J.-F. Lyotard et J. Baudrillard : il n’est pas de « région » aliénée…
p. 291-309
Texte intégral
C’est ainsi que je n’ai pas voulu ou pas pu mener au moyen de la critique, et jusqu’à un terme “théorique”, ce qui n’était d’abord qu’une sourde et désagréable insinuation, le soupçon que notre marxisme radical n’était pas la langue universelle.
Jean-François Lyotard1
1C’est dans le cadre d’une interrogation des pensées contemporaines qui s’élaborent sur la base d’une critique de l’ancrage du discours philosophique dans une caractérisation de la nature humaine, que prend place la critique par Baudrillard et Lyotard de ce qu’ils tiennent dans le marxisme pour une perspective anthropologique ou un naturalisme2. Pourtant, l’accusation d’anthropologisme qu’ ils formulent n’ implique pas dans la tradition qu’ ils visent exactement une théorie de la nature humaine. Il ne sera pas question directement d’une détermination de la nature humaine en un sens classique. Baudrillard et Lyotard visent davantage un analogon de la détermination anthropologique, dont nous verrons qu’il équivaut pour eux à l’affirmation d’une région non aliénée. Le naturalisme qu’ils prennent pour cible est d’abord un régionalisme.
2On pourrait s’étonner de l’objet de cette critique, qui est Marx ou du moins un certain Marx et une tradition marxiste, c’est-à-dire une tradition tenue pour critique à l’égard des présupposés anthropologiques, en ce qu’elle place l’être générique de l’homme dans la production historique de son monde à partir de la production des conditions matérielles de celui-ci, ce qui semble d’abord contredire, le concernant, l’existence d’une nature. On verra que Baudrillard et Lyotard travaillent le caractère paradoxal de cette tradition qui, en déconstruisant l’idée d’une essence fixe de l’homme – lequel produit plutôt historiquement ses déterminations – s’appuie sur un concept d’aliénation qui doit donner un contenu fixe à cet être générique comme critère d’évaluation du devenir autre3. L’idée de Lyotard est celle-ci que la critique du fondement anthropologique n’est jamais assurée de ne pas être elle-même discours sur la nature humaine. Il met alors en question la partition claire entre ceux qui fondent le discours dans une nature humaine et ceux qui refusent ce fondement, comme si un discours anthropologique pouvait toujours être débusqué derrière la mise en cause d’un tel discours. C’est ce que fait Baudrillard pour Marx. C’est ce que fait Lyotard pour Marx et Baudrillard.
3Plus précisément, Lyotard fait dépendre l’énoncé de présupposés anthropologiques du statut critique de l’analyse marxiste. Il lie en réalité la question de la perspective anthropologique et celle du statut du discours philosophique, se demandant ainsi si le discours peut ne pas être un discours de la nature humaine quand il est critique. Sa thèse est que la critique est un discours de l’aliénation et donc une forme de discours sur la nature humaine. Ce discours critique est immédiatement compris comme analyse critique de l’aliénation. Le concept impliquerait pour Baudrillard et Lyotard (pour des raisons différentes et dans des lieux différents), comme présupposé, l’existence d’une nature humaine. Mais Lyotard a la particularité d’associer deux questions, celle du statut du discours critique et celle des présupposés anthropologiques du discours de l’aliénation : « Il n’y a pas d’aliénation du moment qu’on échappe à la relation critique4 ». Ce débat présente l’intérêt d’exposer une critique du discours anthropologique qui n’est pas exactement une critique de l’idée de nature humaine, mais une critique d’un type de discours, le discours critique. L’anthropologie visée est une anthropologie sans présupposé anthropologique au sens strict, ou une anthropologie qui tient moins au contenu du discours qu’à son statut, ce qui montre que le discours anthropologique en philosophie est plus général qu’on ne le croit. L’idée de présupposé anthropologique est ainsi singulièrement élargie et il faudrait se demander si cela ne dissout pas la consistance de la notion.
4Le problème est alors de savoir si l’analyse de Lyotard est justiciable des mêmes griefs que ceux qu’il adresse au marxisme puis à Baudrillard, dans la mesure où il opère lui-même une critique, celle du discours critique de l’aliénation. N’entre-t-il pas dans le cercle que lui-même met en évidence, autrement dit, n’y a-t-il pas aussi un présupposé anthropologique au discours de l’économie libidinale ? Est-il vraiment possible de sortir de ce cercle pour tenir un autre discours qui ne soit pas celui de la critique, un discours sans aucun présupposé anthropologique au sens défini par Lyotard et Baudrillard ? Il donnera un nom à cette nouvelle façon de penser, voie par laquelle il s’est séparé du marxisme à la fin des années 1960 sans mener une critique du marxisme – la dérive : « une autre manière de penser, comme en mer le nageur incapable de riposter au courant fait confiance à la dérive pour trouver un autre bord5 ». Mais, Lyotard ne procède-t-il pas à une critique des critiques, suivant lui aussi un critère de vérité ? En effet, s’il dit renoncer à dire le vrai et fait profession de renoncer à la critique, à la théorie, au savoir, le dispositif d’Économie libidinale a un objet avoué, « valoriser une certaine sorte de dispositif libidinal ». Or, Lyotard nous semble pourtant présenter – malgré lui ? à son insu ? – cette valorisation comme un discours de vérité : « nous affirmons sa valeur exclusive : or la valeur exclusive s’appelle vérité6 ».
5Il faut d’abord revenir sur les raisons de cette fuite hors de la critique. Dans Économie libidinale, Lyotard présente son dialogue avec Marx comme ne relevant pas de la critique. Il ne s’agira ni de critiquer Marx ni de le corriger ni d’en dégager la vérité, comme font les althussériens. Pourquoi refuse-t-il d’inscrire ce débat au registre de la critique du marxisme ? Ce serait faire, dit-il, la théorie de sa théorie et ainsi « se maintenir dans le champ de la chose critiquée ». Critiquer Marx reviendrait à déterminer ce qu’il a oublié, ou ce dont il n’a pas réussi à se détacher. Celui qui formule ce genre de critiques se positionne dans un rapport de dépassement par rapport à son objet : lui, il aurait réparé ces oublis, il aurait rompu avec ces attachements contestables, etc. Autrement dit, le critique se présente comme sorti de l’aliénation dans laquelle son objet était pris. Lui, il occuperait la position du sujet théorique non aliéné. C’est croire à un partage entre la bonne forme du désir et ses versions perverties, entre le vrai et ses déformations ; or, soutient-il, il n’y a aucun pays de la vérité, aucune région non aliénée que pourrait habiter le critique. À la fois son discours est tout aussi aliéné et le discours de ceux qu’il critique possède une positivité. S’y jouent des intensités. Se pose alors la question de la possibilité de cet autre discours, non-critique, non-théorique, mais critique quand même. Lyotard échappe-t-il au discours de vérité7 ?
6Mais Lyotard va plus positivement viser (critiquer ?) chez Marx cette structure qui est pour lui le schéma de la pensée critique, celui de la critique de l’aliénation : « Ce n’est pas hégélien parce que c’est critique, la critique consistant à retourner la réalité, à la prendre pour expression elle-même inversée, tandis que dans Hegel le concept et son expression (la réalité) sont dans un rapport d’identité8 ». C’est cette structure dont il va montrer qu’elle possède des présupposés anthropologiques qu’il faut refuser. Le dialogue critique-non-critique de Lyotard avec Marx passe par une étape essentielle, une discussion avec Baudrillard, qui part de leur proximité pour exposer leur profonde divergence. Pour le comprendre, il faut présenter cette intimité ou en quoi le travail de Baudrillard rejoint les objections de Lyotard à l’encontre de la critique de l’aliénation. Au début des années 1970, Baudrillard a tenté une critique de l’analyse critique, marxiste en particulier, en raison de l’« anthropologie rationaliste » que celle-ci présupposerait. Il lui oppose une théorie critique de la valeur comprise comme théorie de l’échange symbolique. Cette théorie serait la condition d’une anthropologie vraiment « révolutionnaire9 » que l’analyse marxiste n’aurait qu’esquissée. Baudrillard entreprend de traquer toutes les résurgences du discours de l’économie politique au sein du discours révolutionnaire. Son idée est qu’existe au fond chez ce dernier un « consensus anthropologique avec les options du rationalisme occidental10 ».
7Baudrillard vise d’une façon générale le concept de fétichisme. La métaphore fétichiste enfermerait l’analyse marxiste dans le « piège subtil d’une anthropologie rationaliste11 ». L’idée de « fétichisme de la marchandise » engagerait celle d’une conscience troublée prise dans le culte de la valeur d’échange, ce qui n’irait pas sans présupposer la possibilité d’une conscience non aliénée. Le fétichisme impliquerait l’existence d’une essence aliénée, donc l’existence d’une essence de l’homme, idée métaphysique pour Baudrillard, qui va alors parler dans le marxisme à la fois de « fétichisme de la valeur d’usage12 », de « fétichisme du travail et de la productivité13 », mais aussi plus largement de « fétichisme du signifiant14 », chacun de ces modes impliquant la même anthropologie rationaliste.
8Il s’attaque aussi prioritairement à la notion de valeur d’usage et à la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, proposant une critique radicale de la notion de valeur d’usage telle que s’en servent les marxistes qui, à la faveur de « l’illusion anthropologique15 », supposent l’existence d’un rapport simple et transparent de l’homme à un objet utile. L’idée de valeur d’usage impliquerait celle d’une valeur concrète de la marchandise, d’un rapport direct d’utilité, l’existence d’un rapport final objectif de destination propre, l’existence d’une relation idéale, quoique compromise ou perdue, de l’homme au monde par l’intermédiaire de ses besoins, la possibilité d’un rapport simple et transparent à soi et au monde incarné par le besoin, l’ustensilité. Les besoins, soustraits au mouvement de l’histoire, auraient le privilège de posséder une forme pure : « celle de l’utilité pour les objets, celle de l’appropriation utile des objets par l’homme dans le besoin16 ». C’est de la part des marxistes instituer « une anthropologie idéaliste17 », car leur notion de valeur d’usage
se fonde dans l’anthropologie, dans l’évidence d’une naturalité, dans une référence originelle indépassable. C’est là la véritable « théologie » de la valeur, dans l’ordre des finalités – dans le rapport « idéal » d’équivalence, d’« harmonie », d’économie et d’équilibre qu’implique le concept d’utilité, et cela à tous les niveaux, entre l’homme et la nature, entre l’homme et les objets, entre l’homme et son corps, entre lui et les autres. C’est là que la valeur prend une évidence absolue et devient « la chose la plus simple »18.
9 Au contraire, Baudrillard défend l’idée que la valeur d’usage ou l’utilité ou le système des besoins sont aussi un rapport social, une abstraction, qu’il n’y a rien de clair ou de naturel dans la transformation de la nature selon ses besoins et que valeur d’usage et besoins sont des effets de la valeur d’échange et non des réalités autonomes. La valeur d’usage ne représente donc aucun ailleurs objectif et concret à l’égard de la valeur d’échange. Elle en constitue plutôt l’alibi, ou la « caution naturaliste19 », la caution universelle et intemporelle pour le système de la valeur d’échange, alors qu’elle n’en est que la forme naturalisée. Marx reconduirait ce qu’il a lui-même critiqué, les robinsonnades des économistes bourgeois, en opposant valeur marchande mystifiée et rapport transparent aux besoins :
[…] la valeur d’usage est donnée foncièrement pour l’instance devant laquelle tous les hommes sont égaux. Les besoins, à la différence des moyens de les satisfaire, seraient la chose au monde la mieux partagée. Les hommes ne sont pas égaux au regard des biens pris comme valeur d’échange, mais ils seraient égaux au regard des biens pris comme valeur d’usage20.
10En ne soumettant pas radicalement la valeur d’usage à cette logique de l’équivalence, en maintenant la valeur d’usage dans l’« incomparable », l’analyse marxiste a contribué à la mythologie (véritable « mystique » rationaliste) qui fait passer la relation de l’individu aux objets conçus comme valeur d’usage pour une relation concrète et objective, « naturelle » en somme, entre le besoin propre de l’homme et la fonction propre de l’objet – à l’inverse de la relation « aliénée », réifiée, abstraite, qu’il aurait aux produits comme valeur d’échange : il y aurait ici, dans l’usage, comme une sphère concrète de la relation privée, par opposition à la sphère sociale et abstraite du marché21.
11C’est pourquoi s’impose une critique radicale et systématique de la valeur d’usage pour dégager l’anthropologie idéaliste sur laquelle elle repose. Baudrillard prend un exemple particulier pour illustrer cette conviction, dans Pour une critique de l’économie politique du signe, qu’il reprend dans À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social. Au début des années 1970 aux États-Unis, un groupe occupe et neutralise par surprise un grand magasin et enjoint la foule grâce à des haut-parleurs à se servir librement dans les rayons. Or, que se passe-t-il ? Au lieu de prendre tout ce qu’il était possible de prendre, les gens ne savent pas quoi prendre ou se saisissent d’objets mineurs, ceux qu’ils auraient pu voler simplement en temps habituel. Pour Baudrillard, les organisateurs de cette opération étaient victimes de cette illusion : en neutralisant la valeur d’échange, ils pensaient revenir au rapport transparent de la valeur d’usage, restituer le rapport direct et naturel aux besoins, et démystifier les consciences. L’échec de cette opération ne doit pas alors être interprétée comme le signe, chez les clients du grand magasin, d’une intériorisation profonde de la loi de la valeur d’échange, dans le sens du caractère trop révolutionnaire de l’action et avec pour horizon l’espoir d’une prise de conscience progressive de leur aliénation. Il signifie plutôt qu’une fois la valeur d’échange neutralisée, la valeur d’usage perd aussi sa consistance :
[…] la réaction « négative » des « usagers »« libérés » ne vient peut-être pas de leur soumission au système de la valeur d’échange, mais de leur résistance à la valeur d’usage dans la mesure où celle-ci n’est au fond qu’une ruse de la valeur d’échange. En refusant de jouer le jeu de la valeur d’usage, tout se passe comme si les gens flairaient cette mystification plus subtile encore22.
12Baudrillard critique ensuite l’usage dans le marxisme de la notion de production. Le miroir de la production est en grande partie consacré à cela. Il vise la critique du système de production capitaliste dans le marxisme, disant que celle-ci est conduite au nom de l’idée d’une productivité authentique et radicale. Si la loi de la valeur est à subvertir, ce serait au nom et au profit d’une hyperproductivité désaliénée, où se jouerait une libre objectivation des forces propres à l’homme. Il y a là, pour Baudrillard, un idéalisme dialectique des forces productives, qui parle d’un « romantisme de la productivité », d’un fantasme du travail productif non aliéné ou libéré, qu’il nomme « postulat anthropologique ». Le partage entre division technique et division sociale du travail repose alors sur le présupposé d’une productivité concrète non aliénée. Au contraire, pour Baudrillard, il faut critiquer aussi ce discours des qualités génériques de l’homme, celui de la double potentialité – besoin, travail. Autrement dit, il faut conduire la critique du principe de la production ou de la production comme forme et non s’arrêter à celle du mode de production, car ces référents anthropologiques seraient le résultat d’une opération de naturalisation (naturalisation qui code le désir en termes de finalité, production). Pour Baudrillard, il ne s’agit plus de cesser de ne plus être soi-même mais de chercher à se produire soi-même, ou à devenir pour soi son propre signifié. Il en découle un déplacement du politique : le projet révolutionnaire n’est plus pour lui de subvertir la situation d’exploitation ou de mettre en cause le mode de production, mais de refuser la production comme axiomatique des rapports sociaux, le travail comme principe de réalité : « Si la lutte des classes a un sens, […] ce n’est pas se nier en tant que privé des moyens de production, […] c’est se nier en tant qu’assigné à la production et à l’économie politique23 ». Baudrillard vise ainsi la recherche d’un au-delà de la valeur24.
13Enfin, il analyse le recours aux notions d’utilité et de besoin comme témoins d’une pensée politique référentialiste, qui a pour ultime référent la Nature, en charge de toute la Réalité25. Ce référentialisme a comme coût le dédoublement de la nature en deux : la bonne nature, dominée et rationalisée, référent pour la culture, et la mauvaise nature, hostile, polluée, la nature à vaincre. Baudrillard voit dans le marxisme une résurgence de la philosophie morale des Lumières : celui-ci
n’a que partiellement disloqué le mythe de la Nature et l’anthropologie idéaliste qu’il supporte. Marx a bien « dénaturalisé » la propriété privée, les mécanismes de la concurrence et du marché, le procès du travail et du capital, mais il n’a pas remis en cause le postulat naturaliste de :
la finalité utile des produits en fonction des besoins ;
la finalité utile de la nature en fonction de sa transformation par le travail26.
14Partout, il va traquer les avatars de virtualité positive à libérer, le thème de la nature à libérer et au premier chef dans la lecture freudo-marxiste de l’inconscient comme référence et richesse à libérer de la répression. C’est pourquoi Baudrillard dégage la structure commune que partagent à ses yeux l’économie politique et le procès de signification, ce qui le conduit à parler d’une économie politique du signe, laquelle est adossée à une coupure entre le signifié et son hypostase, un référent réel. Il refuse cette psychologie classique sur laquelle repose l’édifice sémiologique et qui croit à la lisibilité du signe, en raison de la motivation référentielle. Il voit dans la notion de dénotation ressurgir le mythe de l’objectivité et offrir au langage une caution naturaliste27. L’opération serait la même qu’il s’agisse de l’utilité (valeur d’usage) ou de la littérarité, de la dénotation. L’illusion serait de croire à une nature, à un réel positif évident, là où on est déjà en présence d’un code :
C’est ici qu’apparaît l ’homologie entre la logique de la signification et celle de l’économie politique. Cette dernière joue de la référence aux besoins et de l’actualisation de la valeur d’usage comme d’un horizon anthropologique, sans qu’ils interviennent au fond dans son fonctionnement et sa structure propre. De même, le référent est maintenu à l’extérieur de la compréhension du signe : celui-ci y fait allusion, mais son organisation interne l’exclut. En fait, nous avons vu que le système des besoins et de la valeur d’usage est tout entier impliqué dans la forme de l’économie politique comme son achèvement. Ainsi en est-il du référent, de cette « substance de réalité » tout entière impliquée dans la logique du signe. Dans les deux champs respectifs, les deux formes dominantes […] se donnent une raison référentielle, un contenu, un alibi, et significativement, ici et là, l’articulation se fait sous le même signe métaphysique du besoin ou de la motivation28.
15L’ensemble du propos de Baudrillard est adossé à une critique du concept d’aliénation. Est visé, dans l’analyse critique, le présupposé, ou « postulat anthropologique », d’une réalité de référence, autonome, analogue au signifié, en particulier la valeur d’usage, et qui aurait eu pour destin l’abstraction et la déformation (la valeur d’échange), situation qu’il faudrait maintenant retourner. Baudrillard interprète comme geste métaphysique cette postulation d’un sujet de la conscience qui pourrait ensuite être aliéné à des contenus. Cette conscience aliénée est une conscience qu’on pense comme son propre contenu idéal29, raison pour laquelle il déclare inutilisable le concept d’aliénation. À l’ombre des majorités silencieuses reprendra, d’une part, cette critique de la notion critique d’aliénation, la référant à la déconstruction du concept de mystification. Pour que les masses soient mystifiées, égarées ou aliénées, il faut postuler chez elles une aspiration spontanée aux lumières de la raison naturelle et un désir de sens, aspiration détournée ; il faut donc les ordonner à l’impératif de production de sens, postulat que Baudrillard refuse. Il y ajoute, d’autre part, un argument tenant au destin postmoderne du social : les masses seraient devenues neutres, atones ; sur elles, le sens ne peut que glisser, d’où l’impossibilité d’une aliénation de la masse. Devenues essentiellement silencieuses, lieu d’absorption et d’implosion, elles ne sont plus des sujets que pourrait animer une dialectique :
n’étant plus sujet, elles ne peuvent plus être aliénées – ni dans leur propre langage (elles n’en ont pas), ni dans aucun autre qui prétendrait parler pour elles. Fin des espérances révolutionnaires. Car celles-ci ont toujours spéculé sur la possibilité pour les masses, comme pour la classe prolétarienne, de se nier en tant que telles30.
16L’idéologie ne tient pas alors à la projection d’une conscience aliénée dans des superstructures, mais à la généralisation du code, qui fait qu’il n’y a pas de dehors du code qui pourrait être perverti et qu’il n’y a aucun rapport social transparent. C’est pourquoi est refusée en particulier la disjonction entre exploitation et aliénation, entre une exploitation de la force de travail et une aliénation par les signes, refus motivé par l’absence d’extériorité sociale au système de la valeur et de la signification :
Comme si la marchandise, le système de la production matérielle ne « signifiait » pas ! Comme si les signes et la culture n’étaient pas immédiatement production sociale abstraite au niveau du code et des modèles, système d’échange de valeur généralisé31 !
17Alors l’ébranlement de la valeur ne peut plus avoir le sens d’une libération, mais prend la forme d’un usage excessif de ce système, de son passage à la limite, dans la consommation excessive et immaîtrisable des masses. Dans À l’ombre des majorités silencieuses, est pris l’exemple de l’escalade de la consommation médicale :
Aliénées les masses, dans la médecine ? Pas du tout : elles sont en train de ruiner son institution, de faire exploser la Sécurité Sociale, de mettre le social lui-même en danger en en exigeant toujours plus, comme d ’une marchandise32
18Bien plus qu’une inopérativité théorique, la notion d’aliénation représente pour Baudrillard un danger, celui pour l’analyse critique de cautionner à son insu la logique du capital. Il l’affirmait déjà dans Le miroir de la production :
[…] le marxisme en ceci aide à la ruse du capital, qu’il persuade les hommes qu’ils sont aliénés par la vente de leur force de travail, censurant ainsi l’hypothèse bien plus radicale qu’ils pourraient l’être en tant que force de travail, en tant que force « inaliénable » de créer de la valeur par le travail33.
19Il reprend cette idée à partir d’un exemple dans À l’ombre des majorités silencieuses : la nuit où Klaus Croissant a été extradé, était retransmis à la télévision un match de football au cours duquel l’équipe de France jouait sa qualification pour la coupe du monde. Soit quelques centaines de manifestants devant la prison de la Santé à Paris et vingt millions de téléspectateurs. Indignation des esprits éclairés devant l’indifférence populaire à l’égard de cette tragédie qui se joue. Conviction chez eux que la majorité silencieuse est mystifiée par le football, manipulée par le pouvoir, rendue apathique par son aliénation. Or, pour Baudrillard, cette analyse est non seulement fausse mais dangereuse : le pouvoir, dit-il, a intérêt à ce discours de la mystification, et même à l’accusation de manipulation et d’abrutissement des masses, car
cela le conforte dans son illusion d’être le pouvoir, et détourne du fait bien plus dangereux que cette indifférence des masses est leur vraie, leur seule pratique, qu’il n’y en a pas d’autre idéale à imaginer, qu’il n’y a rien à déplorer, mais tout à analyser là-dedans comme fait brut de rétorsion collective et de refus de participer aux idéaux pourtant lumineux qu’on leur propose34.
20Ainsi le pouvoir ne se fait pas reconnaître comme « simulacre vide et effet solitaire de perspective35 ».
21On peut se dire que la présente utilisation du concept d’aliénation rend mal la subtilité de la notion chez nombre de critiques. Qu’entend Baudrillard précisément par aliénation ? Quelque chose de très classique. L’aliénation à ses yeux implique l’existence d’une essence de l’homme qui constitue son identité et qui fait de celui-ci un sujet total. Cette identité complète est perdue, pour l’homme dépossédé de la société capitaliste qui vit une existence divisée. Elle est à retrouver ou à reconquérir. Le concept supposerait un homme devenu étranger à lui-même et pouvant redevenir ce qu’il est au fond réellement. À cette idée de dépossession Baudrillard oppose d’abord une forme de performativité, à la fois une production de soi par soi qui implique l’entière présence de l’homme à lui-même à tout moment et la perte de soi dans des activités :
Contrairement à l’analyse marxiste qui pose l’homme comme dépossédé, comme aliéné, et le rapporte à un homme total, à un Autre total, qui en est la Raison future (utopique, celle-ci, au mauvais sens du terme), qui assigne l’homme à un projet de totalisation, l’utopie, elle, ne connaît pas le concept d’aliénation : elle pense que tout homme, toute société est tout entière déjà là, à chaque moment social, dans son exigence symbolique. […] C’est là où le marxisme reste profondément une philosophie, par tout ce qui demeure en lui, même au stade « scientifique », d’une visée « d’aliénation », c’est toujours une essence totale, qui hante une existence divisée. Or, cette métaphysique de la totalité ne s’oppose pas du tout à la réalité actuelle de la division, elle fait système avec elle. La perspective pour le sujet, au terme de l’histoire, de retrouver sa transparence, ou sa « valeur d’usage » totale, est tout aussi religieuse que la réintégration des essences. L’« aliénation », c’est encore l’imaginaire du sujet, fût-il le sujet de l ’histoire. Le sujet n’a pas à redevenir un homme total, il n’a pas à se retrouver, il a aujourd’hui à se perdre. La totalisation du sujet, c’est encore le fin du fin de l’économie politique de la conscience, scellée par l’identité du sujet comme l’économie politique l’est par le principe d’équivalence. C’est cela qui doit être aboli, au lieu de bercer les hommes du fantasme de leur identité perdue, de leur autonomie future. […] Quelle absurdité de prétendre que les hommes sont « autres », et de chercher à les convaincre que leur plus cher désir est de redevenir « eux-mêmes » ! Chaque homme est là tout entier à chaque instant36.
22Pourtant, Baudrillard n’en reste pas à cette critique de l’analyse critique et du concept critique d’aliénation. Celle-ci se trouve chez lui assortie de la détermination positive de ce qui échappe à la critique marxiste et qu’il faut promouvoir. Partant du travail, donc de la sphère de la valeur, Marx se serait placé dans l’impossibilité de penser la richesse proprement symbolique. C’est que celle-ci, pour constituer une perte de finalité, une ambivalence fondamentale, contredit la loi de la valeur. Baudrillard définit le symbolique37, s’inspirant des travaux de Mauss et de Bataille, comme une mise en jeu et une libre dépense. Il implique la perte sèche, la réciprocité de l’échange et l’ambivalence :
Le rapport social symbolique, c’est le cycle ininterrompu du donner et du rendre, qui va, dans l’échange primitif, jusqu’à la consumation des « surplus » et l’antiproduction délibérée lorsque l’accumulation […] risque de briser la réciprocité et de faire surgir du pouvoir38.
23Il n’y a ici à l’horizon aucune production de valeur. C’est pourquoi le système de l’économie politique, dont le principe est au contraire l’appropriation, et l’inconditionnalité de la loi de la valeur (pas de dépense, de don, de perte), rompt inévitablement avec l’échange symbolique. C’est dans cette rupture ou dans cette réduction du symbolique au sémiologique (à l’économie politique du signe) que Baudrillard situe le processus idéologique, si bien que sortir du système de la valeur d’échange est à entendre non comme la restitution de la valeur d’usage mais comme le retour de l’échange symbolique39. C’est pourquoi le symbolique est présenté comme « l’abolition de cet imaginaire de l’économie politique40 ». Baudrillard nomme donc un oubli de la critique marxiste et en propose une explication : ces concepts critiques ont été constitués dans l’universel et ont perdu alors leur caractère analytique pour prendre une tournure religieuse. L’analyse critique marxiste serait devenue impérialiste en projetant sur toute société notre code, les schèmes historique, dialectique et productif. Cet ethnocentrisme conduit à voir dans les sociétés primitives, à la faveur aussi d’un structuralisme rétroactif, des rapports de production. C’est pourquoi Baudrillard parle d’une géométrie euclidienne de l’histoire forgée par la critique matérialiste. Or, « il n’y a pas de mode de production ni de production dans les sociétés primitives, il n’y a pas de dialectique dans les sociétés primitives, il n’y a pas d’inconscient dans les sociétés primitives. Tout ceci n’analyse que nos sociétés régies par l’économie politique41 ». Autrement dit, il y a d’autres types d’organisation que l’économique et des sociétés irréductibles à la production. Il est intéressant que Baudrillard affirme que c’est chez Marx « l’anthropologie économique42 » qui l’empêche de comprendre les sociétés sans histoire, écriture et rapport de production. Il est remarquable encore qu’il associe, chez Marx, l’incompréhension des sociétés antérieures à l’absence de radicalité complète de la critique, donc à un inanalysé dans le marxisme que représente l’anthropologie rationaliste : « Il est vrai que l’aveuglement sur les sociétés primitives est nécessairement lié à une défaillance dans la critique radicale de l’économie politique43 ». Ce reste inanalysé présente en outre un risque à ses yeux, puisqu’il affirme que la disparition de l’échange symbolique au profit du seul échange marchand nourrit par soi-même les rapports de pouvoir et d’exploitation44. Autrement dit, « c’est dans la mesure où cette critique n’est pas radicale qu’elle est amenée malgré elle à reproduire les racines du système de l’économie politique45 ».
24Cette critique de l’insuffisance de la critique marxiste aboutit donc à un discours de la vérité, puisqu’elle détermine les oublis à réparer et les vraies et bonnes distinctions. Ainsi, est affirmée que la vraie distinction ne passe pas entre travail concret et travail abstrait, mais entre échange symbolique et travail. Baudrillard est alors conduit à définir une fausse aliénation et une vraie aliénation. Le travailleur libre n’est pas aliéné en tant qu’il vend sa force de travail mais en tant qu’il en est le propriétaire46. Il détermine à nouveau une terre de la vérité, le lieu de l’échange symbolique, par rapport à laquelle le reste est région aliénée, dégradée.
25On devine l’objection que Lyotard va adresser à ce discours critique de l’analyse critique. Mais cette prise de distance a pour préalable un fonds commun, celui de la critique du concept d’aliénation tel qu’il opère dans le marxisme.
26En 1974, Lyotard va déployer à sa manière dans Économie libidinale une exégèse des présupposés anthropologiques du marxisme analogue à celle qu’on trouve chez Baudrillard. Il pointe dans l’héritage marxiste ce qu’il nomme non pas une erreur mais une fantaisie, celle d’une région non aliénée, qui tient à l’hypothèse d’un état heureux du corps qui travaille, bonheur issu de l’unité de soi. Serait présupposée la possibilité de « régions » où le corps de l’homme vivrait dans un état réconcilié47. Ce corps accompli, qui est à la fois le « corps de référence48 » et l’horizon de l’action révolutionnaire, serait toujours impliqué par cette pensée qui évalue la souffrance présente à l’aune d’un autre état du corps et du travail. Mais Lyotard précise la nature de ce référent. C’est ce qu’il appelle chez Marx « le corps (in) organique », en partant en particulier d’un extrait des Grundrisse49. Ce corps désigne l’articulation adéquate, transparente, immédiate et naturelle entre l’homme et son environnement social et naturel. Le rapport total harmonieux est exempt de relations de domination et voit chacune de ses parties trouver accomplissement et satisfaction avec l’aide des autres :
Les trois instances, corps propre, corps social, corps de la terre, sont articulées ensemble comme autant de pièces d’une unique machinerie, qui est la nature. C’est au sein de cette nature que la « production » s’effectue, ou plutôt, cette « production » est la nature se reproduisant50.
27 Ce corps total fait figure de paradis et d’horizon. Lyotard dément que le Marx de la maturité se soit détourné de ce présupposé : « le regard vers l’immédiateté et la référence à une coexistence signifiante sans aliénation disparaissent. Il n’en est rien, ils sont seulement déplacés51 ». C’est le mérite du texte de 1969 d’avoir montré que l’aliénation comme schème ne disparaît pas dans la pensée marxiste de la maturité, contre l’idée althussérienne qu’il s’agit d’un concept prémarxiste sans valeur théorique52. Ce corps devient alors le fondement de la critique de l’économie politique et oriente tout le projet politique. Émerge en effet un thème de la naturalité perdue, du corps scindé, scission qu’il faut à la fois expliquer et à laquelle il faut remédier. La critique vise alors l’occultation de ce Corps : « La critique de l’économie politique est donc instanciée sur le corps (in) organique ; c’est lui, le beau corps de la génitalité réconciliée, qui permet de caractériser et de rejeter le capitalisme et le salariat comme relevant de la prostitution53 ». Lyotard interprète l’idée de ce Corps de référence non comme simple idée directrice, idée régulatrice, mais comme présupposé anthropologique à part entière :
On ne saurait dire qu’invoquer l’antidote d’une société non scindée ne soit qu’une facilité d’exposition chez Marx, elle commande sa méthodologie (impossible, mais c’est une autre affaire), et elle commande sa politique, qui est très explicitement, et constamment, d’abolir la scission et d’établir le grand corps plein commun de la reproduction naturelle, le communisme54.
28Comme Baudrillard exhumait dans le marxisme un fétichisme de la valeur d’usage ou de la production, Lyotard vise les présupposés de la notion de force de travail, en particulier ce qu’implique d’idée d’une dénaturation de cette force. Tout comme le corps (in) organique constitue l’ancrage dans une extériorité pour l’approche philosophique chez Marx, de même la notion de force signifie un tel ancrage pour sa critique économique : ces notions « prennent nourriture dans la passion d’un ailleurs, d’un corps organique caché sous le corps abstrait du capital, d’une puissance logée au-dessous ou au-dehors des rapports de pouvoir55 ».
29Au contraire, pour Lyotard, la valeur d’usage de la force de travail n’est en rien extérieure au système de l’échange. Le clivage relève d’une pensée représentative, d’une théâtralité propre à la pensée classique. Mais nous intéresse plus spécifiquement le fait que Lyotard ancre cette archéologie du marxisme dans une interrogation sur le statut du discours critique ou, plus exactement, présente ces présupposés anthropologiques comme corrélat inextricable de ce type de discours, comme s’il était impossible de conduire une critique sans s’adosser à un référent de l’ordre d’une nature :
mais le système des oppositions reste le même, et la formation de régions distinctes, et la constitution d’une théâtralité par extériorisation (du paysan, du Robinson, du travailleur socialiste, du marginal), et la critique rendue possible par la position d’un incritiqué (« ce qui réclame une explication, ce n’est pas l’unité des individus actifs et des conditions non organiques […] ») posé comme le lieu d’où parle le critiquant, et donc le nihilisme. Tout Marx repose sur ce nihilisme56.
30 La critique est ainsi présentée comme impliquant la position d’un fait de nature. Lyotard y revient en prenant pour cible lui aussi la notion d’aliénation. Le fait de la critique pour Marx est celui de l’aliénation du travail à la propriété, fait qui suppose un autre fait, naturel et initial, l’état immédiat et accompli du travail et des besoins (fait d’une nature sociale ou société naturelle), état perdu et qu’il faudrait réinstaurer. Cette pensée du renversement impliquerait une théorie de l’aliénation, qui elle-même implique une anthropologie et un discours de la vérité : le présupposé, comme vérité et idéal de l’humain, d’un état du corps positif, transparent, immédiatement et totalement satisfaisant et harmonieux. Il faut démentir au contraire à la fois la possibilité d’un tel état harmonieux pour le Corps organique réconcilié mais aussi la qualification de tous les autres états comme états négatifs, déchus, mystifiés. C’est pourquoi il faut pour Lyotard renoncer à consoler, car cette démarche fait percevoir le présent comme endeuillement, deuil d’un passé perdu et enviable. Cette démarche est doublement critiquable : elle suppose un Corps plein, harmonieux, épanoui, de référence, et elle tient les instanciations présentes de ce corps pour des réalisations inadéquates et insatisfaisantes. Ce grand partage du positif et du négatif qui implique en outre un fait de nature comme support du positif est ce qu’il faut refuser :
Comment continuerons-nous à parler d’aliénation […] quand il est clair qu’aucune métamorphose « productive » ou « artistique » ou « poétique » n’a jamais été accomplie et ne le sera par un corps organique unitaire et totalisé, mais que c’est toujours au prix de sa prétendue dissolution et donc d’une bêtise certaine qu’elle a été possible ; quand il est clair qu’il n’y a jamais et il n’y aura jamais même une telle dissolution pour la bonne raison qu’il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais un tel corps rassemblé en lui-même dans son unité et son identité, que ce corps est une fantaisie, elle-même passablement libidinale […], et que c’est par rapport à cette fantaisie que toute aliénation est pensée et ressentie au sens de ressentiment qui est le sentiment suscité par le grand Zéro comme désir de retour ? Mais le corps des sauvages primitifs n’est pas plus un corps entier que celui des mineurs écossais d’il y a un siècle, il n’y a pas de corps entier57.
31C’est pourquoi le projet politique change de sens. Pour recommencer la révolution, il faudrait d’abord renoncer à la recommencer telle qu’elle a été conçue, c’est-à-dire comme retournement d’un présent d’aliénation : « c’est cesser de voir le monde aliéné et les gens à sauver ou à aider ou même à servir, c’est abandonner la position virile, entendre la féminité, la bêtise, la folie, autrement que comme des maux58 ». On n’oubliera pas que cette critique par Lyotard du marxisme au début des années 1970, fait suite à des années d’investissement militant59 mais aussi à une déception. Lyotard a vu progressivement la perspective révolutionnaire de « dispositions inouïes » se reverser dans une nouvelle vision du monde, en un grand récit messianique de libération ; alors, dit-il « qu’ils [nos lecteurs] prennent notre fuite dans l’économie libidinale pour ce qu’elle est, la résolution d’une longue douleur et la percée hors d’une dure impasse60 ». Son refus de la notion d’aliénation a alors le sens d’une rupture avec la dénonciation de l’aliénation, discours qu’il a longtemps tenu.
32Le renouveau du projet révolutionnaire passe alors par la compréhension de cette idée que toute économie politique est libidinale. Ce qu’affirme Marx (mais aussi Baudrillard), c’est que le dispositif du capital fait disparaître le corps organique, et qu’il représente pour nous, du point de vue des affects, une privation des intensités : l’homme aliéné est privé d’intensité ou pauvre en jouissance. Lyotard analyse ce discours comme la dénégation des intensités que procure et qui traversent toute économie politique61. Ce déni, dit-il, s’origine dans, et perpétue le postulat d’une « région en extériorité où le désir serait à l’abri de toute traître transcription en production, travail et loi de la valeur. Fantaisie d’une région non aliénée62 », région de plein épanouissement du désir. La dénégation tient encore au statut critique du discours qui dresse le procès d’une situation d’aliénation ou de clivage au nom d’une vérité, bien établie en un lieu, une région, et non diffuse :
on confronte un état de choses et de désir, capitaliste, jugé finalement faux ou du moins leurrant, à un état authentique, on néantise ce qu’on a, qui est effectivement le capitalisme et les formations libidinales qui s’y trouvent à l’œuvre, au bénéfice de ce qu’on n’a pas, la belle sauvagerie63.
33L’idée que toute économie politique est libidinale implique que n’existe aucun corps organique, plein, corps total, garant de la vraie économie politique libidinale. Il n’est pas de société où existerait un corps non parcellisé. Il n’existe pas non plus de corps libidinal. Autrement dit, l’intensité n’est conditionnée par aucune totalité ou identité, mais s’attache au parcellaire, au partiel, à l’unilatéral. C’est pourquoi la critique du capital devrait changer de forme et délaisser les accusations d’aliénation complète du soi :
Il faut donc délaisser complètement la critique, au sens qu’il faut cesser de critiquer le capital en l’accusant de froideur libidinale ou de monovalence pulsionnelle, en l’accusant de ne pas être un corps organique, de ne pas être une naturelle immédiate relation des termes qu’il met en jeu, il faut constater, examiner, exalter les possibilités pulsionnelles incroyables, inavouables qu’il met en jeu, et à partir de là comprendre qu’il n’y a jamais eu de corps organique, de relation immédiate et de nature au sens d’un lieu établi des affects, et que le corps (in) organique est une représentation sur la scène du théâtre du capital lui-même64.
34 Cela signifie qu’il est positif, intense, satisfaisant, d’investir le quantitatif ou l’objet partiel : « On peut investir la parcellarité comme telle, et ce n’est pas une aliénation65 ». Le principe de cette généralité de l’économie libidinale est alors clairement formulé : toutes les modalités de la jouissance sont possibles et aucune n’est à exclure comme inauthentique. Il en résulte que les intensités peuvent tout investir, c’est-à-dire aussi tous les types d’échange. Lyotard refuse ainsi toute détermination normative des plaisirs, toute axiologie des investissements libidinaux : il n’est pas de besoins artificiels par rapport à des besoins naturels, il ne semble pas y avoir de plaisirs complets et authentiques. Les intensités serviles sont, dit-il, tout autant des intensités. Il fait alors du discours de l’aliénation assorti de celui de la libération un mécanisme psychique de défense mobilisé par qui a peur de la variété des dispositifs de jouissance et du désordre pulsionnel, de son ambivalence66. Le problème est ici de savoir si l’affirmation de cette économie politique libidinale ne réitère pas le geste du critique : le discours de Lyotard est bien conduit au nom d’une positivité des affects, positivité oubliée par l’analyse critique du capital, positivité à faire valoir et à faire reconnaître comme vraie.
35On s’aperçoit ici que le concept d’aliénation mobilisé, du moins dans Économie libidinale, est assez classique et peu élaboré. Le concept d’aliénation que Lyotard refuse comme schème ou paradigme, se distingue par trois principaux traits. D’abord, l’opposition entre deux ordres, un ordre authentique et un ordre réel inauthentique, « un état authentique » et « un état de choses…] jugé finalement faux ou du moins leurrant67 ». C’est ce que Lyotard refuse : « Ici il n’y a pas de point d’origine authentique et de point d’arrivée déréalisante [… ]68 ». Ensuite, il affirme que cet état authentique perdu possède une détermination. C’est cet état harmonieux dans lequel le corps est « un corps organique unitaire et totalisé », un « corps rassemblé en lui-même dans son unité et son identité », « un corps entier69 » (corps organique du travailleur dans une relation harmonieuse avec ses outils et la nature qu’il transforme par leur moyen.) Au regard de cette unité et de cette identité à soi, la parcellarité est définie comme manque. On perçoit le poids de l’interprétation dans cette seconde détermination du concept. Enfin, celui-ci possède une troisième dimension, celle du renversement. Qui dit renversement dit diagnostic d’aliénation70 et qui dit aliénation dit idée de renversement71.
36Tout en partageant une part importante de l’opposition de Baudrillard au modèle de l’aliénation, et tout en exhumant de façon voisine l’anthropologie cachée du marxisme et ses présupposés naturalistes, Lyotard ne prend pas moins ses distances à l’égard de la critique de Baudrillard. Son argument est celui-ci : Baudrillard reconduit cette position même qu’il critique comme étant celle de l’analyse marxiste. Lui aussi reconduirait la fantaisie d’une région non aliénée, lui aussi se livrerait à une dénonciation de l’aliénation. En effet, ce que Baudrillard reproche au marxisme, avec le paradigme de la production, de la valeur et du travail, c’est d’avoir forclos l’échange qui ne produit rien, l’échange réciproque, ambivalent et en pure perte, l’échange symbolique. Baudrillard détermine donc positivement ce qui a été oublié et qui n’aurait pas dû l’être72. Sa critique est donc elle aussi adossée à un référent puisqu’elle a pour contrepoint la considération des sociétés primitives comme lieu étranger à l’économie politique dans lequel s’épanouit la logique du don et du contre-don. Selon Lyotard, la société primitive est aussi une référence et un alibi pour le discours de Baudrillard, c’est son fait de nature à lui, lui qui pourtant s’en prenait à tous les recours, avoués ou non, à la naturalité. Son discours critique possède alors la même structure que l’analyse critique marxiste car l’affirmatif y est délimité comme région ; or « toute région donne lieu à régime et règne, à signe et appareil73 ». Bien malgré lui, la démarche de Baudrillard est analogue à celle de Marx, de par la pensée de la perte d’une région vraie que tous deux présupposent. Tous deux regrettent la disparition du Corps organique ; simplement Marx la déplore dans le dispositif du capital, alors que Baudrillard la déplore à la fois dans ce dispositif et dans le dispositif marxiste :
Baudrillard imagine comme corps passionné des ambivalences intenses, antérieur à toute économie politique, et que Marx – bien qu’il y arrive en venant de l’autre côté, du côté de l’économie politique justement – atteint néanmoins lui aussi parce qu’il en a besoin, dans sa perspective critique, comme dans la quasi-extériorité sur laquelle toute critique s’appuie pour critiquer son objet [… ]74.
37La différence entre les deux tiendrait au fait que le référent subversif chez Marx a une existence négative dans le présent, le prolétariat étant pris dans une dialectique, alors que le référent de Baudrillard possède aussi une existence positive dans le présent puisqu’il tient les marginaux, les hippies, les générations mises hors circuit pour des formes d’affirmations libidinales. Celles-ci existent donc dans la société, ou la référence à un fait de nature en extériorité peut posséder des représentants à l’intérieur de la société. La région non aliénée en extériorité à l’égard d’un hic et nunc semble chez Baudrillard posséder une instanciation dans le présent75. À Baudrillard, Lyotard répond par une critique de l’échange symbolique, qui serait censé porter plus d’intensités libidinales que l’échange capitaliste. Il radicalise sa critique. Il n’y a pas de production, de dialectique, d’inconscient dans les sociétés primitives, mais il n’y a pas non plus de sociétés primitives :
il n’y a pas de société primitive, c’est-à-dire : il n’y a pas de référence en extériorité, serait-elle immanente, d’où le départage entre ce qui est de capital […] et ce qui est de subversion […] puisse toujours être fait […] ; où le désir soit lisible en clair, où son économie propre ne soit pas brouillée76.
38Lyotard reproche ainsi à Baudrillard de reprendre le geste de la critique et d’ainsi viser encore le vrai, sous la figure de l’échange symbolique :
Il importe peu de dire : il n’y a pas d’économie politique universelle, si l’on ajoute : la vérité de la relation sociale, c’est l’échange symbolique en son ambivalence, seul cet échange fait droit au désir dans sa puissance érotique et létale77.
39Il faudrait renvoyer Lyotard au statut critique de son propre discours, qui détermine aussi une forme de vérité, sous la figure de la généralité de l’investissement parcellaire. Nous intéresse d’abord l’interdépendance établie par Lyotard entre présupposés anthropologiques et nature critique du discours. Mais retient aussi toute notre attention la surenchère dans le dégagement d’un naturalisme caché, le fait qu’avec une telle figure du naturalisme qui est une détermination régionale de la vérité plus qu’un discours de la nature humaine, la critique de l’illusion anthropologique peut toujours être adressée en retour à celui qui la conduit. C’est ce que font Baudrillard et Lyotard avec Marx. C’est ce que fait Lyotard avec Baudrillard. C’est ce que nous pouvons faire avec Économie libidinale. La détermination d’un fait de nature au sens même figuré chez le critique des présupposés anthropologiques devient une figure de discours. On voit ainsi Baudrillard exhumer chez Lyotard ce qu’il tient pour des faits de nature. Il vise tantôt sa conception du poétique comme impliquant une connaturalité du discours et de son objet :
Quel miracle ferait consonner la chose et le mot par le médium du corps ? […] Le rythme ? Encore un de ces concepts magiques qui servent à brancher une nature (les « choses ») sur une autre parcelle de la nature (le corps). […] Tout ceci fonde (chez Lyotard aussi) une économie positive de la métaphore – l’idée d’une réconciliation entre la « chose » et le mot rendu à sa matérialité. Mais ceci est faux78.
40Il s’en prend parfois au thème des intensités partielles. Ainsi, dans À l’ombre des majorités silencieuses, Baudrillard présente l’analyse de Lyotard comme tentative nostalgique de réinvestir les masses comme lieu d’investissement du sens en en faisant le support d’une économie libidinale. Au nombre de ceux qui veulent inscrire les masses dans l’horizon du sens, du principe de rationalité, on compte
tous ceux qui veulent libérer les énergies libidinales, les énergies plurielles, les intensités fragmentaires, etc. La « révolution moléculaire » n’est que la phase ultime de « libération des énergies » (ou de prolifération des segments, etc.) jusqu’aux limites infinitésimales du champ d’expansion qui a été celui de notre culture. Tentative infinitésimale du désir succédant à celle de l’infini du capital. Solution moléculaire succédant à l’investissement molaire des espaces et du social. Ultimes lueurs du système explosif, ultime tentative de maîtriser encore une énergie des confins, ou de reculer les confins de l’énergie (notre leitmotiv fondamental) afin de sauver le principe d ’expansion et de libération79.
41C’est alors Lyotard qui reconduit le discours de la libération et détermine malgré lui une positivité perdue à libérer ou promouvoir.
42Nous retenons en particulier que le refus par Lyotard du schème de l’aliénation implique chez lui un refus de la promotion du thème de la créativité. Ce faisant, Lyotard dit se séparer de la voie tracée par Castoriadis au début des années 1970 à partir de l’idée de spontanéité et de créativité anéanties. Il refuse cette lutte contre l’aliénation qui passe par la valorisation d’une créativité à promouvoir, à activer. La souffrance des gens est alors expliquée par le fait que « leur pouvoir de communiquer et d’aimer, leur capacité d’inventer des réponses nouvelles, et de les essayer, à leurs problèmes les plus radicaux, se trouvent anéantis [… ]80 », et la perte de créativité est un problème qui supplante alors celui de l’aliénation. Cette perspective pour Lyotard a le défaut de proposer une compréhension négative du présent : entendue comme perte de créativité, l’aliénation nomme encore un manque comparé à une situation harmonieuse qu’il convient de faire advenir ou revenir. On remet en marche la perspective du renversement, fût-il de toutes les sphères. Mais Lyotard vise aussi le credo de la consolation, le discours thérapeutique et celui de la dignité à rendre81 et il s’élève
contre le grand égout collecteur de consolations nommé spontanéité et créativité, que d’aucuns osèrent brancher sur les parcours, errants certes, mais jusqu’alors jamais vulgaires, que les impulsions de Socialisme ou Barbarie tracèrent dans le champ politique pratique et théorique82.
43Cette opposition au discours de la créativité aliénée s’origine alors chez Lyotard, outre dans une critique du ressentiment, dans le refus d’une détermination seulement négative de la réalité, détermination impliquée par des présupposés anthropologiques attenants au discours critique. Il est intéressant de rappeler qu’au même moment une autre critique de l’idée de créativité était développée par Foucault, non en fonction d’une négativation du présent, mais en raison du caractère idéologique du modèle permettant de parler de créativité aliénée83.
44Si Lyotard a tourné le dos par la suite au geste philosophique que constitue Économie libidinale, le refus de la dénonciation de l’aliénation et de ses présupposés anthropologiques n’en possède pas moins des prolongements importants dans l’œuvre. Son débat avec le marxisme se poursuivra cette fois comme critique dans La condition postmoderne dans laquelle celui-ci est présenté comme grand récit, celui de « l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur84 », raison pour laquelle la science qui s’y réfère pour se légitimer – la théorie marxiste – est appelée « moderne ». Cette qualification est assortie d’un diagnostic, celui du déclin du grand récit marxiste. Or, dans le texte de 1979, Lyotard explique cette perte de productivité de la théorie critique marxiste en invoquant précisément un fait dégagé par Économie libidinale : cette théorie tend à se faire « utopie », « espérance » ; elle tend « à une protestation pour l’honneur levée au nom de l’homme, ou de la raison, ou de la créativité, ou encore de telle catégorie sociale affectée in extremis aux fonctions désormais improbables de sujet critique comme le tiers-monde ou la jeunesse étudiante85 ». Or, il semble que le paradigme généralisé de l’aliénation et de sa dénonciation ait contribué à ce destin. Lyotard a montré en effet combien il était lié au discours de la libération à venir, orienté par l’idée d’un ailleurs à conquérir ou à restaurer. Mais l’apport d’Économie libidinale est encore précieux en ce qu’il permet à Lyotard de récuser par avance une direction que vont prendre les interrogations sur le postmodernisme et que certains auront le tort de lui imputer, celle qui conclut de la fin des grands Récits à la dissolution du lien social ou au « passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien86 ». Lyotard récuse cette interprétation, affirmant que « c’est une vue qui nous paraît obnubilée par la représentation paradisiaque d’une société “organique” perdue. Le soi est peu, mais il n’est pas isolé, il est pris dans une texture de relations plus complexe et plus mobile que jamais87 ».
45 Le différend semble en un sens nous éclairer sur ce que Lyotard garde du marxisme, malgré le mouvement de colère d’Économie libidinale. Il y explique en effet que le capital fait subir un tort universel aux phrases, ou du moins a le tort de tout subordonner à la finalité du capital (phrases, univers de phrases, enchaînements). Naît de là un sentiment silencieux, une souffrance, qui reste à écouter : « C’est ainsi que le marxisme n’a pas fini, comme sentiment du différend88 » (§ 236). Comme tentative de phraser ce sentiment et de s’y rendre passible, le marxisme garde son actualité. Pourtant, à partir de là, Le différend propose aussi une critique de la façon dont se déploie cette tentative marxiste, critique qui, pour être bien comprise, nous semble exiger un passage par Économie libidinale. En effet, est pour Lyotard problématique la façon dont Marx formule la souffrance causée par le capital. D’abord, il interprète l’enthousiasme suscité par les luttes sociales dans le sens d’une demande adressée par un référent, une nature authentique du social, « un soi idéal, émancipé ». De la souffrance et de l’enthousiasme comme signes empiriques, il conclut à une demande de la part d’un sujet idéal, « l’humanité travailleuse émancipée », à l’existence d’un sujet révolutionnaire. Lyotard dit que, prisonnier de la logique du résultat et du genre spéculatif, Marx en vient à présupposer un soi idéal, un référent, à la fois destinateur de la théorie marxiste mais aussi sujet qui réclame cette théorie, soit un être commun qui se veut lui-même (§ 237). On pensera que le séjour par Économie libidinale n’aura pas été inutile pour comprendre les enjeux de ce que Le différend présente comme référent spéculatif et que Lyotard déterminait dix ans plus tôt comme « corps de référence » ou présupposé anthropologique (celui d’une région non aliénée).
Notes de bas de page
1 « Mémorial pour un marxisme », p. 89-134, dans Jean-François Lyotard, Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990, p. 105-106.
2 Cette interrogation a pour origine la lecture d’un article de Jean-Michel Salanskis, qui évoquait la question du refus par Lyotard de la dénonciation de l’aliénation : « La profondeur référentielle chez Jean-François Lyotard », dans Corinne Enaudeau, Jean-François Nordmann, Jean-Michel Salanskis, Frédéric Worms, dir., Les transformateurs Lyotard, Paris, Sens et Tonka, 2008, p. 223-243.
3 Dans La gauche et l’égalité (Paris, PUF, intervention philosophique, 2009), Jean-Michel Salanskis a souligné ce caractère paradoxal de la pensée marxiste de l’aliénation en la mettant en parallèle avec la pensée heideggérienne de l’aliénation.
4 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 133.
5 Jean-François Lyotard, « Mémorial pour un marxisme. Pour Pierre Souyri », p. 89-134, dans Jean-François Lyotard, Pérégrinations, éd. cit., p. 105.
6 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, éd. cit., p. 124.
7 Il nous semble qu’une des supériorités de son discours est d’énoncer sa propre impossibilité. Dans Pérégrinations (éd. cit.), Lyotard retrace ainsi le moment d’Économie libidinale, qu’il nomme une « crise » (p. 39) : il le présente comme son « livre méchant » (p. 32), celui d’un homme pris par le vertige en s’apercevant du peu de fondement des critères en fonction desquels il répond aux exigences de la loi. Son écriture, courbe, souple, émotive, prétendait alors déconstruire la représentation ou la mise en scène même et présenter le sentiment dans les mots : « Elle cherchait à inscrire sur elle-même, directement, le passage des intensités, sans distance théâtrale. Projet passablement naïf, pour ne pas dire compulsion pure. » (p. 34) Tout en en soulignant les mérites et la sincérité, Lyotard dit qu’en écrivant le livre, il n’avait pas vraiment compris qu’« on ne peut pas éviter de mettre en scène les intensités. » (p. 34) À cela, il ajoute qu’à partir de l’intensité des affects, ou d’une teneur en énergie, il était impossible de déterminer une valeur ou une loi, raison pour laquelle son exploration de toutes les formes d’intensités avait pu être reçue comme permissivité sans loi, à la fois dangereuse et effrayante. (p. 36)
8 Jean-François Lyotard, « La place de l’aliénation dans le retournement marxiste », p. 78-166, dans Jean-François Lyotard, Dérives à partir de Marx et Freud, Paris, 10/18, 1973, p. 96.
9 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 152.
10 Jean Baudrillard, Le miroir de la production ou l’illusion critique du matérialisme historique, Paris, Galilée, 1985, p. 30.
11 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, éd. cit., p. 97.
12 Ibid., p. 153.
13 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 25.
14 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, éd. cit., p. 100.
15 Ibid., p. 157.
16 Ibid., p. 167.
17 Idem.
18 Idem.
19 Ibid., p. 189.
20 Ibid., p. 165-166.
21 Ibid., p. 160.
22 Ibid., p. 266.
23 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 177.
24 Ibid., p. 46.
25 Jean Baudrillard, Pour une critique…, op. cit., p. 56.
26 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 59.
27 Jean Baudrillard, Pour une critique…, op. cit., p. 191-193.
28 Ibid., p. 185.
29 Ibid., p. 178.
30 Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social (1978), Paris, Sens et Tonka, 1997, p. 34.
31 Jean Baudrillard, Pour une critique…, op. cit., p. 176.
32 Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses…, op. cit., p. 65.
33 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 29.
34 Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses…, op. cit., p. 24.
35 Ibid., p. 41.
36 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 184-186.
37 Baudrillard définit l’exigence symbolique par le fait qu’il ne soit jamais donné sans qu’il ne soit rendu, jamais gagné sans qu’il ne soit perdu, jamais produit sans qu’il ne soit détruit, jamais parlé sans qu’il ne soit répondu.
38 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 160.
39 Jean Baudrillard, Pour une critique…, op. cit., p. 267.
40 Jean Baudrillard, Le miroir de la production…, op. cit., p. 169.
41 Ibid., p. 49.
42 Ibid., p. 76.
43 Ibid., p. 98.
44 Ibid., 161.
45 Ibid., p. 72.
46 Ibid., p. 105.
47 On ne croira pas, disant cela, que Lyotard nous livre là une présentation complète du marxisme ni de Marx, y compris pour ce qu’il a à en dire. Il a d’ailleurs caractérisé justement la position de Pierre Souyri par son absence de confiance dans la spontanéité des masses pour se libérer : « Le mal fait par l’exploitation s’étendait si profond qu’on ne pouvait espérer puiser dans les forces de la nature humaine de quoi combattre ce qui l’opprimait. La dénaturation était au principe de l’histoire, on n’en sortirait pas en rétablissant un état de l’humanité antérieur à la division en classes, état du reste entièrement imaginaire, mais en organisant la dénaturation suprême qui s’appelait le socialisme et dont le capitalisme ne portait dans ses flancs que la possibilité contradictoire » (« Mémorial pour un marxisme… », éd. cit., p. 128).
48 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, éd. cit., p. 122.
49 Lyotard se réfère à la traduction parue dans le tome II de l’édition des Œuvres de Marx dans « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1968. Il cite principalement « Formes précapitalistes de la production. Types de propriété », texte qui date de 1857-1858.
50 Jean-François Lyotard, Économie libidinale., éd. cit., p. 160.
51 Ibid., p. 159.
52 Jean-François Lyotard, « La place de l’aliénation dans le retournement marxiste », éd. cit., p. 98.
53 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, éd. cit., p. 174.
54 Ibid., p. 163.
55 Ibid., p. 178.
56 Ibid., p. 165.
57 Ibid., p. 137.
58 Ibid., p. 146.
59 « Retour aux quinze années qui ont précédé “la crise” d’Économie libidinale. Je consacre tout mon temps à “travailler”, comme on disait, dans un groupe révolutionnaire. Ce groupe portait le nom de la revue qu’il publiait, et ce nom était une phrase, “Socialisme ou barbarie”. […] La lutte contre l’exploitation et l’aliénation devient toute ma vie. » (Jean-François Lyotard, Pérégrinations, éd. cit., p. 40) Lyotard est admis en 1954 à prendre part aux activités du groupe qui a pour revue Socialisme ou Barbarie et démissionne en 1966 de « Pouvoir ouvrier », un des deux groupes issus de la scission en 1964 de « Socialisme ou Barbarie ». Dans « Mémorial pour un marxisme », il a exposé son différend avec Pierre Souyri, différend sans remède à partir du moment où il soupçonnait la validité du marxisme à exprimer les transformations du monde contemporain (Jean-François Lyotard, Pérégrinations, éd. cit., p. 98) et le caractère inapproprié chez Souyri de l’usage systématique de catégories marxistes comme celle d’exploitation, différend qui a suscité chez lui d’abord du trouble et de l’inhibition, mais aussi de la colère et qui l’a mis sur la voie d’une autre façon de penser, la dérive (Jean-François Lyotard, Pérégrinations, p. 105).
60 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, éd. cit., p. 143.
61 Ibid., p. 170.
62 Ibid., p. 131.
63 Ibid., p. 158.
64 Ibid., p. 170-171.
65 Ibid., p. 146.
66 Ibid., p. 141, p. 146.
67 Ibid., p. 158.
68 Ibid., p. 184.
69 Ibid., p. 137.
70 Ibid., p. 145.
71 Jean-François Lyotard, « La place de l’aliénation dans le retournement marxiste », éd. cit., p. 89 : « Dans le plan des relations sociales manifestes, elle [l’aliénation] signale l’abstraction réalisée, l’inversion, et du même coup la possibilité de théoriser en vérité et possibilité d’une relation non inversée. »
72 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, éd. cit., p. 128.
73 Ibid., p. 132.
74 Ibid., p. 159.
75 Ibid., p. 132. Lyotard revient plus loin sur cette nuance (p. 170), affirmant à propos du dispositif du capital que Marx n’y situe pas d’intensités positives, alors que Baudrillard y place des intensités mais seulement perverses ou perverties, parce que non ambivalentes.
76 Ibid., p. 133.
77 Ibid., p. 129.
78 Jean Baudrillard, « Au-delà de l’inconscient : Le symbolique », Critique, no 333, 1975, p. 196-216, p. 212.
79 Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, éd. cit., p. 81-82.
80 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, éd. cit., p. 142.
81 Ibid., p. 141 : « vous dites : ah mais ça, c’est de l’aliénation, c’est pas beau, attendez on va vous délivrer, on va travailler à vous libérer de cette méchante affection pour la servitude, on va vous rendre la dignité. »
82 Ibid., p. 142.
83 Dans son débat avec N. Chomsky, en novembre 1971, Foucault développait l’argument suivant contre son utilisation de la notion de créativité : il y a, lui disait-il, un danger à affirmer qu’existe une nature humaine qui ne trouve pas actuellement à se réaliser, celui de définir cette nature à la fois idéale et réelle, qu’on estime réprimée, en employant les termes de notre société. C’est ce qui s’est passé, dit Foucault, avec la critique socialiste de l’aliénation à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle : l’affirmation du fait que l’homme n’avait pas toutes les possibilités de se réaliser dans les sociétés capitalistes et l’idée qu’il fallait se proposer de libérer cette nature humaine aliénée, ont pour modèle, du point de vue de la sexualité, de la famille et de l’esthétique, un modèle bourgeois. C’est pourquoi Foucault défend que la notion de réalisation de l’essence humaine est forgée à l’intérieur de notre civilisation, appartient à notre système de classes et ne peut valoir pour théoriser ou orienter une lutte qui se propose de changer les fondements de cette même société. (Cf. Noam Chomsky, Michel Foucault, De la nature humaine, justice contre pouvoir, entretien dirigé par Fons Elders, Paris, L’Herne, 2006.)
84 Jean-François, Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 7.
85 Ibid., p. 28.
86 Ibid., p. 31.
87 Idem.
88 Jean-François, Lyotard, Le différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 246.
Auteur
Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
SOPHIAPOL EA3932, 92001, Nanterre, France
Docteur en philosophie, elle enseigne la philosophie en lycée. Ses recherches portent à la fois sur la philosophie allemande classique, la philosophie française contemporaine et la psychanalyse.
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