La subversion lacanienne du sujet moderne
p. 255-263
Texte intégral
Introduction
1Ce titre, la « subversion lacanienne du sujet moderne », fait référence au « retour à Descartes » qui fut le mot d’ordre de Lacan en 1964, et qui lui permettra de construire son sujet de l’inconscient.
2Mettre en évidence, comme nous allons le faire ici, un rapport possible entre un auteur classique et la pensée de Jacques Lacan, qui plus est sur le thème de la nature humaine, ne va pas de soi. Car même si Lacan a en quelque sorte anthropologisé tant Hegel (via Kojève) que Heidegger, en décidant de lire ce qui concerne chez ceux-ci l’être et l’apparaître comme relevant aussi de l’homme, il entend néanmoins l’homme au sens restreint « d’être parlant » (de parlêtre). C’est-à-dire qu’il le considère en tant qu’affublé d’un inconscient, en tant que sujet de l’inconscient. Plus précisément Lacan va considérer la différence ontologique heideggérienne, la différence entre l’être et l’étant, comme analogue à la différence entre l’énoncé et l’énonciation. Cette reprise de la différence ontologique afin de caractériser la division subjective va se faire par le biais de la lecture de Descartes. Cette relève du cogito cartésien par Lacan va en effet permettre de caractériser le sujet auquel a affaire la psychanalyse depuis Freud : le sujet de l’inconscient. Considérer l’homme comme assujetti à un inconscient n’est pas sans conséquence quant à la manière de penser la nature humaine. Nous entrons en effet dans le champ de ce qui peut sans doute être caractérisé comme relevant de l’anthropologie psychanalytique : anthropologie qui tiendrait compte de la division subjective propre à celui qui parle. La question de la spécificité de cette conception de l’homme mérite en tout cas d’être posée.
3Nous aborderons, afin d’interroger ce qu’il en est de la nature humaine pour la psychanalyse, le retour à Descartes opéré par Lacan en 1964. Lacan construit en effet le sujet de l’inconscient à partir du sujet moderne et de son coup d’envoi cartésien au xviie siècle. Il construit ainsi un « cogito » propre à rendre compte du sujet de l’inconscient, qu’il invente. Dans un premier temps, nous tenterons d’expliciter cette construction d’un sujet tenant compte de la division interne à celui-ci. Cela nous conduira à distinguer le sujet de l’énoncé du sujet de l’énonciation mais aussi d’établir en quoi le sujet ne se réduit pas à la subjectivité. Nous pourrons alors esquisser quelques implications politiques déductibles de l’existence du sujet de l’inconscient. Enfin, nous conclurons en évoquant succinctement ce qu’on peut déduire comme « anthropologie » chez Lacan.
La construction lacanienne du sujet
4Pour Lacan, il n’y a pas d’inconscient du sujet mais un sujet de l’inconscient. Autrement dit, il n’y a pas un petit homme dans l’homme (que serait l’inconscient) mais bien plutôt nous sommes assujettis, du fait d’être parlant, à l’inconscient, nous en sommes sujets. C’est dire que le sujet de l’inconscient n’a pas d’épaisseur : il est sans étendue, et il n’est pas non plus une substance. Sitôt apparu il disparait, évanouissant comme tel. C’est même un non-être et le formaliser sous les traits de l’ensemble vide serait déjà trop. C’est du moins ce que nous allons montrer en reprenant les étapes de la genèse du sujet lacanien. Nous en déduirons alors quelques conséquences pour ce qu’il peut en être de l’antihumanisme supposé de Lacan – non pas la mort du sujet, mais bien plutôt, comme nous le verrons, son clivage interne, qui met le sujet hors de lui-même.
5Comme le dit Lacan, « [le cogito cartésien], comme moment, est le défilé d’un rejet de tout savoir, mais pour autant prétend fonder pour le sujet un certain amarrage dans l’être1 ».
6Nous aimerions, à partir de là, développer l’interprétation lacanienne du cogito en termes de signifiant et de signifié, mais aussi d’énonciation et d’énoncé. Il s’agira aussi de voir la double disjonction qu’opère Lacan, d’une part entre le subjectif et le sujet, et d’autre part entre l’être et la pensée. Nous espérons ainsi faire surgir le cogito, lacanien, qui serait le résultat de la révolution copernicienne que Freud a toujours caractérisée comme le fait de la psychanalyse.
Disjonction entre énoncé et énonciation
7Comme nous le dit Rémy Bac dans La soustraction de l’être :
Le geste heideggérien fondamental et essentiel de Lacan consiste à reporter l’analogon ou l’équivalent d’une différence ontologique à l’intérieur même du cogito cartésien. Le sujet est clivé entre sujet d’énonciation et sujet d’énoncé2. Et cette clive, cette barre, cette coupure, non seulement constitue l’être vide du sujet, mais reporte en lui la différence entre être et étant. Lacan dit dans sa Radiophonie que « L’être ne naît que de la faille produite par l’étant de se dire » (Autres écrits, Seuil, 2001, p. 426). Dire cela ce n’est nullement poser une analogie entre être et être du sujet. Il n’y a pas d’être du sujet chez Lacan, mais bien plutôt un non-être3.
8Lacan parle, en effet, dans son séminaire L’identification4, de « l’impossible du “je pense donc je suis” ». C’est que s’assurer de l’être par la pensée ne va pas de soi, il ne suffit pas de penser être pour toucher à l’être pensant. Dans le « je » du « je suis » cartésien, Lacan voit ce qu’il appelle un « trait de contrebande ». Lacan nous dit : « on ne voit aucunement comment [le] doute a épargné ce je, et [il] le laisse donc à proprement parler dans une vacillation fondamentale5 ». D’où le caractère évanouissant de ce « je » dans la première démarche cartésienne, qui s’articule plutôt là comme un « je pense et je ne suis ».
9Cette formule est homologue à la formule selon laquelle le signifiant condamne le sujet à n’être représenté par un signifiant que pour un autre signifiant, de sorte qu’il n’est jamais présent sous aucun d’entre eux. Si le cogito est si peu assuré, évanouissant comme tel, d’après Lacan, il le doit à son existence essentiellement parlée :
Descartes nous dit – Je suis assuré, de ce que je doute, de penser, et – dirai-je, pour m’en tenir à une formule non pas plus prudente que la sienne, mais qui nous évite de débattre du je pense – De penser, je suis. Notez en passant qu’en éludant le je pense, j’élude la discussion qui résulte du fait que ce je pense, pour nous, ne peut assurément pas être détaché du fait qu’il ne peut le formuler qu’à nous le dire – implicitement – ce qui est par lui oublié6.
10Descartes avait comme prévu l’objection : « cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit7. » Aussi longtemps « qu’il [Descartes] nous le dit », réplique Lacan. C’est « l’Autre » qui atteste la pensée, non le sujet lui-même. Déduire du « je pense donc je suis » une quelconque identité entre celui qui pense et celui qui est revient donc à confondre deux plans pourtant bien distincts : le plan de l’énonciation et le plan de l’énoncé.
11C’est la même confusion qui nous fait croire – qui a pu nous faire croire – à un indépassable paradoxe dans la formule « je mens ». S’il est vrai que tous les Crétois sont menteurs, qu’advient-il de cette proposition d’Épiménide le Crétois : « je mens » ? La formule est-elle vraie ou non ? Et bien le « je pense » est précisément homologue à ce « je mens » : il n’a pas plus de valeur de vérité que ce signifiant en tant qu’il se rapporte purement à l’énonciation. Lacan dit que ce « je mens » n’a tout simplement pas de sens :
Pour éclairer mon propos, je pointerai ceci que je pense, pris tout court sous cette forme, n’est logiquement pas plus sustentable, pas plus supportable que le je mens, qui a déjà fait problème pour un certain nombre de logiciens, ce je mens qui ne se soutient que de la vacillation logique, vide sans doute mais soutenable, qui déploie ce semblant de sens, très suffisant d’ailleurs pour trouver sa place en logique formelle. Je mens, si je le dis, c’est vrai, donc je ne mens pas, mais je mens bien pourtant, puisqu’en disant je mens, j’affirme le contraire. Il est très facile de démonter cette prétendue difficulté logique et de montrer que la prétendue difficulté où repose ce jugement tient en ceci : le jugement qu’il comporte ne peut porter sur son propre énoncé, c’est un collapse8.
12Il s’agit en fait d’un paradoxe linguistique. Nous avons en effet une proposition qui énonce elle-même qu’elle n’est pas démontrable. Ce paradoxe se résout généralement en distinguant deux niveaux de langage, celui de la théorie que l’on décrit (langage objet), et le langage que l’on utilise pour décrire cette théorie (le métalangage).
13Lacan, quant à lui, répond par la distinction de l’énoncé et de l’énonciation, il distingue celui qui dit de celui dont il s’agit dans le dire, faute de quoi « je mens », dans notre exemple, n’est pas une vraie proposition – elle reste indécidable. « Je pense » relève du même semblant de sens : « ça ne veut rien dire » dit Lacan. Lacan déplace le problème sur l’identité clivée du sujet au sein de sa parole. La question est de savoir qui parle, et ce n’est pas un problème de logique, ni d’ailleurs de linguistique – ou même de pragmatique –, probablement parce que ce que Lacan appelle l’énonciation est autant décalé par rapport à la définition de Benveniste9, que sa notion de signifiant par rapport à celle de Saussure. En particulier, il n’y a pas chez Lacan de sujet de l’énonciation ou de sujet de l’acte, de sujet-substrat, car le sujet est plutôt l’effet de l’énonciation ou de l’acte.
14Seule la psychanalyse reconnaît dans le « je pense » – pareillement dans « je mens » – une parole, et une parole concrète. Or, au niveau de la voix, de l’objet vocal, qui situe bien le plan de l’énonciation, « je peux à la fois mentir et dire de la même voix que je mens ; si je distingue ces voix c’est tout à fait admissible10 ». De même, seule l’intonation, seul l’accent porté, permettent d’établir si la phrase « je pense » traduit la pensée significative – « je pense », au sens de « je réfléchis » –, ou bien la conscience réflexive, ou bien même de l’ironie, ou bien encore, à l’inverse, si elle n’est qu’un indicateur d’énonciation, un pur non-sens, comme le soutient Lacan. Pour lui, c’est seulement le « je pense » d’opinion ou d’imagination, comme lorsqu’on dit « je pense qu’elle m’aime ».
15Lacan nous dit d’ailleurs :
Ce je pense, donc je suis se heurte à cette objection, et je crois qu’elle n’a jamais été faite, c’est que je pense n’est pas une pensée [...]. Bien entendu, Descartes nous propose ces formules au débouché d’un long processus de pensée, et il est bien certain que la pensée dont il s’agit est une pensée de penseur. Je dirai même plus, cette caractéristique, c’est une pensée de penseur, n’est pas exigible pour que nous parlions de pensée. Une pensée, pour tout dire, n’exige nullement qu’on pense à la pensée. Pour nous particulièrement, la pensée commence à l’inconscient. On ne peut que s’étonner de la timidité qui nous fait recourir à la formule des psychologues quand nous essayons de dire quelque chose sur la pensée, la formule de dire que c’est une action à l’état d’ébauche, à l’état réduit, le petit modèle économique de l’action11.
16Retenons donc que le « cogito » lacanien, d’une certaine manière, et du fait de la distinction entre les plans de l’énoncé et de l’énonciation, est plutôt à écrire comme tel : « Je pense : “donc je suis” ». « Donc je suis » ne fait sous cette forme qu’être pensé, ce qui annule l’implication. C’est là une étape de la construction du « cogito » lacanien, mais il ne faut pas en rester là. Il nous faut à présent montrer que le sujet ne se confond pas avec la subjectivité.
Disjonction du sujet et de la subjectivité
17Lacan, dans son enseignement, disjoint le sujet de la subjectivité. Comme le résume en une formule ramassée Alain Badiou, le sujet contemporain, celui qu’a pour une grande part construit Lacan, est « vide, clivé, a-substantiel, irréflexif12 ». C’est qu’il y a pour la psychanalyse des représentations inconscientes qui ne sont pas subjectivées, mais qui comme telles produisent le sujet de l’inconscient. Nous pouvons même soutenir que la subjectivité n’est pas du côté de celui qui parle. La subjectivité est plutôt, nous dit Lacan dans son Séminaire Les psychoses13, présente dans le réel.
18Le sujet ne nous apparaît sous la forme de la subjectivité que dans la mesure où le réel est supposé garant de l’objectivité. C’est-à-dire uniquement lorsqu’on assimile le monde extérieur à la réalité. Or c’est justement l’illusion que Lacan dissipe en recourant à la clinique. L’étude de la psychose montre, en effet, que le sentiment de la réalité peut fort bien se passer de l’existence objective, cela dès lors que le langage vient faire intrusion dans l’objectivité. À ce titre, Lacan nous montre que rien ne donne plus le sentiment brûlant de la réalité qu’une hallucination. Par son refus d’en faire un phénomène subjectif, ce qui reviendrait à en faire une projection psychologique, Lacan conçoit l’hallucination comme le retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé – c’est-à-dire de ce qui n’a pas pu être subjectivé comme tel. Cela signifie entre autres que pour Lacan le sujet est immanent à son hallucination, il coexiste à son hallucination en méconnaissant son propre dire ou sa propre voix. Il ne voit pas que ce qu’il croit entendre comme venant de l’extérieur c’est lui qui le produit. Lacan nous dit qu’alors le sujet devient parlé bien plus que parlant : il hallucine des voix qu’il ne reconnaît pas comme siennes.
19Le sujet ne se constitue que par le détour de « l’Autre » pour les êtres de langage que nous sommes. Et le sujet ne peut qu’être, non pas dans le sentiment subjectif, mais dans une relation extérieure à « l’Autre ». Lacan dit que « le sujet est, si l’on peut dire, en exclusion interne à son objet14 ». Comme nous l’avons vu, cela n’a pas échappé à la philosophie classique, puisque Descartes est précisément celui qui a permis l’épuration du sujet : à la fois sa localisation symbolique et sa réduction à un seul énoncé. Le sujet cartésien, du fait de son caractère évanouissant, ne trouvant son existence que dans un battement, un entre-deux, se retrouve bien dépouillé de tous les attributs psychologiques possibles.
20Nous pouvons dire que l’opération proprement lacanienne consiste alors à dégager, dans la construction cartésienne du « je pense », la disjonction qui la constitue : celle du sujet et de la subjectivité. Cela correspond chez Lacan à un premier temps de la construction de son cogito propre à la psychanalyse : le sujet n’est pas la subjectivité ; il n’est qu’un point évanescent sans profondeur aucune. Une autre disjonction est alors convoquée par Lacan, nous allons désormais tenter d’en rendre compte.
Disjonction de l’être et de la pensée
21Dans un second temps, Lacan va s’attacher à distinguer – les faisant apparaître comme antinomiques – l’être de la pensée. On l’a vu, c’est le décollement du « je pense » et du « je suis » qui va permettre dans un premier temps à Lacan d’opérer une nouvelle théorisation de la division subjective.
22Lacan se demande pour cela : qu’est-ce que je pense ? Je pense : « donc je suis ». Je suis ce qui pense : « donc je suis ». Il y a donc le « je » du « je pense » et le « je » du « je suis ». Il est toujours possible de supposer un sujet à l’énoncé : « donc je suis », mais cela ne prouve pas que les deux « je » soient identiques. Pour Lacan cette pensée, « je suis », ne correspond pas à une réalité antérieure à ma pensée. Elle n’est pas non plus adéquation à une existence du sujet avant tout acte de pensée. Il y a Spaltung entre pensée et être. Là où je pense, je ne suis pas. Autrement dit, un signifiant représente certes le sujet mais en aucun cas ne nomme son être. L’être du sujet n’a quant à lui pas de signifiant : là où je suis, je ne pense pas. Cette double négation engendre le sujet qui n’est alors que l’effet du vide entre énonciation (je pense…) et énoncé (je suis…). C’est la division entre les deux plans qui cause le sujet.
23Ainsi Lacan dira, dans une formule ramassée : « Ou je ne pense pas ou je ne suis pas ».
24Cette formulation lui permet de mettre encore d’avantage en évidence le fait que le « je » n’est pas une substance, qu’il n’a pas d’être comme tel, ce qui veut bien dire que l’être et le sujet, cela fait deux.
25Comme le résume Alain Badiou :
Ce qui rend irréfutable le cogito est la forme, qu’on peut lui donner, où insiste le où : « cogito ergo sum » ubi cogito, ibi sum. Le point du sujet est que là où se pense que pensant il doit être, il est. La connexion de l’être et du lieu fonde la radicale existence de l’énonciation comme sujet. Lacan ouvre aux chicanes du lieu, par les énoncés déroutants où il suppose que « je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser ». L’inconscient désigne que « ça pense » là où je ne suis pas, mais où je dois advenir. Le sujet se trouve ainsi excentré du lieu de transparence où il s’énonce être, sans qu’il faille y lire une complète rupture avec Descartes, dont Lacan indique qu’il ne « méconnaît pas » que la certitude consciente de l ’existence est, au foyer du cogito, non pas immanente, mais transcendante15.
26Aussi, là où Descartes fait résider l’essence même du sujet, dans le « Je pense, je suis », Lacan énonce un chiasme : « Là où je suis, je ne pense pas, et là où je pense, je ne suis pas. »
27Pour conclure sur ce qu’est la construction du sujet de l’inconscient on peut dire que son écriture permet à Lacan de situer l’inconscient freudien comme catalogue des énoncés du sujet qui, comme ceux du rêve, ne se contiennent pas eux-mêmes. Dans le rêve, le rêveur n’est pas assignable à une place. Le sujet y occupe toutes les places ; de là, il les excède toutes. Autrement dit, le sujet ne se réduit pas à l’ensemble des places qu’il occupe dans son récit : son énonciation excède ses énoncés. Il ne se contient pas lui-même. C’est ce paradoxe qui est contenu dans l’écriture $ (sujet barré) comme ensemble vide16.
28Nous pouvons en déduire que le signifiant, qui représente le sujet, en même temps le manque, il ne le contient pas comme tel. Le sujet lacanien est ainsi un manque-à-être. Le sujet, pour la psychanalyse est le sujet du désir que Freud a découvert dans l’inconscient. Ce sujet du désir est le résultat de notre immersion dans le langage. Il est à distinguer de l’individu biologique.
29Nous l’avons vu, le sujet de l’inconscient, effet du langage, n’est pas pour autant un élément de la structure, il ne s’auto-appartient pas : il ex-siste (se tient hors de), et provoque la division subjective. Il n’est dans la structure que la case vide qui permet que s’y déploient les signifiants. Le sujet ex-siste donc au langage, il est divisé, soumis à l’aliénation. Le sujet est en effet aliéné au langage, qui lui fonctionne avec une batterie de signifiants aptes à se combiner ou à se substituer pour produire des effets de signification. Le sujet est « ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant ».
30Il n’a donc pas d’être, il ex-siste au langage, il n’y est représenté que par l’intervention d’un signifiant. On voit donc bien que le sujet de l’inconscient n’est ni logé au cœur de l’individu, ni assimilable à la subjectivité. Quelle nature humaine peut-on alors en inférer ? L’homme comme sujet de l’inconscient n’est-il alors qu’un simple effet du signifiant ? Et que peut-on alors en déduire quant à la question du politique ?
Implications « politiques »
31Lacan dira que l’inconscient c’est le discours de l’Autre et qu’à ce titre, l’inconscient c’est la politique. Cela car l’inconscient n’est pas propre à chacun puisqu’il est trans-individuel : il est, dans le discours du sujet, les émergences du discours de l’Autre. Aussi l’inconscient a à voir avec le discours du maître, du moins avec l’un de ses avatars. C’est ce que l’on va désormais s’attacher à montrer.
32Lacan, en réponse aux événements de mai 1968, parlera à Milan, en 1972, du discours du capitaliste. Nous allons en donner très rapidement les contours.
33En 1970 l’inconscient est défini par Lacan par le recours au discours du maître17 – le discours est alors un lien social, dont le lieu est le corps. En 1972, Lacan montre que l’on peut circonscrire un nouveau discours, qui est la subversion du discours du maître, et qu’il nomme discours du capitaliste. L’inconscient, en effet, est un savoir qui travaille sans maître. Ce savoir est le travailleur idéal, car il ne pense pas, il ne juge pas, il ne calcule pas. Il travaille pour la production de la jouissance. C’est le travailleur idéal dont Marx a fait la fleur de l’économie capitaliste dans l’espoir de lui voir prendre le relais du discours du maître.
34Lacan rend ainsi hommage à Marx – et à Althusser, qui travaillait dans ces mêmes années sur le Capital – d’avoir inventé le symptôme en isolant la plus-value18. La plus-value est en effet définie comme une valeur du travail, jamais payée, et qui résulte de la soustraction de la valeur d’usage à la valeur d’échange. On a donc là une perte de jouissance définitive. Les droits du travailleur sont immédiatement forclos. Le capitaliste empoche la plus-value et il l’ajoute aussitôt au capital pour le totaliser.
35Marx est ainsi l’inventeur du symptôme parce qu’il saisit le premier la logique de la jouissance pulsionnelle qui se satisfait dans celui-ci. Il comprend en effet que le symptôme comporte une face de satisfaction, et que derrière la demande ou la plainte qu’il induit bien souvent, réside une jouissance comme telle. Il considère d’autre part que la plus-value est la cause qui précipite la conscience de classe, qui fait pour lui malaise dans la civilisation. En fait de malaise, dit Lacan, il s’agit de symptôme, car soustraction et retour de la jouissance se trouvent articulés. La jouissance forclose fait retour par une prorogation qui ne cesse pas. Il se produit donc un trajet d’aller et retour autour d’une jouissance irrémédiablement perdue. Le retour de cette jouissance se conclut, au troisième temps, par l’émergence d’une nouvelle subjectivité. C’est le sujet du discours capitaliste. Ainsi la conscience de classe fait bien symptôme.
36La construction lacanienne de l’objet a (le plus-de-jouir) est en somme un analogon de la plus-value marxiste. L’objet a est en effet un manque premier pour Lacan, qui engendre une incessante récupération de jouissance, qui n’est pas résorbable. Le sujet est donc l’entrepreneur de son propre désir. Le renoncement pulsionnel, nécessaire à l’établissement du discours, ne cesse ainsi de nourrir le surmoi – dans un pousse au jouir féroce –, ce qui fait qu’un même circuit économique vaut dans le capitalisme – plus-value – et dans la pulsion – plus-de-jouir. Nous pouvons y voir une perte et un retour de jouissance symptomatique dans les deux cas.
37Nous avons jugé utile de simplement esquisser les contours de ce que Lacan a construit sous les traits du discours du capitaliste parce que son sujet de l’inconscient clivé y occupe une place importante. Cela nous montre comment Lacan fait fonctionner sa construction du sujet. Lacan n’était certes pas révolutionnaire, il affichait même son conservatisme en politique19, mais on ne pourra pas dire qu’il n’a pas introduit une révolution dans les sciences humaines. Nous pouvons désormais, à ce stade de nos réflexions, tenter de voir si l’on peut réellement parler d’anthropologie psychanalytique, et si oui en quel sens.
Pour conclure : qu’en est-il de l’anthropologie de Lacan ?
38On l’aura compris, le sujet tel que le conçoit Lacan ne peut ouvrir la voie à aucune ontologie, et sa conception ne peut déboucher sur une quelconque caractérisation ontologique de la personne. C’est donc une « anthropologie » qui va être mobilisée pour étayer la théorisation lacanienne de la structure psychique de l’individu. « Anthropologie » va signifier ici, comme le notait Bertrand Ogilvie, « qu’on se détourne d’une vision atomisée de l’individu réduit à sa structure matérielle visible pour prêter attention au système général dans lequel s’explique le mode d’être particulier de son existence spécifiquement “humaine”20 ».
39L’homme en effet est pour Lacan caractérisé par son mode de communication avec son semblable, « communication affective essentielle au groupement social et qui se manifeste assez immédiatement en ces faits que c’est son semblable que l’homme exploite21 ». C’est-à-dire que « la nature de l’homme, c’est sa relation à l’homme22 ». Un enfant laissé seul et auquel on apporterait uniquement les soins nécessaires à ses besoins, sans lui parler, ne survivrait pas.
40On comprend alors que Lacan articule tout ce qui est de l’ordre de la folie à la seule pensée de ce qui est de l’ordre du lien social et du relationnel (il quitte le terrain de l’organicisme qui tend pourtant à faire retour sous les traits des neuro-sciences et de la neuro-psychanalyse, que l’on voit fleurir aujourd’hui sur le terreau des théories cognitivo-comportementales).
41Concluons donc en disant que c’est à partir de la notion lacanienne du sujet que toutes les questions restent à reprendre quant à la psychopathologie, mais aussi que, désormais, sans prendre en compte la conceptualisation par Lacan de ce sujet du désir clivé, a-substantiel, irréflexif et vide, nulle philosophie ne peut plus se penser sérieusement. Autrement dit la philosophie ne peut plus se penser sans avoir traversé l’antiphilosophie lacanienne.
Notes de bas de page
1 Jacques Lacan, Écrits, « La science et la vérité », Paris, Seuil, 1966, p. 856.
2 Le sujet de l’énoncé (celui qui a l’intention de dire) est démenti par le sujet de l’énonciation (celui que l’on déduit de ce qui a été dit). Ainsi, donc, pour Lacan, le sujet est divisé : d’un côté il y a le sujet du discours, de l’autre le sujet au sens grammatical. Autrement dit le « je » de l’énonciation n’est pas le « je » de l’énoncé.
3 Rémy Bac, La soustraction de l’être, Paris, Le grand souffle, 2008, p. 124.
4 Jacques Lacan, Le Séminaire, 1961-62, L’identification, inédit, leçon du 22/11/61.
5 Idem.
6 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 36.
7 René Descartes, Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », dans Charles Adam et Paul Tannery, Œuvres de Descartes, Paris, Vrin, 1996, t. IX, p. 19.
8 Jacques Lacan, Le Séminaire, L’identification, inédit.
9 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1966, p. 62-65.
10 Jacques Lacan, Le Séminaire, 1961-62, L’identification, inédit, leçon du 15/11/61.
11 Idem.
12 Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p. 9.
13 Jacques Lacan, Le Séminaire livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981.
14 Jacques Lacan, Écrits, t. II, « La science et la vérité », Paris, Seuil, 1999, p. 341.
15 Alain Badiou, L’être et l’événement, éd. cit., p. 471.
16 C’est en se référant aux travaux de Bertrand Russell que Lacan construit son sujet barré. $ s’inscrit en effet, dans la perspective de l’ensemble inclassifiable mis au point par Bertrand Russell pour « logifier » et manier le sujet transcendantal kantien à partir des travaux de Gottlob Frege.
17 Le discours du maître est le discours qui met à la place de l’agent le signifiant maître et à la place de la vérité le sujet de l’inconscient. L’autre est alors le savoir et la production le plus-de-jouir. Voir Scilicet no 2/3, Paris, Seuil, 1970 pour le détail et une exposition des quatre discours.
18 Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 126.
19 Voir à ce sujet, par exemple, Nicolas Floury, Le réel insensé, Meaux, Germina, 2012, « Quelle politique est déductible de la psychanalyse ? », p. 91.
20 Bertrand Ogilvie, Lacan, le sujet, Paris, PUF, 1993, p. 119.
21 Ibid., p. 88.
22 Jacques Lacan, Écrits, éd. cit., p. 88.
Auteur
Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
ED139, SOPHIAPOL EA3932, 92001, Nanterre, France
Psychologue clinicien (université Paris Ouest Nanterre La Défense). Il travaille actuellement sur le rapport entre philosophie et psychanalyse. Il a écrit Le réel insensé, Introduction à la pensée de Jacques-Alain Miller (2010) et Élisabeth Roudinesco : une psychanalyste dans la tourmente (2011).
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