Les Recherches sur la méthode de Carl Menger
L’individualisme méthodologique contre les robinsonnades ?
p. 87-110
Texte intégral
Introduction
Qui veut des lois, dit Menger, doit abstraire. Nous répondons que toute pensée et toute connaissance (Erkennen) reposent bien entendu sur l’abstraction ; tout l’enjeu est d’abstraire correctement afin que résultent de nos abstractions des vérités scientifiques et non des fantômes schématiques, de chimériques robinsonnades qui ambitionnent si souvent de prendre la place des investigations et des vérités économiques1.
1Cette citation de Gustav Schmoller, le chef de file de l’école historiciste allemande, vise le fondateur de l’école d’économie dite « autrichienne », Carl Menger (1840-1921), son adversaire dans le Methodenstreit (la « dispute sur les méthodes ») qui a duré des années 1880 au tournant du xxe siècle. Menger a renouvelé la théorie de la connaissance autant que la théorie économique. Schmoller a vu dans ce renouvellement une tentative de réhabilitation de l’école classique d’économie politique qu’il avait lui-même combattue. Les deux auteurs préconisaient des approches gnoséologiques alternatives et leurs œuvres intéressent à ce titre tant les philosophes que les économistes. Elles peuvent également utilement contribuer à l’étude des « robinsonnades » et des présuppositions anthropologiques des économistes.
2L’examen qui suit devrait notamment corriger la perspective (trop) souvent prise afin de critiquer l’individualisme en économie. C’est en particulier la nature méthodologique que donne Menger à cet individualisme qui est le véritable enjeu, car elle porte en vérité autant contre ces « robinsonnades » que Schmoller, à l’instar de Karl Marx, critiquait dans les œuvres des classiques britanniques, que contre les « concepts collectifs » (Kollektivbegriffe) de l’historicisme économique allemand.
3Les pages qui suivent montreront que, loin de reconduire un modèle de raisonnement « abstrait » au sens incriminé par Schmoller, le Viennois Menger proposait une version de l’individualisme qui rendit caduque l’opposition propre à la période antérieure, à savoir celle qui avait vu s’affronter l’économie classique qualifiée de « bourgeoise » et vulgaire par Marx et l’approche « collective » (ou « holiste ») adverse : cette dernière venait soit de l’économie nationale (Nationalökonomie) historiciste allemande, qui louait la fameuse « voie spéciale » germanique (Sonderweg), soit de l’« analyse de classe » marxiste. À l’occasion de la « révolution marginaliste » que Menger porta avec le Français Léon Walras et l’Anglais Stanley Jevons, un renversement de paradigme rendit désuète la contradiction que désignait l’expression de « robinsonnades ». Schmoller (comme Marx qui mourut en 1883) manqua de prendre conscience de cet événement. Sa diatribe contre les robinsonnades de Menger le fait voir. Pour autant, il convient d’en discuter les termes – ce qu’on se propose ici.
4Entre 1870 et 1900, la science économique est à la croisée des chemins, ce « Great Crossroads » des histoires anglo-saxonnes des doctrines économiques. Trois courants convergent pour renverser l’économie politique classique, celle d’Adam Smith dont la version canonique fut forgée par David Ricardo et parachevée par John Stuart Mill. Mais, surtout, ces courants divergent pour donner des orientations distinctes décisives par la suite :
- la théorie de Marx modifie la théorie classique de la valeur-travail, en conservant sa base ricardienne. Elle fonctionne également comme un méta-modèle sociologique et c’est dans ce cadre que Marx incrimine les « robinsonnades » des économistes « bourgeois » vulgaires. La science (à valeur générale) sert ici l’action politique (spécifiquement révolutionnaire), prétendant échapper en quelque sorte à des critères de « scientificité » qui allaient pouvoir lui être opposés au siècle suivant (ce devait être l’entreprise de Karl Popper)2. Marx eut le mérite de lancer le débat sur les présupposés anthropologiques de l’agent économique au travers de l’accusation de « robinsonnades » et le terme employé par Schmoller ne l’est pas par coïncidence. Comme Marx est traité en détail dans d’autres chapitres de ce volume, nous n’abordons sa pensée que succinctement ici.
- l’approche historique en économie, particulièrement l’École Historique allemande, a également émergé en réponse à la pensée économique britannique qu’on devait bientôt nommer classique : Smith, Ricardo et Mill, cités plus haut, mais également Jean-Baptiste Say, Nassau Senior, etc. Outre les œuvres de ces auteurs, la Grande-Bretagne exporte aussi ses biens de commerce, en défiant d’abord le blocus continental napoléonien, puis en bénéficiant de son avance industrielle sur l’Europe de la Restauration, pour dominer sans partage le commerce de la première moitié du xixe siècle. Le « réveil des peuples » de 1848 ne change rien de ce point de vue à la donne commerciale, mais suscite en revanche une conscience nationale neuve qui fut la toile de fond de l’école historique.
- la théorie subjectiviste de la valeur se construit, après 1870, selon des principes neufs, ceux de l’utilité marginale. C’est elle que vise Schmoller lorsqu’il critique chez Menger « fantômes schématiques » et « chimériques robinsonnades ».
5Pourtant, l’école nouvelle affronte l’école classique, nous le rappellerons, et elle permet de saisir en quoi le reproche schmollérien est mal formulé à l’encontre des économistes « individualistes », portant à faux surtout contre les « Autrichiens », en raison de leur conception subjectiviste.
6Schmoller aurait-il en effet raison d’imputer à Menger le même tort qu’aux classiques, ou bien le Viennois, promoteur le plus radical de l’individualisme méthodologique (le nom même de cette orientation en sociologie et en économie a été donné par ses héritiers, Joseph Schumpeter et Friedrich von Wieser) proposait-il une alternative ? Nous soutiendrons le second point de vue, et pour le montrer nous déterminerons de quelle sorte était le reproche de Schmoller, en examinant la signification des concepts employés par Menger (notamment son atomisme, qui n’est plus celui de l’homo œconomicus classique3) dans ses Recherches sur la méthode, les Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere publiés en 1883, au cœur du Methodenstreit.
7En resituant le débat sur les « robinsonnades » entre les économistes classiques britanniques et leurs adversaires de langue allemande, nous utiliserons en particulier ce texte fondamental de la méthodologie économique dans la récente (et la seule) traduction française intégrale disponible, que nous avons publiée, cent vingt-huit ans après l’original4 ! En clarifiant l’accusation de « robinsonnades », nous verrons mieux les présuppositions sur lesquelles peut reposer la conception « économique » de l’activité humaine, ainsi que l’actualité potentielle des concepts mengériens. À cet effet, notre essai s’organise comme suit :
- la critique de « robinsonnades » est d’abord rapportée aux concepts fondamentaux (subjectivisme, objectivisme, individualisme) disputés entre les écoles sus-mentionnées ;
- l’accusation de Schmoller est discutée par rapport à ces doctrines économiques ;
- à partir des Recherches sur la méthode de Menger, la conception individualiste méthodologique est présentée comme option alternative, voire opposée aux robinsonnades ;
- au-delà des Recherches de Menger, il apparaît que la méthode individualiste a ouvert le champ d’une économie politique revivifiée par le subjectivisme.
Subjectivisme, objectivisme, individualisme et « robinsonnades » : les enjeux fondamentaux de la critique entre classicisme, historicisme et marginalisme
8L’histoire de la pensée économique oppose traditionnellement les auteurs « classiques » (Smith, Ricardo, Mill et leurs disciples5), et les « pères » de la révolution marginaliste, qui vinrent abattre le « bel » édifice, à savoir le Français Walras, l’Anglais Jevons et l’Autrichien Menger. Dans la « révolution » que ceux-ci portèrent concomitamment, leur point commun fut de fonder la valeur tout différemment des classiques, en raisonnant « à la marge » et en substituant l’utilité à la « valeur-travail ». Remarquons d’emblée l’absence d’auteur allemand parmi ces « révolutionnaires » de la science : la suite montrera pourquoi.
9Les mêmes historiens de la pensée économique ont heureusement su, quoique tardivement, nuancer l’image homogène d’abord donnée des contributions des trois pères du marginalisme6. Mais le rejet de la doctrine de la quantité de travail est un fait acquis commun. Dans une version simplifiée (au point d’être quasiment erronée), rappelons la doctrine classique qui voulait que la quantité de travail contenue dans un bien, additionnée à la rente du propriétaire et au profit du « capitaliste », déterminât la valeur de ce bien. Quoi qu’il en fût des simplifications souvent indues auxquelles donnait lieu cette approche, un prix « naturel » en résultait, autour duquel oscillaient les prix effectivement rencontrés sur les marchés lors de la vente des biens, suivant en cela la « loi » de l’offre et de la demande7. Les marginalistes (et avant eux un auteur comme le Français Augustin Cournot) montrèrent les insuffisances de cette approche. Les marginalistes s’appuyèrent sur une autre forme de valeur, la valeur-utilité, pour déterminer ce qu’un individu consent à « sacrifier » pour obtenir un bien8.
10Opposées sur la théorie de la valeur, comment théorie marginaliste et doctrine classique ont-elles pu faire l’objet d’une même accusation de « robinsonnades », soulevée par Marx contre les économistes bourgeois, et par Schmoller contre Menger ? Deux points sont à examiner : d’une part, qu’en est-il, à proprement parler, de la réflexion économique en termes individualistes ? D’autre part, que signifie pour chaque camp, comme le demande Schmoller (en les confondant), « abstraire correctement » ? Schmoller comme Marx sont à la tête de courants de pensée à la fois anti-classiques et anti-marginalistes9. Puisque Schmoller disait que « tout l’enjeu est d’abstraire correctement », que cela signifiait-il donc pour lui ? C’est la deuxième question essentielle, que nous traiterons dans la deuxième partie de cette étude.
11Quant au premier point, la réflexion économique « individualiste », il convient d’abord d’écarter une idée reçue, sans doute en raison de la place accordée à l’homo œconomicus ; les classiques évoquaient en réalité plus souvent des groupes sociaux, voire des « classes », que des individus isolés. On retrace sans peine cela bien en deçà de Marx, et avant même Smith, dans les Lumières écossaises, par exemple chez un auteur comme Adam Ferguson10. C’est d’ailleurs cohérent si l’on se rappelle que les classiques cherchaient à comprendre en particulier la distribution des revenus de la production entre rentiers (propriétaires des terres et bâtiments qui perçoivent les loyers ou « rentes »), « capitalistes » (investissant leur capital dans les productions rapportant un profit) et travailleurs (ou « prolétaires » employant leur seule ressource, le travail)11.
12Les agents économiques classiques se constituaient donc en groupes. Ce qui fait parler d’individus à leur propos, c’est qu’ils sont censés agir de leur propre initiative. En particulier, Smith dresse le portrait d’un individu doué de sympathie dès sa Theory of Moral Sentiments de 1759. Un débat naît de l’opposition entre cette sympathie et l’égoïsme (ou plutôt, self-love, l’amour-propre stricto sensu) qui fonde l’analyse de la célèbre Richesse des nations de 1776 (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations) : ce débat devait surgir de l’inconfort propre aux auteurs allemands devant la préséance accordée à l’individu (débat lancé par Gustav Oncken dans son article Das Adam Smith Problem). Ajoutons qu’une interprétation de la sympathie en fait une catégorie opératoire, telle que l’individu se met en pensée « à la place » de son partenaire dans les échanges : selon la phrase célèbre, chacun sait qu’il ne doit pas attendre sa tranche de viande ou de pain de la bienveillance du boulanger ou du boucher, mais de leur self-love, qui leur fait suivre leur intérêt, et sert également ainsi le mien, nous apportant une satisfaction commune.
13Les agents de l’économie classique agissent donc sous une contrainte intériorisée, qu’illustre la figure du « spectateur impartial » orientée par la compréhension commune de l’intérêt propre dans la relation marchande, proposée par Smith12. Cette contrainte vaut pour chacune des catégories à laquelle les agents peuvent appartenir : rentiers, capitalistes ou prolétaires. Leur comportement peut s’écarter de la norme de leur groupe, comme le prix de marché du prix naturel, mais il revient par oscillations successives à ce niveau « de rappel » qui standardise prix ou comportements individuels. C’est même la raison pour laquelle Marx exempte de tout reproche de type moral les capitalistes, qui ne sont ni « méchants » ni coupables (au sens individuel) quand ils extorquent la plus-value du travail des prolétaires, puisqu’ils remplissent simplement le rôle auquel ils ne peuvent de toute manière pas échapper comme capitalistes (sous peine d’être eux-mêmes ruinés dans leur lutte pour le profit contre d’autres capitalistes). Chaque catégorie sociale développe alors une « conscience de classe » dont il n’y a en somme pas lieu de sortir. En ce sens, il n’est pas plus paradoxal de parler des groupements socio-économiques chez les auteurs bourgeois classiques que d’un individualisme fort chez Marx13.
14Toutefois, une question se pose : si les classiques n’adoptaient pas de point de vue qu’on puisse strictement qualifier d’« individualiste », en quoi le reproche de robinsonnade pouvait-il leur être adressé ? La réponse tient en trois points.
151. La présentation « bourgeoise » (pour parler comme Marx) des auteurs classiques, eux qui déterminaient objectivement à la fois les coûts de production et les intérêts de chaque classe, mais qui, pour autant, ne niaient pas que les membres individuels de ces classes (propriétaires terriens, entrepreneurs capitalistes, prolétaires, marchands etc.) agissent comme autant de centres de décision individuels : c’est la subjectivité et l’hétérogénéité qui manquaient, pas la décentralisation des décisions – au contraire, celle-ci précisément suscite ces redondances du capitalisme qui caractérisent son défaut d’efficience comme ses contradictions selon Marx, qui les met en avant pour prôner le socialisme.
16Dit autrement : l’agent économique classique, nommé de manière générique homo œconomicus, opère de manière standard mais en ordre dispersé, pour des raisons objectives indépendantes de tout sentiment d’appartenance, au moins au dire des auteurs « bourgeois » – ajoute Marx, qui met, lui, en avant la « conscience de classe » pour contrer leur argumentaire. En effet, ne se contredisent-ils pas lorsqu’ils veulent que chacun raisonne « comme s’il n’y avait que lui », alors même que tous ceux qui ont les mêmes intérêts raisonnent pareillement14 ? C’est ce qui les apparente à autant de Robinsons, et c’est pourquoi le personnage de Daniel Defoe se retrouve chez les économistes classiques et dans le reproche légitime de Marx contre cette image hypocritement idéalisée de l’action économique. Puisque ces agents sont tous guidés par des intérêts économiques communs à chacun dans sa classe, force est de reconnaître que leurs décisions s’imposent à eux, sous peine de perdre leurs propriétés (pour les rentiers), leur capital (pour les capitalistes), leur vie (pour les prolétaires). C’est d’ailleurs parce que la vie même est en jeu et que les prolétaires n’ont que leurs chaînes à perdre que la victoire leur est promise selon Marx : la « conscience de classe » devient par là opératoire.
172. La deuxième motivation du reproche anti-classique de « robinsonnades » tient à ce que l’économie est avec eux devenue véritablement politique – disons, depuis les Lumières15. Elle a quitté le cadre limité du foyer domestique, conforme au sens antique d’« éco-nomie16 ». Dans le mouvement qui libère les individus de l’emprise « naturelle » de la famille et / ou de la Cité-État antique, l’économie les livre aussi, pour le meilleur et pour le pire, à leur propre initiative au sein de la société civile nouvellement formée, celle annoncée par A. Ferguson (civil society) ou par Hegel (bürgerliche Gesellschaft)17.
18Le résultat de cette « politisation » de l’économie est une détresse individuelle, la déperdition de sa place, auparavant assurée dans le monde, une condition paradoxalement assez semblable à celle de Robinson car, quoiqu’au milieu de ses semblables, l’agent contemporain peut refaire une expérience de perte analogue à la fiction de Defoe : tout son environnement se retrouve constitué de moyens à utiliser pour survivre, sans plus de place à occuper dans un monde pré-organisé pour l’accueillir. Les fictions politiques dans les formes variées de jusnaturalisme aux xviie et xviiie siècles, de Hobbes à Grotius en passant par Pufendorf ou Rousseau, reproduisaient déjà ces conditions en reconstruisant les réactions « naturelles » d’un homme fictivement resitué avant son entrée dans le cadre civil politique : l’univers marchand, lui, fournit une illustration comportementale similaire à ces expériences du droit naturel. L’économie politique est donc le lieu où l’analyse des comportements individuels isolés peut donner des règles générales, d’où proviennent ces robinsonnades qui reproduisent en quelque sorte, dans l’ordre économique, l’opération politique hobbésienne du Léviathan deux siècles auparavant.
193. Le troisième point tient enfin à ce que la modernité économique se présente dans le cadre britannique avant tout autre. L’histoire de Defoe à partir de l’aventure véridique d’Alexander Selkirk sur un navire de Sa Majesté y est liée. Non seulement, le livre est centré sur l’activité économique de la marine royale, protectrice des mers, mais en isolant l’individu Robinson Crusoë sur son île, loin d’être un conte pour enfants, il rend manifeste toutes les conditions de possibilité de l’édification d’une économie, depuis la comptabilité que Crusoë tient sans faillir jusqu’à la « prolétarisation » de Vendredi, trouvé dans un état de dénuement tel que, dans l’histoire de Defoe18, son travail en semi-esclavage s’apparente évidemment à celui du prolétaire tiré d’un (discutable) « Eden » pré-industriel pour peiner dans une économie de production. Surgissent non seulement la construction d’un ordre bourgeois – et chrétien : le livre principal de Robinson est sa Bible – mais la critique sociale aussi.
20En plaçant un être humain dans un ailleurs plus ou moins imaginaire (mais redisons que l’histoire de Selkirk est à l’origine un fait divers véridique), Defoe proposait non seulement une histoire passionnante, mais surtout une expérience parallèle à celle du jusnaturalisme, en tentant de retrouver les conditions d’un avant-la-société repensé : sa reconstruction rationnelle fournit les déterminants et les conditions de possibilité de l’existence économique, montrant ce qu’il serait absurde pour l’individu de faire et ce qui satisfait au mieux ses besoins, d’abord élémentaires puis plus raffinés, sous la contrainte des ressources, contrainte rendue évidente par l’état de dénuement et l’isolement absolu de l’île. On dévoile là le principe d’une maximisation sous contrainte dont les régularités allaient ensuite être dites « naturelles » : combien elles sont au contraire peu naturelles et toutes sociales, voilà l’aspect que souligne la critique marxiste, dont le point saillant est bien entendu le rapprochement entre les « robinsonnades » de la forme littéraire et les métaphores « savantes » des économistes.
21Au total, le cadre classique apparaît donc comme paradoxal, de même que la critique qui porte contre lui en insistant sur la nature de son anthropologie individualiste alors que ce sont des groupes sociaux qui y évoluent. Mais le présupposé du reproche s’éclaire pour les trois raisons citées plus haut, dont la réunion détermine une distinction quasi anthropologique entre qui n’a que sa force de travail à vendre et qui bénéficie d’autres ressources (le capital). Le monde classique (et la critique par Marx de l’économie classique bourgeoise vulgaire l’illustre par excellence) pose donc la question des « robinsonnades ». Dans les discours anti-classiques que les Allemands allaient exprimer, la réflexion peut-elle se caractériser de la même manière ? Il convient de le voir en partant du fait qu’en soulignant l’isolement de l’individu des Lumières, les auteurs de la Contrerévolution européenne ont voulu incriminer, pour des raisons politiques, la Révolution française (1789), politique par sa nature même, d’une part, et la Révolution industrielle britannique, d’autre part.
Que signifie « abstraire correctement » ?
22L’isolement de l’homo œconomicus est lié à la notion d’individu conçue sous les Lumières, par les Écossais et par les Français, avec des effets immenses aux plans économique et politique respectivement : l’action individuelle se transforme en révolution collective, à la fois industrielle et politique – mais « bourgeoise » dans les deux cas, pour employer le vocabulaire d’appartenance de classe de Marx. Marx fournissait ainsi un cadre de pensée cohérent pour commenter cette évolution historique. Au vu de la contradiction entre le raisonnement s’appuyant sur des groupes sociaux et le discours individualiste, il jugeait que les économistes bourgeois raisonnaient dans le seul intérêt de leur classe, leurs robinsonnades ne pouvant donc avoir pour seule fonction, non pas scientifique, mais idéologique, que de cacher la nature véritable du raisonnement mis en œuvre et de légitimer ainsi la relation de contrat salarial sur une base individuelle – une base où les deux parties ne sont jamais à égalité que pour la forme, puisque l’une possède tout, et l’autre rien (que son travail).
23Marx critiquait donc les classiques « bourgeois ». Mais d’autres auteurs les prenaient également à partie : les réactionnaires allemands, principalement des juristes (Rehberg, Gentz, Savigny, entre autres) qui se regroupèrent dans l’« école du droit (ou de la jurisprudence) » (die Schule der Jurisprudenz). L’école historique allemande de l’économie allait se prévaloir de leur méthode, tout en n’épousant pas leurs positions politiques, mais en prônant des réformes modernistes (en particulier dans le cas de Schmoller). Toutefois, tous ces auteurs (y compris le révolutionnaire Marx) ne diffèrent pas fondamentalement des classiques en ce qu’ils méconnaissaient tout pareillement toute subjectivité, reléguée au rang d’illusion individualiste. Les travaux des économistes, auxquels nous nous en tiendrons ici, montrent qu’ils raisonnent en vérité comme les classiques, en prétendant dévoiler seulement une vérité sous-jacente aux fictives « robinsonnades ».
24Que l’œuvre littéraire de Defoe permît, elle, la mise à distance qui révélait le quiproquo de ce mode d’exposition, voilà qui servait le soupçon ainsi porté : après cela, qui pouvait croire à la bonne foi des « savants » représentants des intérêts « bourgeois » ? Voilà quelle était donc la raison de la question que soulevait le reproche de robinsonnades, chez Marx comme chez Schmoller. Mais que signifie alors « abstraire correctement » ? Puisque les classiques échouaient à présenter une approche véritablement individuelle, cela dépassant leur « paradigme » (pour employer la catégorie épistémique de Thomas Kuhn), seule une forme de post-classicisme reniant le cadre original (Smith-Ricardo) devait pouvoir définir un individualisme auquel adresser, à juste titre et sans les ambiguïtés montrées dans la section précédente, le reproche de robinsonnade. Menger manifesta un tel individualisme. On le trouve évidemment dans ses textes, en particulier au cœur même du chapitre essentiel qui porte sur la détermination de la valeur (chapitre iii) des Grundsaetze der Volkswirtschaftslehre, son ouvrage théorique de 1871 sur les « principes de l’économie politique ». Menger y propose ce qui suit :
Pour commencer par le cas le plus simple, envisageons un sujet économique isolé qui habite une île escarpée sur la mer, où il ne se trouve qu’une seule et unique source à laquelle il est réduit pour satisfaire son besoin en eau douce. Et si nous posons maintenant que lui sont nécessaires, à cet homme isolé, pour se conserver en vie, une mesure d’eau pour lui-même et dix-neuf mesures pour ses bêtes dont le lait et la viande lui garantissent de maintenir son existence de la façon la plus chiche (etc.)19.
25Mieux : Menger assume plus loin la « robinsonnade » en revendiquant le personnage. Dans maints passages il évoque « notre Robinson (etc.)20 ». Menger use ainsi de l’argument de type classique de Robinson, mais, d’une part, son analyse ne change pas lorsqu’il passe à des situations « plus complexes », qu’il caractérise plus précisément comme « sociales », et, d’autre part, il l’évoque à propos du facteur objectif de la détermination de la valeur, qui fait elle-même suite (et ne fait sens que par là) au facteur subjectif par lequel Menger établit la théorie de la diminution de l’utilité marginale individuelle à la source de la valeur. En dépit des apparences, son Robinson n’est pas du même acabit que les « robinsonnades » classiques ; Schmoller s’y est laissé tromper – nous l’allons montrer dans les pages qui suivent.
26Schmoller tourne donc son reproche contre Menger. Un point commun aux auteurs allemands, dans leur recours à l’histoire, est d’en déduire le refus de donner comme but à leurs investigations la nature individuelle que les Lumières avaient prônée, et ce, soit par hostilité à la Révolution politique française (1789), en particulier chez les juristes, soit par frustration devant la Révolution industrielle britannique, surtout chez les économistes. Les armées de Napoléon, d’une part, les marchandises de « Britannia », d’autre part, voilà le double défi lancé au monde germanique au début du xixe siècle. Il devait le relever pour devenir en l’espace d’un siècle le premier exportateur mondial, et un État unifié fondé sur la puissance (Machtstaat)21.
27Quand Schmoller (nous le tiendrons ici pour le représentant des économistes allemands, ce qu’il fut effectivement plus éminemment que tout autre à son époque) demande ce que signifie « abstraire correctement », il faut donc entendre une question méthodologique (celle que nous posions au début de la première partie), mais lire également une prise de conscience de la nécessité, plus implacable que celle de la nature, qui régit la vie au sein de la société civile : cette « seconde nature » suscite la détresse (Not, en allemand) des individus, comparable à la situation d’autant de Robinsons. Elle est toutefois née du libre jeu du système des besoins : c’est donc ce libéralisme qui en est la cible22.
28Même l’acceptation d’un éventuel « droit à la vie en société » qui fonde la réclamation des droits sociaux (pensions de retraite, assurances-maladie, chômage etc.) apparaît comme l’envers de l’accusation de « robinsonnades » portée contre des économistes qualifiés cette fois systématiquement de « libéraux britanniques » (le qualificatif vient remplacer celui de « bourgeois » chez Marx, avec grosso modo les mêmes fonctions polémiques). Ce qu’il y a de commun, en revanche, à tous ces auteurs, c’est l’objectivisme de la détermination des coûts (de production) et des besoins (sociaux), concernant des agents immédiatement agrégés en termes de groupes (sociaux, nationaux, voire raciaux).
29À l’autre extrémité du xixe siècle, les pères du marginalisme (Walras, Jevons et surtout Menger, moins « compatible » avec la pensée classique) allaient au contraire considérer uniquement des individus dont le travail est un input (« intrant » en français) au même titre que n’importe quel autre dans le processus de production. À ce titre, la théorie de la valeur non seulement homogénéise les intrants nécessaires à la production, mais elle libère des individus auparavant anthropologiquement déterminés par leur contribution à la production (terres, capital ou travail). Le vocabulaire change du tout au tout : Menger parle, par exemple, d’« accomplissement du travail » (Arbeitsleistung) sans aucune des complications provenant inévitablement de la notion d’Arbeitskraft (force de travail) propre à Marx – où Marx voyait sa grande découverte pour dépasser le concept « naïf » de travail tout court de Smith et de Ricardo. Et, de même, les marginalistes peuvent dépasser (Menger y réussit) le cadre objectiviste dans la détermination des comportements individuels. Au-delà de Marx, Schmoller extrapole-t-il donc de manière plus pertinente le reproche de robinsonnade, qui avait en partie porté à faux contre la pensée classique ? Un cadre entièrement tourné vers l’individu, celui des marginalistes, n’est-il pas plus adéquat comme cible, de ce point de vue précisément ?
30La « robinsonnade », par définition, narre une activité isolée. La pratique effective des « robinsonnades » se dirait donc légitimement d’une économie politique considérant seulement des individus dans son cadre d’analyse : dans ce cas, ce n’est pas seulement tel exemple dans l’exposition d’un système économique qui fait illusion (au service des intérêts « bourgeois » ou « libéraux »), mais bien l’ensemble de l’analyse qui relève du pur mythe. Puisque jamais on n’a vu d’être humain totalement isolé, les leçons qu’on tire de telles fictions savantes ne valent rien dans le champ d’une économie devenue politique, et faisant de la société civile le champ de ses expériences : quel Robinson vit en ville ? Quel homme a-t-il jamais vécu en dehors de l’influence de ses semblables – sinon ce Robinson, dont on voudrait dès lors faire accroire qu’il pourrait servir de modèle pour la vie économique ? Ne fait-on pas de toute évidence fausse route en abstrayant de la sorte ?
31Il faut donc comprendre ce que signifie « abstraire correctement » pour Schmoller, lui qui observa la vie en détail des petits artisans et commerçants de Strasbourg23, puis de Berlin24. Schmoller réclame d’abstraire correctement à la suite des critiques des historicistes allemands contre les classiques, depuis les années 1840 jusqu’aux années 1870, qui portaient précisément sur la pratique de l’économie en reprochant aux classiques de ne pas tenir compte des pratiques effectives, de se contenter de robinsonnades abstraites de toute réalité25. Or le fruit paradoxal de ces critiques mûries contre les classiques fut la querelle connue dans les années 1880-1900 sous le nom de Methodenstreit (« dispute sur les méthodes ») mais qui porta contre Menger. Ce que signifie « abstraire », ce que l’induction et la déduction ont en commun et de différent, voilà donc l’origine d’un débat qui ne peut être repris en entier ici, mais qui intéresse les robinsonnades en raison du rapport entre l’individu et le groupe26. Il existait en fait plusieurs méthodes historicistes comme plusieurs écoles :
- la « vieille » école historique, fondée en 1840 par Wilhelm Roscher et illustrée par Hildebrand et Knies, avait mis en avant la construction systématique de parallèles (Parallelismenbildung) entre des situations passées, que l’enquête historiographique rapportait, et des options possibles dans les choix du moment ;
- la « jeune » école historique, celle de Schmoller, questionnait la méthodologie de la précédente tout autant que celle des classiques : comment les faits choisis pour élaborer les parallèles devaient-ils être retenus, et sur quels critères se fonder ? Sélectionner étant un processus différent d’abstraire, comment élire correctement les faits, entre textes, témoignages, archives, statistiques, tout matériau que l’historien peut convoquer ? Qu’est-ce qui guide ce dernier dans sa quête et dans son enquête ? La question concerne tant l’historien de la pensée économique que les historiens en général, car les travaux de l’école de Göttingen (Gervinus, Dahlmann, Ranke notamment) avaient inspiré Roscher27. Si les raisons de sélectionner certains faits ne sont pas mises préalablement en évidence, comment se fier à des travaux où la démonstration de l’erreur est impossible ? « Abstraire » ici ne se fait alors pas plus correctement, selon Schmoller, que dans les raisonnements « isolés » des robinsonnades qu’il attribue aux classiques britanniques… et à Menger.
32La nécessité du recours à l’histoire doit donc suivre une autre voie. Or que fait Schmoller ? Il opère, quant à lui et pour résumer, par « variations différenciantes » entre phénomènes pris à différentes époques sur différents territoires pour pénétrer leurs caractères distinctifs : au lieu de procéder par rapprochements difficilement justifiables, ou pire, apparemment indus (au moins aux yeux des spécialistes ultérieurs) il propose de saisir les différences qui manifestent les variations au sein des processus de développement historique. Schmoller a certes pu, dans cette perspective, préparer la voie à l’analyse du Hochkapitalismus de Werner Sombart. Mais abstrait-il « correctement » pour autant, à partir de là ? La diversité qu’il met au jour ne peut aller qu’en croissant : le bénéfice de traiter de l’histoire en historien demeure acquis, et les reproches de procéder en l’absence de critère s’évanouissent. Toutefois, le choix des critères reste incertain et fondé sur le seul jugement, toujours faillible, de l’historien.
33De fait, Schmoller propose toujours exclusivement des études historiques : c’est cette tendance que la littérature nomme son « anti-théoricisme ». En retour, elle reçoit la critique justifiée de méconnaître ce que Schmoller a appelé « théorie », et qui signifie pour lui « abstraire correctement », à savoir user de l’induction et de la déduction « à bon escient ». Mais comment et dans quel but ? Toujours celui de rédiger une histoire économique au plus près des faits. Or cela n’est pas de la théorie économique, du moins au sens des critères généraux qui allaient être adoptés par la profession pour faire de l’économie une entreprise véritablement scientifique – voilà tout le sens de sa confrontation avec Menger, nous le verrons dans la prochaine partie, en présentant également dans la dernière partie, la troisième école historique, à savoir
343 - « la plus jeune » école, avec Max Weber, Sombart déjà cité et Edgar Jaffé, qui devaient employer de nouveaux concepts, comme l’idéal-type (Ideal-Typ) et proposer une « sociologie économique » discutant le « capitalisme » (la fameuse Kapitalismusdebatte28) sur la base d’une acceptation des critiques autrichiennes, en particulier mengériennes.
35L’analyse approfondie de l’histoire paraissait indispensable aux économistes allemands pour échapper aux « robinsonnades » ; et échapper à celles-ci à toute force leur semblait requis en raison de l’idée qu’ils avaient d’une étude de l’économie humaine : l’enjeu est ici la conception de la relation économique comme base de la civilisation matérielle moderne. Éclairons ici cette conception dans le cas de Schmoller.
36Pour le chef de file du « jeune » historicisme, le discours économique national allemand (Nationalökonomie) exige la détermination d’une voie spécifiquement germanique (Sonderweg), dictée par les faits mêmes. Ce discours est moins vu par lui comme nationaliste (ce qu’il devait paraître a posteriori, mais Schmoller affronta au contraire, en la personne de Treitschke, les nationalistes conservateurs de son époque) que comme scientifique, à partir de l’idée suivante : à chaque époque sa culture, y compris sa culture économique. Faire fi de ce que Schmoller tient pour une évidence, c’est s’exposer selon lui à fournir des démonstrations erronées, ce que sont par essence les robinsonnades. Si le discours historiciste baigne dans un sentimentalisme patriotique (éveillé en réaction aux troupes napoléoniennes depuis les Discours à la nation allemande de Fichte), voire dans les « bons sentiments » (ces « belles âmes » raillées par Hegel ne font pourtant pas des économistes !), Schmoller lui donna une forme plus sobre, centrée sur les études de terrain et la considération des collectivités locales et nationales.
37La frustration allemande au spectacle des envahissantes marchandises britanniques imprègne certes les discours schmollériens, mais son rôle est moins central que celui attribué à la « communauté morale » (Gemeinschaft). La Nationalökonomie fait moins appel à l’instinct, fût-il social, qu’à la « disposition d’esprit » (Gesinnung) qui génère des jugements de justice et d’injustice au sein du groupe, au-delà des intérêts individuels. Ce qui est donc exclu, c’est le recours à la volonté individuelle, tant celle rendue libre chez Kant (par le libre jeu autonome de la raison pratique) que celle que Smith tirait des Lumières écossaises. Schmoller prépare en réalité les concepts d’un État de puissance (Machtsstaat) unifié où les individus sont liés entre eux ; il met « la question […] de savoir ce qui unit et ce qui sépare les hommes […] au centre des études économiques29 ». L’approche classique qui sépare les groupes sociaux suscite une guerre civile, mais l’approche marginaliste risque de provoquer la guerre individuelle de tous contre tous : Schmoller y voit autant de vaines, et surtout périlleuses, « robinsonnades ». « Abstraire correctement » selon Schmoller, c’est au contraire prendre en considération les croyances collectives à propos de l’action économique :
Existe-t-il une répartition juste des biens économiques ? La répartition des biens économiques est-elle juste ? Doit-elle l’être ? Les hommes se le demandent encore, comme ils se le sont toujours demandés, depuis qu’il y a des sociétés humaines et des institutions sociales. [L’économiste n’entend pas y répondre] puisque même ceux qui s’accordent un peu d’idéalisme, la trouvent sans utilité, parce que personne ne peut y répondre [mais il refuse qu’on l’écarte de la pensée économique puisqu’elle a des effets réels car] le fait qu’on en parle toujours, qu’on y croit, qu’on spécule sur cette croyance […] a des conséquences pratiques30.
38Les auteurs classiques (qui ont le tort d’être pour la plupart britanniques) ont ignoré ces croyances sociales, par aveuglement ou, pire, sciemment. Il appartient à un historiciste allemand de les rétablir car, même si le sens commun devait se tromper sur le contenu de la notion de justice (ce qui est aisément imaginable), cela n’est pas un obstacle puisqu’on mesure des variations différentielles chez des peuples différents à des époques diverses, et pas des avis substantiels sur ces sujets. Le sens commun se leurrerait en voulant la justice, mais le savant ne ferait, lui, qu’enregistrer ces errements, tandis que négliger leur influence dans les décisions des agents, qui dépendent d’un cadre communautaire de valeurs, constitue précisément la source des erreurs classiques :
Il ne nous sera pas difficile de réfuter cette objection enfantine, que l’idée de la justice n’a rien à voir dans le domaine économique, parce qu’on n’a affaire ici qu’à des quantités et des qualités incommensurables : les différentes espèces de travail, l’activité de l’entrepreneur et du salarié, qui ne peuvent avoir aucune mesure commune. Comme si, dans la formation des prix, on ne comparait pas ce qui semble plus hétérogène encore, par exemple une édition de Goethe et une bouteille de champagne. […] Partout, pour la formation des prix, comme pour le droit, le jugement conventionnel traditionnel est le point de départ qui nous sert à décider si une chose est ou non égale. Ce n’est que si les hommes devaient à chaque moment former de nouveau leurs jugements que l’objection ci-dessus serait exacte31.
39Tout est dit dans cette dernière phrase : selon Schmoller, il y a « chimérique robinsonnade » chaque fois qu’on établit des conditions analogues à celle de Robinson qui apprend à vivre sur son île avec des besoins et des ressources limités, chaque fois qu’on remet en somme « le compteur à zéro ». L’individualisme présuppose que les agents prennent « à chaque moment » des décisions nouvelles sans prendre conscience, ni consulter non plus, les forces et les influences diverses qui s’exercent bien entendu sur eux. Or il est ridicule de procéder ainsi, dit Schmoller, car c’est ignorer l’état de développement atteint par la société dans laquelle se trouve forcément un individu réel. Le procédé est superficiel, superflu et nuisible à la science véritable, ajoute-t-il.
40L’accusation porte sur le choix de cette analyse méthodologique a minima pour ainsi dire, alors que l’histoire économique réclame la synthèse – celle de l’historien est d’ailleurs une synthèse de synthèses, de celles qui existent déjà et sont, en vrac : le peuple envisagé comme tel (homogène dans la nation germanique aux yeux de Schmoller, faut-il l’ajouter ?), les producteurs de tel ou tel produit (dont l’histoire même explique les variations locales, temporelles, etc.), les Gemeinschaften régionales et locales, etc. Les historicistes prônent avec Schmoller des analyses toujours régionales, où la différenciation peut se poursuivre à l’infini. Paradoxalement, en même temps, ils reprennent des auteurs classiques la notion de groupements sociaux en classes, en croisant la base sociale avec la base nationale.
41Cette critique porte en somme contre un individualisme qui serait un constructivisme, comme la robinsonnade le fait voir, et qui serait un réductionnisme, ce qui est bien le fond de l’accusation. C’est implicitement contre une psychologie simplifiée, celle de l’homo œconomicus, ou bien celle, plus tardive, de type expérimental ou behavioriste, que se fonde le reproche de « robinsonnade ». Le reproche de réductionnisme s’augmentait ainsi d’une dimension humaine : l’individualisme simplifierait à outrance la psychologie de l’individu. L’école autrichienne y prêtait-elle cependant le flanc ? Ses partisans comme ses adversaires l’appelèrent l’« école psychologique » (Psychologenschule – Schmoller disait, lui, par comparaison, diriger une école « éthique », sittliche). Mais tout « psychologisme » est clairement rejeté par Menger, les textes sont formels. La réaction individuelle subjective doit prévenir toute confusion à cet égard32.
42L’entreprise méthodologique individualiste et, qui plus est, subjectiviste, consiste au contraire à supposer des éléments toujours hétérogènes, comme le sont les individus eux-mêmes. Le fondement commun à tous les agents est une raison pratique minimale – d’où il résulte une analyse « purifiée » et débarrassée des éléments particuliers, spatiotemporels, localisés dans une région ou une classe. L’individualisme méthodologique parle d’individus inobservables dans la réalité effective multiple, mais il gagne en revanche en généralité car sa portée ne se trouve plus limitée et il peut parler de tous les individus en réfléchissant le raisonnement de n’importe lequel d’entre eux. C’est d’ailleurs, aux yeux du théoricien, la condition sine qua non de la constitution d’une théorie comme telle, distincte de l’histoire.
43Voilà donc ce que sont les robinsonnades dont Schmoller accuse Menger : elles sont, aux yeux de Schmoller, une variété particulièrement insensée et spécialement dangereuse de chimère, en ce qu’elles nient ce qui lui paraît aller de soi, à savoir la nature grégaire (pardon : politique) de l’homme. Comme le Français Joseph de Maistre, Schmoller, qui parle de « fantômes schématiques », arguerait qu’il n’a en fait jamais rencontré d’« homme », mais seulement des Français, des Allemands, ou plutôt des Saxons, des Brandebourgeois, des Rhénans, et encore, parmi ces derniers, des gens de Francfort, de Mayence, de Heidelberg, etc. L’approche par variation différenciante comporte un relativisme intrinsèque qui ne connaît de limite que celle arbitrairement fixée par l’historien. En l’occurrence, ce dernier est au service de l’unification de l’Allemagne : en 1872, Schmoller contribue à fonder le Verein für Socialpolitik, l’Union des économistes allemands pour la politique sociale, qui allait devenir le centre de réflexion de la modernisation socio-économique du deuxième Reich établi en 1870. Cette application de l’idée que tout agent est membre d’un collectif, ici national allemand, Schmoller lui donne sa formulation la plus détaillée et efficace (dans le monde germanophone) à partir du « vieil » argument anti-individualiste, le plus rebattu des « ponts-aux-ânes », à savoir que l’individu n’est jamais isolé, participe toujours d’un « milieu », d’un groupe, d’un environnement33. Analysons maintenant la réponse de Menger.
Les Recherches sur la méthode de Carl Menger : l’individualisme méthodologique contre les robinsonnades ?
44Avant de venir à Menger, un mot s’impose quant au marginalisme en général, et nous partirons de son fondateur dans le monde britannique : Stanley Jevons, puisque, en somme, c’est après les Anglais que Schmoller en avait, mais que Jevons s’écartait, quant à lui, de l’économie politique classique. Jevons n’était cependant pas le premier à échapper à la matrice classique : Longfellow l’avait précédé dans le monde britannique, mais aussi les Français Cournot et Dupuit, ou encore l’Allemand Gossen, par rapport auquel Jevons prit soin de remarquer l’indépendance de ses propres découvertes). Jevons comprit en effet qu’il ne suffisait pas de supposer que les agents agissent en prenant en compte leur intérêt, réquisit minimal de l’hypothèse de rationalité économique, mais qu’il fallait encore examiner les implications de l’action de l’agent servant ses propres buts, le réduire à lui-même avant d’envisager son « appartenance34 ».
45Rapporté à Robinson, le raisonnement consiste à isoler dans la narration le processus de maximisation : Robinson ne construit pas seulement une hutte pour s’abriter ; il cherche, sous la contrainte des ressources limitées à sa disposition sur l’île, à se fabriquer la meilleure hutte possible, en l’améliorant au fil du temps, des progrès dans son outillage, et ainsi de suite. Il ne se contente pas du premier abri, mais il le perfectionne, dans un processus sans fin de production améliorée35. En un mot, Robinson maximise les résultats de ses efforts : l’objet nouveau dans le reproche de « robinsonnade » tient dans ce mot, « maximiser », qui tient à la nature même de l’action de tout agent, au minimum de rationalité orientée vers un but36. Dans la Préface de sa Theory of Political Economy (parue la même année 1871 que les Grundsätze de Menger déjà cités), Jevons soulignait sa conception de la valeur alternative au classicisme dans ce laconique tercet :
Cost of production determines supply;
Supply determines final degree of utility;
Final degree of utility determines value37.
46On notera dans cette formulation les éléments permettant de réintroduire le paradigme classique : quant à l’agent, Jevons exprime une subjectivité seulement dans la référence au degré d’utilité final, mais le calcul replonge vers la théorie objective des coûts de production. Alfred Marshall allait à son tour proposer un tercet pour définir la synthèse « néo-classique » :
Utility determines the amount that has to be supplied,
The amount that has to be supplied determines cost of production
Cost of production determines value38.
47Le tercet néo-classique renverse donc en fait la proposition marginaliste : certes, l’utilité demeure pour indiquer ce qui pourra être écoulé sur le marché (l’offre fonction de l’utilité à satisfaire), mais le coût de production est de nouveau source de la valeur, comme le travail chez les classiques. On peut continuer de parler de « robinsonnades » concernant ce type objectif d’analyse (comme aussi celle des cours vulgarisés de micro-économie) au sens où l’on peut reformuler le reproche avec la même ambiguïté et les mêmes limites que contre les classiques. Il y a certes loin de Marshall à l’agent hyper-rationnel « à la Lucas » des années 1980, dont les anticipations rationnelles allaient être présupposées parfaites, mais ce Robinson « perfectionné » suit la même voie, seulement à un plus haut degré.
48Or il existe une voie différente. Elle consiste à refuser la base objective de rationalité standard qui suppose des comportements identiques chez les agents. Elle surgit à la même époque. La subjectivité de l’agent y est inscrite avant même le fonctionnement des marchés : la question est alors de savoir si l’individualisme méthodologique radical proposé par Menger échappe au reproche de « robinsonnade » de Schmoller, et surtout de savoir comment.
49Rappelons les termes de l’accusation formulée par l’historiciste : « des fantômes schématiques, de chimériques robinsonnades […] ambitionnent si souvent de prendre la place des investigations et des vérités économiques ». Ces torts ne pouvaient être imputés aux classiques qu’en négligeant sciemment certains caractères de leur paradigme. Nous avons également vu ce que Schmoller entend par « faire résulter de nos abstractions des vérités scientifiques ». Menger rétorque que ces « vérités »-là relèvent du domaine de l’histoire, pas de la théorie. L’enjeu entre le Viennois et l’historiciste de Berlin se lit dans le texte central de la polémique, les Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere de 1883, et, en 1884, dans les Irrthümer des deutschen Historismus39, en réponse à la réception glaciale de l’ouvrage par Schmoller40. Que dit en réalité Menger ?
50L’origine du terme « individualisme méthodologique » revient à ses héritiers, Schumpeter et Wieser. Dans les Recherches, Menger parle d’« Atomismus », calque germanique de l’anglais « atomism » et concept employé par les classiques, puis repris par les néo-classiques pour désigner une des conditions de la concurrence pure et parfaite, à savoir qu’aucun agent économique, tant vendeur qu’acheteur, n’est de taille à modifier de manière décisive la structure de marché en sa propre faveur : offre et demande résultent de décisions individuelles si multiples que personne n’a assez d’influence pour l’orienter à son profit. Le marché de la situation de concurrence s’oppose donc au monopole, au duopole et à l’oligopole (respectivement, du côté des acheteurs : au monopsone, au duopsone et à l’oligopsone). Or nous avons averti plus haut que Robinson surgit effectivement dans le texte théorique de Menger, ses Principes de 1871 : le Viennois use de cet exemple « le plus simple » pour détailler (longuement) son analyse de l’utilité marginale décroissante et de la maximisation sous contrainte par un agent gérant ses besoins en fonction des quantités de biens à sa disposition.
51Mais l’individualisme méthodologique mengérien dit bien plus, ou plutôt il traite avant tout d’autre chose, à savoir de la relation entre besoins et décisions au sein de l’individu même. Cette approche subjectiviste permet la construction d’une théorie de la valeur selon les principes de l’utilité marginale, alors que la question de la concurrence apparaît seulement plus loin dans la constitution du domaine, dans les Grundsätze de 1871 (l’ouvrage théorique dont les Untersuchungen fournirent la justification méthodologique). Cela distingue également Menger de Walras et de Jevons, pour lesquels l’équilibre (général ou partiel respectivement) des marchés en état de concurrence est la problématique centrale. Lorsque les courants marxiste, historiciste et marginaliste surgirent en réaction à la pensée classique, ils représentèrent ainsi autant d’alternatives pour sortir de la crise des « classical economics41 ». Mais parmi eux, seul le courant issu de Menger propose une approche subjectiviste en tant que telle.
52Le reproche principal dans l’accusation de robinsonnade est de réduire indûment le contenu de l’analyse économique en écartant le comportement effectif des individus dans leur environnement spatio-temporel au profit d’un schéma comportemental « fantomatique » que les hommes seraient supposés avoir de tout temps, la « chimère » par excellence aux yeux de Schmoller qui la nomme « perpétualisme » (Perpetualismus). Cette objection doit atteindre toute description de l’agent économique marquée par l’individualisme – depuis l’agent classique, l’homo œconomicus smithien doté de la fonction « sympathie », jusqu’à l’agent mengérien (der wirtschaftende Mensch) qui satisfait des besoins que lui seul peut ressentir (le terme récurrent dans les Grundsätze de 1871 est Bedürfnisbefriedigung). Schmoller objecte qu’aucun agent n’est identique à un autre, ni même perpétuellement identique à lui-même, et que la réflexion dépend par conséquent de l’environnement.
53Menger répond que cela peut bien être, et il ne nie pas (à la différence du néo-classicisme standard) la variété des individus – il la pousse au contraire à son extrême pointe, pour dire que cela ne concerne toutefois en rien le fait que, dans des conditions données, chacun, aussi différent soit-il, s’efforce de poursuivre sa propre existence en se fondant sur les propriétés et les qualités qui sont les siennes : les sensations internes de ses besoins, la perception de son environnement, la connaissance que chacun prend des ressources qui sont disponibles, dans le cadre des connaissances techniques qui pourraient permettre de les utiliser, etc. En conséquence, le schème général demeure valide dans quelque communauté que ce soit : c’est, si l’on veut, une « abstraction » au sens où il est d’abord inutile d’envisager ces communautés pour décrire ces étapes du raisonnement – même s’il peut ensuite être indispensable de bien connaître ces communautés pour savoir ce qui effectivement se déroule quand on souhaite tenir le raisonnement sur le cas d’un individu en particulier, envisagé dans son propre milieu.
54Bref, le portrait plus étoffé et plus « fidèle » qui impose de recourir à l’histoire et que réclame Schmoller peut être nécessaire pour répondre sur des cas identifiés à titre particulier, mais il ne réfute en rien l’« homme théorique » qui le précède et dont l’absence (en d’autres termes, le manque d’une théorie préalable) rend au contraire toute illustration impensable. En d’autres termes, la logique de l’historien ne peut pas prévaloir sur la théorie au sein même de la théorie, simplement parce que les questions que le théoricien pose sont préliminaires et d’un genre différent. La justification de l’individualisme ne va, en un sens, pas plus loin que cela : regarder la question toujours sous un angle général et rationnel.
55Menger récuse encore toute détermination ontologique de l’agent économique comme individuel ou collectif. L’anthropologie mengérienne est individualiste mais elle n’est pas une ontologie : même si l’expression vient de ses disciples, son individualisme est strictement méthodologique. Le terme Atomismus traduit l’anglais atomism pour désigner des individus considérés isolément, mais la confusion avec l’homo œconomicus ne doit pas s’en trouver facilitée pour autant. Schmoller confond tout et, de pair avec l’accusation de perpétualisme, il reproche cet atomisme à Menger, qui lui répond en détail42 et montre « que le reproche d’une généralisation excessive de la connaissance théorique en économie politique ne serait en aucune façon complètement écarté au moyen de la méthode dite historique43 ». L’atomisme mengérien n’est pas une resucée de la conception classique, mais seulement la condition de possibilité pour saisir l’émergence spontanée des phénomènes socio-économiques44.
56Schmoller ajoute le reproche de « cosmopolitisme », formulé au nom du point de vue germanique contre toute prétention à analyser l’agent hors de son appartenance nationale : l’Allemand ne raisonne-t-il pas autrement que l’Anglais ? Menger répond que certes non, en particulier quand il s’agit de maximiser sa satisfaction. Non que leur environnement ne soit différent (la civilisation industrielle britannique étant alors plus avancée et les Allemands conscients d’un « retard » à combler), Menger l’accorde volontiers, mais le souhait de survivre, vivre et bien-vivre est au fond identique. Ces reproches (« perpétualisme », « atomisme », « cosmopolitisme ») sont partiels et partiaux : l’historiciste refuse en fait la théorie per se, alors qu’elle est nécessairement générale – ou bien ce n’est pas de la théorie, selon la définition même qu’il n’y a de science que du général, la thèse déjà formulée par Aristote, dont Menger fut un grand lecteur45.
57Quoique l’on rencontre effectivement Robinson dans le texte mengérien, quand il est question de la formulation de l’idée de valeur (tout comme on trouve d’ailleurs des passages proches des formules historicistes dans certaines descriptions des échanges monétaires, nous y reviendrons en conclusion), le détail avec lequel Menger entre dans son propos explicatif renverse en pratique l’usage classique en partant du degré final de la consommation, dont la production n’apparaît plus que comme une conséquence. La différence spécifique entre l’« homme présupposé » des classiques et la conception de Menger consiste dans l’approche méthodologique subjectiviste du second, qui part de l’individu appliqué à ressentir ses besoins comme ses limites (ignorance, information, temps et ressources disponibles, entre autres). Chacun est certes soumis aux actions d’autres « atomes » individuels qui constituent son environnement, mais l’individualisme méthodologique ne rapporte pas les phénomènes complexes qui en résultent à une simpl (ist) e agrégation d’actions humaines considérées comme « standard » et rationnelles en un sens limité (rentiers, capitalistes et prolétaires « font chacun ainsi, et pas autrement » – du moins en général). L’individualisme méthodologique véritable suppose que les réponses des agents aux stimuli de leur environnement sont individuelles par essence. Il soutient que les phénomènes socio-économiques résultent des conséquences non-voulues d’actions qui sont, elles, toutes intentionnelles et strictement individualisées.
58Dans le livre III de ses Recherches, qui porte sur l’organisation « spontanée » des groupements humains, Menger explique la formation de collectivités qui ne sont pas l’objet d’un calcul conscient – ni au sens d’une intention collective, ni au sens d’une formule générale qui pourrait expliciter un plan préalablement formé. Ces communautés (Soziale Gebilden Gemeinschaften, le terme de Schmoller) se construisent sans plan préconçu à travers les actions individuelles dont, naturellement, nombre de recoupements sont non intentionnels et en outre impossibles à prévoir. L’atomisme n’est pas un réductionnisme, mais c’est plutôt la clef des phénomènes complexes ainsi dévoilés : est-ce là de l’indifférence au contexte social, ou encore l’agencement ex nihilo qui est l’image que traîne après elle la « robinsonnade » ? Menger rend caduque l’utilisation de ce reproche à l’encontre de la théorie individualiste moderne, sous la condition, certes, qu’elle soit effectivement subjectiviste. La postérité de cette méthode le montre, que nous considérerons brièvement pour finir dans le cadre de l’évolution de l’historicisme après Schmoller, et dans l’opposition au néo-classicisme standard.
Au-delà de la « robinsonnade » : la contre-épreuve de la théorie subjectiviste.
59Puisque le reproche de robinsonnade était formulé par Schmoller, la charge de la preuve lui incombait : à l’historicisme de montrer que l’analyse à partir des « communautés » permet de décrire des actions dont l’entrelacs des manifestations individuelles ne pourrait pas rendre compte, même lorsqu’il est formulé en détail sur la base de raisonnements déductifs valides.
60Le reproche de « manque de réalité » échoue pourtant quand il prétend porter sur l’a priori de la théorie scientifique : les individus, « atomiques » si l’on veut, en sont la donnée élémentaire parce qu’il n’y a pas d’unité inférieure dont le comportement intentionnel soit compréhensible par l’observateur, qui est lui-même un autre individu. Or cette base n’empêche pas de fournir une analyse prenant en compte les éléments d’une sociologie ou d’une histoire des phénomènes économiques. C’est en vérité la contre-épreuve que fournit la « plus jeune » école historique, que nous annoncions précédemment : Weber reprend en particulier l’argumentaire mengérien pour des analyses qu’on ne pourrait nullement qualifier de « robinsonnades » !
61La réalité des entités collectives était naïvement acceptée par les historicistes des écoles précédentes ; elle est remise en question dans la nouvelle école. Les premiers historicistes acceptaient en effet naïvement comme allant de soi toutes sortes de collectifs, nationaux et sociétaux (« communautés morales », classes, etc.). Or, leurs successeurs plus vigilants (et anti-schmollériens dans les faits sinon toujours dans les discours46) arguent que de tels savoirs se distinguent de l’économie pure – dans la mesure où les phénomènes singuliers localisés relèvent d’études historiques dont Menger ne niait ni la validité, ni l’intérêt, mais seulement la prétention à prévaloir outre mesure. D’autres approches au sein des sciences sociales en général, et de l’économie politique en particulier, sont possibles ; c’est l’unilatéralisme de Schmoller qui était, lui, condamnable. Dans la mesure où Weber prend position pour l’individualisme47, succombe-t-il au reproche de robinsonnade ? Au contraire, il offre une analyse des agents individuels par leurs comportements ancrés dans des attitudes culturelles, religieuses, historiques.
62Et Menger était peut-être plus prudent encore que Weber en refusant de prendre position sur la nature du réel. Cette précaution de méthode permettait d’adapter son heuristique économique à la recherche nouvelle en « économie pure », sans souffrir des reproches inspirés par une perspective « nationale » et « anti-théorique »48. En réalité, c’est en usant de la méthode mise au point par Menger que Weber peut réussir sa démonstration49. La question de l’identité de l’agent économique se pose, mais elle appartient à d’autres recherches car, quelque réponse qu’on lui apporte, la forme individuelle suffit à fournir la base de l’analyse sans rien affirmer qu’au seul plan méthodologique.
63D’ailleurs, les plus naïfs à cette aune ne sont-ils pas les porteurs du soupçon eux-mêmes, qui considèrent, comme Schmoller, des entités collectives comme allant de soi ? À quel titre scientifique supposer des entités spéciales, comme les « concepts collectifs » (Kollektivbegriffe) menant au Sonderweg national allemand ? Menger ne fonde son heuristique ni sur de tels présupposés ontologiques, ni même sur un individualisme « essentialiste ». Il pose seulement que l’analyse économique part des individus envisagés comme porteurs d’intentionnalité subjective. Si des « types réels » peuvent se distinguer, ils sont toujours individuels : les Realtypen de ses Recherches préfigurent à ce titre les idéaux-types (Idealtypen) wébériens. Le reproche de robinsonnade résultait de la confusion entre prise de position ontologique et supposition méthodologique50.
64Incontestablement, énormément de confusion a été introduite à l’égard de l’individualisme méthodologique du fait que nombre d’auteurs de manuels de micro-économie ont jugé approprié de présenter les bases de cette approche en prenant comme fondement la représentation, au mieux maladroite, au pire fausse, des textes néo-classiques – ou de leurs adversaires, qui la caricaturaient en fondant l’argumentaire sur les plans ontologique et politique, rarement sur un plan méthodologique pur tel que celui exposé en 1883. Or si l’on demande comment « abstraire correctement », comme l’exigeait Schmoller, alors ces autres considérations doivent (même temporairement) être rejetées au second plan.
65La position de Menger est différente : ses agents sont doués d’intentions propres, non réductibles au cas standard – et cela, c’est « subjectiviste ». Le cas Robinson entre ainsi dans l’analyse de l’utilité marginale, en se présentant dans sa forme la plus simple et la plus pure imaginable, idéale mais subjective – à la différence de l’homo œconomicus des classiques. Et cette idéalité même (celle du Realtyp mengérien, puis celle de l’Idealtyp wébérien) explique cette utilisation. L’agent humain « autrichien » (puisque c’est là le nom pris par l’école mengérienne) ne se confond donc ni avec celui des classiques, ni avec celui des néo-classiques, et il échappe à chaque fois aux reproches marxiste, historiciste et maintenant comportementaliste. Menger évite les entités qui relèvent, selon lui, de choix ontologiques au mieux, ou (au pire) de la pure et simple naïveté.
66Les torts de tout exclusivisme de type objectiviste, notamment chez les néo-classiques, n’apparaissent alors que plus vivement. Les mathématiques employées dans cette perspective formalisent la standardisation des comportements en apportant certes le bénéfice d’un outillage puissant, mais aussi les défauts d’une conceptualisation extérieure à la discipline d’arrivée (l’économie), et qui ne lui est pas nécessairement adaptée. L’économie du mainstream a montré ses limites, alors que la formalisation mathématique y domine sans partage, et l’économie comportementale a fait des lacunes du mainstream sa porte d’entrée vers une reconnaissance élargie. En un sens, si le reproche de « robinsonnade » est aujourd’hui encore possible, ce sont les économistes comportementaux qui l’adressent aux tenants de l’économie standard de type objectiviste, pour lesquels la notion même d’atome semble appeler, à l’instar des sciences physiques, l’analyse d’éléments dépourvus d’intentionnalité. En ce sens, la « micro-économie » standard (objectiviste) doit subir des attaques similaires à celles qu’affrontait de manière ambiguë le paradigme classique.
67Si l’on veut découvrir Robinson sous la « robinsonnade », pour ainsi dire, il faut faire sa place à la subjectivité de l’agent. C’est ce que n’ont pas fait les néo-classiques, qu’on rapporte ici, pour simplifier, à l’entreprise de synthèse marshallienne évoquée plus haut. Pour que la question de la robinsonnade prenne véritablement sens, il faut pourtant la rapporter à un individualisme véritable. Or celui-là sera subjectiviste, ce qui l’écarte du néo-classicisme comme des entreprises anti-individualistes (holistes, si l’on veut) et rend l’accusation de Schmoller caduque en montrant qu’elle était mal venue.
68L’analyse individualiste montre que les transactions mettent toujours en jeu des partenaires qu’on suppose par méthode être autant d’agents prenant leurs décisions de manière autonome. La signification de l’action humaine n’est jamais entièrement explicite, mais elle est supposée compréhensible par un autre humain, jouant le rôle d’observateur. L’approche subjectiviste est intrinsèquement liée au sens de l’action individuelle, et Menger écrivait ceci, qu’il puisait chez l’économiste Pellegrino Rossi et approuvait fort (« sehr richtig ») :
« Si vous pouviez suivre à travers les mille vicissitudes du marché, les parties contractantes, en analyser rigoureusement la position, en peser pour ainsi dire les besoins, vous auriez la solution vraie du problème51. »
69Autrement dit, si c’est un reproche de behaviorisme qui sous-tend encore celui de « robinsonnade », il se justifie contre l’approche marginaliste de type « Jevons-Marshall » (liée à l’utilitarisme issu de Jeremy Bentham et du classique John Stuart Mill), mais pas dans le cas de Menger. Contre la réhabilitation marshallienne d’une théorie « quasi-objective » de la valeur, la théorie mengérienne avait décrit un mécanisme fondamental et moteur de l’action économique en traitant le cas de privatwirtschaftenden Menschen (êtres humains agissant de manière économique) bien moins imaginaires que les forces nationales fantasmées (d’autres évoqueront les « races ») des historicistes, d’une part, ou que la représentation formalisée de l’agent néo-classique standard, d’autre part. Il y a naturellement place pour l’erreur dans la réflexion individualiste, mais c’est toujours entre des individus qu’ont lieu les échanges, non au sein de concepts imaginaires surimposés aux individus ; les « fantômes » sont les « concepts collectifs » – et cela, même quand ces applications ont des effets concrets52. Le point de vue subjectif rend finalement ridicule le reproche schmollérien et l’individualisme subjectiviste ne se traduit pas en « robinsonnades ».
Conclusion
70En somme, l’individualisme méthodologique de Menger va contre les robinsonnades ; loin de reconduire un modèle de raisonnement abstrait en isolement, même s’il en fait effectivement usage, il rend surtout caduque la distinction classique (notamment marxiste) entre robinsonnades de l’économie classique bourgeoise vulgaire, d’une part, et approche collective (« de classe » disent les marxistes), d’autre part. Schmoller remplaçait certes les classes sociales marxiennes par les groupes nationaux dans ses reproches aux classiques et à Menger. La même hostilité portait contre l’individualisme et il était plus naturel, et logique, sur ce chemin, de rencontrer les véritables tenants de cette position, en particulier celui qui a déterminé l’évolution de cette notion, le fondateur de l’individualisme méthodologique moderne, le père de l’école économique autrichienne, Carl Menger. Schmoller rapportait la conception du Viennois aux doctrines classiques pour les condamner ensemble ; il commettait une lourde erreur en les assimilant et de la sorte, il favorisait les quiproquos.
71Le raisonnement mengérien « à la marge » explicite l’action économique individuelle53. Pour cela, il fait fond sur les besoins subjectifs et les contraintes objectives sous lesquelles l’individu maximise ses efforts. Sa vie comme individu dépend de la réussite de ces programmes d’optimisation, et la méthode individualiste est également la plus « économique » au sens où elle requiert le moins de présuppositions, contrairement à ce que sous-entendait Schmoller. Si cette analyse rappelle en quelque manière l’action de Robinson, ce pourquoi le reproche marxo-schmollérien a connu tant de succès dans la littérature secondaire, c’est parce que la maximisation y est inscrite, comme condition sine qua non d’une analyse de l’action humaine.
72Nulle part toutefois l’individualisme mengérien n’implique d’ailleurs que l’agent économique soit considéré sous un angle ontologique, ni non plus que les déterminations particulières ne lui soient ensuite appliquées : la méthode individualiste subjectiviste porte sur l’approche de l’individu par la science économique, et d’autres approches sont également légitimes – la « plus jeune » école historique, celle de Weber, Sombart et Jaffé, allait bien intégrer la position mengérienne en vue de questionnements différents (le rôle des religions du monde chez Weber, celui des entrepreneurs dans le capitalisme moderne chez Sombart, par exemple).
73Au final, comme le montra l’historicisme après Schmoller, la méthode proposée par Menger s’applique également pour saisir l’individu en société, ce que réclamaient les anciens historicistes, mais en se limitant, eux, à tort aux moments de l’histoire qu’ils choisissaient d’étudier. Menger a lui-même déployé une analyse plus large, à l’échelle de l’histoire, et sur la seule base de sa méthode, notamment dans le chapitre viii des Grundsätze portant sur la monnaie à travers les âges et chez divers peuples. Cette méthode générale, l’individualisme méthodologique, fournit donc un socle à la théorie pure de l’économie politique, qui peut recevoir autant d’illustrations qu’il paraîtra souhaitable aux savants qui questionnent l’évolution économique – cette méthode suffit à rendre caduc tout reproche de « robinsonnade », qui ne devait d’ailleurs plus être formulé que contre un néo-classicisme héritier des ambiguïtés classiques à l’époque de Marx.
74Ou, pour le dire d’un mot, Menger, lui, réussit à faire enfin prendre en considération un « Robinson », mais « sans robinsonnade ».
Notes de bas de page
1 Gustav Schmoller, « Zur Methodologie der Staats- und Sozialwissenschaften » dans Zur Litteraturgeschichte der Staats- und Sozialwissenschaften, Leipzig, Duncker et Humblot, 1888, p. 277. Nous traduisons et nous soulignons. Il s’agit de la recension par Schmoller des ouvrages de 1883 de Menger (Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere) et de Dilthey (Einleitung in die Geisteswissenschaften), recension intitulée « Die Schriften von C. Menger und W. Dilthey zur Methodologie der Staats- und Sozialwissenschaften » dans Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirthschaft im deutschen Reiche, 1883, 7e année, p. 974-994. La version remaniée citée ici est paginée 276 à 294.
2 Cette position ambiguë allait conduire l’économie marxiste à se trouver « extérieure » aux progrès de la science « reconnue » (hors de l’Union soviétique, les économistes s’en détournent décidément à partir des années 1930).
3 Pour une généalogie du concept d’homo œconomicus, voir Pierre Demeulenære, Homo œconomicus : enquête sur la constitution d’un paradigme, Paris, PUF, 1996.
4 Carl Menger, Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, trad. G. Campagnolo avec présentation et commentaire, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 (volume inaugural de la collection « EHESS-Translations »).
5 Jean-Baptiste Say occupe une place à part, moins parce que Français et premier détenteur de la chaire d’économie politique au Collège de France, pour des raisons internes à sa théorie, notamment la « loi des débouchés » qui conduit à rejeter l’état stationnaire qu’envisageait Ricardo comme stade ultime de l’économie.
6 La « dés-homogénéisation » de leurs œuvres partit de l’article « Menger, Walras and Jevons De-Homogeneized » de William Jaffé, Economic Inquiry, vol. 14, no 4, 1976, p. 511-524. Elle a depuis lors connu des développements nombreux, dont le bilan est tiré par Philippe Fontaine, « Menger, Jevons and Walras Un-Homogenized, De-Homogenized, Re-Homogenized ? A Comment », American Journal of Economics and Sociology, vol. 57, no 3, 1998, p. 333-340. Voir aussi la troisième partie de Gilles Campagnolo, Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’École historique, Paris, PUF, 2004, p. 254-266, rééd. sous format e-book, éd. Matériologiques, 2014.
7 En réalité, une compréhension plus exacte passe par les prix relatifs des facteurs de production (travail, capital technique et immobilier) et la question de savoir si le rapport entre « l’offre et la demande » constitue une « loi » est loin d’être claire – mais il ne s’agit pas ici de présenter un cours d’histoire de la pensée économique.
8 Au moins pour la version du raisonnement chez Menger, nous renvoyons à notre exposé succinct : « Note sur le raisonnement marginal version Carl Menger », Revue française de sociologie, vol. 46, no 4, (oct.-déc.) 2005, p. 799-806. L’exposition « standard » du raisonnement marginaliste, compatible avec les vues de Walras et de Jevons, mais requérant des précautions concernant Menger, se trouve de nos jours au début de tout manuel de micro-économie.
9 Ou plutôt : Marx, lui, précède le marginalisme plutôt qu’il ne s’y oppose puisqu’il meurt en 1883, l’année de parution des Untersuchungen et qu’il n’avait pas discuté les thèses marginalistes surgies dans la décennie précédente : 1871, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, de Menger ; 1871 : Theory of Political Economy, de Jevons ; 1874 : Éléments d’économie pure, de Walras. Les héritiers de Marx en revanche allaient s’opposer aux marginalistes, au nom de la défense de la théorie de la valeur-travail, elle-même reprise des auteurs classiques.
10 Voir notamment, comme introduction, le précis de Norbert Waszek, Les Lumières écossaises. Hutcheson, Ferguson, Smith, Paris, PUF, 1999.
11 Marx nomme « économistes bourgeois vulgaires » ceux qui mentionnent le travail « tout court », alors que lui propose la notion de « force de travail » (Arbeitskraft) qui le distingue de l’approche classique, toutefois sans sortir du cadre ricardien de la pensée économique – pour la présente analyse, la distinction est donc secondaire.
12 Les commentaires sur ce sujet abondent ; nous renvoyons ici à notre « Adam Smith lu par Jean Mathiot : du “spectateur impartial” au “travailleur impartial”, un commentaire sur la relation entre philosophie morale et économie politique chez Adam Smith selon Jean Mathiot », Dialogue, no 50, (décembre) 2011, p. 1-41. Du point de vue philosophique, il faut rapporter de telles fonctions opératoires à la philosophie sensualiste écossaise de David Hume et d’Anthony Ashley-Cooper, comte de Shaftesbury.
13 Chez Marx, les agents ont une conscience individuelle – qui fait d’eux des individus de plein droit ! – mais c’est le monde auquel ils appartiennent qui la détermine, pas leur conscience qui détermine le monde, selon la formule célèbre.
14 Ce point est d’ailleurs rassurant quant à l’acceptation (implicite) d’un principe de rationalité minimal commun à tous les agents.
15 Voir notamment Catherine Larrère, L’invention de l’économie politique au xviiie siècle, Paris, PUF, 1992.
16 Pour rappel, la rupture de l’oikos-nomos qui régissait le foyer antique est manifeste dans l’appellation moderne d’économie politique, oxymore absolu, proprement impensable dans le monde grec où le point de vue individuel était immédiatement absorbé dans la Cité (ou dans l’Empire, concernant Rome). L’économie antique ne pouvait signifier que la gestion domestique (la loi – nomos – qui régit l’oikos domanial) tandis que les échanges au sein de l’espace marchand moderne (local, national, international) décrivent un fonctionnement propre à une société civile, sphère secrétée par les progrès de la conscience subjective et de la production marchande.
17 Voir notre « Hegel et l’économie politique : un nouveau concept de travail », dans Alain Alcouffe et Claude Diebolt, dir., Histoire de la pensée économique allemande, Paris, Economica, 2009, p. 47-67.
18 Ou dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, qui présente peut-être encore mieux ce trait caractéristique.
19 Carl Menger, Grundsaetze der Volkswirtschaftslehre, chap. iii, « La théorie de la valeur », § 2, « Sur la mesure originelle de la valeur des biens », partie b., « Comment la satisfaction des besoins particuliers dépend des biens concrets (facteur objectif) », Vienne, Wilhelm Braumüller, 1871, p. 100-102. Nous traduisons.
20 Idem, passim.
21 En cherchant les causes de la puissance allemande avant 1914, le Final Report of the Committee on Commercial and Industrial Policy after the War reconnut, mais un peu tard (1918), que, dès 1900, les exportations du Reich dépassaient celles du Royaume-Uni : « Le succès reconnu à bien des égards de la concurrence de l’Allemagne avec le Royaume-Uni était en partie dû à une entrée en scène tardive de l’industrie allemande en comparaison [de l’anglaise] ; l’Allemagne démarrait en bénéficiant de tous les avantages d’un équipement tout à fait moderne et sans souffrir d’une organisation traditionnelle », cité dans Documents d’histoire anglaise, Paris, Colin, 1972, p. 329.
22 Ce cadre de pensée est entièrement bâti sur des catégories qui renvoient au hégélianisme (ce que ne reconnaissait pas Schmoller) : l’expression d’« État extérieur de la détresse et de l’entendement », comme d’autres formulations similaires, se trouve aux § 180-189 des Principes de la philosophie du droit (1821) de Hegel. Pour une analyse détaillée du cadre de la pensée économique germanique au xixe siècle, voir Gilles Campagnolo, Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’École historique, éd. et rééd. cit.
23 Schmoller a fait les premiers pas de sa carrière scientifique en étudiant les cercles artisanaux : Zur Geschichte der deutschen Kleingewerbe demeure l’une des œuvres dont Schmoller était le plus fier.
24 Il y fut nommé tant en raison de son prestige dans l’université et auprès des autorités, qu’en récompense des années de services rendus dans la capitale alsacienne après la conquête prussienne dans la guerre de 1870.
25 Pour les lecteurs désireux d’une présentation générale de cette évolution de la compréhension de la version anglaise de l’économie donnée par les historiens et économistes allemands et autrichiens, qui déborde le présent cadre, voir Gilles Campagnolo, Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’École historique, éd. et rééd. cit., seule étude de synthèse en français sur cette période et ce milieu.
26 Le lecteur francophone trouvera des informations dans les ouvrages collectifs : Alain Alcouffe et Claude Diebolt, dir., Histoire de la pensée économique allemande, éd. cit. (notamment le chapitre par A. Labrousse) ; Hinnerk Bruhns, dir., Histoire et économie politique en Allemagne de Schmoller à Weber, Paris, Éditions de la MSH, 2004. La discussion est menée par Gilles Campagnolo dans la présentation et le commentaire des Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen Oekonomie insbesondere de Carl Menger, sous le titre : Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, éd. cit. Il s’agit d’une présentation et d’une enquête sur le Methodenstreit, qui encadrent la traduction de l’ouvrage majeur dans la dispute, les Untersuchungen de 1883 de Menger.
27 Voir Gilles Campagnolo, Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’École historique, éd. cit., p. 112-116.
28 Le site internet du CIERA présente résultats et compte-rendu scientifique du programme que nous avons coordonné sur ce sujet de 2004 à 2006 pour le CNRS (CEPERC), avec le CIERA (Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Allemagne), l’ENS LSH de Lyon et l’Université Goethe de Francfort/Main.
29 Gustav Schmoller, « Volkswirtschaft, Volkswirtschaftlehre und Methode », dans Handwörterbuch der Staatswissenschaften, vol. 8, Iéna, Gustav Fischer, 1911 (3e éd.), p. 426-501 ; traduction : « Économie nationale, économie politique et méthode », dans Politique sociale et économie politique (Questions fondamentales), trad. M. B. C. (sic, sur la page de titre), révisée par Schmoller (à partir de son recueil Ueber einige Grundfragen der Social-politik und der Volkswirtschaftslehre), Paris, Giard et Brière, collection « Bibliothèque internationale d’économie politique », 1902, p. 325-436 (présente citation : p. 335). Nous avons revu et modernisé la traduction dans les passages qui suivent également.
30 Gustav Schmoller, « La justice dans l’économie », dans Gustav Schmoller Politique sociale et économie politique…, op. cit., p. 241-244.
31 Gustav Schmoller, Politique sociale et économie politique…, op. cit., p. 258. Dans un vocabulaire anachronique : les anticipations des agents économiques sont en partie dictées par des considérations de justice appartenant au domaine défini par la philosophie allemande comme raison pratique – quelle que soit la caractérisation du concept dans ce champ, ces considérations ont des effets qui se manifestent dans les décisions prises par les individus.
32 Nous détaillons tenants et aboutissants de la question dans « Carl Menger : was the Austrian School a “Psychological” School in the realm of Economics ? » dans Gilles Campagnolo, dir., Carl Menger. Discussed on the Basis of New Findings, Frankfurt/Main und Wien, Peter Lang, 2008, p. 165-186. Il faut ajouter que les disciples de Menger, notamment Ludwig von Mises, devaient dénoncer l’approche psychologique en économie.
33 Dans la tradition française, outre le légitimisme réactionnaire d’un de Maistre, on trouverait un équivalent de grand intérêt heuristique dans l’argumentaire « à la Taine », qui présente une sorte de parallèle de l’historicisme allemand en détaillant, dans un but à la fois herméneutique et heuristique, le « milieu » des phénomènes étudiés.
34 On pourra lire l’argumentaire développé par Sandra Peart, The Economics of W. S. Jevons, Londres, Routledge, 1996.
35 À l’exception toutefois des périodes où il se réfugie dans une bauge, « la souille », comme au sein de la « terre-mère », écrit Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique. Ces moments de retour à l’animalité sont autant de « crises irrationnelles » quand on les envisage dans la perspective de l’amélioration de son bien-être, mais ne lui sont-ils pas indispensables ? Le processus d’amélioration perpétuelle rationnellement mené entraîne une discipline de fer, celle dont l’existence même de Vendredi doit venir troubler la logique.
36 « Zweckmäßig » devait dire Weber, plus justement que Milton Friedman parlant plus tard de « raison instrumentale ».
37 Nous citons de la cinquième réédition, Stanley Jevons, Theory of Political Economy, New York, Sentry Press (Augustus M. Kelly reprints), 1957, p. 165. Notre traduction : « Le coût de production détermine l’offre / L’offre détermine le degré d’utilité final / Le degré d’utilité final détermine la valeur ».
38 Alfred Marshall, Principles of Economics, Appendix I, London, Macmillan, 1890 (rééd. 1949), p. 674.
Nous traduisons : « L’utilité détermine la quantité qui doit être offerte / La quantité qui doit être offerte détermine le coût de production / Le coût de production détermine la valeur ».
39 Nous avons donné une traduction partielle de ces lettres ouvertes polémiques (Les Erreurs de l’historisme allemand) publiées à Vienne, en 1884, dans notre traduction des Recherches de 1883, éd. cit.
40 Rappelons que la citation évoquant les « chimériques robinsonnades » provient de « Zur Methodologie der Staats- und Sozialwissenschaften » qui n’est autre que la recension par Schmoller de l’ouvrage de 1883 de Menger.
41 Celle-ci avait été en quelque sorte annoncée par la confrontation à fleurets mouchetés entre Ricardo et le Français Jean-Baptiste Say, dont le nom est resté attaché à une « loi des débouchés » aux conséquences incompatibles avec le système ricardien. Pour cela, Say conserve une place à part dans l’école classique, qui est à souligner. Mais Menger voyait les impasses dans lesquelles s’était engagé Say : sur les rapports entre Ricardo et Say tels que Menger les lut (on trouve dans les archives du Viennois ses annotations sur leur correspondance), voir Gilles Campagnolo, « Carl Menger, lecteur des économistes libéraux français », Revue française d’économie, vol. XXII, no 4, avril 2008, p. 139-198.
42 Carl Menger, Untersuchungen…, livre I, chap. 8 : « Du reproche d’“atomisme” dans l’économie nationale théorique », op. cit., p. 87 et suivantes de l’édition originale ; dans notre traduction, Carl Menger, Recherches…, éd. cit., p. 231-236.
43 Carl Menger, Untersuchungen…, op. cit., livre II, chap. 1, § 4 ; dans notre traduction, Carl Menger, Recherches…, op. cit., p. 252-254.
44 Menger prépare leur conception dans un système généralisé, mais ce devait être l’ambition de Hayek.
45 Les annotations de Menger dans son volume de l’Éthique à Nicomaque le montrent : voir Gilles Campagnolo, « Une source philosophique de la pensée économique de Carl Menger : l’Éthique à Nicomaque d’Aristote », Revue de philosophie économique, Louvain, vol. 2, no 6, 2002, p. 5-35. La triade citée plus haut (le souhait de survivre, vivre et bien-vivre) fait tendre l’homme vers la « bonne vie » : elle renvoie à la triade antique dont l’aboutissement est le bien-vivre (euzein).
46 La position institutionnelle de Schmoller, grand-maître de l’université allemande, empêcha jusqu’à sa mort (1917) les critiques directes. Tout en visant implicitement Schmoller, Weber s’en prenait ainsi plutôt dans ses textes à Roscher et Knies. Cf. Max Weber, « Roscher und Knies und die logischen Probleme der historischen Nationalökonomie (1903-1906) », dans Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1988 (7e éd.), p. 1-145.
47 Weber l’écrit explicitement dans sa lettre à Liefmann (trad. et notes par J.-P. Grossein et G. Campagnolo), publiée dans la Revue française de sociologie, vol. 46, no 44, (oct.-déc.) 2005, p. 923-926.
48 Schmoller devait se défendre à son tour contre cette critique, en soulignant qu’il visait une théorie donnée, le classicisme libéral de l’école manchestérienne, pour soutenir qu’il n’était pas hostile à toute théorie en général – il serait toutefois exagéré de donner au fondement institutionnel qu’il pourvoit en économie le sens d’une théorie, faute d’ôter à l’approche théorique en économie tout sens précis : c’est justement ce que dénonce Menger.
49 Voir Gilles Campagnolo, « Constitution d’une approche réflexive comparative du capitalisme : sur la nature de l’influence exercée par Carl Menger sur la pensée historique allemande entre Schmoller et Weber » dans Alain Alcouffe et Claude Diebolt, dir., Histoire de la pensée économique allemande, éd. cit., p. 172-197.
50 Cette position ontologique individualiste fut certes prise par certains « Autrichiens », mais la prêter à Menger est inexact. Des commentateurs s’y sont trompés, comme Allen Oakley, The Foundations of Austrian Economics from Menger to Mises : A Critico-Historical Retrospective of Subjectivism, Cheltenham, Edward Elgar Publishing Ltd, 1997. La lecture des Untersuchungen éclaire la suspension du jugement à ce sujet opérée par Menger qui prend en compte exclusivement la méthode.
51 Note manuscrite de Menger sur une page intercalaire en face de la p. 108 de son exemplaire personnel des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (citation en français dans le texte). Nous soulignons. L’exemplaire annoté de l’ouvrage publié par Menger à Vienne chez Wilhelm Braumüller en 1871 est inédit. Il a fait l’objet des recherches d’Emil Kauder en 1959-1960, de quelques commentateurs japonais (Kiichiro Yagi, Yukihiro Ikeda) et de notre part. Il est conservé, et nous l’avons consulté (maintes fois), au Centre d’études sur les sciences sociales occidentales de l’Université Hitotsubashi, au Japon.
52 Par exemple, quand on dit que la « politique de puissance » (Machtpolitik) était celle de l’empire allemand. Mais c’est là une question qui relève de l’histoire politique, et elle a été abondamment discutée.
53 Pour sa description détaillée, voir notre note dans la Revue française de sociologie, Gilles Campagnolo, « Note sur le raisonnement marginal version Carl Menger », Revue française de sociologie, vol. 46, no 4, (oct.-déc.) 2005, p. 799-806.
Auteur
Aix Marseille Université, CNRS Sciences économiques,
GREQAM, UMR 7316, 13002, Marseille, France
Directeur de recherches (GREQAM, UMR 7316, Sciences économiques Aix-Marseille Université, EHESS et CNRS). Il a notamment dirigé le collectif Existe-t-il une doctrine Menger ? Aux sources de la pensée économique autrichienne (PUP, 2011) et traduit, présenté et commenté les Recherches sur la méthode de Carl Menger (EHESS, 2011).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Existe-t-il une doctrine Menger ?
Aux origines de la pensée économique autrichienne
Gilles Campagnolo (dir.)
2011
Autos, idipsum
Aspects de l’identité d’Homère à Augustin
Dominique Doucet et Isabelle Koch (dir.)
2014
Agir humain et production de connaissances
Épistemologie et Ergologie
Renato Di Ruzza et Yves Schwartz
2021
Sciences et Humanités
Décloisonner les savoirs pour reconstruire l’Université
Éric Audureau (dir.)
2019