Conclusion
p. 249-250
Texte intégral
1De la tente d’Adraste aux armes d’Enéas, de la Chambre de Beautés au tombeau d’Alexandre, les parures d’or et de gemmes prêtent leur éclat multicolore au décor des romans antiques, invariablement marqué du sceau de l’orfèvrerie. Omniprésente, elle pare de sa splendeur les personnages, les monstres et l’espace urbain, mais elle orne également, et parfois même revêt, la pensée des poètes, sur le mode de l’integumentum. Élément moteur, elle constitue un catalyseur à plusieurs niveaux, de la lecture à l’écriture. Parallèle à la narration, la description d’orfèvrerie influence progressivement le déroulement de l’action, et oriente la fabula. Corollairement, l’orfèvrerie, qui requiert une poetria adéquate, exerce un impact sur l’écriture. « Romans antiques » ou « romans d’Antiquité », le Roman de Thèbes, le Roman d’Eneas, le Roman de Troie et le Roman d’Alexandre mériteraient aussi bien l’appellation de « romans orfévrés ».
2Miroirs du prince, les romans antiques présentent un modèle pour l’exercice du pouvoir, concernant aussi bien la vie privée que l’exercice public. Vêtu d’habits d’apparat ou d’armes rutilantes, le héros doit toujours apparaître dans un costume « orfévré ». Cette splendeur, d’origine divine, se retrouve dans le décor urbain dressé à l’image du prince. Loin de rester cantonnées dans l’orbe du prince, ces richesses sont amenées à circuler, selon un système de dons et de contre-dons. La circulation des présents précieux non seulement participe de l’exercice de la largesse, vertu cardinale du prince, mais aussi la symbolise. En contrepartie, I’égoïsme, la cupidité et la thésaurisation sont vilipendés et punis de mort, comme l’illustre un certain nombre d’exempla-repoussoirs.
3En vertu de l’adage de Jean de Salisbury – un roi illettré est un ane couronné1 -, le prince ne doit pas rester ignorant : la promulgation du savoir se situe donc exactement dans la perspective du Miroir du prince. Les chefs-d’œuvre d’orfèvrerie sont les media de cet enseignement : encyclopédies en images, ils donnent à lire des pans de culture médiévale et antique. En accordant une large place à l’Histoire, les romans antiques s’inscrivent dans la filiation prestigieuse des héros troyens, translatio qui s’achemine jusqu’à l’« espace Plantagenêt » du xiiPeP siècle. Empruntée tant aux encyclopédies qu’aux lapidaires et aux bestiaires, la clergie opère, en complément des translationes horizontale et verticale, une translatio diagonale vers la littérature romanesque, le savoir subissant en chemin quelques mutations « orfévrées ». L’appétit de savoir traduit en fait l’ambition d’une somme, œuvre totalisante qui rassemblerait toute la clergie de l’époque. Au cœur du système que constituent les romans antiques, l’orfèvrerie apparaît donc tout à la fois comme le support et le symbole de la translatio studii et imperii.
4Reflet de l’encyclopédisme, l’orfèvrerie se présente également comme le miroir de l’écriture. Le poète utilise l’éclat de l’or et la polychromie des gemmes, dont il éclaire son texte, pour faire apparaître l’image de son œuvre et donner à voir ses réflexions sur l’écriture. Des écrits latins aux œuvres romanes, l’orfèvrerie connaît des modifications qui dessinent les contours d’un genre nouveau, le roman. La description des parures d’or et de gemmes constitue, par excellence, le lieu où peut se déployer l’imagination créatrice des auteurs. Un jeu d’intertextualité se met en place entre les poètes : exercices de style, les ekphraseis s’érigent en morceaux de bravoure. Deux attitudes stylistiques se dégagent en matière de rivalité. D’une part, les poètes du Roman de Thèbes et du Roman d’Eneas choisissent d’innover. La tente encyclopédique est une « invention » du Roman de Thèbes, le tombeau colossal apparaît pour la première fois dans le Roman d’Eneas. D’autre part, Benoît de Sainte-Maure et Alexandre de Paris travaillent plus à l’amplificatio qu’à l’innovatio : ils reprennent les motifs de leurs prédécesseurs, pour les parfaire et les parachever. Les deux premiers poètes veulent se démarquer sur le mode du qualitatif – et donc du motif novateur -, les deux derniers sur le mode du quantitatif – de l’excès et de la surenchère d’ornatus.
5Progressivement détachés des auctoritates – utilisées dans un premier temps comme tuteurs puis comme prétextes -, les poètes revendiquent leur autonomie scripturale par l’insertion d’un Art poétique en filigrane des ekphraseis : ils prônent un usage codifié des couleurs de rhétorique, tout en définissant une rhétorique de la couleur. Dernier stade sur le chemin de la subjectivité littéraire, le poète se pense in fine sur le mode du je et se met en scène, en anamorphose des multiples figures de l’artifex qui jalonnent les romans antiques. Frère de l’architecte, de l’alchimiste et de l’orfèvre, le poète, et notamment Benoît de Sainte-Maure, s’octroie peu à peu un statut supérieur, voire démiurgique : il dépasse, en les englobant dans son roman, tous les autres artistes. Travaillant et façonnant les pépites de la langue romane pour construire une « forteresse de mots », le poète s’apparente à Saint Jean Chrysostome, dont la salive, selon la légende, se transforme en encre d’or.
6Mise en abyme de l’œuvre romanesque des « romans orfévrés », le chef-d’œuvre d’orfèvrerie met au jour ses rouages et ses finalités. A l’instar du miroir convexe des Époux Arnolfinï2 qui occupe le centre du tableau, l’orfèvrerie-speculum dévoile l’envers du décor, tout en dessinant la silhouette de l’artiste.
Notes de bas de page
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