Que nous apprend le αὐτός iliadique ?
p. 19-37
Texte intégral
Préliminaires. Quelques repères platoniciens sur αὐτός
1Nous avons incorporé, sur αὐτός, quelques repères platoniciens, ou du moins une certaine lecture qui en est faite. Les passages les plus célèbres sur αὐτός, plutôt sur αὐτό à vrai dire, sont certainement extraits de l’Alcibiade et tournent autour de la séquence αὐτὸ ταὐτό. Jean-François Pradeau, qui l’a traduite : le « soi-même lui-même », écrit : « Le soi-même, objet de la recherche, est […] ici “objectivé” et dépersonnalisé : il existe quelque chose, qu’il convient de définir, qui est le “soi-même” qu’est chacun, et qu’on ne saurait confondre avec ses attributs et ses qualités, son nom ou son corps (J. Brunschwig parle à juste titre d’une “désindividualisation de l’objet de la recherche”1)2 ». Commentant la transformation par Platon du précepte delphique en une double injonction : « connais-toi toi-même afin de prendre soin de toi-même, c’est-à-dire afin d’être toi-même le sujet de ta propre maîtrise. Deviens un sujet. », Pradeau précise en note : « Je ne distingue pas les termes de “soi” et de “sujet” ; les deux termes correspondent pour partie à l’usage que Platon fait du pronom réflexif (selon qu’il l’utilise effectivement comme pronom, ou bien qu’il le substantive) ; l’anglais “self” en donne un équivalent plus suggestif3 ».
2Ce travail sur αὐτός chez Homère, comme le travail personnel que je mène sur l’histoire des manières de problématiser l’intérieur, ainsi que le travail collectif auquel je prends part au centre Louis Gernet dans le cadre de l’ACMAP4 cherchent à inquiéter de telles équivalences, comme un certain usage, plus ou moins réflexe, des concepts modernes comme le moi, le soi, le sujet, la personne ou l’individu dans les textes de l’Antiquité grecque5. Plutôt que d’arrêter l’analyse sur la projection de ces concepts, ils cherchent à la différer, voire la suspendre, au profit de ce qui se dégage à l’analyse si on cherche à la poursuivre.
3Je voudrais mesurer quelle distance rapproche ou sépare de ce « soi-même lui-même » platonicien les usages d’αὐτός chez Homère, particulièrement dans l’Iliade. Je ne prétends certainement pas rendre compte de toutes les occurrences d’αὐτός qui figurent dans l’Iliade (je poursuivrai plus tard ce travail sur l’Odyssée, dont je ne citerai ici qu’un petit nombre de passages). Je ne prétends pas non plus proposer une lecture unifiée de toutes les significations que prend αὐτός dans l’Iliade. Il y a bien des cas où αὐτός a la simple fonction d’un pronom anaphorique6.
4Travailler sur αὐτός participe certainement de cette « histoire de la solitude » que Daniel Loayza indiquait comme une alternative d’une histoire de l’intériorité7. On peut penser que ces deux histoires sont complémentaires, dès lors que par histoire de l’intériorité on comprend, comme je propose de le faire, l’histoire des problématisations de l’intérieur. Il se trouve alors confirmé que ce n’est pas seulement l’identité, ou l’identité personnelle qui est en question avec αὐτός, et il est indiqué que l’enquête, plus anthropologique que confinée à la seule philosophie, doit aussi engager d’autres champs (y compris l’ἔνδον organique dont jaillit la cervelle8). Daniel Loayza relevait dans son article les adjectifs grecs qui expriment la solitude : μόνος, ἔρημος, αὐτός, οἶος. Αὐτός – pourrait-on dire pour commencer et pour, d’emblée, le démarquer de son usage immédiatement métaphysique – est un des mots grecs qui signifient la solitude9.
5Ainsi par exemple : « Si c’est Alexandre qui tue Ménélas, qu’il ait, seul (αὐτός), Hélène et tous les trésors ; nous nous en irons, nous, sur nos nefs marines10 », qu’on peut comparer à cette occurrence de μουνος : « on dirait que les Troyens sont en train de le forcer, seul (μουνον) et coupé de nous, dans la mêlée brutale11 » ou à celle-ci de μονωθείς : « J’ai bien peur, si brave qu’il soit, qu’il ne lui arrive malheur, s’il se trouve tout seul au milieu des Troyens12 ». Je ne m’attacherai pourtant pas longuement aux emplois d’αὐτός qui signifient « seul », où il est quasi synonyme de μουνος et d’οἶος. Je m’attacherai à d’autres passages où αὐτός au contraire semble avoir une signification distincte d’οἶος et de μόνος13.
Αὐτός serait le corps ?
6Marcel Detienne, dans son article intitulé « Ébauche de la personne en Grèce archaïque », extrait du célèbre colloque Problèmes de la personne, dirigé par Ignace Meyerson, proposait de considérer « les vers sans doute interpolés de la Nékyia homérique qui sont relatifs à Héraclès : le héros, nous dit-on, n’est pas dans l’Hadès, car seule son ombre, sa psuchè, y végète, “tandis que lui-même (αὐτός) se trouve dans l’Olympe, car son corps y a trouvé accueil”14 ».
7Mettant en rapport ce passage avec un passage des Lois de Platon15, Detienne met en évidence « deux schèmes distincts » : « dans le premier schème, c’est le corps qui fonde l’individualité d’Héraclès ; dans le second, c’est l’âme qui constitue le moi d’un chacun » et y lit « deux ébauches » distinctes « de la personne ». On peut revenir sur la traduction – erronée, ou outrée, comme on voudra – du passage des Lois dans l’édition des Belles Lettres qui parle du « moi réel de chacun de nous ». Le grec ne parle pas de « moi » en effet, mais de ce qui fait que chacun d’entre nous est ce qu’il est16 :
S’il est nécessaire de faire confiance au législateur en toutes choses, c’est surtout quand il déclare que l’âme est entièrement différente du corps, et que, dans cette vie même, ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est, ce n’est rien d’autre que son âme (τὸ παρεχόμενον ἡμῶν ἕκαστον τουτ᾿ εἶναι μηδὲν ἀλλ᾿ ἢ τὴν ψυχήν), tandis que le corps n’est pour chacun qu’un reflet qui nous accompagne. Oui, c’est à juste titre que l’on dit du corps des défunts qu’il n’est qu’une image de ceux qui sont morts, alors que ce que chacun de nous est réellement (τὸν δὲ ὄντα ἡμῶν ἕκαστον ὄντως) c’est ce que nous appelons “l’âme”, qui est une réalité impérissable et qui s’en va vers d’autres dieux pour rendre des comptes, comme le déclare notre loi ancestrale, motif de réconfort pour l’homme de bien, mais de frayeur pour le méchant17.
8Voici ce que dit exactement le texte de l’Odyssée : « Puis ce fut Héraclès que je vis en sa force : ce n’était que son ombre ; parmi les Immortels, il séjourne en personne dans la joie des festins. » (Τὸν δὲ μετ᾿ εἰσενόησα βιήν ʻΗρακληείην, /εἴδωλον. αὐτὸς δὲ μετ᾿ ἀθανάτοισι θεοῖσι/τέρπεται ἐν θαλίῃς […])18.
9À vrai dire on trouve cette opposition entre ψυχή et αὐτός dans les tout premiers vers de l’Iliade :
Chante déesse la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes (ψυχάς) fières de héros, tandis que de ces héros mêmes (αὐτούς) elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus19.
10Αὐτούς semble bien ici renvoyer aux corps des Achéens une fois leur ψυχή échappée. De même, dans cette autre occurrence : « La vie le quitte (τὸν μὲν λίπε θυμός), et, sur son corps (ἐπ᾿ αὐτῷ), un dur combat s’engage entre Troyens et Achéens20. »
11Est-ce à dire qu’αὐτός signifie le corps ?
Αὐτός et la résidualité
12Conformément à l’opposition signalée par les dictionnaires, on peut constater qu’αὐτός intervient dans les textes homériques en opposition avec autre chose : on trouve le couple αὐτός/ἄλλοι. C’est à ce point que je reprendrai les précisions que donne Bailly à la rubrique I 7 de l’article αὐτός : « en parlant de la 3e pers. lui-même, par opp. à d’autres, en parlant d’un roi, par opp. à ses sujets ; de parents par opp. à leurs enfants ; d’un guerrier sur son char, par opp. à ses chevaux ; des chevaux par opp. au char ; de marins, par opp. à leurs navires ; d’un berger par opp. à son troupeau ; du corps, par opp. à l’âme (Iliad. I 4) ou de l’âme par opp. au corps (Odyss. XI 602) ; en parlant d’un personnage par rapport à sa suite, d’un personnage et de ses compagnons ou de ses convives, d’un personnage et de son serviteur, de personnages, de leurs armes, de leurs chevaux, de leurs chariots ; de lièvres et de leurs petits ». Beaucoup des exemples que donne Bailly sont tirés de l’Iliade.
13Αὐτός intervient en effet en opposition avec les armes – par exemple dans ce que dit Priam d’Ulysse, qu’il demande à Hélène d’identifier pour lui : « tandis que ses armes reposent sur la terre nourricière, il va, lui (αὐτός), tout comme un bélier, parcourant les rangs de ses hommes21 ». De même, lorsque Zeus dit à Iris à propos des Heures : « Je te dirai la chose comme elle sera : je romprai les jarrets à leurs chevaux rapides sous le joug ; je les jetterai, elles, à bas du siège ; je fracasserai leur char (αὐτὰς δ᾿ ἐκ δίφρου βαλέω κατά θ᾿ ἅρματα ἄξω)22 ».
14Les armes sont quelque chose dont on peut être dépouillé23. C’est là le point commun entre le θυμός et les armes : ainsi Thoas l’Étolien « frappe Pirôs en plein milieu du ventre et lui ravit le souffle (θυμόν). Mais il ne peut lui enlever ses armes24 ». C’est ce que confirme l’usage de αὔτως, pour signifier sans armes, « sans rien », « comme je suis » (qui se dit d’Achille sans armes, puisqu’Hector s’est emparé des armes d’Achille que le héros avait prêtées à Patrocle pour le combat25). Mais il y a d’autres exemples, comme le vœu que Théanô adresse à Athéna, opposant la pique de Diomède à Diomède lui-même : « ah ! brise donc la pique de Diomède ; fais qu’il tombe lui-même (καὶ αὐτόν), front en avant, devant les portes Scées26 ». Ce qui vaut pour le sceptre : « Ainsi dit le fils de Pélée et, jetant à terre le bâton percé de clous d’or, il (αὐτός) s’assied27 ». Dans le premier cas, il y a progression de la pique de Diomède à Diomède lui-même, dans le second, du sceptre à Achille.
15Αὐτός entre aussi dans une opposition avec les chevaux : « Le reste des Troyens est fort ébranlé, chars et hommes à la fois (ἵπποι τε καὶ αὐτοί)28 », ou avec les nefs, dans ce qu’Hector dit aux Troyens : « je veux mettre leurs nefs en flammes, et, du même coup, près de leurs nefs, massacrer les Argiens eux-mêmes (αὐτοὺς Ἀργείους) tout étourdis par la fumée29 ». Les Argiens eux-mêmes, c’est ce qui reste une fois leurs nefs retirées.
16De même pour le char. « Aussitôt arrivé, (Poséidon) attelle à son char deux coursiers… lui-même (αὐτός) se vêt d’or30 ». Priam « met les agneaux sur le char ; lui-même (αὐτός) y monte et tire à lui les rênes31 ». Zeus arrête ses chevaux à son sanctuaire de l’Ida, il « les dételle du char, épand sur eux une épaisse vapeur. Après quoi, il s’assied sur la cime, tout seul (αὐτός), dans l’orgueil de sa gloire, afin de contempler la cité des Troyens et la flotte achéenne32 » : ici αὐτός a bien le sens que je dirais moyen au sens grammatical du terme, de ce qu’on fait sur soi après avoir fait d’autres choses sur d’autres supports. De même encore : « […] dès que paraîtra la belle Aurore aux doigts de rose, vite, devant les nefs dirige fantassins et chars, en les excitant au combat et en luttant toi-même (αὐτός) au premier rang33 ». On lit bien ici l’opposition entre le fait d’exciter les autres et de lutter soi-même. L’opposition est très claire lorsque Diomède dit : « Ma fougue (μένος) est toujours intacte. Mais je répugne à monter sur un char. Non, non, j’irai à eux ainsi, comme je suis (αὔτως)34 ». Αὔτως, c’est ici paraître sans être monté sur un char.
17Une chose à la place d’une autre enfin. Ainsi lorsqu’Achille va porter à Nestor le cinquième prix, la coupe à deux anses : « Tiens ! toi aussi, vieillard, conserve cette pièce en mémoire des funérailles de Patrocle – car lui-même (αὐτόν) tu ne le verras plus parmi les Argiens35 ». Cet αὐτόν paraît moins désigner ici le cadavre de Patrocle que Patrocle lui-même.
18De ces derniers balancements (αὐτός en regard des armes, du char, des nefs, des chevaux), qui rejoignent, dans le Banquet, la séquence αὐτὸν καὶ τοὺς λόγους αὐτου, « sa personne ou ses discours » dans la traduction de Luc Brisson, mais également les textes qui, dans la suite de la remarque de Detienne, mettent en balance la ψυχή, ou le θυμός, et le corps qui serait exprimé par αὐτός, on peut conclure qu’il existe ce que j’appréhendais au départ de manière métaphorique comme une nudité de l’αὐτός, que j’exprimerai à présent plutôt comme une résidualité d’αὐτός. Αὐτός c’est le sans accessoire, ce qui reste une fois enlevés les accessoires – c’est, je crois, cette résidualité qui lui fait exprimer le corps, une fois envolés la ψυχή, ou le θυμός. De cette résidualité de l’αὐτός je soutiendrai sans réserve que l’âme du Phédon est pleinement solidaire, et qu’il faut prendre garde à ce que ce caractère de résidualité ne soit pas tout à fait recouvert par la terminologie métaphysique, comme absorbé, présupposé d’un certain αὐτό. L’âme αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν me semble héritière de cette résidualité qu’exprime l’αὐτός homérique.
19Prélevons quelques échantillons dans le Phédon :
Celui de nous qui sera le mieux, et avec le plus grand souci de précision, préparé à réfléchir sur ce qu’est, en elle-même, chacune des réalités qu’il examine, ne serait-il pas lui, sur la bonne voie, et au plus près de connaître chacune de ces réalités36 ?
C’est donc lui qui mènerait cette activité de la façon la plus pure, en ayant, le plus possible, recours à la réflexion seule (αὐτῇ τῇ διανοίᾳ) pour aller vers chaque réalité, sans faire, quand il réfléchit, intervenir ce qu’il voit, sans traîner avec lui aucune sensation d’aucune sorte quand il est en train de raisonner ? Se servant au contraire de la réflexion en elle-même et sans mélange (αὐτῇ καθ᾿ αὑτὴν εἰλικρινεῖ τῇ διανοίᾳ χρώμενος), c’est ainsi qu’il entreprendrait de faire la chasse à ce que chacun des êtres est en lui-même et sans mélange (αὐτὸ καθ᾿ αὑτό εἰλικρινὲς ἕκαστον). Cela, en se séparant autant qu’il peut de ses yeux, de ses oreilles, et pour ainsi dire de son corps tout entier, car il penserait que c’est le corps qui trouble l’âme et l’empêche, toutes les fois qu’elle est associée à lui, d’acquérir vérité et pensée37 ?
20Je voudrais faire ici deux remarques. L’âme αὐτῇ καθ᾿ αὑτήν apparaît bien être l’âme débarrassée de tout ce qui est accessoire. Je modifierai donc de la manière suivante la remarque de Detienne que je citais plus haut : le résiduel est devenu l’âme, alors qu’auparavant le résiduel était le corps. Ou disons : l’accent du résiduel est porté sur l’âme, après avoir été porté, chez Homère, sur le corps comme ce qui reste une fois que l’âme s’envole. On remarquera en second lieu, dans le Phédon toujours, le parallélisme entre la caractéristique de l’âme dépouillée de l’accessoire et la manière dont se trouve qualifié ce qui est alors son objet : il est « ce que chacun des êtres est en lui-même et sans mélange » (αὐτὸ καθ᾿ αὑτό εἰλικρινὲς ἕκαστον). Chez Platon règne – comme chez d’autres philosophes philosophiquement solidaires de Platon dans ce que Claude Imbert appelle « la tâche apophantique » – ce que j’appelle « la détermination par l’objet » : les caractéristiques de la connaissance sont les caractéristiques de l’objet de la science. À la lecture de ce texte du Phédon, on peut se demander si l’idée même de l’objet en lui-même, dépouillé de l’accessoire et du mélangé, l’essence, en fait, qu’exprime l’arraisonnement platonicien du neutre grammatical38, ne reproduit pas en répons l’idée de l’âme défaite de l’accessoire. Quelque chose qui, rituellement, relie l’âme à ce qui reste après purification : est âme ce qui demeure une fois la purification opérée. L’essence n’est qu’une interprétation du résiduel.
21Le même parallèle que je soulignais apparaît également un peu plus loin dans le texte du Phédon :
Pour nous réellement la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui [le corps] et que nous considérions avec l’âme elle-même les choses elles-mêmes (ἀπαλλακτέον αὐτου καὶ αὐτῇ τῇ ψυχῇ θεατέον αὐτὰ τὰ πράγματα). Alors à ce qu’il semble, nous appartiendra enfin ce que nous désirons et dont nous affirmons que nous sommes amoureux : la pensée39.
22L’accessoire est alors, dans le Phédon, comme on sait, clairement identifié comme le corps :
S’il est impossible, en la compagnie du corps, de rien connaître purement, de deux choses l’une : ou bien il n’existe aucune manière possible d’acquérir le savoir, ou bien c’est une fois qu’on en aura fini, puisque c’est alors que l’âme, elle-même en elle-même, sera séparée du corps, mais pas avant (τότε γὰρ αὐτὴ καθ᾿ αὑτήν ἡ ψυχὴ ἔσται χωρὶς του σώματος, πρότερον δ᾿ οὔ)40.
23Il s’agit bien de purification :
Et tout le temps que nous vivons, nous nous approcherons au plus près du savoir lorsque, autant qu’il est possible, nous n’aurons ni commerce ni association avec le corps, sauf en cas d’absolue nécessité ; lorsque nous ne nous laisserons pas contaminer par sa nature, mais que nous en serons purifiés, jusqu’à ce que le dieu nous ait déliés. Alors oui, nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu’est le corps. Nous serons, c’est vraisemblable, en compagnie d’êtres semblables à nous, et, par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange – et sans doute est-ce cela le vrai. Car ne pas être pur et se saisir du pur, il faut craindre que ce ne soit pas là chose permise41.
24On sera sensible au tour rituel de la fin du passage42.
Αὐτός et l’acte réparti
25Mais au-delà de cette mise en évidence du lien entre αὐτός et la résidualité, ce qu’il m’importe de souligner à propos des occurrences d’αὐτός dans l’Iliade s’inscrit dans la continuité de ce que Catherine Darbo-Peschanski a écrit sur l’acte « réparti » dans l’Iliade43, de ce qu’elle a également esquissé en séminaire sur l’acte « guidé » dans l’Odyssée. Le point est également solidaire, me semble-t-il, de ce que j’ai pu dégager, à partir des Dialogues Pythiques de Plutarque, sur la non-exclusivité de l’agent dans la causalité de l’action.
26J’avais souligné ce point à propos de l’argument sur lequel débute Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers : la mauvaise qualité des vers oraculaires ne doit pas inciter pour autant à retirer au dieu la causalité des oracles. Sans être l’auteur de vers mauvais, le dieu peut garder prise sur la causalité des oracles. La double causalité, stoïcienne, plutarquienne, me semble s’inscrire en droite ligne de cette répartition de l’acte, et de cette non-prétention du sujet à l’exclusivité de l’action. Un passage du même dialogue est très clair sur la question :
J’ai d’ailleurs Homère pour garant : tout en admettant qu’aucun événement, pour ainsi dire, ne puisse se produire sous l’effet d’une cause « sans un dieu » (αἰτίᾳ μὲν ἄνευ θεου οὐδὲν […] περαινόμενον), il ne représente pas ce dieu comme employant tous les hommes à tous les usages, mais chacun selon ses talents et ses facultés44.
27Rien ne peut se produire sous l’effet d’une cause sans un dieu : l’action d’un dieu double toujours tout processus causal, elle est une condition nécessaire de tout processus causal. Ce que nous l’apprend l’αὐτός iliadique, c’est le fait que l’agent ne prétende pas à l’exclusivité de l’action.
28Un bon nombre de passages de l’Iliade vont dans le sens d’une collaboration divine, d’une aide souhaitée des dieux : « que je trouve seulement, moi aussi, un dieu pour m’aider ! (εἴ πού τις καὶ ἔμοιγε θεῶν ἐπιτάρροθός ἐστι)45 ». De fait, il y a toujours dans l’Iliade, et certainement de par le polythéisme qui s’y exprime, la suspicion, dans une situation où l’on se trouve, un personnage auquel on a affaire, qu’on a affaire à un dieu, ainsi par exemple lorsqu’Énée dit à Pandare : « Va, tends les mains vers Zeus ; puis décoche ton trait contre l’homme qui triomphe ici et qui a fait déjà tant de mal aux Troyens, en rompant les genoux de tant de héros – à moins que ce ne soit là quelque dieu en courroux contre les Troyens, qui leur en veut d’un sacrifice omis46 ». Cette présomption d’un dieu présent va bien sûr dans le sens de l’absence de prétention, de la part de l’agent, à l’exclusivité de l’action. Pandare répond :
Tout ce que je vois là me laisse reconnaître le brave fils de Tydée : je le retrouve à son écu, à son casque, qu’orne un long cimier, aux coursiers que voient mes yeux. Et, malgré tout, je ne suis pas bien sûr qu’il ne s’agisse pas d’un dieu… En tout cas, s’il est l’homme que je pense, le brave fils de Tydée, ce n’est pas sans l’aide d’un dieu qu’il montre ici telle fureur (οὐχ ὅ γ᾿ ἄνευθε θεου τάδε μαίνεται). Un Immortel doit être à ses côtés, les épaules vêtues d’un nuage, et c’est lui qui aura détourné mon trait rapide, à l’instant qu’il touchait le but. Mon trait était parti : je l’avais atteint à l’épaule droite, bien en face, à travers le plastron de sa cuirasse : je croyais le jeter en pâture à Hadès – et je ne l’ai pas abattu ! Il faut qu’un dieu m’en veuille47.
29On notera la tournure négative : οὐχ ὅ γʼ ἄνευθε θεου τάδε μαίνεται. On retrouve la même formulation du rapport aux dieux sous la forme d’une double négation dans deux passages de l’Odyssée. Ainsi lorsque Télémaque s’adresse à Euryclée, « sans un dieu, cette idée ne me fût pas venue (οὔ τοι ἄνευ θεου ἦδέ γε βουλή)48 », ou Théclymène à Télémaque : « sans un dieu cet oiseau à ta droite ne se serait pas envolé (οὔ τοι ἄνευ θεου ἤλυθε δεξιός ὄρνος)49 ».
30Loin d’une insistance, d’un accent porté sur une identité, voire une identité à soi, loin de l’affirmation d’une identité à soi, on constate toujours plutôt le mouvement d’un passage, d’une μετάβασις, une présomption de la co-présence d’une divinité. On notera le dénivelé du passage. Celui que je reconnais pourrait en fait être un dieu. Et s’il n’est un dieu mais bien l’homme que je pense, en tout cas un dieu est à ses côtés, qui l’aide. « Il faut qu’un dieu m’en veuille », conclut Pandare. C’est à mon sens cette interférence constante d’un dieu qui empêche toute pensée du sujet de se constituer en tant qu’une pensée du sujet revendique et concentre, me semble-t-il, l’exclusivité des phénomènes mentaux dont l’individu est le siège50.
31Lorsqu’Achille armé s’adresse aux chevaux de son père, à Xanthe et Balios, enfants de Podarge, voici ce que lui répond Xanthe, que « la déesse aux bras blancs, Héré, vient à l’instant de douer de voix humaine51 » :
Oui, sans doute, une fois encore, puissant Achille, nous te ramènerons. Mais le jour fatal est proche pour toi. Nous n’en sommes point cause, mais bien plutôt le dieu terrible et l’impérieux destin. Et ce n’est pas davantage à notre lenteur ni à notre indolence que les Troyens ont dû d’arracher ses armes aux épaules de Patrocle. C’est le premier des dieux, celui qui a enfanté Létô aux beaux cheveux, qui l’a tué au milieu des champions hors des lignes et qui a donné la gloire à Hector. Nous saurons, nous, à la course, aller de front avec le souffle de Zéphyr, le plus vite des vents, dit-on ; mais ton destin, à toi, est d’être dompté de force par un dieu et par un homme (ἀλλὰ σοὶ αὐτῷ μόρσιμόν ἐστι θεῷ τε καὶ ἀνέρι ἶφι δαμῆναι)52.
32Où se trouve affirmée à nouveau la double causalité, humaine et divine.
33Aὐτός intervient chez Homère, comme nous le disent les dictionnaires, dans le cadre d’une opposition αὐτός/ἄλλοι, et c’est bien le cas à la fin du passage que je viens de citer, qui oppose entre « nous » et « toi ». C’est également le cas lorsque Priam dit : « Pourquoi n’est-il pas mort tout au moins dans mes bras ? Nous nous serions alors gavés de pleurs et de sanglots, sa mère qui l’enfanta – la malheureuse – et moi (μήτηρ θ᾿ […] ἠδ᾿ ἐγὼ αὐτός)53 ». De même, quand Hermès, le Tueur d’Argos, est mandaté comme guide (πομπός) de Priam : aussi, lorsqu’il l’aura fait entrer dans la baraque d’Achille, « non seulement Achille (αὐτός) ne te tuera pas, mais il empêchera tout autre (ἄλλους) de le faire54 ». Dans d’autres cas, αὐτός signifie « lui-même ». Ainsi au chant où αὐτός correspond à « en personne », « sans intermédiaire », mais non « sans collaborateurs » : « Hector gagne la belle demeure qu’il a construite lui-même (αὐτός), aidé des (σύν) meilleurs charpentiers qu’ait connus en ce temps la Troade fertile55 ».
34Lui-même ou « en personne ». Ainsi de l’arc qu’Apollon lui-même, en personne (αὐτός), a donné à Pandare56, ou dans le combat entre Diomède et Énée : « Cependant Diomède au puissant cri de guerre s’élance contre Énée. Il sait bien qu’Apollon en personne (αὐτός) étend son bras sur lui57 ». Ainsi lorsqu’Achille se lève pour interrompre la lutte entre Ajax et Ulysse, qui n’aboutit pas : « Une troisième fois, ils s’élancent pour lutter. Mais Achille alors (αὐτός) se lève et les retient : “N’insistez pas ; ne vous épuisez pas à peiner ainsi ; la victoire est à tous les deux”58 ». Il semble également signaler une initiative. Αὐτός signifie-t-il ici Achille en personne, c’est-à-dire Homère souligne-t-il que, plutôt qu’à celle d’un autre, moins glorieux, c’est à l’initiative d’Achille qu’on doit l’interruption de ce combat sans fin, ou bien αὐτός suffit-il à dire l’initiative ? Ceci rejoint le sens d’αὐτός comme spontanéité. On trouve la même situation et la même formulation plus haut, lorsqu’Achille met fin cette fois à la querelle sans fin qui oppose Idoménée, chef des Crétois, et Ajax, fils d’Oïlée : « Et la querelle entre eux se fût prolongée si Achille alors ne s’était levé lui-même et n’eût dit : [… ]59 ». Quand bien même αὐτός signifie ici seulement « en personne », c’est bien une spontanéité qui se trouve décrite.
35Il me semble encore qu’on peut rapprocher de cet aspect d’αὐτός son usage au moment où Hermès, mandaté par Zeus, vient rassurer Priam saisi de peur après les mises en garde du héraut qui l’accompagne : « Mais le dieu bienfaisant de lui-même (αὐτός) s’approche, prend la vieille main et s’adressant à lui, demande…60 ». Αὐτός connote l’initiative du dieu. On peut penser également à rapprocher de ce passage les paroles que le fleuve adresse à Achille : « Achille, tu l’emportes sur tous les humains par ta force, mais aussi par tes méfaits. Tu as toujours des dieux prêts à t’assister d’eux-mêmes (αἰεὶ γάρ τοι ἀμύνουσιν θεοὶ αὐτοί)61 ». « D’eux-mêmes » semble bien ici signifier : spontanément, sans avoir été implorés.
36Cette initiative doit-elle donc être comprise comme une exception à l’« acte réparti », c’est-à-dire au fait que dans l’Iliade l’acte n’est pas celui d’un seul agent, mais engage toujours au moins deux protagonistes ? Et est-ce précisément ce qu’exprime αὐτός ?
37Considérons la manière dont Achille répond à Xanthe : « Pourquoi me viens-tu prédire la mort ? Aussi bien n’est-ce pas ton rôle ? Je le sais bien sans toi (οὐδέ τί σε χρή ; εὖ νύ τοι οἶδα καὶ αὐτός) : mon sort est de périr ici, loin de mon père et de ma mère (ὅ μοι μόρος ἐνθάδ᾽ ὀλέσθαι)62 ». « Sans toi » traduit ici αὐτός : je le sais bien sans toi, je le sais bien tout seul.
38Ainsi, par rapport à cette présomption constante de la possible présence d’un dieu, cette présupposition constante de la collaboration d’un dieu, αὐτός semble équivaloir à : sans un σύν. Il reste à spécifier ce σύν.
39Au chant XIII, Poséidon pousse les Argiens. « Sorti de la mer profonde, il s’est donné la stature de Calchas et sa voix sans défaillance63 ». Il s’adresse aux deux Ajax, et une opposition intervient entre αὐτός et ἄλλοι : « […] Ah ! Qu’un dieu veuille donc agir si bien en vos cœurs que vous teniez vous-mêmes (αὐτώ) fermement et sachiez donner pareil ordre aux autres (ἄλλους) ». Le texte poursuit : « Vous pourrez peut-être alors, en dépit de son élan, l’écarter [il s’agit d’Hector] des nefs rapides, même si c’est l’Olympien qui l’excite ici en personne (αὐτός) ». Et « il les emplit tous deux d’une fougue puissante (μένος κρατεροῖο) ». Ajax fils d’Oïlée reconnaît Poséidon et s’adresse à l’autre Ajax, fils de Télamon :
Ajax, c’est un des dieux, maîtres de l’Olympe, qui nous invite ainsi, sous les traits d’un devin, à lutter tous les deux près des nefs. Non, ce n’est pas Calchas, le devin inspiré du ciel. J’ai, par derrière, sans peine reconnu, alors qu’il s’éloignait, l’allure de ses pieds, de ses jambes. Les dieux se laissent aisément reconnaître. Et voici justement mon cœur en ma poitrine (καὶ δ᾽ ἐμοὶ αὐτῷ θυμὸς ἐνὶ στήθεσσι φίλοισι) qui sent l’envie grandir en lui de guerroyer et de se battre ; voici, sous moi, mes pieds, et – en remontant – mes bras, qui déjà frémissent d’ardeur64.
40La séquence καὶ δ᾽ ἐμοὶ αὐτῷ renvoie à ce qui en Ajax se passe indépendamment d’un intermédiaire – alors même que son μένος lui est insufflé par Poséidon : « Tels sont les propos qu’ils échangent dans le joyeux entrain pour la bataille qu’un dieu vient de leur mettre au cœur (τήν σφιν θεὸς ἔμβαλε θυμῷ)65 ».
41Un passage est très clair :
Idée, d’un bond, est à terre, laissant là le char magnifique ; mais ensuite il n’a pas le cœur de monter la garde autour du corps de son frère. Aussi bien n’eût-il pas lui-même (tout seul, αὐτός) échappé au noir trépas, sans Héphaïstos, qui, à ce moment, lui sauva la vie en l’enveloppant de ténèbres, et voulut épargner un deuil total au vieux66.
42Tout seul, sans l’intervention d’Héphaïstos, αὐτός, il n’aurait pas réussi.
43De même, Arès blessé (par Diomède animé par Athéna) montre à Zeus le sang divin qui s’échappe de sa blessure et s’adresse à lui en ces termes :
Sans cesse les dieux que nous sommes subissent les pires tourments, cela les uns par les autres, pour plaire aux mortels. Nous sommes tous révoltés contre toi ; tu as donné le jour à une folle exécrable, qui ne rêve que de méfaits. Tous les autres dieux qui sont dans l’Olympe t’écoutent ; chacun de nous t’est soumis. Mais à elle tu n’adresses jamais mot ni geste de blâme ; tu lui lâches la bride, parce que tu lui as tout seul (αὐτός) donné le jour, à cette fille destructrice, qui vient de déchaîner encore le fils de Tydée, le bouillant Diomède, en pleine fureur, contre les dieux immortels67.
44De même, Alexandre à Hector : « […] par des mots apaisants ma femme m’a touché et ébranlé pour le combat. Et, en fait, je crois bien moi-même (δοκέει δέ μοι ὧδε καὶ αὐτῷ λώϊον ἔσσεσθαι) que cela vaudra mieux ainsi68 ». On distingue ici entre l’effet produit par les mots de sa femme, et ce qu’il croit sans cette médiation.
45La formule semble valoir pour toutes les situations de délégation. Ainsi Agamemnon à Achille :
Si les Achéens magnanimes me donnent une part d’honneur en rapport avec mes désirs et égale à ce que je perds, soit ! Mais, s’ils me la refusent, c’est moi qui irai alors prendre (ἐγὼ δέ κεν αὐτὸς ἕλωμαι) la tienne, ou celle d’Ajax, ou celle d’Ulysse. S’ils ne me la donnent pas, j’irai moi-même, je ne mandaterai personne pour le faire69.
46De même Agamemnon à Talthybios et Eurybate :
Allez tous deux à la baraque d’Achille, le fils de Pélée, puis prenez par la main la jolie Briséis et emmenez-la. S’il vous la refuse, j’irai la lui prendre moi-même, en plus nombreuse compagnie (ἐγὼ δέ κεν αὐτὸς ἕλωμαι ἐλθὼν σὺν πλειόνεσσι), et il lui en coûtera plus cher70.
47Αὐτός ne renvoie pas à la solitude, puisqu’Agamemnon se propose de venir σὺν πλειόνεσσι, mais bel et bien à l’absence de toute délégation71.
48Iris est bien sûr emblématique de la structure de délégation : « Iris aux pieds de rafale part pour porter le message (ἀγγελέουσα)72 », ou « messagère de Zeus (Διὸς ἄγγελος)73 ». De même dans ce qu’Hector dit à Polydamas : « alors les dieux même t’ont ravi le sens (θεοὶ φρένας ὤλεσαν αὐτοί)… Ainsi tu voudrais nous voir oublier les volontés de Zeus Tonnant, tout ce qu’il m’a lui-même (αὐτὸς) promis, garanti74 » (à la différence du message de Zeus porté par Iris75).
49Les occurrences d’αὐτός qu’on traduit par « en personne » me paraissent donc l’application, ou l’effet du caractère d’exception qu’αὐτός exprime par rapport à la situation de délégation. L’opposition se fait entre αὐτός en personne – ce qui est exceptionnel – versus représenté par un messager – ce qui est coutumier76. La spontanéité elle-même se comprend comme une exception par rapport à la délégation ou l’action insufflée – ainsi lorsque Teucros dit à Agamemnon : « Très glorieux Atride, je suis en pleine ardeur : à quoi bon me pousser ? » (Ἀτρείδη κύδιστε τί με σπεύδοντα καὶ αὐτὸν ὁτρύνεις ;)77
50On trouve confirmation de ce que j’appellerai la secondarité de l’αὐτός, liée à son caractère exceptionnel par rapport à la situation de délégation, lorsque Hécube s’adresse à Hector en ces termes : « Reste là. Je vais t’apporter un doux vin : tu en feras d’abord libation à Zeus Père et aux autres dieux ; tu trouveras après, toi-même (αὐτός), profit à en boire. Un soldat fatigué voit le vin augmenter grandement son ardeur, et tu t’es fatigué à défendre les tiens78 ». Αὐτός, c’est ici celui que l’on sert en dernier.
51Pour résumer, et anticiper sur la suite des témoignages que je voudrais présenter, je dirai donc à ce stade que certaines occurrences d’αὐτός m’ont paru mettre en lumière de manière assez nette que dans l’Iliade le rapport ordinaire, régulier et canonique entre les personnages est un rapport de délégation : ainsi Patrocle est-il mandaté par Achille pour demander à Nestor « quel est l’homme qu’il emmène, blessé, hors de la bataille79 ». Par rapport à cette situation coutumière de délégation, αὐτός signifie alors : sans intermédiaire, et entre dans une relation d’opposition par rapport à la structure de médiation ou de délégation.
52Ainsi Poséidon à Achille :
Fils de Pélée, n’aie pas trop de crainte ou de tremblement. Songe quels dieux tu as là, pour te prêter aide (ἐπιταρρόθω80), Pallas Athéné et moi – et cela de l’aveu de Zeus.
Non, ton destin n’est pas de périr dans le fleuve. Celui-ci ne tardera pas à se calmer : tu vas l’apprendre par toi-même (σὺ δὲ εἴσεαι αὐτός)81.
53Tu vas l’apprendre par toi-même, c’est-à-dire : tu vas l’apprendre sans intermédiaire. Ainsi encore lorsqu’Héra inspire « à Agamemnon l’idée de s’employer lui-même (αὐτῷ) promptement à stimuler les Achéens82 ». Ainsi encore de l’arc qu’Apollon lui-même, en personne (αὐτός), a donné à Pandare83. Ou d’Aphrodite, qui va appeler elle-même (αὐτή) Hélène, et ne mandate personne pour le faire84. Ou d’Artémis : Scamandrios est « un vaillant chasseur, qu’Artémis elle-même a instruit à frapper les multiples gibiers que la forêt nourrit sur les montagnes85 ». Ou encore : Athéna enlève « la robe qu’elle a faite de ses mains (αὐτὴ ποιήσατο)86 ».
54Il est des cas où Zeus, sans intermédiaire, pousse le vaillant au combat : « le vouloir de Zeus porte-égide toujours est le plus fort ; c’est lui qui met le vaillant même en fuite et lui arrache la victoire, sans effort, comme d’autres fois il le pousse lui-même (αὐτός) au combat87 ». De même, Héré à Zeus : « Ébranleur du sol, à toi de voir en ton âme (αὐτὸς σὺ μετὰ φρεσὶ) quel doit être le sort d’Énée88 ? » Ou encore : « […] Zeus Tonnant qui assemble les dieux sur le plus haut sommet de l’Olyme aux cimes sans nombre. Il prend la parole en personne (αὐτός) : les autres dieux écoutent89 ». Le grec dit littéralement : « tous (πάντες) les dieux écoutent ». C’est faute de comprendre la structure de délégation niée dans αὐτός, c’est-à-dire en fait en projetant une opposition entre αὐτός et ἄλλοι traditionnelle, qu’on peut en arriver à traduire « les autres dieux » alors qu’on lit : tous les dieux.
55La structure de délégation apparaît également très claire aussi dans ce qu’Arès dit à Athéné :
Pourquoi, mouche à chien, mets-tu donc encore les dieux en conflit, avec une audace folle, dès que ton grand cœur t’y pousse ? Aurais-tu oublié le jour où tu as poussé le fils de Tydée, Diomède, à me blesser, et où toi-même (αὐτή), ayant en main une pique visible à tous, tu l’as poussée droit sur moi, déchirant ma belle peau ? Aussi je crois bien qu’à mon tour, aujourd’hui, tu vas me payer ce que tu m’as fait90.
56Il y a bien une opposition entre le cas où Athéna a poussé Diomède à blesser Arès et le cas où elle-même, i. e. elle seule, sans déléguer personne, sans l’intermédiaire de personne, l’a attaqué. De même encore, à Énée qui propose de lui confier les rênes de ses chevaux, Pandare répond : « Énée, prends les rênes toi-même (αὐτός) et conduis tes chevaux : ils écouteront mieux leur guide habituel [… ]91 » ; « conduis plutôt toi-même (αὐτός) ton char et tes chevaux92 ». Ici αὐτός me semble se situer entre résidualité et exception à la délégation93.
57Je m’attacherai à présent à un long passage du chant XXIV. Priam ordonne à ses fils de lui préparer un chariot à mules, puis lui-même (αὐτός) descend – dans la chambre odorante et y appelle Hécube94. On voit bien d’ores et déjà l’opposition entre ce que Priam demande de faire à ses fils et ce qu’il fait lui-même. Αὐτός signale ici une action faite par soi, hors délégation. La suite du passage est intéressante. Priam y demande conseil à Hécube. Je cite les vers :
Malheureuse, un messager de l’Olympe est venu à moi de la part de Zeus : je dois racheter mon fils, en allant en personne aux nefs des Achéens, et porter à Achille des présents qui charment son cœur. Allons ! à ton tour, dis-moi ce qu’il en semble à ton âme. Déjà mon désir et mon cœur me pressent (μ᾽ αὐτόν γε μένος καὶ θυμὸς ἀνώγει) terriblement d’aller vers là-bas, vers les nefs, au milieu du vaste camp des Achéens95.
58On voit bien ici qu’αὐτός renvoie à la position de Priam avant le conseil qu’il vient prendre d’Hécube. Hécube le traite de fou, et la réponse que donne Priam à ses vives réserves est également très intéressante :
Je veux partir : ne me retiens pas ; ne joue pas l’oiseau de malheur, je t’en prie, en ce palais. Aussi bien ne t’écouterai-je pas (οὐδέ με πείσεις). Si l’avis me venait d’un autre mortel, d’un devin instruit par les sacrifices ou d’un prêtre, nous n’y verrions qu’un piège, nous n’en aurions que plus de méfiance. Mais, en fait, j’ai entendu une déesse, je l’ai vue devant moi (νυν δ᾽ αὐτὸς γὰρ ἄκουσα θεου καὶ ἐσέδρακον ἄντην) : j’irai, il ne faut pas qu’elle ait parlé pour rien96.
59Priam oppose nettement entre le fait de dépendre d’un médiateur dans le rapport au dieu – un autre mortel : un devin instruit par les sacrifices ou un prêtre – et le fait d’avoir entendu directement la déesse. Αὐτός signifie ici « moi-même » au sens de « directement », dans l’exception que cette situation apporte à l’économie la plus commune des rapports avec le divin, à savoir la dépendance à l’égard d’intermédiaires (mortels). Ce qui est remarquable à signaler, c’est que la déesse que Priam a vue directement était elle-même mandatée.
60On retrouve confirmation de cet aspect lors de l’échange suivant entre Priam et Hécube. Quand bien même il part, contrairement à sa volonté à elle, elle lui demande de faire libation à Zeus et de lui demander d’envoyer en présage l’oiseau qui lui est le plus cher (il s’agit de l’aigle de Zeus). Priam le lui accorde, et s’adresse en Zeus en ces termes :
Zeus Père, maître de l’Ida, très glorieux, très grand, […] envoie-moi ton oiseau rapide messager, l’oiseau qui t’est cher entre tous et qui a la force suprême : qu’il se montre à notre droite, afin qu’après l’avoir vu de mes yeux (ὄφρά μιν αὐτὸς ἐν ὀφθαλμοῖσι νοήσας), je gagne sans crainte les nefs des Danaens aux prompts coursiers97.
61Il s’agit là encore de voir directement, de ses propres yeux, le messager. Dans d’autres passages, qui parlent de voir, sans porter l’accent sur l’absence ou non d’une médiation, on ne trouve pas αὐτός. Ainsi lorsqu’Hermès répond à Priam :
Tu veux m’éprouver, vieillard, en m’interrogeant au sujet du divin Hector. Que de fois l’ai-je vu, de mes yeux (ἐγώ), dans la bataille où l’homme acquiert la gloire et lorsque, près des nefs, il repoussait, il massacrait les Argiens, les taillant en pièces de son glaive aigu ! Nous (ἡμεῖς δὲ) restions là, immobiles, à l’admirer98.
62Je donnerai un dernier exemple de l’exception que constitue αὐτός par rapport à la structure de délégation. Andromaque ne sait pas encore qu’Hector est mort : « Aucun messager véridique n’est venu lui dire que (οὐ γὰρ οἵ τις ἐτήτυμος ἄγγελος ἐλθὼν ἤγγειλ᾽ ὅτι) son époux est resté hors des portes99 ». « Elle vient d’entendre des sanglots, des gémissements : ils viennent du rempart ! » Voici ce qu’elle dit à ses captives :
Venez, que deux de vous me suivent ; je veux aller voir ce qui s’est passé. J’ai entendu la voix de ma digne belle-mère ; et moi-même je sens, au fond de ma poitrine (ἐν δ᾽ ἐμοὶ αὐτῇ στήθεσι), le cœur me sauter aux lèvres, tandis que mes genoux se raidissent sous moi : un malheur est tout proche pour les fils de Priam100.
63L’opposition est bel et bien marquée ici entre ce qu’Andromaque entend d’un autre et ce qu’elle comprend sans la médiation d’un autre. Aucun messager véridique ne lui a porté la nouvelle de la mort de son époux. Et alors qu’elle déclare avoir entendu la voix d’Hécube, elle déclare qu’elle-même, sans intermédiaire, a l’intuition sensible d’un malheur.
64De même, au chant X l’opposition est bien marquée entre la manière dont Nestor soupçonne la présence d’Ulysse et de Diomède par la médiation du bruit de leurs chevaux et le moment où ils sont là en personne, αὐτοί, sans aucune médiation pour annoncer leur présence. De même encore, s’adressant à Priam venu lui acheter le cadavre d’Hector, Achille oppose entre ce que la messagère de Zeus, Thétis, lui a dit, et ce que, sans cet intermédiaire, il comprend bien, entre ce que Priam lui demande et ce qu’il entend faire lui-même :
Ne m’irrite plus maintenant, vieillard. Je songe moi-même à te rendre Hector (νοέω δὲ καὶ αὐτὸς ῞Εκτορά τοι λυσαι) : une messagère de Zeus est déjà venue à moi, la mère à qui je dois la vie, la fille du vieux de la mer. Et ma raison, Priam, me fait assez comprendre – je ne m’y trompe pas – que c’est un dieu qui t’a conduit toi-même aux nefs rapides des Achéens101.
Situation de délégation dans une scène sensible
65Cette situation de délégation intervient non seulement dans une scène sensible – comment en serait-il autrement ? –, mais dans une scène soulignée comme sensible. Lorsque Patrocle est mandaté par Achille pour demander à Nestor « quel est l’homme qu’il emmène, blessé, hors de la bataille », cette demande vient du fait qu’il n’a pu voir l’individu que de dos : « de dos, il ressemble fort à Machaon, fils d’Asclépios ; mais je n’ai pas vu ses yeux : les cavales ont passé devant moi trop pressées d’être au but ». Voici ce que dit Patrocle, envoyé par Achille :
Ce n’est pas l’heure de m’asseoir, vieillard issu de Zeus : aussi bien ne t’écouterai-je pas. Il est redoutable et prompt à la colère, celui qui m’envoie demander ici quel est le guerrier que tu emmenais blessé. Mais je le reconnais aussi moi-même (ἀλλὰ καὶ αὐτὸς γινώσκω) : j’ai sous les yeux Machaon, pasteur d’hommes. Je m’en vais rapporter la nouvelle à Achille. Tu sais, vieillard issu de Zeus, quel homme terrible il est : il serait capable d’accuser même un innocent (τάχα κεν καὶ ἀναίτιον αἰτιόῳτο)102.
66Ici le καὶ αὐτὸς γινώσκω, associé à la précision « j’ai sous les yeux », constitue une exception par rapport à la situation évoquée, où Patrocle est mandaté par Achille pour demander à Nestor qui est l’homme blessé, et où il évoque qu’il vient demander à quelqu’un qui est ce guerrier blessé.
67J’aimerais également souligner qu’intervient, dans ce scénario de délégation par rapport à une situation sensible, ce qui se dit en grec ἑταίρος, qui est un terme bien connu, mais qui m’a paru très important dans l’Iliade. Un certain nombre de passages de l’Iliade expriment qu’on est mieux à deux pour agir. Ainsi Sarpédon aux deux Ajax : « ou, plutôt, tous deux ensemble : ce serait de beaucoup le mieux103 », à quoi vient s’opposer : « que vienne du moins, seul (οἶος), le vaillant Ajax…104 ». De même, dans ce que dit Ajax : « Lyciens, pourquoi laisser mollir votre valeur ardente ? Il ne m’est pas aisé, si fier que je sois, d’enfoncer les lignes tout seul (μούνῳ) et de vous ouvrir un chemin au milieu des nefs. Agissez avec moi ; plus on est (ἐφομαρτεῖτε), mieux l’ouvrage est fait105 ». Ou encore dans les propos de Diomède :
Nestor, mon âme et mon cœur superbe me poussent à plonger dans les rangs de nos ennemis, de ces Troyens si proches. Mais je voudrais qu’un autre me suivît : j’en aurais plus de réconfort, j’en serais plus assuré. Quand deux hommes marchent ensemble, si ce n’est l’un, c’est l’autre, à sa place, qui voit l’avantage à saisir. Seul, on peut voir aussi ; mais la vue ne voit pas si loin et l’esprit demeure un peu court (ἀλλ᾽ εἴ τίς μοι ἀνὴρ ἅμ᾽ ἕποιτο καὶ ἄλλος μᾶλλον θαλπωρὴ καὶ θαρσαλεώτερον ἔσται. σύν τε δύ᾽ ἐρχομένω καί τε πρὸ ὃ του ἐνόησεν ὅππως κέρδος ἔῃ . μουνος δ᾽ εἴ πέρ τε νοήσῃ ἀλλά τέ οἱ βράσσων τε νόος, λεπτὴ δέ τε μῆτις)106.
68Ces passages semblent manifester que l’action est pensée comme optimalement constituée à deux, et qu’on n’agit seul que par défaut d’agir à deux. Le dernier passage souligne que le deuxième homme apporte un complément sensible à un exercice sensible limité dans le cas d’un homme seul.
69Se pose alors la question de savoir comment intervient l’amitié à ce point. Elle semble ne pas intervenir seulement de manière sentimentale, ou affective, mais probablement constitutive. Qu’est-ce qu’est exactement un ἑταίρος, et quel est ce φιλταθ᾽ ἑταίρων107, si Achille, à propos de Patrocle, peut dire que la mort de son père et la mort de sa mère ne peuvent le toucher plus que la mort de Patrocle ?
70Ainsi :
Non, je ne saurais souffrir rien de pis, quand même j’apprendrais la mort de mon père, qui, à cette heure, en Phtie, répand de tendres pleurs, à l’idée d’être loin d’un tel fils, tandis qu’en pays étranger, pour l’horrible Hélène, je guerroie contre les Troyens ; ou la mort de mon fils qui grandit à Scyros – du moins, il vit encore, ce Néoptolème pareil à un dieu. Avant ce jour, mon cœur comptait en ma poitrine que je périrais seul, ici, en Troade, loin d’Argos, nourricière de cavales, et que tu reviendrais, toi, en Phtie, afin de ramener mon fils de Scyros sur ta rapide nef noire, et de lui montrer tout, mon domaine, mes serviteurs, ma vaste et haute demeure. Car, pour Pélée, j’imagine que c’en est fait et qu’il est mort, ou que, s’il a encore quelque reste de vie, il est affligé ensemble et par la vieillesse odieuse et par l’attente sans fin du message douloureux qui lui fera savoir ma mort108.
71Quelle spécificité de la relation à Patrocle – et non seulement au personnage Patrocle – Briséis a-t-elle manifesté plus tôt lorsqu’elle a découvert son corps ?
À ce moment, Briséis, pareille à Aphrodite d’or, aperçoit Patrocle, déchiré par le bronze aigu. Lors, se laissant tomber sur lui, elle l’embrasse, pousse des sanglots aigus, en même temps que, de ses mains, elle meurtrit sa poitrine, et sa tendre gorge, et son beau visage. Et pleurante, la captive pareille aux déesses dit : « Ô Patrocle, si cher au cœur de l’infortunée que je suis, je t’ai laissé vivant, le jour où je suis sortie de cette baraque ; et voici que je te trouve mort, le jour où je reviens ! […] Même le jour où le rapide Achille eut tué mon époux et ravagé la ville du divin Mynès, tu ne me laissais pas pleurer ; tu m’assurais que tu ferais de moi l’épouse légitime du divin Achille, qu’il m’emmènerait à bord de ses nefs et célébrerait mes noces au milieu des Myrmidons. Et c’est pourquoi sur ton cadavre je verse des larmes sans fin – toi qui étais toujours si doux109 ! »
72On peut travailler, en complément, à des points de traduction, par exemple lorsqu’Achille s’adresse à Thétis : « Ma mère, tout cela, le dieu de l’Olympe l’a bien achevé pour moi. Mais quel plaisir en ai-je, maintenant qu’est mort mon ami Patrocle, celui de mes amis que je prisais le plus, mon autre moi-même ? Je l’ai perdu…110 » À lire dans la traduction française « mon autre moi-même », on anticipe un « ἄλλος αὐτός » ou un « ἄλλος ἐγώ », qu’on trouve chez Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, à propos de l’ami, et qu’on retrouve chez Diogène Laërce (VII, 23) à propos de Zénon : « Comme on lui demandait qu’est-ce qu’un ami, il dit : “Un autre moi-même” (ἄλλος ἐγώ) ». La traduction anglaise dit : a second self. Une référence est donnée dans les Stoicorum Veterum Fragmenta, en I 324 : « ἄλλος, <ἔφη>, οἷος ἐγώ ». Jacques Brunschwig, dans son article intitulé « La déconstruction du “connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade majeur », cite le passage correspondant des Magna Moralia où apparaît cette fois « ἄλλος ἐγώ », et non « ἄλλος αὐτός », comme dans l’Éthique à Nicomaque ou l’Éthique à Eudème :
[…] à la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c’est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu’un ami est un autre soi-même (ἄλλος ἐγώ). Concluons : la connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami : l’homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même111.
73Mais lorsqu’Achille parle de Patrocle comme celui de ses amis qu’il prisait le plus, comme « mon autre moi-même », le grec d’Homère dit en fait : « ἶσον ἐμῇ κεφαλῇ », ce qui n’a pas grand chose à voir. Ce trait m’évoque la manière dont le candomblé prend en compte la tête, notamment dans le rituel de donner à manger à la tête. Ce vocabulaire de la tête revient dans l’Iliade à propos de Patrocle une fois de plus, l’âme de Patrocle vient visiter Achille endormi : « Pourquoi, dis-moi, tête chérie (ἠθείη κεφαλή), es-tu donc venu ici112 ? »
74Pour l’esquisser, le φίλος ἑταίρος c’est celui dont les sens viennent compléter ceux de son ami pour rendre la reconnaissance complète. Αὐτός dans la reconnaissance de Patrocle supplée le témoignage de Nestor, qu’il rend aussitôt inutile, et opère un court-circuit dans la délégation coutumière. Mais c’est également celui qui pour ainsi dire compense la mort de son ami, dont l’existence console de l’idée de sa propre mort, dont l’existence répare la perte que sa propre mort occasionne pour ses proches : « Avant ce jour, mon cœur comptait en ma poitrine que je périrais seul, ici, en Troade, loin d’Argos, nourricière de cavales, et que tu reviendrais, toi, en Phtie, afin de ramener mon fils de Scyros sur ta rapide nef noire, et de lui montrer tout, mon domaine, mes serviteurs, ma vaste et haute demeure113 ».
Conclusion
75Ce que nous apprend l’αὐτός homérique sur l’αὐτός platonicien, pour commencer, c’est à coup sûr à ne pas céder à la tentation d’une traduction héritée en droite ligne de l’idéalisme allemand, qui traduit l’âme αὐτὴ καθ᾽ αὑτήν « en elle-même par elle-même », et s’en satisfait. Prenons par exemple : la science ne s’enracine pas dans les sensations, ni directement, ni selon le processus qui implique, en des étapes ultérieures, la mémoire et l’opinion, mais « dans l’acte, quelque nom qu’il porte, par lequel l’âme s’applique seule et directement à l’étude des êtres […] » ou « sous le nom, quel qu’il soit, que porte l’âme quand, ne faisant appel qu’à elle-même, elle a affaire elle-même (αὐτὴ καθ᾽ αὑτήν) aux réalités114 » ; ou bien : l’âme « isolée en elle-même » ou « concentrée en elle-même » (αὐτὴ καθ᾽ αὑτήν)115.
76Reprenons un dernier exemple homérique, la manière, en l’occurrence, dont « Agamemnon reconnaît avoir personnellement (αὐτός) dépouillé Achille, mais <dont> en même temps il impute à Zeus, à Part (Μοῖρα) et à l’Érinye de lui avoir octroyé un sort malheureux en jetant l’aveuglement en lui116 ». On voit bien que ce « personnellement », une fois de plus, signale l’absence d’une médiation, dont la présence renvoie à un contexte polythéiste.
77On en conclura alors des points qui ne sont pas éloignés de ce que nous apprend la grammaire. Chez Homère αὐτός se dit par rapport à un autre, αὐτός se dit par rapport à la délégation d’un autre, αὐτός signifie – et c’est peut-être là le point le plus important – l’exception par rapport à une délégation coutum ière. Il me semble qu’on peut soutenir qu’αὐτός, dans ces emplois où il n’est pas pronom personnel anaphorique, rejoint dans ces usages ce qu’écrit Benveniste à l’article Philos du Vocabulaire des institutions indo-européeennes :
Pour comprendre cette histoire complexe, il faut se rappeler que, chez Homère, tout le vocabulaire des termes moraux est fortement imprégné de valeurs non individuelles, mais relationnelles. Ce que nous prenons pour une terminologie psychologique, affective, morale, indique, en réalité, les relations de l’individu avec les membres de son groupe ; et la liaison étroite de certains de ces termes moraux entre eux est propre à éclairer les significations initiales117.
78Et il faut alors souligner l’exception que constitue une réflexivité que les commentateurs modernes pour leur part ont tendance à considérer comme allant de soi.
Notes de bas de page
1 J. Brunschwig, « La déconstruction du “Connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade majeur », dans M.-L. Desclos (dir.), Réflexions contemporaines sur l’Antiquité classique [Journées Henry Joly 1993], Grenoble, Université Pierre Mendès-France, 1996, p. 61-84 ; cit. p. 68.
2 J.-F. Pradeau, Introduction à l’Alcibiade de Platon, Paris, Flammarion, « GF » 988, 1999, note 121, p. 210-211.
3 Ibid., p. 53 et note 1.
4 ACMAP : En deçà du sujet. Analyses comparées des modes d’action et de présence, groupe de travail fondé en 2006 par Catherine Darbo-Peschanski, Frédérique Ildefonse et Nina Strawczynski.
5 Sur ce point, voir également G. Aubry & F. Ildefonse (éd.), Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008.
6 Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, article αὐτός : « Αὐτός a servi, aux cas autres que le nominatif, de pronom anaphorique ». Voir par exemple Homère, Iliade XXIV 7, XXIV 123.
7 Voir « Notes en marge d’une histoire de la solitude », dans G. Aubry & F. Ildefonse (éd.), op. cit., p. 17-36. Chantraine (toujours à l’article αὐτός) souligne qu’en composition le premier terme αὐτo-exprime essentiellement « l’idée de “par soi-même, à soi seul, de soi-même”, ce sont les emplois les plus fréquents. »
8 Cf. Il. XI 98.
9 Cf. A. Bailly, Dictionnaire grec-français, article αὐτός, I 7 : « αὐτός employé absol. est l’équivalent de μόνος. »
10 Il. III 282.
11 Il. XI 467.
12 Il. XI 470.
13 Αὐτός avec l’article ὁ signifie « le même » (cf. Chantraine, article αὐτός). J’ai assez peu trouvé d’occurrences dans l’Iliade où αὐτός signifiait « le même » : « Atride, moi aussi, certes je voudrais bien être encore le même qu’aux jours où je tuai le divin Éreuthalion » (Ἀτρείδη μάλα μέν τοι ἐγὼν ἐθέλοιμι καὶ αὐτός ὣς ἔμεν ὡς ὅτε δῖον ’Ερευθαλίωνα κατέκταν). Mais les dieux aux hommes n’octroient pas tout à la fois » (Il. IV 318). (Mais αὐτός ne serait-il pas ici traduit deux fois ?)
14 M. Detienne, « Ébauche de la personne dans la Grèce archaïque », dans I. Meyerson (dir.), Problèmes de la personne. Exposés et discussions, Paris/La Haye, Mouton & Co, 1973, p. 42-52 ; p. 45-46, citant Odyssée XI 602.
15 Platon, Lois XII 959b.
16 M. Narcy, « En quête du moi chez Platon », dans G. Aubry & F. Ildefonse (éd.), op. cit., p. 57-70.
17 Platon, Lois XII 959a -959b.
18 Od. XI 600-602.
19 Il. I 1-5.
20 Il. IV 470.
21 Il. III 195-196.
22 Il. VIII 403.
23 Voir Il. XVII 48-50 et 60.
24 Il. IV 531-532.
25 Il. XVIII 198. Liddell-Scott traduit « just as I am ». “Sans armes” se dit d’ordinaire γυμνός, cf. Il. XVII 122.
26 Il. VI 306.
27 Il. I 246-247.
28 Il. XI 525. Voir aussi XI 619-620 et XXIII 577-578.
29 Il. VIII 182-183 (trad. Mazon modifiée).
30 Il. XIII 23-25.
31 Il. III 310-311.
32 Il. VIII 49-52.
33 Il. IX 707-709.
34 Il. V 254-256.
35 Il. XXIII 618-620.
36 Platon, Phédon 65e.
37 Ibid. 65e-66a.
38 Cf. H. Joly, Le renversement platonicien. Logos, episteme, polis, Paris, Vrin, 1994, p. 23-27.
39 Platon, Phédon 66e.
40 Ibid. 66e 8-67a 1.
41 Ibid. 67a 1-67b 2.
42 Ce passage rappelle Phèdre 247c et 250c.
43 C. Darbo-Peschanski, « Deux acteurs pour un acte. Les personnages de l’Iliade et le modèle de l’acte réparti », dans G. Aubry & F. Ildefonse (éd.), op. cit., p. 241-254.
44 Plutarque, Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers, 22, 405A. Pour l’expression αἰτίᾳ θεου, voir La disparition des oracles 9, 414D.
45 Il. XI 366. Pour l’usage du même ἐπιτάρροθος, cf. Il. XVII 338-339, qui répond à XVII 327, et Od. XXIV 182.
46 Il. V 174-178.
47 Il. V 180-191.
48 Od. II 372.
49 Od. XV 531 (trad. Mazon modifiée).
50 C’est bien en ce sens, me semble-t-il, que Lacan qualifie l’inconscient de « sujet dans un sujet » (« La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 437). Michel Foucault a repris cette expression pour qualifier le δαίμων dans le stoïcisme impérial, cf. F. Ildefonse, « Le δαίμων dans le stoïcisme impérial », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, 10, 2012, p. 331-348.
51 Il. XIX 407.
52 Ibid.
53 Il. XXII 427.
54 Il. XXIV 185.
55 Il. VI 314.
56 Il. II 828.
57 Il. V 433.
58 Il. XXIII 733-737.
59 Il. XXIII 491.
60 Il. XXIV 360.
61 Il. XXI 214-215.
62 Il. XIX 420-422.
63 Il. XIII 45.
64 Il. XIII 68-75.
65 Il. XIII 81-82.
66 Il. V 22 ss.
67 Il. V 873-882.
68 Il. VI 337-339.
69 Il. I 137.
70 Il. I 322-325.
71 Me paraissent confirmer cet aspect les usages d’αὐτός dans le cadre d’une répartition, cf. chant XIII, v. 726 ss. et dans les occurrences où on le traduit par « à part », cf. chant XII, v. 104.
72 Il. VIII 398, XXIV 159.
73 Il. XXIV 169.
74 Il. XII 234-236.
75 Il. XI 199-209.
76 Ce que confirment Il. XII 272 et XIII 273. Cf. encore Il. XIII 319, XIV 52 ou XXIV 139-140.
77 Il. VIII 293.
78 Il. VI 258-260.
79 Il. XI 607-616, dont v. 612.
80 Sur ce terme, cf. supra p. 26 et n. 45.
81 Il. XXI 288-292.
82 Il. VIII 219.
83 Il. II 828.
84 Il. III 383.
85 Il. V 51-52.
86 Il. VIII 386.
87 Il. XVII 178.
88 Il. XX 310.
89 Il. VIII 4.
90 Il. XXI 394-398.
91 Il. V 230-231.
92 Il. V 237.
93 On peut distinguer ce passage d’ailleurs de l’emploi d’οἶος qu’on trouve au chant XIII 455-457, où Déiphobe « balance entre deux desseins (διάνδιχα μερμήριξεν) : s’assurer un camarade parmi les Troyens magnanimes, et pour cela d’abord battre en retraite, ou tenter sa chance tout seul (καὶ οἶος) ».
94 Il. XXIV 189-191.
95 Il. XXIV 194-199.
96 Il. XXIV 218-227.
97 Il. XXIV 308-313.
98 Il. XXIV 391 (trad. Mazon modifiée).
99 Il. XXII 438-439.
100 Ibid.
101 Il. XXIV 560-564.
102 Il. XI 648-654.
103 Il. XII 357.
104 Il. XII 362.
105 Il. XII 409-412.
106 Il. X 220-226.
107 Il. XIX 315.
108 Il. XIX 321-337 ss.
109 Il. XIX 287-300.
110 Il. XVIII 79.
111 Magna Moralia II 15, 1213 a 14-26.
112 Il. XXIII 94. En Il. XXIII 136, Achille soutient la tête de Patrocle mort. Sur la tête, voir notamment J.-P. Vernant, « Corps obscur, corps éclatant », dans Ch. Malamoud & J.-P. Vernant, Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986, p. 24. On remarquera le passage de l’Iliade XI 616 qui, mettant en jeu l’acquiescement qu’apporte Patrocle à Achille, n’est pas formulé, comme c’est le cas le plus fréquent, sous la forme d’une négation redoublée : « Il dit ; Patrocle obéit à son compagnon. » (῝Ως φάτο, Πάτροκλος δὲ φίλῳ ἐπεπείθεθ᾽ ἑταίρῳ), où la formulation d’assentiment, d’ailleurs, n’est pas négative. Sur la récurrence de cette formulation négative, voir C. Darbo-Peschanski, « Deux acteurs pour un acte », art. cit., p. 241.
113 Il. XIX 328-333 (πρὶν μὲν γάρ μοι θυμὸς ἐνὶ στήθεσσιν ἐώλπει οἶον ἐμὲ φθίσεσθαι ἀπ᾽ ῎Αργεος ἱπποβότοιο αὐτου ἐνὶ Τροίῃ, σὲ δέ τε Φθίην δὲ νέεσθαι, ὡς ἄν μοι τὸν παῖδα θοῇ ἐνὶ νηὶ μελαίνῃ Σκυρόθεν ἐξαγάγοις καί οἱ δείξειας ἕκαστα κτῆσιν ἐμὴν δμῶάς τε καὶ ὐψερεφὲς μέγα δῶμα). En Il. XXIII 126 il est question de l’emplacement du « tombeau commun » qu’Achille médite pour Patrocle et lui-même. En XXIII 236 ss., Achille fait recueillir les os de Patrocle sur son bûcher et les fait placer dans une urne d’or avec double couche de graisse, « en attendant le jour où je m’enfoncerai moi-même dans l’Hadès (εἰς ὅ κεν αὐτὸς ἐγὼν ῎Αϊδι κεύθωμαι) ».
114 Platon, Théétète, 187a 3-6. Je donne successivement la traduction Diès et la traduction Narcy.
115 Platon, Phédon 81b 9. Je donne successivement la traduction Robin et la traduction Dixsaut.
116 C. Darbo-Peschanski, L’historia. Commencements grecs, Paris, Gallimard, 2007, p. 320. Il s’agit du passage en Iliade XIX 86-89.
117 É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 1. Économie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969, p. 340.
Auteur
CNRS UPR 76
Ancienne élève de l’École normale Supérieure de Sèvres, est directrice de recherche au CNRS, au Centre Jean-Pépin (UPR 76, Villejuif). Elle est également membre associée d’ANHIMA (Centre Louis-Gernet). Après avoir travaillé sur logique et grammaire dans l’Antiquité grecque, elle poursuit actuellement, entre philosophie et anthropologie, une histoire des problématisations de l’intérieur dans l’Antiquité. Principaux ouvrages : La naissance de la grammaire dans l’Antiquité grecque (Paris, Vrin, 1997) ; traduction du Protagoras de Platon (Paris, Flammarion, GF, 1997), des Dialogues Pythiques de Plutarque (Paris, Flammarion, GF, 2006), et, avec J. Lallot, des Catégories d’Aristote (Paris, Le Seuil, 2002). Elle a récemment coédité avec Gwenaëlle Aubry un collectif sur Le moi et l’intériorité (Paris, Vrin, 2008) et publié un essai intitulé Il y a des dieux (Paris, PUF, 2012).
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