Introduction
p. 9-19
Texte intégral
Alle Beziehungen zwischen Robinson und den Dingen, die seinen selbstgeschaffnen Reichtum bilden, sind hier so einfach und durchsichtig, daß selbst Herr M. Wirth sie ohne besondre Geistesanstrengung verstehn dürfte. Und dennoch sind darin alle wesentlichen Bestimmungen des Werts enthalten.
Karl Marx, Das Kapital1
Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu’il s’est créée lui-même sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension d’esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.
Karl Marx, Le Capital2
All the relations between Robinson and the objects that form this wealth of his own creation, are here so simple and clear as to be intelligible without exertion, even to Mr. Sedley Taylor. And yet those relations contain all that is essential to the determination of value.
Karl Marx, Capital3
1Les philosophies, ainsi que les sciences humaines, sont des fabriques de l’homme, selon le double sens du génitif. D’une part, elles sont fabriquées par l’homme, puisqu’elles sont la combinaison des effets d’un contexte socio-historique sur la pensée humaine et du déploiement propre à celle-ci. D’autre part, elles fabriquent l’ homme, en tant qu’elles véhiculent, explicitement ou non, pour l’affirmer ou pour la nier, une représentation plus ou moins élaborée de ce qui fait un homme ou du rapport qu’il entretient avec ce qui n’est peut-être pas seulement lui : la nature ou la société. C’est ce double horizon de réflexion qui était visé par les travaux qui ont eu lieu au cours d’un atelier organisé le 16 février 2009 à l’université Paris Ouest Nanterre et à l’occasion d’une journée d’étude qui s’est déroulée à l’Université de Provence le 23 mars 20114.
2L’intention, commune aux deux journées à l’origine de cette publication, peut être plus précisément restituée de la façon qui suit. Dans l’optique générale d’une discussion de certaines tendances des sciences économiques et sociales, notamment réunies sous la bannière de « l’individualisme méthodologique », qui affirment que l’on peut échapper aux présupposés anthropologiques5, il s’est agi, pour nous, de ranimer la question de l’homme actuellement étouffée par cette perspective. Nous avons voulu réaliser cela dans le cadre d’un questionnement pluraliste ouvrant au maximum le champ des attitudes théoriques possibles. Il ne s’agit pas, pour autant, de viser l’exhaustivité ni même de prétendre à un traitement homogène de la thématique, mais de proposer des voies d’accès à la question des présupposés anthropologiques d’une manière à la fois ouverte et construite.
3Il semble exister une revendication partagée par la plupart des partisans de l’individualisme méthodologique. Ces derniers revendiqueraient en effet une posture de neutralité en matière d’engagement anthropologique dans les sciences sociales. Or, la manière dont un discours élabore théoriquement (ou met en scène narrativement) un individu ou un collectif présuppose une grille de lecture, des représentations plus ou moins générales et abstraites, des instruments linguistiques permettant de découper le réel et de lui donner une configuration, une articulation. Aussi, il semble que, quelle que soit l’intensité de l’effort tendant à éviter tout présupposé ontologique relatif à la nature humaine, il paraît en fait inévitable de prendre position sur ce qu’est l’homme (sinon en lui-même, du moins au point de vue des relations qui l’impliquent et donc sur son positionnement au sein du réel). Prendre, par exemple, au commencement d’un discours, le point de vue de l’individu pour décrire ou expliquer un processus, ou bien prendre au contraire le point de vue du tout (social ou naturel) n’est pas un choix théorique neutre ou indifférent. En vérité, c’est déjà là une manière de trancher la question du caractère premier (ou non) de l’individu par rapport à un ensemble6, de régler plus généralement la question même du rapport entre l’individu et cet ensemble, et d’élaborer jusqu’aux conditions de saisie conceptuelle de ce rapport (selon par exemple que l’homme est conçu comme distinct du tout ou bien comme intégré à lui).
4L’« individualisme méthodologique », notamment, s’attache à forclore la question anthropologique, pour développer un modèle à prétention exclusivement méthodologique. Cette attitude théorique encapsule néanmoins, sans le dire, des présupposés anthropologiques non négligeables à l’aide d’une représentation nominaliste de la société selon laquelle seuls les individus existent et pour laquelle, en conséquence, tout phénomène social est assimilable à une combinaison de décisions, d’actions ou de pratiques individuelles. Cette perspective relativement ancienne peut notamment être attribuée à Gabriel Tarde en France ou à Max Weber en Allemagne ; elle émane en partie de la pensée sociologique7 et s’est avérée également très utile en micro-économie. Il est cependant difficile de ramener entièrement l’individualisme méthodologique à ses origines sociologiques. Ce dernier possède des racines plurielles : il serait tout à fait possible de l’indexer d’abord sur la philosophie morale et politique de l’époque moderne. Car ce type de philosophie, au fond, ne fait que reconstruire l’ordre social, ainsi que l’ensemble des phénomènes complexes résultant des actions collectives, à partir d’une combinaison, d’une agrégation, d’actions individuelles, elle-même réductible à des décisions le plus souvent individuelles (ces dernières obéissant d’ailleurs à la loi de l’intérêt ou de l’amour-propre). De ce point de vue, un auteur tel que Hobbes pourrait prendre place (avec d’autres), en tant que précurseur, dans la galerie des individualistes méthodologiques, d’autant que Hobbes met également en œuvre un nominalisme radical8. Certains historiens de l’individualisme méthodologique n’hésitent d’ailleurs pas à attribuer une place de choix à cet individualisme de la philosophie classique9. En second lieu, l’économie classique10 hérite en quelque sorte de ce type d’individualisme et les premières représentations du marché comme phénomène collectif résultant de l’agrégation d’un très grand nombre d’actions individuelles indépendantes et néanmoins coordonnées intègrent largement ce paradigme11, bien avant que la micro-économie ne s’en empare pour le faire descendre jusqu’aux interactions individuelles en se demandant s’il n’est pas possible de remonter ensuite du micro au macro pour reconstruire l’ensemble.
5Or il est possible de faire plusieurs objections à la prétendue neutralité anthropologique de l’individualisme méthodologique : (a) il existe des phénomènes qui ne semblent pas réductibles à l’action délibérée d’un individu (comme les effets pervers de certaines décisions ou bien les obstacles inattendus qui déçoivent les attentes raisonnables des agents et empêchent d’expliquer les effets de leurs actions en termes exclusivement intentionnels12) ; (b) certains phénomènes comme l’origine des langues ne sont pas explicables en termes individualistes (s’ils structurent les individus, on ne saurait dire que ces derniers en sont l’origine causale) ; (c) l’interprétation des actions individuelles présuppose la mise en œuvre d’une grille de lecture psychologique minimale13.
6À cela, le partisan de l’individualisme méthodologique peut répondre : (a) qu’il ne néglige pas de considérer « les effets non intentionnels d’actes intentionnels » (ce qui dès lors infléchit fortement l’objection (a)), mais que, in fine, s’il y a bien du non-intentionnel, en raison, par exemple, de la rationalité limitée des agents, le non-intentionnel se rapporte bien, à l’origine, à des actes intentionnels14 ; (b) le fait qu’il n’y a pas toujours suffisamment d’éléments empiriques pour reconstituer la chaîne qui, des actes individuels, conduit aux phénomènes sociaux complexes (les langues par exemple) ne saurait suffire à invalider l’individualisme méthodologique ; (c) la psychologie abstraite mise en œuvre par l’individualisme méthodologique relève d’un paradigme testable comme toute hypothèse scientifique (l’individualiste méthodologique recherche les raisons individuelles, personnelles ou impersonnelles, susceptibles d’expliquer les comportements observables des agents15, autrement dit, il élabore une théorie du comportement individuel qu’il soumet « à l’épreuve des faits16 »).
7Pourtant, on ne saurait nier que : (a) les sciences sociales, notamment la micro-économie, présupposent souvent beaucoup plus qu’elles ne mettent à l’épreuve des modèles psychologiques simples comme, par exemple, celui de l’individu rationnel ou « hyper-rationnel » à la Lucas17 ; (b) les sciences sociales, y compris donc la sociologie, en construisant un modèle comportemental, tendent à estimer qu’il existe une forme « normale » (voire « normative ») de pensée, qui rend l’action logique, ou explicable logiquement, ou enfin, explicable selon des motifs rationnellement maîtrisés ; (c) il existe des phénomènes comme la langue, certaines passions (l’âpreté au gain, l’amour-propre, l’hypocrisie), certaines opérations (comme le fait d’acheter ou de vendre, de promettre), certaines croyances (religieuses ou non), qui sont des caractéristiques individuelles structurant la pensée consciente et qui, résultant pour partie au moins de la vie sociale, ne sont pas réductibles aux actes individuels (comme si l’association des hommes créait quelque chose dont ils ne sauraient être l’origine s’ils étaient pris isolément). Certes, les individualistes méthodologiques ne présupposent pas que les préférences individuelles s’expliquent uniquement en partant d’un individu « tout formé » et clos sur lui-même, qu’il suffirait simplement de faire interagir avec les autres pour parvenir à rendre compte des phénomènes collectifs. Mais, à leur endroit, nous pouvons formuler le reproche suivant : l’individualisme méthodologique (« IM »), ce faisant, empêche la question de la formation des préférences de se déployer complètement (lorsque, plus simplement, il ne l’occulte pas)18. Certes, en réalité, il n’exclut pas toujours que les préférences soient entièrement explicables en termes d’interactions sociales, de représentations croisées, de croyances, de phénomènes d’identification19, etc. L’individualisme méthodologique est donc parfaitement susceptible d’admettre l’idée d’une interdépendance des préférences (ce que font aussi les micro-économistes) ; cependant, le travail de l’individualisme méthodologique commence à partir du moment où ces préférences sont formées (encore une fois, quel que soit le processus de formation que l’on retient) et entrent en jeu dans la (re)construction des phénomènes collectifs. (d) Enfin, cette pensée, qui se veut purement méthodologique, charrie en fait une représentation non-neutre de la société et risque de ce fait d’en venir à justifier (ou à exiger) le maintien (ou la réalisation) de telle ou telle forme d’organisation politique particulière20. Certains, précisément, refusent ce point (d), tel Jon Elster, qui soutient que l’individualisme méthodologique est neutre. Pour lui, il en va d’une simple banalité tautologique21 : si un individu a des représentations, des croyances ou des désirs, une classe sociale, en revanche, n’aurait ni représentation, ni croyance ni désir, s’il n’y avait pas en amont d’elle, pour ainsi dire, des individus qui se représentent, qui croient et qui désirent. – Cependant, ne faut-il pas pour le moins s’interroger sur ce qui permet de séparer préalablement l’individu du tout social et naturel auquel il appartient ? Qu’est-ce qui permet de considérer l’individu comme existant en quelque mesure à part du tout social et en dehors du tout naturel, ou du moins, comme devant impérativement être présupposé par la théorie comme existant à part et de façon préalable ? Là où certains voient des évidences ou des banalités, ne faut-il pas envisager des complexités et, peut-être alors, des illusions ?
8Ainsi, nous interrogeons le principe selon lequel l’application de quelque idéal de scientificité concernant la connaissance des faits humains pourrait être anthropologiquement neutre. Nous ne nous situons donc pas au niveau de l’épistémologie des sciences humaines à proprement parler, mais à celui de la question anthropologique (comprise en un sens philosophique et non au sens d’un champ académique constitué) qui semble, au moins de fait, accompagner le déploiement de ces sciences. Il ne s’agit donc pas de valider ou non telle ou telle approche, mais seulement de mettre en évidence qu’aucune ne laisse indemne son objet. Implicitement ou explicitement, toute théorie, en effet, admet certains présupposés anthropologiques sur lesquels elle repose. Ainsi, les hommes, comme tout objet théorique, se trouvent généralement appréhendés à l’aide de méthodes dont on pourrait considérer à première vue qu’elles laissent intact l’objet qu’elles permettent de circonscrire. Pourtant, l’immunité de l’objet vis-à-vis de la méthode qui le constitue est une hypothèse risquée22. Et à moins qu’une absence d’exposition de la méthode ne soit le fait d’un oubli (involontaire) ou d’un camouflage (délibéré) de la part de l’auteur, on pourrait considérer que c’est lorsque la méthode n’est pas explicitement exprimée que les présuppositions anthropologiques sont les moins maîtrisées, parce qu’elles existent alors à un état non conscient. Si ce constat est vrai, alors on ne saurait s’exonérer en philosophie (comme dans les sciences sociales) d’une forme de retour critique sur l’image de l’homme que les méthodologies (du moins les méthodologies effectives) contribuent à élaborer plus ou moins tacitement.
9Pourtant, il ne s’agit pas d’affirmer que les discours des sciences humaines sont élaborés de manière purement arbitraire pour cette seule raison qu’ils reposeraient sur des présupposés. Nous pourrions même favorablement mettre en avant le caractère réel et constatable des présupposés que certaines théories manipulent, comme chez Marx et Engels :
Les présupposés dont nous partons ne sont pas arbitraires, ce ne sont pas des dogmes ; ce sont des présuppositions réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces présuppositions sont donc vérifiables par voie purement empirique23.
10Ce faisant, il pourrait y avoir des présupposés réels et d’autres imaginaires. Voici une distinction qui permet d’éviter une mécompréhension : le fait que des doctrines soient façonnées par des présuppositions anthropologiques ne signifie pas qu’elles renvoient toutes et toujours à des entités imaginaires ou arbitraires. Mais les présupposés, pour être réels, sont néanmoins pris dans les discours ou les méthodes qui les formulent. On peut donc affirmer que la manière dont, en philosophie et dans les sciences humaines, on recherche et exprime le vrai (et de laquelle se trouve exclu l’indicible, le non-sens ou l’impensable) n’est jamais neutre et ne laisse que rarement l’objet « homme » indemne.
11Les effets discursifs de l’arrière-plan théorique d’une doctrine ou d’une théorie sont lourds, tant en termes descriptifs ou explicatifs, qu’en termes normatifs. C’est pourquoi il est important de prendre au sérieux cet arrière-plan anthropologique pour montrer les configurations qu’il peut prendre, en adoptant également les principes suivants :
- il n’y a pas qu’une seule voie d’accès théorique à l’homme,
- et toute voie d’accès porte avec elle son poids de décisions théoriques, de partis pris et de sens, que l’on peut et doit toujours exhiber.
12Cependant, ce serait une erreur de croire que l’on peut parler de présupposition anthropologique comme d’un phénomène simple. À ce point de la réflexion, il convient de faire une distinction concernant les modalités de la présupposition. Car certaines philosophies ou certaines pratiques scientifiques évoquent des présupposés (soit pour les assumer, soit pour les déconstruire et les désigner comme ce dont elles ne veulent pas). D’autres manipulent des présupposés inconsciemment ou consciemment, mais sans les exhiber. Dans ce cadre, on peut au moins faire la différence entre :
- une déconstruction explicite, accompagnée d’une véritable problématisation de ce qu’est un homme ou un « sujet »24 – cette déconstruction peut porter sur la réalité de l’homme, mais elle peut aussi porter sur sa fonction dans la théorie ;
- une position explicite, à prétention scientifique ou théorique forte (et, du moins, opératoire dans l’ordre du discours au sein duquel elle intervient), de ce qu’est un homme ou l’homme en général (par exemple : une définition minimale de l’homme comme agent rationnel et (pour ainsi dire) maximisateur de profit25) – cette perspective, comme la précédente, peut être assortie d’une élaboration, d’un réglage, du rapport entre individu et tout social (ou naturel) ;
- une présupposition naïve et implicite de ce qu’est l’homme, notamment dans des textes historiques ou littéraires dans le cadre desquels la nature de l’homme, dont, pourtant, il est question, n’est pas exposée, mais présupposée voire tenue pour évidente.
13N’existe-t-il pas toujours, dans quelque doctrine que ce soit, ou plus largement dans tout système normatif ou descriptif, comme dans tout discours traitant des choses humaines, des présupposés anthropologiques (même si ces présupposés sont parfois interrogés de façon critique pour être éventuellement dépassés au travers d’une reconstruction de la subjectivité ou de la vie humaine) ?
14L’enjeu n’est ni de promouvoir telle ou telle forme de relativisme ou de scepticisme, ni de favoriser telle conception de l’homme plutôt que telle autre, mais bien d’étudier comment des présupposés anthropologiques fonctionnent comme des éléments déterminant intrinsèquement des positionnements doctrinaux. Dans tous les cas, il s’agit aussi de mettre en évidence le personnage parfois assumé, parfois caché et parfois contesté, qui est en même temps le personnage principal de beaucoup de théories descriptives ou normatives et plus généralement des discours traitant des choses humaines. Peut-on toujours parvenir à mettre en évidence les croyances (voire les structures qui les sous-tendent, s’il y en a) qui font que l’on pense et pense la société, ainsi que l’homme en société, d’une manière plutôt que d’une autre ? Peut-on se passer de toute présupposition ou parvenir à les déconstruire totalement par un soupçon systématique ?
15Dans ce sillage, l’ouvrage explorera les questions suivantes, en deux parties :
16La première partie de l’ouvrage26 étudie un présupposé anthropologique particulier : celui de la « robinsonnade ». On ne peut pas négliger l’existence de paradigmes anthropologiques dominants en philosophie et dans les sciences humaines. Nous avons donc choisi de proposer le motif de Robinson et de la robinsonnade comme objet d’étude dans la mesure où, dans le sillage de Marx, il est possible de considérer qu’un tel motif structure en profondeur non seulement notre pensée de l’homme comme individu atomique qui ne devrait rien qu’à lui-même, mais aussi les conceptions socio-économiques contemporaines. Il s’agira donc de voir comment une pensée structurée autour de la figure de Robinson peut se servir de la fiction pour élaborer une image théorique de l’homme (comme c’est le cas chez A. Smith par exemple), mais aussi comment le dispositif de la robinsonnade peut être considéré comme une mauvaise abstraction incompatible avec les exigences d’une science rigoureuse ; il s’agira également d’envisager le dispositif des robinsonnades comme corrélatif d’illusions religieuses et métaphysiques (c’est ce que K. Marx nous permet de penser dans un important passage du Capital sur « le caractère fétiche de la marchandise et son secret27 »).
17Tout d’abord, il sera montré que l’image de Robinson s’est constituée comme un mythe à travers l’usage de fables ou d’historiettes édifiantes. L’usage de récits simples revêtant le caractère de l’évidence est le moyen par lequel a pu s’édifier et prendre consistance l’image moderne d’un homme atomisé ne devant rien qu’à lui-même ou capable de vivre sans la société, image en rupture avec l’anthropologie aristotélicienne. B. Bachofen étudie la manière dont se met en place cette nouvelle figure de l’homme à travers des narrations qui mêlent indiscernablement un contenu descriptif et normatif faisant ainsi passer, sous couvert d’une description apparemment simple et évidente, les linéaments d’une nouvelle pensée de l’action. L. Gerbier nous invite cependant à prendre garde à ne pas donner aux récits mythologiques des origines une fonction exclusivement simplificatrice : par ses ambiguïtés et ses parts d’ombres, le récit américain des origines suscite autant de questions qu’il fournit de réponses.
18Dans un deuxième temps, il s’agira de voir comment la figure de Robinson a pu ou non servir de modèle théorique descriptif ou normatif. Robinson, en effet, comme individu atomique capable de se séparer d’autrui comme du reste du monde, et ne devant rien qu’à lui-même, peut servir de modèle pour penser la société non comme une totalité réelle mais comme un ensemble d’individus en interaction. J. Zask, faisant référence à la pensée de M. Walzer pour interpréter le Robinson de Defoe, montre que, dans l’élaboration de la pensée politique libérale, ce modèle de Robinson est riche puisqu’il permet de penser ce qu’est un individu, sa dignité, sa protection, y compris contre la société à laquelle il appartient. Cette nouvelle figure de l’homme, d’abord individu avant d’être sociable, est ainsi une figure féconde de la pensée libérale. Pour P. Dockès, si c’est sur la base de robinsonnades, en reconstruisant les ensembles sociaux à partir des individus isolés, que se sont constituées les philosophies politiques et économiques classiques, en revanche, contrairement à l’optimisme smithien, la coordination entre ceux-ci échoue dans une perspective hobbesienne ; d’où la question, toujours à reprendre, de la fondation individualiste de l’État. Pour sa part, G. Campagnolo explique comment l’école autrichienne d’économie (au moins dans les écrits de son fondateur, l’économiste viennois Carl Menger) impose, dans la visée d’une recherche moderne et exacte en sciences économiques, une neutralité axiologique et ontologique : il convient de penser la société en la décomposant en ses éléments les plus simples, les entités individuelles, sans que cela implique des positions sur la « nature humaine » en tant que telle. L’individualisme y est donc retenu comme le moyen méthodologique simple et efficace de décrire et d’expliquer les phénomènes économiques.
19Enfin, nous terminerons par un volet critique à l’égard du type d’individualisme dont a pu accoucher la robinsonnade. Il pourrait, en effet, sembler trompeur de prendre pour base élémentaire d’une théorie politique ou économique l’individu isolé. Ainsi, l’homme dépend – pour être ce qu’il est et pour avoir ce qu’il a – de l’existence d’autres que lui : si nous étions des « Robinson », nous serions des hommes à l’état de nature n’ayant que peu à voir avec l’homme de nos sociétés : telle est la thèse qu’expose P. Crétois à partir d’une lecture de Rousseau au prisme de Marx. Puis, S. Roza envisage le fait que, si la robinsonnade fonctionne comme une utopie, on peut montrer comment, au xviiie siècle, l’une et l’autre ont travaillé de concert pour produire des pensées politiques non nécessairement individualistes. Enfin, F. Monferrand se propose d’explorer certaines pistes en direction d’une ontologie sociale du capitalisme à partir de la figure de « Robinson » telle qu’elle est mobilisée au sein du paragraphe du Capital consacré à la critique du fétichisme de la marchandise.
20La seconde partie28 s’intéresse aux présupposés et aux positionnements anthropologiques en philosophie, en confrontant des discours philosophiques contemporains (ou récents) à des discours philosophiques modernes (au sens large). Qu’ils soient exposés et posés comme fondements ou qu’ils soient réfutés au travers d’une remise en cause du caractère fondationnel de la nature humaine, les éléments anthropologiques des discours présents gagnent à être mis en relief à partir de discours passés, et inversement.
21À la question de savoir si, pour parler des choses humaines, il faut avoir une idée de ce dont on parle et, en ce sens, assigner des limites et un contenu à la notion de nature humaine (à l’homme en général), les réponses ont été variées : depuis l’anti-humanisme d’Althusser qui se refuse à donner – au sein de la théorie – un contenu et une fonction à la nature humaine en général (s’inscrivant ce faisant, à certains égards, dans la filiation de Spinoza), jusqu’aux remises en cause psychanalytiques de l’existence d’un sujet souverain, en passant par l’affirmation d’une forme naturelle de subjectivité pratique comme chez Rousseau, on peut trouver toute une série de positions (ou de non-positions) anthropologiques différenciées. C’est pourquoi il est intéressant de s’interroger sur différents aspects des anthropologies (et des non-anthropologies) philosophiques contemporaines, ainsi que sur les traditions auxquelles elles appartiennent ou par rapport auxquelles on peut les situer. L’idée n’est pas que rien de neuf ne se crée dans le contemporain, mais il s’agit plutôt d’essayer de mettre en perspective le contemporain, en le rapportant aux grands courants ou aux grandes positions classiques concernant la nature humaine. Nous entendons, d’une part, éclairer positivement le contemporain à partir de la tradition (en établissant des corrélations structurelles entre les cadres conceptuels ou les ensembles thétiques, les anciens et les nouveaux, sans que cela ne signifie pour autant reconnaissance naïve d’une philosophia perennis qui existerait au-delà des situations historiques déterminées) ; nous désirons, d’autre part (loin d’une téléologie historique, qui, dans son principe, conférerait une préséance aux débats contemporains), mobiliser la tradition contre les présupposés anthropologiques arbitraires à l’œuvre dans certains discours contemporains. De surcroît, cela ne doit pas nous interdire (dans certaines limites et sous certaines conditions) de poser des questions (interprétatives et/ ou critiques) issues de contextes de pensée contemporains à des auteurs du passé (dont les doctrines ou les réflexions valent pour elles-mêmes aussi bien que pour l’usage que l’on peut encore en faire aujourd’hui).
22Dans un premier temps, il s’agit de mettre en évidence le rapport de l’anthropologie à la conception de l’action. L’anthropologie n’est pas avant tout l’exposition d’une nature humaine pure mais l’expression d’un rapport. Toute anthropologie exprime le rapport de l’homme à son action et à la sphère d’activité dans laquelle il déploie son être. Ainsi, toute anthropologie porte sur le rapport intime de l’homme à son action, soit que l’on se rappelle que comprendre ce qu’est l’homme n’est pas seulement saisir un être transcendantal détaché de son contexte, de son milieu, de sa société (c’est à travers une lecture foucaldienne de l’anthropologie kantienne que V. Ragno développe cette perspective), soit que la compréhension que l’on a de l’homme comme être qui doit se faire lui-même par son action enveloppe à la fois le principe d’une responsabilité et d’une dignité, non seulement à l’égard de lui-même, mais également à l’égard de la nature, dans la perspective d’une réflexion sur l’écologie. F. d’Ambrosio-Boudet propose un croisement fécond entre la pensée de Pic de la Mirandole et de Hans Jonas pour étayer ce point.
23Dans un second temps, sera abordée de façon critique l’idée d’un centrage excessif sur la nature humaine individuelle pour souligner une éventuelle dépendance de ce qu’est l’homme et de ce qu’il devient à l’égard de l’histoire et des sociétés auxquelles il appartient. B. Saint Girons met ainsi en évidence le caractère éminemment plastique de la nature humaine telle qu’elle se traduit dans les figures historiques que prend l’humanité, en s’attachant à la philosophie de l’histoire de Vico. P. Crétois, quant à lui, rapprochant le holisme de Ph. Pettit et celui de Rousseau, s’efforce de montrer la manière dont l’homme peut dépendre de l’existence des sociétés pour être ce qu’il est. Ce moment de la réflexion ne conduit pas à une remise en cause radicale de la notion de nature humaine. Il consiste plutôt à souligner qu’il n’y a pas d’homme individuel constitué sans l’appui d’une histoire ou d’une société qui offre à sa nature les supports de sa réalisation.
24Enfin, dans une perspective non exclusivement postmoderne, il s’agira d’un moment plus fortement critique visant à remettre en cause de manière radicale le bien-fondé de tout présupposé anthropologique. Ainsi, il est possible de soupçonner que les présupposés anthropologiques qui ont pu structurer certaines philosophies politiques aient été des présupposés genrés visant à maintenir un rapport de domination entre les sexes, de telle sorte qu’il peut être utile de les remettre en cause. C’est ce qu’A. Morvan se propose de faire en exposant et discutant la critique par C. Pateman des théories classiques du contrat social. D’une manière plus radicale encore, N. Floury, à l’aide de Lacan, discute les conceptions classiques du sujet pensant issues du cartésianisme (la psychanalyse soutenant que les racines du sujet échappent largement à la perspective cartésienne). R. Chappé, pour sa part, expose, en faisant se croiser la pensée althussérienne et celle de Spinoza, la perspective d’une destitution du sujet (de sa primauté et de sa maîtrise prétendue sur lui-même), au profit de processus largement hétéronomes qui le font devenir ce qu’il est, tout en interrogeant à nouveaux frais la pertinence de la mobilisation d’un cadre naturaliste pour avancer dans cette question du sujet. Enfin, C. Pagès met en évidence de façon critique, à la suite de Lyotard (et subsidiairement de Baudrillard), l’anthropologie à l’œuvre au sein de la pensée de Marx, et sans laquelle la notion problématique d’aliénation n’aurait aucun sens, interrogeant cependant la mesure dans laquelle le discours de Lyotard lui-même peut échapper aux illusions qu’il dénonce.
Notes de bas de page
1 Karl Marx et Friedrich Engels, Werke, vol. 23, Das Kapital, vol. I, première section, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p. 91.
2 Première édition française de 1873, trad. J. Roy revue par Marx, rééd. avec avertissement de L. Althusser, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 72.
3 Première édition anglaise de 1887, trad. S. Moore, E. Aveling et E. Untermann, Chicago, C. Herr & Company, 1907-1909.
4 Nous tenons tout particulièrement à remercier Gabriella Crocco, dir. CEPERC, et Christian Lazzeri, dir. SOPHIAPOL, pour leur soutien constant à l’organisation de ces journées et à la préparation de cette publication. Nous remercions vivement l’équipe du CEPERC pour l’aide financière apportée à la journée « robinsonnades », et le SOPHIAPOL pour sa contribution financière à l’organisation des deux journées. Nous sommes également reconnaissants à l’égard d’Éric Audureau d’avoir suivi l’évolution de ce projet, comme à l’égard de Delphine Bellis, d’avoir accepté de nous aider à l’occasion de différentes étapes de révision du manuscrit. Nous tenons enfin à remercier vivement Christian Lazzeri d’avoir accepté de rédiger la préface de cet ouvrage, ainsi que d’avoir suggéré de très utiles modifications de cette introduction. Nous remercions chaleureusement Blaise Bachofen, Thomas Boccon-Gibod, Frédéric Brahami et Frédéric Ferro pour nous avoir fait profiter de leur regard avisé et critique au cours des différentes phases de rédaction de cette introduction. Toute notre gratitude va aussi aux différents contributeurs qui ont accepté de participer à ce volume, ainsi qu’aux chercheurs désignés pour constituer le comité de lecture, qui ont accepté d’évaluer les contributions à ce volume. Il va de soi que chaque auteur est entièrement responsable des thèses qu’il développe dans son article.
5 L’individualisme méthodologique prétend s’affranchir de tout engagement ontologique. Il part d’une posture nominaliste : seuls les individus existent, pour rendre compte des phénomènes collectifs. Pourtant, même si elle est dite méthodologique, il est difficile de soutenir que cette attitude théorique n’enveloppe aucun choix ontologique. Nous ne voulons pas trancher, dans cette introduction, un débat déjà très riche au sein de l’épistémologie des sciences sociales. Nous pouvons néanmoins nous interroger sur l’existence même de l’individualisme méthodologique et, précisément, sur sa prétention à être purement méthodologique. (Pour la caractérisation de cette attitude théorique, on se rapportera volontiers à l’entrée « Individualisme et holisme méthodologique », dans Raymond Boudon et François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982. Précisons cependant que si cette acception de l’« individualisme méthodologique » est la plus généralement reconnue, du moins dans les études en langue française, elle n’est pas la seule possible.)
6 On songe au célèbre débat autour du holisme et de l’individualisme, déjà présent de manière plus ou moins implicite (la terminologie technique ayant été créée plus tard) dans la première sociologie française (Tarde et Durkheim présentent de ce point de vue deux attitudes différentes).
7 Max Weber « écrit dans une célèbre lettre à l’économiste Rolf Liefmann que “la sociologie doit obéir, elle aussi, à une méthode strictement individualiste” (Soziologie auch muss strikt individualistisch in der Methode betrieben werden), c’est-à-dire se donner l’action individuelle pour atome, à l’instar de l’économie. Schumpeter avait un temps effectué des vacations pour Weber. C’est lui qui a lancé l’expression “individualisme méthodologique” (IM). Mais ni Weber ni Schumpeter ne se sont préoccupés de définir l’IM. Sans doute parce qu’il leur semblait évident que les phénomènes sociaux ne peuvent être que le produit de l’action des hommes, à partir du moment où l’on refuse de les imputer à des dieux, comme dans la variante théologique, ou à des forces fantomatiques, comme dans la variante métaphysique de la pensée humaine. Popper et Hayek devaient ensuite préciser la nature de l’IM, mais de manière sommaire » (Raymond Boudon, La sociologie comme science, Paris, La Découverte, 2010, p. 28).
8 Sur le nominalisme de Hobbes, cf. l’ouvrage de Philippe Crignon, De l’incarnation à la représentation : l’ontologie politique de Thomas Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012. L’auteur montre l’influence décisive du nominalisme occamien sur la pensée politique de Hobbes.
9 Cf. Alain Laurent, De l’individualisme. Enquête sur le retour de l’individu, Paris, PUF, 1985.
10 C’est le cas par exemple chez Boisguilbert, à la fin du xviie siècle ou chez Smith, à la fin du xviiie siècle.
11 Cf. Christian Lazzeri, « Peut-on composer les intérêts ? Un problème éthique et politique dans la pensée du xviie siècle », dans Christian Lazzeri et Dominique Reynié, éd., Politiques de l’intérêt, Besançon, Presses universitaires Franc-Comtoises, 1998, p. 145-192. Bien entendu, nous appliquons ce paradigme de manière rétrospective car, dans sa formulation définitive et explicite, il date du xxe siècle.
12 Il s’agit là d’une remarque de principe sur l’hypothèse de l’individualisme méthodologique. Il est évident que certains sinon la plupart des individualistes méthodologiques ne font aucune difficulté pour reconnaître cela, c’est même d’ailleurs le fondement de la doctrine de certains d’entre eux comme Raymond Boudon (Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977). Il constitue même le cœur du modèle de l’économie classique de coordination non-intentionnelle des égoïsmes produisant un effet d’ensemble positif comme forme d’équilibre de l’offre et de la demande sur un marché libre. Il s’agit seulement pour nous d’exposer ici des critiques classiques qui peuvent être opposées à l’individualisme méthodologique, qu’elles soient bien fondées ou non.
13 Cf., pour chacun de ces trois points, Raymond Boudon, La sociologie comme science, éd. cit., p. 31-32. Dans ce passage, Boudon rappelle les grandes objections classiques faites à l’individualisme méthodologique.
14 Ibid., p. 31 : « Selon Hayek, les phénomènes sociaux sont pour une large part des effets non intentionnels d’actes intentionnels. J’ai moi-même proposé d’étendre à la sociologie la notion d’effets pervers empruntée aux économistes et analysé maints exemples d’effets transcendant les intentions individuelles. »
15 Ibid., p. 32 : « Le paradigme de l’IM [Individualisme Méthodologique] soulève aussi la question de la nature de la psychologie abstraite qu’il met en œuvre. Par son côté stylisé, la psychologie des sociologues se distingue autant de celle des psychologues que la peinture abstraite de la peinture réaliste. […] L’IM considère les comportements individuels à l’origine des phénomènes sociaux comme étant en principe compréhensibles : ils seraient fondés sur des raisons impersonnelles et personnelles que l’on peut reconstruire aisément dans certains cas, difficilement dans d’autres, à partir du comportement de l’individu. »
16 Idem.
17 Robert Emerson Lucas Junior, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1995, est bien connu pour son parti pris en faveur d’un individualisme méthodologique basé sur une conception rationnelle de l’individu comme agent. Il est membre de l’école néoclassique. Mais le modèle de l’individu rationnel n’est pas exclusif d’autres modèles. Certains partisans de l’individualisme méthodologique admettent que l’on peut faire intervenir des logiques purement affectives, tout en respectant les postulats de l’individualisme méthodologique, ce qui montre que ce dernier n’est pas consubstantiellement défini par son rapport à la rationalité (voir, notamment, les travaux de Jon Elster qui a poussé le plus loin cette investigation).
18 C’est d’ailleurs l’une des critiques qu’A. Pizzorno oppose à la théorie du choix rationnel ; selon lui, le modèle de rationalité instrumentale exploité par la théorie du choix rationnel néglige le caractère social, voire sociologique, de l’élaboration des préférences individuelles (notamment la place importante qu’occupe la reconnaissance dans ce cadre). Cf. Alessandro Pizzorno, « Rationalité et reconnaissance », dans Alain Caillé et Christian Lazzeri, La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS éd., 2009, p. 229-272.
19 James Samuel Coleman dans sa Foundation of Social Theory (Cambridge (MA), Harvard University Press, 1994) reconnaît que l’identification mutuelle rend compte de la formation des groupes, Russell Hardin aussi dans One for all – the logic of group conflict, Princeton, Princeton University Press, 1995.
20 À propos de « l’individualisme méthodologique », Alain Laurent, écrit, dans De l’individualisme…, op. cit., p. 117 : « Sous cette expression paradoxale mais pleine de sens, on désigne une méthode d’analyse et une théorie de l’organisation sociale qui font de l’individu l’unité humaine la plus réelle et des individus autant de centres autonomes de décisions et d’acteurs mus par leurs intérêts particuliers dont l’accumulation et la combinaison des choix constituent les vrais facteurs de la dynamique sociale. En d’autres termes, l’individualisme méthodologique fait de la société un “effet de composition” des initiatives individuelles et de leurs interactions – et non plus une entité supérieure ou englobante conditionnant la moindre action humaine. La corrélation entre cette représentation “nominaliste” de la société et l’individualisme existentiel ou éthique/politique est évidente. » Cela reste néanmoins un problème très complexe qu’il faut surtout éviter de simplifier dans la mesure où l’individualisme méthodologique se révèle politiquement transversal, dès lors qu’il caractérise aussi bien le libéralisme de Raymond Boudon, le libertarisme de Milton Friedman, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Russell Hardin, etc., que le marxisme analytique de Jon Elster, Gerald Allan Cohen et John Roemer, ces derniers ne pouvant qu’assez difficilement passer pour des défenseurs inconditionnels du libéralisme.
21 Jon Elster, Nuts and bolts for the social sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 13 : « Methodological individualism […] is in my view trivially true ». Nous soulignons.
22 C’est une thèse générale de la philosophie de Foucault et dont on trouve des formulations ramassées dans L’Archéologie du savoir. Par exemple : « Le discours psychiatrique, au xixe siècle, se caractérise non point par des objets privilégiés mais par la manière dont il forme ses objets » (Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 60).
23 Marx et Engels continuent : « La première présupposition de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. […]
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle » (Marx/ Engels, L’idéologie Allemande, trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 14-15).
24 Ce que fait par exemple Louis Althusser, dans son célèbre article « Idéologie et appareils idéologiques d’État », repris dans L. Althusser, Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995, p. 269-314. Nous n’utilisons pas la notion de « déconstruction » au sens de Derrida, mais nous désignons seulement ainsi la manière dont un certain soupçon philosophique conduit, de façon critique, à déplier l’intégralité des présupposés enveloppés dans une notion et la fonction véritable de ces derniers.
25 Il s’agit de ce que l’on a pu désigner comme l’homo œconomicus. Le discours économique est particulièrement visé ici.
26 Cette partie reprend les contributions de la journée d’étude sur les robinsonnades, Université de Provence, 2011.
27 Karl Marx, Le Capital, I, trad. J-P. Lefebvre et al., Paris, PUF, 1993, p. 81-95.
28 Cette partie reprend les contributions de l’atelier sur la nature humaine, université Paris Ouest Nanterre, 2009.
Auteurs
Université Paris Ouest Nanterre La Défense, SOPHIAPOL EA3932, 92001, Nanterre, France
Agrégé et docteur en philosophie (université Paris Ouest Nanterre La Défense), chercheur rattaché au SOPHIAPOL. Il est également lauréat du Prix d’Amsterdam 2011.
Université de Tours, UFR de philosophie, 37041, Tours, France Chercheur associé au SOPHIAPOL EA3932, 92001, Nanterre, France
Agrégé et docteur en philosophie. Il est ATER à l’université de Tours, membre du Groupe Jean-Jacques Rousseau, chercheur associé au SOPHIAPOL (université Paris Ouest Nanterre La Défense) et au CHSPM (université ParisI).
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