Robinson, les conceptions de l’état de nature et l’économie politique
Hobbes, Smith et quelques autres
p. 71-86
Texte intégral
1Partons de, et prolongeons cette citation de Marx qui épingle le caractère artificiel des robinsonnades :
Le chasseur et le pêcheur isolés, ces exemplaires uniques d’où partent Smith et Ricardo, font partie des fictions pauvrement imaginées du xviiie siècle, de ces robinsonnades qui, n’en déplaise à tels historiens de la civilisation, n’expriment nullement une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à ce qu’on se figure bien à tort comme l’état de nature. Le « contrat social » de Rousseau, qui établit des rapports et des liens entre des sujets indépendants par nature, ne repose pas non plus sur un tel naturalisme. Ce n’est que l’apparence, apparence purement esthétique, des grandes et petites robinsonnades.
2Et Marx ajoute :
Il s’agit plutôt d’une anticipation de la « société civile », qui se préparait depuis le xvie siècle et qui, au xviiie siècle, marchait à pas de géants vers sa maturité. Dans cette société de libre concurrence, chaque individu se présente comme dégagé des liens naturels, etc., qui faisaient de lui, à des époques antérieures, l’ingrédient d’un conglomérat humain déterminé et limité1.
3Cet individu « dégagé des liens naturels » est donc, selon Marx, un produit tardif de l’histoire de la dissolution des rapports féodaux et des forces productives nouvelles qui président à l’émergence de la société marchande, voire capitaliste, nullement un « état de nature » qui aurait réellement existé comme préhistoire de l’humanité. Même si Adam Smith a présenté ce troc primitif comme caractéristique d’un « early and rude state of society », il s’agit d’une fiction qui fonctionne comme les robinsonnades, comme les modèles hypothétiques des économistes.
4Les robinsonnades présentent un état de nature constitué d’individus au départ solitaires, « dégagés des liens naturels » et la question est de savoir si et comment ils réussiront à tisser des liens et à construire une société ? Seul ce type de robinsonnade nous retiendra ici. Pour Adam Smith, les liens sociaux se noueront grâce à la recherche par chacun de son bien privé qui pousse à l’échange et à la division du travail, et qui aboutit, comme « mue par une main invisible », au bien public : la coordination décentralisée entre des individus réussit. En revanche, partant d’une situation voisine, Thomas Hobbes aboutira à l’échec de la coordination et à la guerre de tous contre tous qui est la pire des situations.
5Évidemment, d’autres types de robinsonnade existent. Dans le premier, la véritable robinsonnade, celle de Daniel Defoe, Robinson est seul sur son île, avant l’arrivée de Vendredi. A priori, dans ce genre de robinsonnade, il n’y a pas d’échanges. Et pourtant, selon Marx, cette robinsonnade nous livre déjà « toutes les déterminations essentielles » de la société marchande : le comportement de maximisation de son bien-être par un individu qui répartit de façon optimale son temps entre diverses occupations. Le second type de robinsonnade est sans Robinson, des chèvres et des chiens enfermés dans une île suffisent à constituer une société humaine : un état de nature où l’homme est assimilé à un animal est un équilibre (écologique, démographique ou économique). Avant d’en venir aux robinsonnades de Hobbes et de Smith, il est nécessaire de dire quelques mots de ces deux types de robinsonnades. Elles sont éclairantes pour la suite.
Robinson ou la vertu économique solitaire
6Ce qui est mis en scène par Daniel Defoe, c’est l’individu isolé, donc, il n’y a pas d’échange. Comment pourrait-il y avoir là l’esquisse d’une économie et d’une société, marchande ? Ce n’est paradoxal que superficiellement.
7Robinson se livre à des activités productives rationnellement, c’est-à-dire qu’il affecte son temps de travail et de loisir en fonction de l’utilité des diverses activités. Marx l’a parfaitement compris :
Puisque l’économie politique aime les robinsonnades, visitons d’abord Robinson dans son île. Modeste, comme il l’est naturellement, il n’en a pas moins divers besoin à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. […]. Malgré la variété de ses fonctions productives, il sait qu’elles ne sont que les formes diverses par lesquelles s’affirment le même Robinson, c’est-à-dire tout simplement des modes divers de travail humain. La nécessité même le force à partager son temps entre ses occupations différentes. […] L’expérience lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé du naufrage montre, grand livre, plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu’il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient le détail des objets utiles qu’il possède, des différents modes de travail exigés pour leur production et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces différents produits. Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu’il s’est créée lui-même sont tellement simples et transparents que Monsieur Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension d’esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues2.
8Pour la micro-économie, un individu rationnel, qui dispose d’une somme d’agent donnée et qui se rend au marché, va optimiser, c’est-à-dire maximiser, son bien-être en dépensant son argent de telle façon que chaque euro ait la même utilité (il égalise l’utilité marginale d’une dépense donnée dans les différents biens). Très précisément de même, il répartit de façon optimale son temps de travail entre diverses occupations.
9Que retenir de cette robinsonnade ? Pour les économistes la situation de cet individu qui optimise ses dépenses en argent ou en temps est assimilable à une situation de concurrence pure et parfaite3. La pierre sur laquelle l’économie politique est construite, en amont même de l’échange, c’est l’individu rationnel optimisateur. La société marchande, dans sa perfection concurrentielle, est assimilable à Robinson, ce bon anglais avec sa montre, son livre de comptabilité, son encre et sa plume qui répartit rationnellement son temps entre diverses occupations. Le Robinson de Daniel Defoe, dès 1719, nous dit donc l’essentiel avant l’entrée en scène de Vendredi. D’ailleurs, avec l’introduction de celui-ci, c’est le rapport social, non le rapport marchand qui intéresse Defoe.
10Peut-on faire un pas de plus en remarquant que Robinson isolé est perpétuellement effrayé par la peur de l’autre ? Il hérisse à grands frais, par exemple, sa hutte de palissades en défense. Certes, il a peur d’un autre potentiel, mais n’y a-t-il pas déjà, avec cet homme isolé dans son île, toute la guerre de tous contre tous ? Enfin, ne cherche t-il pas sa sauvegarde dans un « self-government » ? Toute la société, ses échanges et ses conflits, son gouvernement, dans le seul Robinson4 !
Robinsonnades sans Robinson
11Daniel Defoe se serait inspiré, pour son Robinson Crusoé, de la vie d’un naufragé nommé Alexandre Selkirk, marin écossais sur l’île déserte de Más a Tierra dans l’archipel de Juan Fernandez au large du Chili (entre 1704 et 1709). En 1786, le major Townsend écrit A Dissertation on the Poor Laws5 afin de montrer à ses contemporains le caractère nuisible des Poor Laws, le nombre d’homme étant strictement limité par les subsistances. Il raconte que, dans cette même île, un couple de chèvres ayant été introduit pour fournir de la viande fraiche aux marins, celles-ci se multiplièrent jusqu’au moment où la limite des subsistances fut atteinte. Elles vécurent alors, surtout les plus faibles, dans une situation tragique, seules des catastrophes, épidémie ou élimination par les marins d’un grand nombre d’entre elles, leur procuraient des périodes d’abondance et de paix relative. Lorsque, afin d’éviter que des pirates ne viennent s’approvisionner en chair fraiche, un couple de chiens fut introduit afin de les éliminer, on s’aperçut que les chèvres ne disparurent pas, ni les chiens après elles, mais qu’il y eut formation d’un nouvel équilibre, seuls les plus forts des deux espèces survivant6.
12Les observations du Major Townsend furent une des sources principales de Thomas Malthus et, par son intermédiaire ou directement, de la thèse darwiniste de la survie des plus aptes.
13Elles furent reprises d’un point de vue théorique dans le modèle « proie-prédateur » obtenu indépendamment par Lotka et Volterra qui décrit la dynamique des systèmes biologiques, en 1925 et 19267. Ils montrent comment on aboutit à un « cycle limite » où les deux populations oscillent autour de leur niveau d’équilibre. En économie, Richard M. Goodwin s’en inspira pour élaborer un modèle de formation d’un cycle économique8. Dans ce cycle, s’il n’y a pas à proprement parler prédation, il y a oscillation du taux de chômage et du taux de profit autour de leur niveau d’équilibre, les variations des salaires d’une part, du taux d’accumulation du capital et de la demande de travail d’autre part, produisant la dynamique9.
14L’effrayante Dissertation du Major décrit, avec cette robinsonnade sans Robinson où l’homme est assimilé à l’animal, un état de nature où la régulation des populations se fait spontanément par la faim et la mort des plus faibles. Karl Polanyi, dans La Grande transformation, en fera une remarquable analyse montrant qu’elle est à l’origine de la conception du marché autorégulateur du travail10. Dix ans après la Richesse des nations où Adam Smith montrait comment s’opère, par le mécanisme bienveillant de la main invisible, la naturelle coordination des individus égoïstes vers le bien commun, Joseph Townsend nous décrit une guerre de tous contre tous (chiens contre chèvres, mais surtout chiens entre eux, et chèvres entre elles pour la survie) qui aboutit, par le côté sombre de la nature, à une régulation naturelle tendant à l’équilibre dynamique. Un certain retour à Hobbes, mais « retourné » : l’état de nature est un ordre autorégulateur par la faim, l’équilibre dynamique n’a nul besoin de l’État.
La coordination « naturelle » : réussite ou échec ?
15Il est temps d’en venir aux robinsonnades qui mettent en scène des individus au départ isolés, celles qui opposent Thomas Hobbes à Adam Smith, deux schémas qui vont être à l’origine de deux économiques politiques.
Deux économies de la société : Adam Smith versus Thomas Hobbes
16Partons de l’opposition entre deux scènes originelles. Il s’agit de deux modèles théoriques, de l’origine de la société, tous deux pseudo-historiques11. D’une part, l’état de nature hobbesien, d’autre part, l’économie d’échange d’Adam Smith. Cette opposition est essentielle, elle définit deux économies politiques, l’une triomphante, l’autre restée longtemps dans les limbes.
17Les hypothèses qui président au commencement sont voisines mais leurs issues sont aux antipodes : apocalypse versus Arcadie. Des individus (la multitude de Hobbes), des biens déjà là et à prendre (Hobbes), ou produit du travail des hommes (Smith), pas de règle de répartition des propriétés s’imposant à tous (pas d’État). Que va-t-il, logiquement, se passer ?
18La réponse d’Adam Smith dans la Richesse des nations est de considérer que ces sauvages imaginaires vont avoir intérêt, et réussiront, à troquer les biens qu’ils ont produits. Smith suppose une tendance naturelle à l’échange12 et donc à la division du travail, échange de mots comme de biens ; s’ensuit donc naturellement la sociabilité entre les hommes, l’harmonie sociale par la main invisible qui réconcilie généralement la recherche de l’intérêt privé et le bien public. Chez Smith, la nature est bonne mère. Le lien social est en effet naturel puisque la tendance à l’échange l’est : l’homme n’est plus directement un animal politique mais il devient un animal social dans la mesure où il est un animal économique13. Cela suppose que ces sauvages imaginaires soient propriétaires des biens produits par leur travail (et des terres qu’ils travaillent), qu’il y ait avant l’existence de l’État, une séparation « du mien et du mien » acceptée par tous14. Certes l’État est utile, en « supplément d’âme », exactement comme la monnaie : pour réduire les coûts de transaction. Mais en son absence, l’échange se fait au mieux de chacun et de tous. La coordination décentralisée, on peut la dire « naturelle », est réussie.
19Et chez Hobbes ? La nature est tragique, on aboutit à la guerre de chacun contre chacun.
20L’état de nature (une expression qui ne se trouve que très rarement sous la plume de Hobbes) est catastrophique, non pas seulement du fait des combats, des villages ou des cités qui brûlent, disons de la guerre ouverte, mais « la guerre de tous contre tous » se manifeste dans une situation de « non-paix ». Et cela du fait de la connaissance avérée, partagée, de l’insécurité qui pèse sur les vies, les propriétés, les contrats, qui interdit tout progrès économique, donc culturel, qui est cause que chacun n’aura comme perspective qu’une vie « solitary, poor, nasty, brutish, and short15 ».
21Dans cet état de non-paix :
- il n’y a pas d’activité économique (no industry) dans la mesure où il n’y a pas d’assurance d’en retirer les fruits (because the fruit thereof is uncertain), donc ni agriculture, ni navigation, ni commerce étranger, ni construction d’immeubles, ni machines (instrument of moving and removing such things as require much force) ;
- il n’y a pas de progrès des connaissances, ni sciences, ni arts, ni lettres ;
- il n’y a pas de Cité ;
- et finalement, le pire évidemment, il y a la présence continuelle de la peur, du risque d’une mort violente.
22Et au cœur de cette situation de « non-paix », il y a l’absence de reconnaissance de la force des liens contractuels et de garantie « du tien et du mien ». C’est l’échec de ce que l’on peut nommer une coordination spontanée.
23Rien ne se fait « naturellement » mais tout est nécessairement l’effet d’un artifice chez Hobbes. La nature elle-même est artifice. Observons combien la relation entre la nature et l’art est essentielle. Les premiers mots du Léviathan sont « La nature ». Hobbes en fait un art divin que l’homme imite, un art qui peut produire un être animé :
La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l’art de l’homme en ceci comme en beaucoup d’autres choses, qu’un tel art peut produire un animal artificiel16.
24Et il continue : comme la vie n’est que mouvement :
pourquoi ne dirait-on pas que tous les automates (c’est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des ressorts et des roues), possèdent une vie artificielle ?
25Et il précise dans sa conception de « l’homme-machine » : « car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs sinon des cordons, les articulations, sinon autant de roues ? ». Et enfin :
Mais l’art va encore plus loin, en imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la nature : l’homme. Car c’est l’art qui crée ce grand Léviathan qu’on appelle république ou état (civitas en latin), lequel n’est qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force plus grandes que celle de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu17.
26Toute sa thèse dans le Léviathan est là, synthétisée.
27Il y a donc une grande proximité entre la nature, cet art du dieu immortel, et l’art des hommes : ceux-ci imitent l’œuvre de dieu en créant une mécanique artificielle calquée sur cette mécanique naturelle qu’est l’animal et l’homme. Imiter, mais aussi corriger l’œuvre divine.
28Chez Hobbes, la nature – et donc l’état de nature – est épouvantable, il faut l’« artialiser », la corriger par l’artifice en créant ce géant artificiel qu’est l’État. L’État, la Cité est donc aussi une mécanique. Si elle est produite par les hommes, elle est aussi faite de tous les hommes. Ce sont les conventions ou covenants qui produisent ce géant artificiel, servent de lien, en font un corps, et cela dans l’instantanéité du Fiat. Les covenants « par lesquelles les parties de ce corps politique ont été à l’origine produites, assemblées et unifiées ressemblent au Fiat, ou au Faisons l’homme que prononça Dieu lors de la création18 ». Ce géant artificiel, par la terreur qu’il impose à chacun, va permettre que se soude le lien social, civique. Les conventions entre les individus ne pouvaient lier faute de « force », elles le peuvent maintenant. La pensée politique de Hobbes est une théorie du lien, lien social et politique, non au sens aujourd’hui courant de « relations » (link), mais d’attache, de chaîne (bond).
29On pourrait penser que la différence entre Hobbes et Smith repose sur le travail. Après Locke, Smith fonde le droit de propriété sur le travail (en oubliant la dimension du « droit de résistance ») alors que chez Hobbes, au départ, les biens sont déjà là et à ceux qui les prendront et les retiendront. Mais si Hobbes ignore le travail, la production, ce n’est pas une bévue ou le résultat nécessaire de son appartenance à un autre temps. Raisonnant en termes de pouvoirs, il sait que le travail ne donne pas le pouvoir de retenir le produit de son travail face aux plus puissants prédateurs. Le travail, dira-t-on avec John Locke, donne une légitimité, fonde un droit naturel sur son produit ou sur la terre sur laquelle il s’exerce, fonde le droit de résister à autrui s’il conteste ce droit. Mais pour Hobbes, à l’état de nature, il n’est d’autre droit que la force et la ruse. Pas de droits sans pouvoirs comme l’écrira Spinoza, héritier direct, mais héritier critique, de Hobbes. Pour celui-ci, il n’est pas nécessaire d’avoir, en un premier temps du raisonnement, un droit naturel sur les biens que le travail a produits, droit qui, dans un second temps, fonde le droit de résister : à l’état de nature le droit est celui du plus fort ou du plus rusé, de celui qui a le pouvoir de prendre et de retenir.
30La première différence essentielle entre Smith et Hobbes est donc la place du pouvoir. Il se résume essentiellement, chez Smith, en un « power of purchasing » comme il le dit à propos de Hobbes dans le passage célèbre sur « Wealth, as Mr Hobbes said, is power ». Pour Hobbes, c’est une passion fondamentale, sa recherche « qui ne cesse qu’avec la mort », étant à la fois nécessaire du fait de la lutte de tous contre tous et la cause de cette lutte généralisée.
31L’autre différence essentielle c’est le contrat. Pour comprendre l’échec de la coordination décentralisée chez Hobbes, il faut en effet observer que sa théorie ne prend pas pour objet le monde de l’échange (instantané) mais du contrat, précisément du covenant (convention), c’est-à-dire d’un contrat avec des obligations décalées dans le temps. Les sauvages hobbésiens désirent autant que les sauvages smithiens échanger des daims contre des castors, des flèches contre du gibier, ils n’y arrivent qu’occasionnellement. Ils tentent, car ils sont tout autant capables de raison, de passer des conventions de paix, de répartition des biens, du « tien et du mien », des conventions d’échanges des biens, des terres. Mais ils n’y parviennent pas.
32À la base de ces deux conceptions différentes, en définitive que trouve-t-on ? Chez Hobbes une économie de la défiance, de la peur de l’autre. Et chez Smith, sur fond de sympathie mais aussi de morale utilitaire, une économie de la confiance. D’un côté, les pouvoirs et les conflits, la force et la ruse comme chez Machiavel, la peur d’autrui et de l’autre, le travail et les échanges, le pouvoir d’achat, la confiance. Les deux réponses, les deux états de nature, correspondent à deux représentations opposées du monde, elles nous livrent deux « économies » radicalement différentes. C’est probablement en ce point que réside la coupure essentielle de la discipline économique et au-delà des sciences sociales. Cependant, chez l’un et chez l’autre, les relations horizontales entre les individus, les transactions ou les échanges, chez l’un, les covenants ou les contrats, chez l’autre, sont à la base du lien social. En ce sens, Hobbes est un précurseur du libéralisme. Mais, chez l’un, les échanges et la division du travail produisent directement ce lien ; chez l’autre, il manque quelque chose (« something more is needed19 »), d’où le nécessaire recours à l’artifice, au géant artificiel qu’est l’État-Léviathan.
Retour à Aristote
33Une réflexion portant sur le caractère naturel ou artificiel de la société ou du politique, nous fait forcément retrouver Aristote, une pensée qui irrigue tout le débat, jusqu’à nous. Par rapport à Aristote, Hobbes et Smith sont aux antipodes l’un de l’autre. Selon Aristote, on le sait, l’homme est « un animal politique20 », en d’autres termes, il est politique par nature, il est fait pour vivre dans une Cité. Pourquoi ? Parce qu’il vit naturellement en communauté, que la cité est la communauté qui a atteint son complet développement et que l’on ne peut juger de la nature d’une chose que par sa fin21.
34Le lien politique est un aspect majeur de la philia, « l’amitié » qui lie les hommes entre eux. L’homme les noue d’abord parce qu’il a besoin des autres. C’est vrai du couple (en vue de la procréation), de la famille naturelle, de la relation « familiale » entre maître et esclaves (en vue de leur préservation commune, la domination de l’un et la soumission des autres est naturelle, car elle est dans l’intérêt de l’un et des autres, l’intérêt du maître et des esclaves se rejoignant donc). Il en va de même du « village », première communauté formée de plusieurs familles « en vue de la satisfaction de besoins qui ne sont plus seulement quotidiens » et finalement de la Cité, communauté formée de plusieurs villages, qui atteint, grâce à la plénitude de la division du travail, la suffisance (la capacité à l’autarcie). Le lien social est donc aussi économique et utilitaire ; il est naturel puisque l’homme cherche naturellement son bien (réel ou apparent).
35Il y a plus, et c’est ce qui fait que l’homme est un animal politique à un degré plus élevé qu’une abeille22 : la nature qui a donné à l’homme des sentiments sociaux, le sens de l’utile et du nuisible, du bien et du mal et, par suite, du juste et de l’injuste, lui a donné aussi la parole qui permet de les exprimer et de les mettre en commun. « Et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité23 ». L’utile et le nuisible collectifs, le bien et le mal, le juste et l’injuste n’ont de sens qu’au sein des rapports sociaux et dans la mesure où ce sont des sentiments moraux naturellement humains, la communauté et la cité ne peuvent qu’être antérieures à l’individu.
36Aussi l’homme sans cité est soit au-dessus, soit au-dessous de l’humanité, un dieu ou une brute. La cité est donc nécessairement antérieure à l’individu, comme le tout l’est à la partie, puisque que sans elle, l’individu isolé n’est plus homme.
37Adam Smith est influencé par Aristote, même s’il n’est qu’un aristotélicien boiteux, car il n’adhère pas au holisme du philosophe antique : pour lui, l’individu précède la Cité. Pourtant, la théorie de la valeur de Smith, qui distingue la valeur d’usage et la valeur d’échange est bien inspirée de celle d’Aristote. Il en va de même de sa théorie du rôle de l’échange et de la division du travail, ces phénomènes naturels. Et, s’il fallait une preuve de l’influence aristotélicienne sur Smith, il suffirait de rappeler que Smith place à son tour la parole, avec la raison, à l’origine de l’échange et de la division du travail. Même si, dans la Richesse des nations, il ne retient que la dimension économique réductrice par rapport à Aristote (mais il écrit Les sentiments moraux où la sympathie est une forme – il est vrai très particulière – de φιλία).
38En revanche, Hobbes rejette radicalement la position d’Aristote. Évidemment, il la connaît parfaitement, mais il a une aversion pour « l’aristotélisme ». Et avant pour tout son « essentialisme », ce royaume des spectres. Il est nominaliste, farouchement. Il rejette donc radicalement l’idée que la Cité ou la société précède l’individu comme le fait Aristote. Mais en outre il rejette l’idée que la Cité est naturelle, que la nature humaine, la raison et la parole, suffisent pour tisser des liens par l’échange et le besoin mutuel.
39À l’état de nature, la multitude est dans une situation de guerre de chacun avec chacun. Et cette situation est un équilibre stable, même si les individus de la multitude peuvent s’en sortir par l’institution du politique. D’où la relation à la robinsonnade sans Robinson du Major Townsend.
Marx, l’émergence du capitalisme : « bellum omnium contra omnes » versus « la main invisible »
40Marx admirait Hobbes. S’il en fait « l’un des plus anciens économistes de l’Angleterre, l’un des philosophes les plus originaux », c’est particulièrement pour sa conception de la valeur : il tire Hobbes vers une préconception de la valeur par la « force de travail », le labor power. Mais Marx s’intéresse tout autant à ce qui constitue le cœur de la pensée de Hobbes, la guerre de tous contre tous, ce « bellum omnium contra omnes » qui constitue l’antithèse de la main invisible de Smith24.
41Marx fut l’un des rares à se rendre compte de l’importance de l’opposition entre Hobbes et Smith. Il ne se contente pas d’opposer les deux mondes du « bellum omnium contra omnes » et de « la main invisible », mais il tente leur mise en relation dialectique. Dans le passage, intitulé « Argent et rapports de domination », des Grundrisse25, Marx expose qu’après la dissolution des rapports de dépendance personnelle, la formation d’une dépendance mutuelle dans et par l’échange aboutit contradictoirement à la « main invisible » de Smith (des économistes) et à « la guerre de tous contre tous » de Hobbes. Mais il ne s’agit plus d’un état de nature hobbésien, ni d’un état naturel d’échange26, mais d’une période historique précise, celle de l’émergence du capitalisme ou de l’économie de marché (« la société bourgeoise, la société de libre concurrence ») qui émerge avec la dissolution du mode de production féodal et des liens de dépendance personnelle : « Ce qu’Adam Smith, dans le pur style du xviiie siècle, situe dans la période préhistorique, ce qu’il place avant l’histoire, est bien plutôt le résultat de l’histoire27 ».
Pourquoi un échec de la coordination « naturelle » chez Hobbes ?
42Pourquoi constate-t-on un échec de la coordination décentralisée dans le schéma de Thomas Hobbes ? Une première raison serait que les hommes sont naturellement méchants.
43Pour Machiavel, les princes, plus généralement les hommes, ne respectent pas leurs promesses, ne tiennent pas leurs obligations contractuelles. Pourquoi ? Parce qu’ils sont naturellement méchants. Leur méchanceté explique qu’ils trahissent la foi jurée, et dès lors, sachant cette méchanceté universelle, la tromperie et la ruse s’imposent. Celui qui tiendrait le pacte signé, les autres ne le tenant pas, serait perdant :
Le sage Seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l’ont induit à promettre soient éteintes. D’autant que si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait nul ; mais comme ils sont méchants et qu’ils ne te la garderaient pas, toi non plus tu n’as pas à la leur garder28.
44Dès lors, face à cette universelle méchanceté, il faut forcer les hommes à obéir aux lois, aux bonnes lois. D’où le recours à l’art correcteur, l’art du politique. Dans la Première décade de Tite Live, Machiavel écrit :
Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion […]. Les hommes ne font le bien que forcément ; mais […] dès qu’ils ont le choix et la liberté de commettre le mal avec impunité, ils ne manquent de porter partout la turbulence et le désordre29.
45Hobbes doit beaucoup à Machiavel. Dans leurs deux univers, les pactes ne tiennent pas. Mais contrairement à Jean-Jacques Rousseau qui l’accuse de considérer les hommes comme universellement méchants, Hobbes, s’il ne croit pas au bon sauvage, récuse l’idée d’une méchanceté universelle (les méchants sont même en plus petit nombre que les bons) et surtout, d’une méchanceté naturelle, originelle. D’ailleurs, soutenir cela serait blasphémer30 !
46Lorsque Hobbes écrit que le méchant homme est un enfant robuste31 (l’assertion sur laquelle Rousseau s’appuie dans sa critique de Hobbes), il ne pense pas que l’enfant soit méchant, il est simplement encore incapable d’opposer la raison à ses passions. Il croit encore moins que le sauvage soit un homme resté enfant. Le sauvage n’est pas méchant, il n’est d’ailleurs pas si différent du civilisé, même si l’instruction lui fait défaut (mais pas l’expérience), car il est, lui aussi, capable de raison : il n’est pas plus que lui un enfant robuste.
47La guerre de tous contre tous à l’état de nature n’est donc pas celle de fauves laissés en liberté et la société ne rend pas l’homme meilleur (même si la connaissance et l’instruction peuvent finir par développer une raison à longue portée).
48Mais si les hommes ne sont pas naturellement mauvais, pourquoi doit-il y avoir une guerre généralisée ?
Le théorème hobbésien fondamental
49Par théorème hobbésien fondamental, nous entendons l’échec d’une coordination décentralisée entre des individus égoïstes qui calculent stratégiquement. C’est ce qui produit l’état de guerre généralisée, tout au moins un état de non-paix. Les hommes se comportent comme des loups, non parce qu’ils sont tels, mais parce qu’ils sont des êtres capables de raison.
50Les hypothèses :
- Les hommes sont solitaires.
- Ils sont égaux.
- Ils sont égoïstes.
- Ils sont rationnels au sens modeste où chacun s’efforce d’agir de façon cohérente afin d’atteindre ce qu’il estime être son intérêt.
- Il n’existe ni système de propriété, ni État qui puisse contraindre les hommes de respecter leurs engagements.
- Les hypothèses précédentes sont généralement connues de tous, et chacun sait que les autres les connaissent.
51Cette présentation est typiquement une « reconstruction rationnelle » simplifiée. Il faudrait avoir le temps de regarder les hypothèses de plus près, elles sont loin d’avoir la simplicité de la présentation ci-dessus, mais cela serait l’objet d’un autre travail.
52La démonstration repose sur deux piliers. Dans l’état de nature où chacun est libre de ses moyens et ne peut jouir que des biens dont il s’empare, l’agressivité prédatrice est le premier fondement de la guerre généralisée.
53Le second fondement est la défiance. Même pour les hommes qui se contenteraient fort bien « de vivre tranquilles à l’intérieur de limites modestes32 », la pire situation étant d’être agressé alors qu’ils sont restés eux-mêmes pacifiques, la nécessité s’impose « du fait de la défiance de l’un à l’égard de l’autre […] de prendre les devants [anticipation], autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes33 ».
54Depuis les travaux de David Gauthier, il est devenu courant d’observer que l’analyse de Hobbes pourrait être représentée par un dilemme du prisonnier joué une seule fois34. Même si les parties réussissent à signer un pacte de paix qui leur permettrait d’atteindre la situation la meilleure pour tout le monde, le pacte ne pourra tenir et la guerre reprendra.
55Hobbes, en scientifique de son époque, inscrit sa démonstration dans une analyse en termes de droit et de lois de nature. Le dilemme du prisonnier en est le cœur.
561. Il définit le droit naturel : « la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir pour la préservation de sa nature propre, c’est-à-dire de sa vie35 ».
57C’est le droit du conatus au sens où « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Spinoza) : « Il s’ensuit que dans cet état [de nature] tous les hommes ont un droit sur toutes choses36 ».
582. De la définition du droit naturel découlent les lois de nature. Ce sont les règles générales qui interdisent à tout individu doté de raison de faire ce qui pourrait porter atteinte à son existence ou, plus généralement, ce qui pourrait lui nuire. Ce sont, explique Hobbes, des « théorèmes », les règles stratégiques qu’un individu recherchant sa survie, voire un avantage, doit suivre (et qu’il suivra s’il le peut) à l’état de nature.
- La première loi de nature est que chacun doit rechercher la paix, à condition que les autres la recherchent également, sinon, il faut jouer la guerre.
- La deuxième loi de nature dérive de la première : pour que règne la paix, il faut que « le tien et le mien » soient clairement séparés, que chacun abandonne ses droits sur toute chose et se contente de ses droits sur les choses qui seront dès lors siennes. À la condition que les autres en fassent autant.
59Un point important est que les hommes tenteront cette coordination décentralisée (libérale-libertaire) et n’ont de chance d’y parvenir que sur la base d’une clé de répartition des propriétés sur une base égalitaire, mais ce sera un échec puisque… les covenants ne tiennent pas. En effet :
60- La troisième loi de nature pose « que les hommes s’acquittent de leurs conventions, une fois qu’ils les ont passées », à condition que les autres en fassent autant37.
61Pour Hobbes, « le mutuel transfert de droit est ce que l’on nomme contrat » et la convention (covenant) ou le pacte (compact) désigne un contrat où l’obligation d’une des parties (ou des deux) ne sera effectuée qu’à terme : l’une des parties (ou les deux) doit (doivent) se fier à l’autre. Respecter les conventions passées est une règle stratégique : chacun doit respecter les conventions passées dans la mesure où il est assuré que les autres en feront autant (ou, mieux, l’ont déjà fait) et cela par intérêt bien compris (morale utilitaire). Le nœud de la démonstration est qu’à l’état de nature, il ne se formera pas de conventions. Et comme respecter ses pactes est la définition de la justice, à l’état de nature, il n’est pas de justice (seule la force et la ruse sont les règles de droit). Pourquoi ne peut-il exister de conventions valides à l’état de nature ?
62Tout d’abord, une convention, telle qu’aucune des parties ne s’exécute sur le champ, ne créant que des obligations futures réciproques, reposant sur une double confiance, est nulle (voyd). La volonté de contracter ne peut être raisonnablement supposée. Personne ne s’exécutera et comme il est raisonnable d’anticiper cette non-exécution, la volonté de contracter n’est pas établie et la convention n’existe même pas.
63En second lieu, une convention valide, c’est-à-dire lorsque l’une des deux parties s’est déjà exécutée, ne peut exister. L’opportunisme étant supposé être une conduite rationnelle, celui qui n’a fait que promettre risquant fort de ne pas remplir son obligation, l’autre partie n’a pu prendre ce risque. Mis à part un échange simultané, aucun transfert de droits reposant sur la confiance n’est possible en l’absence d’un mécanisme d’enforcement.
64D’où cette conclusion (temporaire) : à l’état de nature où les conventions sont sans force, il ne peut exister de conventions valides.
65Dès lors, même si chacun préfère la paix et si la raison suggère à tous le moyen d’y arriver par des conventions mutuelles, cette coordination décentralisée échoue et la guerre de chacun contre chacun s’impose.
« L’Insensé a dit en son cœur… »
66L’analyse de Hobbes ne peut pas être simplifiée en un dilemme du prisonnier joué une seule fois. Elle est plus complexe, plus subtile. Dans un dilemme du prisonnier joué une seule fois, les joueurs savent qu’ils ne se retrouveront pas. Ils ne peuvent que « prendre l’offensive ». Mais s’ils savent qu’ils se retrouveront pour rejouer indéfiniment ? On sait qu’une bonne solution est de jouer la paix dès le départ et de continuer tant que l’autre joue aussi la paix, la guerre s’il joue la guerre : une stratégie que les théoriciens des jeux nomment « tit for tat » (« œil pour œil » ou « un prêté pour un rendu »).
67Jouer la paix, respecter ses promesses devient rationnel d’abord par peur des rétorsions. Effectivement, pour Hobbes, le seul élément qui donne force aux conventions, c’est la peur des rétorsions. Comment ne prendrait-il pas en compte cette possibilité de retrouver sur son chemin l’homme, éventuellement le puissant, dont on a trahi la confiance, que l’on a agressé alors qu’il avait le dos tourné ? Ensuite, pour assurer sa réputation ou pour éviter d’être ostracisé. Enfin, parce que chacun sait que les autres sont dans cette situation. Dès lors, si le « premier degré » de la théorie hobbésienne peut se résumer par l’idée que les hommes ne respecteront pas leurs promesses réciproques, le « deuxième degré » exprimerait l’idée que si on considère des hommes suffisamment rationnels pour tenir compte, dans l’appréhension de leur intérêt, des conséquences complexes, interactives, lointaines de leurs actions – et qui savent que les autres le sont – ils respecteraient leurs conventions.
68On est donc dans le cadre d’un dilemme du prisonnier joué un nombre indéfini de fois où, dès le premier coup, chacun respectera le pacte38. Le théorème hobbésien fondamental » serait donc mis à mal, respecter ses conventions deviendrait une bonne stratégie et Hobbes redeviendrait « fréquentable ». Non seulement, il deviendrait rationnel de respecter ses contrats, les pactes de paix, mais l’État ne serait plus nécessaire puisque les contrats tirent leur force des seules relations entre les parties, d’un enforcement endogène. Tout un courant néo-hobbésien s’appuiera sur cette analyse pour « enchaîner Léviathan », pour démontrer qu’il est rationnel d’être moral ou, dans la terminologie de Hobbes, rationnel d’être juste (de respecter ses contrats) même à l’état de nature. Toute la discussion est mise par Hobbes sous le titre explicite : « Justice not Contrary to Reason ».
69Revenons à la lettre du Léviathan. Hobbes estime que, à l’état de nature, lorsque la convention est valide parce qu’une partie s’est déjà exécutée, il est rationnel pour l’autre partie de s’exécuter à son tour. Du moins lorsqu’elle pèse les conséquences lointaines. Il s’agit d’un passage du Léviathan qui a suscité une intense discussion : le débat autour de l’« Insensé39 » (« Fool »).
70Le passage sur le Fool, loin d’être un moment étrange dans l’analyse hobbésienne, est en totale cohérence avec cette théorie. C’est précisément la troisième loi naturelle sur le caractère mutuel des engagements. Celle-là, comme toutes ces règles stratégiques que sont les lois de nature, impose rationnellement de faire quelque chose à la condition que les autres l’aient faite ou que l’on soit sûr qu’ils la feront (respecter ses covenants, à la condition que les autres respectent leurs obligations). La conduite opportuniste de celui qui ne respecte pas ses obligations quand l’autre partie s’est exécutée est « folle » et représente une incapacité à calculer les conséquences de ses actes. Ce n’est pas par morale, mais par intérêt, c’est de la morale utilitaire.
71Mais alors, pourquoi ne pas faire confiance ?
72À l’état de nature, le non-insensé, remplira sa part du contrat lorsque l’autre aura rempli la sienne. Hobbes s’arrête ici, mais ne devrait-il pas aller au-delà et admettre qu’un « non-insensé » jouant le premier, et sachant cela, remplira ses engagements ?
73En effet s’il est rationnel d’exécuter ses obligations lorsque l’autre l’a fait préalablement, il devient rationnel pour le premier de respecter ses promesses. Des hommes suffisamment rationnels devraient réussir, du moins à la longue, grâce à l’expérience, mère de la prudence, à l’instruction, à établir de façon consensuelle un système de droit de propriété égalitaire. Le jeu serait coopératif (les accords tiendraient). Hobbes se refuse explicitement à aller jusqu’en ce point : s’il est rationnel de respecter ses obligations contractuelles lorsque l’autre s’est déjà exécuté. Le premier à « jouer » ne respectera pas ses promesses, il tirera le premier. Pourquoi ?
Les passions troublent le jeu
74La réponse est à chercher du côté des passions. Ce que Hobbes appelle « passions », ce sont « les commencements intérieurs des mouvements volontaires », des conatus, d’infimes premiers mouvements qui tendent à rapprocher l’homme de ce qu’il imagine être un bien (à repousser ce qu’il imagine un mal).
75Le jeu des passions fragilise le lien conventionnel par quatre phénomènes liés.
La rationalité limitée
76C’est un problème de cognition. Si toute délibération suppose « la prévision d’une longue chaîne de conséquences », « il est bien rare qu’un homme puisse en voir le bout ». L’homme raisonnable cherchera à obtenir la chaîne des consécutions la plus longue, mais étant donné que les interactions stratégiques forment une chaîne infinie, il est impossible d’arriver à l’intérêt véritable. Dès lors, la « délibération » peut se clore précocement par une passion qui exprimera une volonté « agressive » ou à conséquence agressive.
La myopie
77Les hommes se laissent emporter par des passions immédiates trop puissantes. Alors que les passions sont, par définition, derrière toute action, la raison, cette « tard-venue », n’est pas toujours présente. La préférence pour le présent est souvent trop importante, et elle l’emporte sur le calcul à horizon lointain.
78Certaines passions et l’amour propre (self love) sont comme des « verres grossissants » (multiplying glasses) qui font apparaître la moindre peine comme une catastrophe. Alors que les hommes manquent de lunettes pour voir loin (prospective glasses) : les sciences morales et politiques. Les hommes préfèrent une (médiocre) jouissance immédiate à un (grand) avantage dans le futur40, ils se laissent alors emporter sans calculer les conséquences à longue portée.
Les passions « comparatives »
79Certaines passions, l’ambition, la cupidité, la vanité, la colère, l’envie, nous emportent et nous aveuglent. L’envie surtout pousse à des actions incompatibles avec l’intérêt raisonné. Les hommes sont rivaux surtout afin de creuser la différence avec les autres. D’où d’ailleurs le caractère de passion impossible à assouvir de l’accumulation de pouvoirs. S’il ne s’agissait dans cette compétition que de s’assurer une jouissance directement, il y aurait, plus ou moins vite, satiété. Mais quand il s’agit d’éminence, il n’est pas de limite.
80Ce rôle de l’éminence est capital : contre Aristote, Hobbes oppose sur ce terrain les animaux politiques comme les abeilles, et l’homme. Si les fonctions de préférence des individus étaient de type classique (sans altruisme et sans envie) et si les jeux de pouvoirs n’étaient pas fondamentalement un problème d’éminence, probablement la coordination décentralisée réussirait ! Inversement, chez Adam Smith, la sympathie (qui est au cœur de la Théorie des sentiments moraux, pas de la Richesse) est l’acteur caché qui explique le succès de cette coordination « naturelle ».
L’enfer, c’est l’image brouillée de l’autre
81Si les hommes passent les premiers à l’offensive, c’est parce qu’ils ne sont pas suffisamment rationnels étant emportés par des passions. Mais c’est surtout parce qu’ils savent que tel est le cas d’autres hommes. Si les hommes sont souvent emportés par des passions, il suffit d’anticiper que l’autre se comportera ainsi pour ne pas s’exécuter. Chacun doit passer à l’offensive car le risque est grand que ce soit l’autre qui, emporté par ses passions, attaque et soit victorieux, vous éliminant, vous et les vôtres, du « jeu ».
82Même dans une situation où la majorité des hommes est supposée « jouer » d’abord la paix rationnellement, il suffit d’un petit groupe formé d’hommes supposés moins (ou pas) rationnels et donc disposés à jouer la guerre pour entraîner une guerre générale.
83Surtout « nous ne pouvons discerner les uns d’avec les autres » les caractères de celui qui se présente ! Les plus modérés seront nécessairement obligés de prendre l’offensive. Dans le doute sur le type de comportement de l’adversaire, surtout lorsqu’il s’agit de vie et de mort, l’homme sage prendra les devants.
Conclusion
84L’échec de la coordination décentralisée entre des individus solitaires et autonomes, égaux, rationnels, égoïstes aboutit à la guerre de tous contre tous. Cet état de nature est-il un équilibre stable ? Question difficile. A priori non, puisque les hommes en sortent par l’artifice, la formation d’une coalition autoritaire de tous agie par un seul – l’institution d’un Léviathan, ce géant artificiel, ce dieu mortel fait par les hommes, fait de tous les hommes et qu’un homme (ou une assemblée) porte en les représentant tous. Comment ? C’est une question que nous n’aborderons pas ici.
85Remarquons d’une part, que, comme le note Spinoza, l’état de nature se continue dans la Cité, mais les pouvoirs de Léviathan étant inouïs, sans commune mesure avec ceux de chaque individu, il pèse comme un couvercle sur l’état de nature qui demeure mais sous-jacent. D’autre part, si l’État s’affaiblit – et comment ne serait-ce pas le cas un jour ou l’autre tant l’édifice est fragile ? –, sujet à diverses « maladies », les liens de représentation, ces « contrats d’agence » s’évanouissent, et l’état de nature, la guerre civile, Béhémoth, revient. N’est-ce pas que cet état de nature, finalement, est un équilibre stable ?
Notes de bas de page
1 Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), dans Karl Marx, Œuvres, Économie, t. I, M. Rubel, éd., Paris, Gallimard, 1963, p. 236.
2 Karl Marx, Le Capital, dans Œuvres, Économie, t. I, éd. cit., première section, i, iv, p. 610-611.
3 On le voit en particulier dans les théories des cycles réels. Robinson est très présent dans les écrits de Charles I. Plosser (« Understanding Real Business Cycles », dans Journal of Economic Perspective, vol. 3, no 3, 1989, p. 51-77), David H. Romer (Advanced macroeconomics, New York, McGraw Hill, 1996). Robinson partage ses activités entre le loisir (natation, repos), la pêche pour se procurer sa nourriture et la confection de filets, un investissement qui lui permettra d’accroître ultérieurement sa consommation de poissons. Le PIB est égal au nombre de poissons et au nombre de filets produits pondérés par un « prix » qui représente l’utilité de chacun de ces deux biens. On considère que Robinson est rationnel et qu’il maximise son bien-être en répartissant son temps entre loisir, pêche et investissement de façon optimale dans le cadre des contraintes de la nature. Si un banc de poissons approche (un choc de productivité positif), il va décider de pêcher davantage pour profiter de cette circonstance favorable estimée non pérenne. Comme il se préoccupe du futur, il va également investir davantage en filets de pêche. Il y a une phase d’expansion.
4 Cf. la contribution de Joelle Zask à cet ouvrage : « Robinson, ou l’art de se séparer ».
5 Joseph Townsend, A Dissertation on the Poor Laws by a Well-Wisher of Mankind, Berkeley, University of California Press, 1971.
6 Cf. Joseph Townsend, op. cit., section viii, p. 36.
7 Cf. Alfred Lotka, Elements of Physical Biology, Baltimore, Williams and Wilkins Co, 1925 ; Vito Volterra, Leçons sur la théorie mathématique de la lutte pour la vie, Paris, Gauthier-Villars, 1931.
8 Cf. Richard Goodwin, « A Growth Cycle », dans C. Fenstein, éd., Socialism, Capitalism and Economic Growth : Essays Presented to Maurice Dobb, Cambridge, Cambridge University Press, 1967.
9 Un taux de chômage supérieur au niveau d’équilibre réduit les salaires, d’où hausse du taux de profit au-delà du niveau d’équilibre, d’où accroissement du taux d’accumulation du capital, donc de la demande de travail, et hausse de l’emploi, etc.
10 Cf. Karl Polanyi, La grande transformation (1942), trad. C. Malamoud et M. Angeno, Paris, Gallimard, 1983, p. 157 sqq.
11 L’état de nature de Hobbes doit être considéré comme une « société ».
12 Cf. Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776), vol. I, R. H. Campbell, A. S. Skinner et B. Todd, éd., Oxford, Oxford University Press, 1976, livre I, chap. ii, p. 25 : « This division of labour, from which so many advantages are derived, is not originally the effect of any human wisdom, which foresees and intends that general opulence to which it gives occasion. It is the necessary, though very slow and gradual consequence of a certain propensity in human nature which has in view no such extensive utility ; the propensity to truck, barter, and exchange one thing for another. Whether this propensity be one of those original principles in human nature of which no further account can be given ; or whether, as seems more probable, it be the necessary consequence of the faculties of reason and speech... » Et plus loin : « In a tribe of hunters or shepherds a particular person makes bows and arrows, for example, with more readiness and dexterity than any other. He frequently exchanges them for cattle or for venison with his companions ; and he finds at last that he can in this manner get more cattle and venison than if he himself went to the field to catch them. From a regard to his own interest, therefore, the making of bows and arrows grows to be his chief business, and he becomes a sort of armourer. » (Ibid., livre I, chap. ii, p. 27.) D’où la théorie de la valeur : « In that early and rude state of society which precedes both the accumulation of stock and the appropriation of land, the proportion between the quantities of labor necessary for acquiring different objects seems to be the only circumstance which can afford any rule for exchanging them for one another. If among a nation of hunters, for example, it usually costs twice the labor to kill a beaver which it does to kill a deer, one beaver should naturally exchange for or be worth two deers. » (Ibid., livre I, chap. vi, p. 65.)
13 Tout au moins dans la Richesse des nations.
14 Une hypothèse lockéenne. L’homme, avant toute institution politique, a des droits qui découlent de sa nature. Il a le droit de vivre, donc de subvenir à ses besoins. Il est propriétaire de son corps, donc de son travail. Or, chacun étant propriétaire de soi-même, chacun l’est aussi du fruit de son travail et de la terre que ce travail féconde. Mais pour Locke, ce n’est qu’un droit qui légitime le droit de résister pour garder les fruits de son travail et sa terre. Hobbes n’est pas loin. Chez Smith, cette dimension de résistance, de lutte pour conserver les biens sur lesquels on a un droit, a été évacuée.
15 Thomas Hobbes, Leviathan, C. B. Macpherson, éd., London, Pelican Books, 1968, repris chez London, Penguin classics, 1985 p. 186 : « […] solitaire, misérable, pénible, quasi-animale et brève » (trad. française, Léviathan, F. Tricaud, éd., Paris, Sirey, 1971, F. Tricaud traduit « poor » par « besogneuse »).
16 Thomas Hobbes, Léviathan, F. Tricaud, éd., éd. cit., p. 5.
17 Idem.
18 Ibid., p. 6.
19 Thomas Hobbes, De Cive, dans English Works of Thomas Hobbes, W. Molesworth, éd., 10 vol. (1839 à 1845), reprint, Aalen, Scientia Verlag, 1966, t. 2, p. 71.
20 Zoon politicon. Il est aussi un animal social et un animal « économique » au sens de l’oikon, « l’économie familiale » si on suit l’ordre du perfectionnement (Aristote, Éthique à Eudème, VII, 10, 1242 a 23-26).
21 « La nature d’une chose est sa fin » (Aristote, Politique, I, 2, 1252 b 30).
22 Ibid., I, 2, 1253 a, 5 sqq.
23 Ibid., I, 2, 1253 a, 15 sqq.
24 Cf. Karl Marx, Principes d’une critique de l’économie politique (1857), dans Karl Marx, Œuvres, Économie, t. II, Paris, Gallimard, 1968, p. 208.
25 Idem.
26 Idem.
27 Idem.
28 Nicolas Machiavel, Le Prince, dans Nicolas Machiavel, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, p. 341-342.
29 Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, dans Nicolas Machiavel, Œuvres complètes, éd. cit., livre 1, III, p. 388. On pense au débat entre Rousseau et Kant : la République serait bonne pour un « peuple d’anges » versus il faut construire la République en posant l’hypothèse d’un peuple de démons (Kant, Projet de paix perpétuelle).
30 Thomas Hobbes, Le Citoyen (De Cive), Paris, Flammarion, 1982, p. 72.
31 Ibid., p. 73.
32 Thomas Hobbes, Léviathan, F. Tricaud, éd., éd. cit., p. 123.
33 Ibid., p. 122 ; Leviathan, C. B. Macpherson, éd., éd. cit., p. 184.
34 David Gauthier dans The Logic of Leviathan : The Moral and Political Theory of Thomas Hobbes (Oxford, Clarendon Press, 1969) explique que la logique de l’état de nature de Hobbes est précisément celle que, dans la théorie des jeux, on nomme un « dilemme du prisonnier ». Ce jeu est célèbre car il montre que, même lorsque les acteurs ont chacun un intérêt à collaborer ou à se coordonner pour obtenir une bonne solution pour chacun d’eux, il est des situations où ils ne peuvent y parvenir et aboutissent à une mauvaise solution pour chacun d’eux, voire à une solution catastrophique. La coordination par le marché libre peut donc échouer à améliorer la situation des échangistes. Dans sa version littéraire, le dilemme du prisonnier nous conte l’histoire suivante : en présence de deux présumés criminels qu’il s’efforce de faire avouer, le juge leur tient ce discours : si vous niez tous les deux, vous aurez un an de prison (on ne retiendra contre vous que le délit de port d’arme), si vous avouez tous les deux, je serais indulgent, vous aurez 10 ans de prison. Mais si l’un nie et que l’autre avoue, le premier aura 30 ans et le second sortira libre ! Avouer est un équilibre de Nash, une situation pour chacun strictement dominante et qu’il ne peut modifier isolément sans un coût.
Paix Guerre
Paix 4 , 4 0 , 6
Guerre 6 , 0 2 , 2
35 Thomas Hobbes, Leviathan, C. B. Macpherson, éd., éd. cit., p. 189 ; Léviathan, F. Tricaud, éd., éd. cit., p. 128.
36 Ibid., p. 129.
37 Hobbes ne précise pas ici explicitement le « à condition que les autres les respectent ». Nous verrons infra que c’est clairement le cas. D’ailleurs il précise « une fois qu’ils les ont passées », ce qui signifie qu’elles doivent être valides, or pour lui, il n’y a validité que si l’un des deux a déjà exécuté ses obligations.
38 Cf. Gregory S. Kavka, Hobbesian Moral and Political Theory, Princeton, Princeton University Press, 1986.
39 Cf. Ibid. ; Kenneth Binmore, Game Theory and the Social Contract, vol. I, Just Playing, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology Press, 1994 ; Emmanuel Picavet, « Moralité et maximisation de l’avantage : l’“Insensé” de Hobbes décrit-il des agents rationnels ? », Les Études philosophiques, no 4, 2006 ; David Duhamel, Les Nouvelles théories du contrat social et la théorie du choix rationnel, thèse, Paris I, 2006.
40 Cette « myopie » pourrait tenir à un taux d’actualisation trop élevé.
Auteur
Professeur émérite de l’université Lyon II,
Triangle, UMR 5206,69342, Lyon, France
Professeur émérite à l’université Lyon II et membre du laboratoire TRIANGLE, il est l’auteur en particulier de Hobbes, économie, terreur et politique (2008).
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