si on emploie le mot « devenir ». Mais, quant à ce quelque chose, qu’en soi et par lui-même (αὐτὸ δὲ ἐφ᾿ αὑτοῦ) il est ou devient, voilà ce qu’il ne faut ni dire soi-même ni accepter d’autrui qu’il le dise. Tel est le sens de la thèse que nous avons exposée26.
37Ce passage montre très clairement que le monde des héraclitéens radicaux est un monde de relation pure. En effet, la seule permanence qui subsiste au sein de ce chaos d’apparitions et de disparitions est la simple corrélation, toujours changeante, du senti et du sentant. Ce monde est exactement similaire à celui que développe la septième hypothèse (négative) du Parménide (164b-165e). Quelles sont, demande Parménide, les conséquences de l’inexistence de l’un ? De l’un, on peut dire qu’il n’est pas, ce qui implique au moins d’en avoir une représentation, donc de lui conférer une existence minimale. Mais pour les autres de cet un, Parménide montre qu’ils sont à la fois existant et inexistant et n’ont donc de déterminations que celles qu’ils reçoivent de leur altérité mutuelle.
C’est donc les unes à l’égard des autres (ἀλλήλων) qu’elles [ces choses autres que l’un] seront <autres> : c’est en effet tout ce qui leur reste, ou alors il n’est rien par rapport à quoi elles soient autres (ἢ μηδενὸς εἶναι ἄλλοις). – C’est correct. – C’est donc par multiplicités que chacune d’elles sera autre par rapport aux unes et aux autres, car une par une, elle ne saurait être, puisqu’il n’y a pas d’un. Mais pour chacune d’elles, à ce qu’il semble, il y a une masse d’une infinie multiplicité (ὁ ὄγκος αὐτῶν ἄπειρός ἐστι πλήθει), et même si l’on en prenait ce qui semble être le plus petit morceau, alors, tel un songe durant le sommeil, instantanément, c’est multiple qu’il apparaîtrait au lieu de un qu’il semblait être (φαίνεται ἐξαίφνης ἀντὶ ἑνὸς δόξαντος εἶναι πολλά), et, au lieu du plus petit morceau possible, un morceau immense, du fait de son émiettement27.
38Un monde d’amas (ὄγκοι), où le contraire se change en son contraire, où l’unité apparente se révèle multiplicité, où ces masses disparaissent « instantanément » (ἐξαίφνης) aussi vite qu’elles sont apparues : tel est le monde du mobilisme héraclitéen poussé à l’extrême, que Platon pense être impliqué par le relativisme de Protagoras.
39Détailler l’ensemble des arguments que Socrate développe contre les présupposés de la première réponse de Théétète serait hors de propos. Il importe seulement ici de retenir que le principe de sa réfutation de l’héraclitéisme des plus subtils est de montrer à quel point la théorie du flux héraclitéen doit être radicale pour que la première définition de la science soit préservée28. Autrement dit, pour que la définition de la science comme sensation soit vraie, il faut présupposer une conception du devenir comme flux où tout, absolument tout, devient ; mais une telle conception du devenir rend, par elle-même, impossible toute démonstration de la définition. En effet, à chaque perception correspond un appariement entre un perçu et un percevant qui sont, l’un, un amas de qualités changeantes, et l’autre, un amas de perceptions ressenties. Or, il faut que perçu et percevant changent constamment, tant par un mouvement local que par une altération, sinon les héraclitéens réintroduiraient une forme relative de repos, ce que leur thèse interdit. À chaque instant, donc, ces perceptions corrélatives changent : le devenir radical du monde est constamment rythmé par ces corrélations en perpétuel changement. De ce monde, que peut-on dire de vrai ? Absolument rien, puisque les objets qui correspondent à n’importe quel logos se seront évanouis avant même que les mots qui les désignent soient proférés. À partir de 182d, Socrate fait même un pas de plus et porte l’estocade finale à cette conception radicale du devenir : celle-ci ne se contente pas de ronger la possibilité de la définition, elle détruit la sensation elle-même, car dans ce monde rien, finalement, n’est plus une sensation qu’une non-sensation. La sensation, dans le monde des héraclitéens subtils, ne peut même pas être définie comme sensation actuelle, puisque ce à quoi elle se réfère n’a strictement aucune permanence, ni aucune durée, bref aucune identité.
40Si telle est bien la teneur de la réfutation de Socrate, quels sont finalement ses enjeux ? À l’évidence, il s’agit de montrer que toute définition empiriste de la connaissance est vouée à s’autodétruire. Parce que la sensation est indéfectiblement liée au devenir, elle ne peut en aucun cas constituer le fondement d’une connaissance authentique. Mais ce n’est pas tout. La première partie du Théétète montre aussi, et peut-être surtout, ce que devenir veut dire : un monde de devenir pur est un monde où aucune permanence ni aucune identité n’est possible, un monde où l’âme n’a strictement aucune prise sur la réalité et où sa capacité à interroger et répondre, à dialectiser, est tout simplement vide de sens parce que sans objet.
41Ce n’est donc pas un hasard si, à partir de 184a, quand Socrate examine non plus les présupposés de la thèse initiale de Théétète mais cette thèse elle-même, il montre que l’âme doit nécessairement intervenir dans le processus perceptif. Contrairement à la théorie des héraclitéens raffinés, nos sensations, même les plus simples, présupposent déjà le travail de l’âme. C’est par elle seule, en effet, que la sensation brute est transformée en perception, car seule l’âme est capable d’appréhender les notions communes relatives aux sensations locales (être, ressemblance, dissemblance, unité, multiplicité, etc.). Ce travail de l’âme consiste à comparer différentes sensations et, par cette comparaison, à dégager des formes de permanence et d’identité. Et Socrate de conclure :
Cependant, nous voilà assez avancés pour ne la [science] chercher absolument pas dans la sensation, mais sous le nom, quel qu’il soit, que porte l’âme quand, ne faisant appel qu’à elle-même, elle a affaire elle-même aux réalités (αὐτὴ καθ’ αὑτὴν πραγματεύηται περὶ τὰ ὄντα)29.
42Malgré la frappante proximité de ce passage avec les formulations répétées du Phédon, Socrate ne précise pas la nature de ces réalités (τὰ ὄντα) dont l’âme, elle-même par elle-même, se saisit quand elle connaît. La piste lancée par Socrate ne sera d’ailleurs pas suivie par Théétète qui ne pourra voir que l’examen de l’âme « elle-même par elle-même » n’est pas de l’ordre de l’opinion. Cependant, grâce à l’analyse du devenir développée dans l’ensemble de la première partie du Théétète, nous sommes maintenant à même de mieux comprendre en quoi les réalités intelligibles, dont le Phédon fait l’objet propre de l’intelligence de l’âme, sont αὐτὰ καθ᾿ αὑτά. Dans l’argument par affinité, on l’a vu, Socrate a donné une indication précieuse sur la façon dont il faut comprendre αὐτὸ καθ᾿ αὑτό en opposant les réalités « toujours mêmes qu’elles-mêmes et immuables » (78c 6 : ἅπερ ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως ἔχει) aux « choses qui sont tantôt ceci, tantôt cela et ne sont jamais les mêmes sous les mêmes rapports » (78c 7-8 : τὰ δὲ ἄλλοτ᾿ ἄλλως καὶ μηδέποτε κατὰ ταὐτα). Après notre rapide survol de la première partie du Théétète, il n’est pas difficile de voir que toute chose qui devient ne peut, de ce simple fait, être toujours la même sous le même rapport, puisque le devenir, conçu sous la forme radicale que lui donnent les héraclitéens raffinés du Théétète, rend impossible toute identité à soi. On comprend ainsi qu’en faisant usage, dans le Phédon, de ce philosophème déterminé, Platon ne veut pas dire que les Formes intelligibles sont identiques à, qu’elles sont mêmes que, mais, seulement, qu’elles sont elles-mêmes. Comprenons bien : il ne s’agit pas pour autant d’énoncer une simple tautologie (les réalités intelligibles sont ce qu’elles sont), ni même d’affirmer une position d’existence (les réalités intelligibles existent) et encore moins de dire que ces réalités restent ou demeurent mêmes qu’elles-mêmes, ce qui impliquerait qu’elles ne l’aient pas toujours été. Dire que les Formes sont αὐτὰ καθ᾿ αὑτά, c’est dire plus que cela. C’est dire que les Formes sont elles-mêmes sans jamais avoir besoin de devenir ce qu’elles sont ; bref, c’est dire qu’elles sont des essences que le devenir ne peut jamais atteindre. Rappelons que Socrate reconnaît lui-même que certaines parties du corps (les os, les tendons), voire le corps tout entier quand il est momifié à la manière des Égyptiens, peuvent prétendre à l’immortalité, mais celle-ci n’est une immortalité que « pour ainsi dire » (80d 2 : ὡς ἔπος εἰπεῖν), car l’identité à soi du corps, ou de certaines de ses parties, est conquise sur le devenir qui, inévitablement pourtant, les ronge de l’extérieur. L’identité à soi des Formes est tout autre : celles-ci sont mêmes qu’elles-mêmes parce qu’elles ne laissent prise à aucune altération, à aucune possibilité de fragmentation interne. Il n’est sans doute pas de passage plus clair sur ce point que l’extrait suivant du Phédon :
Cette manière d’être (αὐτὴ ἡ οὐσία) – c’est de son être dont nous rendons raison et lorsque nous questionnons et lorsque nous répondons –, est-ce qu’elle se comporte toujours semblablement en restant même qu’elle-même (ὡσαύτως ἀεὶ ἔχει κατὰ ταὐτα), ou est-ce qu’elle est tantôt ainsi, et tantôt autrement (ἢ ἄλλοτ᾿ ἄλλως) ? L’égal en soi, le beau en soi, le « ce qu’est » chaque chose en elle-même, le véritablement étant, est-ce que jamais cela peut accueillir en soi un changement, quel que soit d’ailleurs ce changement (μή ποτε μεταβολὴν καὶ ἡντινοῦν ἐνδέχεται) ? Ou bien, comme ce qu’est chacun de ces êtres comporte en soi et par soi une unique forme (μονοειδὲς ὂν αὐτὸ καθ᾿ αὑτό), est-ce que cela ne reste pas toujours semblablement même que soi (ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχει), sans accueillir à aucun moment, sur aucun point, en aucune façon, aucune altération (καὶ οὐδέποτε οὐδαμῇ οὐδαμῶς ἀλλοίωσιν οὐδεμίαν ἐνδέχεται)30 ?
43En affirmant conjointement la parfaite identité à soi des Formes intelligibles et la participation des choses sensibles à ces Formes, le Socrate du Phédon dit donc à la fois que, s’agissant des Formes, « ce qui est exclu par le “même” du soi-même, ce n’est pas la relation, ou la participation, c’est le devenir31 », et que l’identité à soi des choses sensibles, nécessairement soumises au flux du devenir, ne s’acquiert que médiatement, par participation aux Formes. Même si, bien entendu, cette forme d’identité à soi est toute relative.
Et pour les multiples choses qui sont belles, hommes, chevaux, vêtements par exemple, ou pour n’importe quelles choses du même genre pouvant être dites égales, ou belles, bref, pour toutes celles qui sont désignées par le même nom que les êtres dont je parle ? Est-ce qu’elles restent les mêmes (ἆρα κατὰ ταὐτὰ ἔχει) ? Ou bien, tout au contraire de ces êtres, ne sont-elles pour ainsi dire jamais et en aucune façon les mêmes, et pas davantage vis-à-vis d’elles-mêmes que dans les rapports qui les relient les unes aux autres (ἢ πᾶν τοὐναντίον ἐκείνοις οὔτε αὐτὰ αὑτοῖς οὔτε ἀλλήλοις οὐδέποτε ὡς ἔπος εἰπεῖν οὐδαμῶς κατὰ ταὐτα)32 ?
Le Même, l’Être et l’Autre
44On objectera peut-être que le Phédon n’est certainement pas le dernier mot de Platon sur l’identité à soi des Formes intelligibles. La première partie du Parménide, où un tout jeune Socrate confronte sa conception des Formes αὐτὰ καθ᾿ αὑτά, et de la participation des choses sensibles à celles-ci, à l’examen du vieux dialecticien expert qu’est Parménide, ne critique-t-elle pas radicalement l’idée selon laquelle la participation laisse intacte l’identité à soi des Formes ? J’ai déjà proposé ailleurs une lecture alternative de ces pages du Parménide dans lesquelles, selon moi, Platon développe les conséquences absurdes auxquelles ne peut manquer de mener une conception de la participation étrangère au Phédon, une conception de la participation qui ferait l’économie de la puissance de différenciation de l’âme33. Je n’y reviens donc pas.
45Dans ce qui précède, j’ai essayé de montrer que si Platon, dans le Phédon et ailleurs, utilise l’expression αὐτὸ καθ᾿ αὑτό comme un philosophème déterminé, c’est avant tout pour mettre en lumière ce qui caractérise les Formes intelligibles de la façon la plus éminente : qu’elles sont mêmes qu’elles-mêmes signifie en effet qu’elles ne peuvent en aucun cas subir la force de fragmentation et de dispersion du devenir. Mais l’ontologie de la partie centrale du Sophiste fait un pas de plus, car elle explique pourquoi l’être de chaque Forme est un soi-même. Il l’est par participation à une Forme déterminée, la Forme du Même. C’est cette thèse essentielle que je voudrais considérer rapidement, en guise de conclusion à cette étude.
46Le Sophiste montre en effet qu’il y a une Forme du Même et que sans cette Forme, il est impossible de comprendre les rapports des grands genres entre eux. Cette analyse a des conséquences philosophiques considérables par rapport au problème qui nous occupe. Voici la principale : l’Être n’est αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, la Forme de l’Être n’est même qu’elle-même, ne trouve son identité à soi, que médiatement, par sa participation au Même. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les détails de la déduction des très grands genres à partir de l’analyse des rapports du Mouvement et du Repos, que l’Étranger développe dans le Sophiste à partir de 254b. Contentons-nous d’en rappeler l’un des principaux résultats : la Forme du Même a pour fonction de conférer à chaque Forme, quelle qu’elle soit, un soi-même. Que Platon ait fait du Même l’un des très grands genres signifie donc que le fait que chaque Forme participe à l’Être ne suffit pas à lui conférer ce soi-même : la participation universelle à l’Être fait que chaque Forme est, mais pas qu’elle est elle-même.
47Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi l’identité à soi de chaque Forme, dont le Phédon a affirmé avec insistance la nécessité pour que l’âme puisse penser de façon véritable, est-elle comprise dans le Sophiste comme résultat de la participation de chaque Forme à la Forme du Même ? La raison essentielle de cette analyse tient sans doute à ce qui constitue, si l’on peut dire, l’innovation radicale du Sophiste dans l’ontologie platonicienne, et en même temps la véritable alternative à l’ontologie de Parménide, à savoir l’analyse de la fonction de la Forme de l’Autre. Comme la Forme de l’Être, la Forme de l’Autre est universellement participée. Parce que l’Être participe nécessairement de l’Autre, l’Être ne peut plus se contenter d’être simplement étant : il est aussi autre, autre que toutes les autres Formes qui participent de lui. Or c’est cette participation universelle à l’Autre qui explique pourquoi Platon se voit contraint de soutenir que, parce qu’il participe de l’Autre, l’Être n’est pas même que lui-même par lui-même, mais bien par participation au contraire de l’Autre, la Forme du Même. Ce qui est valable pour l’Être l’est aussi pour toutes les autres Formes : toutes les Formes ne sont mêmes qu’elles-mêmes que médiatement, par participation au Même, et ce parce qu’elles doivent être capables d’entrer en relation avec d’autres Formes (donc de participer à l’Autre) sans s’altérer elles-mêmes et perdre leur soi-même. Tout comme la première partie du Parménide montre, en creux, que c’est seulement si l’on réifie les Formes que la participation en vient à altérer leur identité à soi, de même, l’analyse du Sophiste montre que la participation des Formes entre elles ne contredit pas leur identité à soi respective, chacune restant elle-même tout en étant participée.
48Toute Forme intelligible participe donc du Même et, de ce fait, est αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν pour une âme qui s’efforce de la penser par elle-même. Toutes les Formes, sauf une : la Forme de l’Autre qui, si elle participait au Même, contredirait sa propre nature. En ce sens, il n’est qu’une Forme qui ne peut être « même qu’elle-même », c’est la Forme de l’Autre. Comme le rappelle Sophiste 255c, les êtres peuvent se dire de deux manières : en tant qu’ils sont mêmes qu’eux-mêmes et en tant qu’ils sont toujours relatifs à autre chose (255c 12-13 : ἀλλ᾿ οἶμαί σε συγχωρεῖν τῶν ὄντων τὰ μὲν αὐτὰ καθ᾿ αὑτά, τὰ δὲ πρὸς ἄλλα ἀεὶ λέγεσθαι). L’Autre est, quant à lui, par définition, toujours relatif à un autre : l’être de l’Autre est ainsi l’altérité totale qui, comme on l’a vu dans la première partie du Théétète et la septième hypothèse du Parménide, exclut tout soi-même. Mais dans le monde des héraclitéens raffinés, même l’altérité ne peut être dite « être ». Dans le Sophiste, au contraire, Platon montre que si l’Autre, seul parmi les Formes, n’est pas αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, pourtant, il est34.
Notes de bas de page
1 Hippocrate, De l’Ancienne Médecine, 46. 18-24 Heiberg = XV, 1-5 Littré, trad. Festugière.
2 A. E. Taylor, « The words εἶδος, ἰδέα in pre-Platonic literature », dans Varia Socratica, Oxford, James Parker, 1911, p. 178-267 ; cit. p. 215.
3 Phédon 100b 3-7. Les citations du Phédon sont données dans la traduction de M. Dixsaut (Platon, Phédon, traduction nouvelle, introduction et notes par M. Dixsaut, Paris, Flammarion, « GF » 489, 1991).
4 Cf. Banquet 211b 1 ; Parménide 129a 1, d 8 ; 130b 8 ; 133a 9.
5 A.-J. Festugière, Hippocrate. L’Ancienne Médecine, intro., trad. et comm., Paris, Klincksieck, 1948, p. 49.
6 Dans cet ordre, cf. entre autres passages Eschyle, Prométhée, v. 1013 (αὐθαδία [...] αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν : « l’obstination en elle-même et à elle seule ») ; Euripide, Ion, v. 610 (αὐτὴ καθ᾿ αὑτὴν τὴν τύχην οἴσει πικρῶς : « seule avec elle-même, elle portera son sort amer ») ; Thucydide, Histoire, VII, 28, 3, 7 (πόλιν οὐδὲν ἐλάσσω αὐτήν γε καθ᾿ αὑτὴν τῆς τῶν Ἀθηναίων : « une ville [Syracuse] qui, en elle-même, n’était pas moins grande qu’Athènes ») ; Xénophon, Mémorables, III, 5, 4, 9 (νῦν ἀπειλοῦσιν αὐτοὶ καθ᾿ αὑτοὺς ἐμβαλεῖν εἰς τὴν Ἀττικήν : « [les Béotiens] menacent désormais d’envahir l’Attique tout seuls, par eux-mêmes », i.e. sans l’aide de Sparte) ; III, 14, 2, 2 (τὸ δὲ ὄψον αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ ἐσθίοντα : « manger la viande toute seule », c’est-à-dire sans le pain) ; Isocrate, Hélène, 31, 2 (τοῖς ἔργοις ἐν οἷς αὐτὸς καθ᾿ αὑτὸν ἐκινδύνευσεν : « […] dans les actes où seul, par lui-même, [Thésée] a pris des risques »).
7 A.-J. Festugière, Hippocrate. L’Ancienne Médecine, op. cit., p. 50.
8 Aristophane, Les Nuées, texte établi par V. Coulon et traduit par H. van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 19342 ; cit. v. 193-194, trad. Van Daele modifiée.
9 Telle est la thèse de J. Broackes, « αὐτὸς καθ᾿ αὑτόν in the Clouds : was Socrates himself a defender of separable soul and separate Forms ? », Classical Quarterly, 59/1, 2009, p. 46-59.
10 M. Rashed, « Aristophanes and the Socrates of the Phaedo », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 36, 2009, p. 105-133.
11 Euthydème 28d 2-e 1, trad. Méridier modifiée.
12 Ménon 88c 4-8, ma traduction.
13 Cf. également Lysis 220b.
14 République I, 358 b 4-7, trad. Pachet.
15 Cf. p. ex. Théétète 206a 5-8 (la reconnaissance par l’ouïe et la vue de chaque lettre αὐτὸ καθ᾿ αὑτό, indépendamment de ses multiples combinaisons) ; Politique 304a 3 (une fois les arts parents éliminés, il s’agit d’accéder à l’art politique γυμνὸν καὶ μόνον ἐκεῖνον καθ᾿ αὑτόν).
16 Phédon 64c 2-8.
17 Phédon 65c 5-d 3.
18 Phédon 65d 5-66a 8.
19 Cf. Phédon 78b 5-9 : « À quel être peut-il bien convenir de subir une dispersion (τὸ διασκεδάννυσθαι) ? À propos de quelle espèce d’être convient-il de craindre qu’un tel accident ne se produise, et sous l’action de quelle espèce d’être ? Après quoi il nous faudra encore examiner laquelle des deux espèces d’être est âme, et en conclusion de cela, éprouver confiance ou crainte au sujet de notre âme à nous. » Pour le commentaire de ce passage, voir l’introduction de M. Dixsaut à Platon, Phédon, op. cit., p. 107.
20 Sur l’emploi, dans cet argument, du verbe προσήκει et sur les différentes classes de choses incomposées et composées que l’on peut déduire ici, cf. C. Rowe, « L’argument par affinité dans le Phédon », Revue Philosophique, n° 4, 1991, 463-477.
21 Cf. p. ex. Parménide 142c-d.
22 Phédon 79c 6-8.
23 Phédon 79d 1-7.
24 Théétète 152d 2-9, trad. Narcy.
25 Théétète 156e-157b, ma traduction.
26 Théétète 160b 5-c 2, ma traduction.
27 Parménide 164c 5-d 4, ma traduction.
28 Cf. D. Sedley, The Midwife of Platonism, Text and Subtext in Plato’s Theaetetus, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 89-99.
29 Théétète 187a 3-6, trad. Narcy.
30 Phédon 78d 1-7.
31 M. Dixsaut, « Ousia, eidos et idea dans le Phédon », Revue philosophique, 1991, n° 4, p. 479-500, repris dans ead., Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes, I, Paris, Vrin, 2000, p. 71-91 ; cit. p. 81.
32 Phédon 78d 10-e 4.
33 Cf. D. El Murr, « La critique de la participation (Parménide, 131a-132b) : unité, unicité et le paradoxe de Zénon », dans A. Havlicek & F. Karfik (ed.), Plato’s Parmenides, Proceedings of the Fourth Symposium Platonicum Pragense, Prague, Oikoumènè, 2005, p. 21-57 ; et « Les Formes sans l’âme : Parménide, 131a-133a est-il une critique de la participation ? », Antiquorum Philosophia, 4, 2010, p. 137-160.
34 J’ai passé sous silence les très nombreuses difficultés que posent, et les très nombreux débats qu’ont suscités, ces pages complexes du Sophiste : pour un traitement complet de la question, cf. M. Dixsaut, « La négation, le Non-être et l’Autre dans le Sophiste », dans ead., Platon et la question de la pensée, op. cit., p. 225-270 (et surtout les p. 266-270).
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Centre GRAMMATA, SPHERE UMR 7219
Institut Universitaire de France
Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, est maître de conférences en philosophie ancienne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre junior de l’Institut universitaire de France. Il dirige le projet « Jeunes Chercheurs » Socrates : pour une nouvelle herméneutique du socratisme, financé par l’Agence nationale de la Recherche. Outre de nombreux articles sur Platon, il a publié L’amitié (Paris, Flammarion, Corpus, 2001) et a dirigé plusieurs ouvrages collectifs : (avec A. Brancacci & D. P. Taormina) Aglaïa. Autour de Platon. Mélanges offerts à Monique Dixsaut (Paris, Vrin, 2010) ; La mesure du savoir. Études sur le Théétète (Paris, Vrin, 2013) ; (avec G. Boys-Stones & Ch. Gill) The Platonic Art of Philosophy (Cambridge, Cambridge University Press, 2013). Il achève actuellement un ouvrage sur la science politique platonicienne, à paraître chez Vrin.
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