Écrire et/ou bâtir chez Frank Lloyd Wright se (1954)
À propos de The Natural Hou
p. 71-78
Texte intégral
1Comme Le Corbusier, Frank Lloyd Wright (1867-1959) est un architecte qui a beaucoup écrit. Son œuvre construite retient davantage l’intérêt que son œuvre écrite. Pour autant, sa production écrite abondante fait partie intégrante de son œuvre. On ne saurait la minimiser. On doit à Wright une dizaine de livres. Ces écrits rassemblent des textes de statuts différents : analyses d’édifices, exposés doctrinaux, manifestes, explications techniques, narrations, anecdotes, dialogues, autobiographies, portraits, etc., mais aussi pages à prétention littéraire inspirées par les lectures et la culture de l’architecte. Ce vaste corpus de discours témoigne d’un rapport constant entre le construire et le narratif. Ce rapport change selon les étapes de la longue carrière de Wright, mais il repose aussi sur des continuités, comme le montre la manière dont il reprend et complète ses textes antérieurs. Cette pratique fréquente de la reprise, du montage et de l’usage des images par rapport aux textes conduit à s’interroger sur les rôles de l’écrit par rapport au bâti dans l’œuvre de Wright. Pour cerner plus précisément ces questions, le livre The Natural House (1954) s’impose comme un des textes les plus attrayants et les plus représentatifs de sa méthode d’écriture. Il constitue le noyau autour duquel réfléchir à ces diverses questions.
L’architecte écrivain
2Rappelons brièvement les principales publications de Wright. La conférence prononcée en 1901 à la Hull House à Chicago sur le thème « The Art and Craft of the Machine » est rapidement devenue un texte de référence pour comprendre la pensée de l’architecte. En 1910, Wright rédige la préface au fameux portfolio publié par l’éditeur berlinois Wasmuth Ausgeführte Bauten und Entwürfe qui présente sous une coloration japonisante ses projets et réalisations jusqu’en 19101. L’ouvrage contribue à faire connaître les Maisons de la Prairie au public amateur européen. En 1912 paraît l’essai sur l’estampe japonaise The Japanese Print : An Interpretation, texte parfois sous-estimé mais fondamental. Il s’agit de son premier ouvrage en tant que tel, en dehors des articles, conférences et préfaces. « In the Cause of Architecture » est une série d’articles publiés dans Architectural Record à partir de 1927. Modern Architecture rassemble le texte des conférences données à l’université de Princeton en 1930.
31932 est une année charnière pour les écrits de Wright. En pleine période de la grande crise économique, il fait paraître la première version de son Autobiography et, en lien avec son projet urbanistique Broadacre City, The Disappearing City. Ce premier écrit sur l’urbanisme sera par la suite revu, mis à jour et corrigé. Les deux versions de l’autobiographie (1932 et 1943) constituent le grand repère bibliographique de l’architecte2.
4Son activité éditoriale Wright ne faiblit pas après la seconde guerre mondiale alors qu’il est âgé de quatre-vingts ans et plus. En 1949, il rend hommage à Louis Sullivan dans un livre intitulé Genius and the Mobocracy. The Future of Architecture (1953) est suivi en 1954 de The Natural House. A Testament (1957) est une récapitulation de son œuvre et de sa doctrine. Un an avant sa mort, Wright publie en 1958 The Living City, ultime avatar de ses écrits sur Broadacre City.
5L’écrit a donc toujours été présent dans la carrière de Wright, qui a même réalisé des mises en page de revue, comme en témoigne en 1938, le numéro de janvier d’Architectural Forum consacré à son œuvre.
The Natural House comme collage
6The Natural House, publié en 1954, est un montage de plusieurs textes regroupés en deux grandes parties chronologiques3. La première partie, sous-titrée « Book One : 1936-1953 », rassemble plusieurs écrits parus antérieurement. Le premier chapitre, « Organic Architecture », est paru à l’origine en 1936 dans la revue The Architect’s Journal à Londres. Les chapitres « Building the New House », « In the Nature of Materials : a Philosophy », « The Usonian House I » et « The Usonian House II » sont extraits de la deuxième version de l’Autobiography publiée en 1943. « Concerning the Usonian House » est écrit à l’occasion de l’inauguration en novembre 1953 de l’exposition sur le site du futur Solomon Guggenheim Museum de New York, intitulée Sixty Years of Living Architecture : The Work of Frank Lloyd Wright.
7La seconde partie de The Natural House, sobrement intitulée « Book Two : 1954 », contient des textes inédits écrits ad hoc. Ces écrits d’origine disparate ont cependant une unité dans la mesure où ils sont centrés presque totalement sur la question de la maison pour tous dans la culture démocratique américaine, ce que Wright appelle la maison usonienne d’après le néologisme « Usonia » forgé par l’écrivain Samuel Butler auteur d’Erewhon (1872) pour qualifier les États-Unis dans leur authenticité et leur originalité. On trouve dans le discours de Wright tout à la fois des considérations philosophiques, esthétiques, théoriques et pratiques.
8L’article « Organic Architecture » date de 1936. Fils de prédicateur, Wright ne dédaigne pas d’imprégner ses écrits d’accents bibliques. Par exemple, la phrase « L’époque est advenue et l’époque ne l’a pas connu » est une variante du verset 11 du prologue de l’Évangile selon saint Jean dans la version autorisée de la Bible : « Il est venu parmi les siens et les siens ne l’ont pas reçu4 ». Il emprunte aussi au procédé littéraire illustré par John Bunyan dans The Pilgrim’s Progress (Voyage du pèlerin) (1678-1684), à savoir la mise en scène de personnages allégoriques comme Mrs. Gablemore, Mrs. Plasterbuilt et Miss Flattop5. Wright par deux fois égratigne avec condescendance Le Corbusier qu’il persiste à qualifier de Suisse : « quelque quinze ou vingt ans plus tard [par rapport à 1908] un Suisse (en France) devait redécouvrir un préalable esthétique familier6 ». Et ailleurs : « Ces mots ont peut-être échappé au “découvreur” Suisse, il était jeune à l’époque7 ».
9Le principe de la continuité plastique est à l’œuvre dans l’architecture de Sullivan au travers du rôle que celui-ci assigne à l’ornement. Wright fait l’éloge de son Lieber Meister. En 1949, il devait faire paraître un livre sur ce dernier, Genius and the Mobocracy, dans lequel il rend hommage aux qualités ornementales du maître. L’édition originale comprenait trente-neuf dessins de Sullivan, surtout des dessins de détails d’ornement. La structure du livre s’articule autour de quatre parties : Background, Middle Ground, Foreground et Perspectives. Le propos est ici centré sur la personnalité artistique de Sullivan qui donne sa cohérence à l’ouvrage.
10Comprenant quatre extraits d’An Autobiography, The Natural House est en continuité partielle de celle-ci. Quelques considérations introductives sur cet écrit s’imposent ici. Wright commence à rédiger An Autobiography en 1926, à 59 ans, sur l’insistance de sa compagne de l’époque Olgivanna Hinzenberg, rencontrée en 1924 (alors que sa femme Miriam Noel refuse toujours le divorce). Il la publie en 1932, année où se tient l’exposition Modern Architecture : International Exhibition au Museum of Modern Art de New York, et où paraît simultanément l’espèce de manifeste du modernisme architectural intitulé The International Style, de Philip Johnson et Henry-Russell Hitchcock8. Wright pensait intituler son ouvrage « From Generation to Generation » ; c’est Olgivanna qui lui suggéra le titre plus direct d’An Autobiography. Cette première version comporte trois livres : « Family Fellowship » (camaraderie familiale), « Work », « Freedom ». Chaque livre s’ouvre par l’évocation d’une saison : hiver, printemps, été. C’est ici peut-être un souvenir des Kindergarten Chats de Sullivan, dont la structure en quatre parties épouse le cycle des saisons : été, automne, hiver et printemps.
11Une nouvelle édition remaniée et mise à jour d’An Autobiography est rédigée en 1942 et publiée en 1943. Cette édition a fait l’objet d’une traduction française en 1955 chez l’éditeur Plon, mais il s’agit d’une version incomplète. Elle a été republiée telle quelle par les éditions de la Passion en 19989. En 1957, soit deux ans avant sa mort, Wright fait paraître A Testament, qui peut être considéré comme un complément à l’autobiographie10.
12An Autobiography revêt une structure peu linéaire. Plusieurs faisceaux s’y entrecroisent et différentes sortes de discours sont à l’œuvre. C’est une sorte de collage d’écrits de diverses natures. Ce procédé narratif est aussi à l’œuvre dans l’ouvrage The Natural House. An Autobiography comporte des espèces de petites monographies d’édifices, concernant par exemple, le Larkin Building à Buffalo de 1903-1904, l’Unity Temple à Oak Park de 1905-1906, les Midway Gardens de 1913-1914, l’Imperial Hotel à Tokyo de 1915-1922, ou les édifices Taliesin I de 1911. Wright revendique fièrement la maison Winslow de 1893 mais se dit un peu honteux de la maison Moore de 1895, réalisée dans un style anglais avec pans de bois et briques. Wright avait accepté de la dessiner pour des raisons financières car il avait une famille à nourrir, et s’en veut d’avoir cédé, lui qui sut par ailleurs résister aux sirènes parisiennes du puissant Daniel H. Burnham, surnommé l’oncle Dan.
13Des exposés doctrinaux sont intercalés dans le récit. Il en va par exemple des pages sur la construction de la maison nouvelle et la maison de la Prairie (« Prairie House ») qui sera reprise dans The Natural House. Ailleurs, Wright disserte sur les incidences techniques et esthétiques respectives du système poteau-poutre et de la construction en cantilever ou en porte-à-faux.
14On trouve enfin des événements racontés avec des dialogues qui dramatisent le propos. Quelques cas peuvent être ici évoqués. Le récit de la fameuse rupture avec Sullivan conduit Wright à reconnaître qu’il avait violé son contrat en effectuant des travaux au noir. Il rejette toutefois la proposition de Burnham d’aller étudier à l’École des Beaux-Arts de Paris tous frais payés pendant plusieurs années. L’épisode de la rencontre entre les deux hommes nous vaut un portrait vivant de l’« oncle Dan ». Wright raconte aussi comment il reçut la visite de Kuno Francke, professeur invité d’esthétique à Harvard, à l’origine de la commande du recueil de planches publié en 1910 chez l’éditeur berlinois Wasmuth, et qui contribua tant à faire connaître son œuvre en Europe. À ce propos, il confesse qu’il avait toujours aimé la vieille Allemagne, mais jamais Paris. An Autobiography est en outre parsemée de portraits de membres de la famille, de collaborateurs et de clients. Cet aspect n’est pas le moindre des intérêts du texte.
15Le récit est imprégné de langage biblique. Il ne faut pas oublier qu’il était né dans une famille de prédicateurs. Par exemple, Isaïe est évoqué par deux fois, d’abord à propos du grand-père de Wright qui avait tendance à prêcher comme Isaïe. Le prophète est également invoqué lors de l’incendie des bâtiments de la communauté de Taliesin II. Ailleurs, c’est l’Évangile selon saint Mathieu qui est cité pour en montrer l’actualité à propos des rapports architecte/client. Un ton messianique un peu grandiloquent imprègne çà et là le texte.
16Plusieurs fragments d’An Autobiography sont donc inclus dans The Natural House. « Building the New House » (« Construire la maison nouvelle ») est un chapitre assez souvent reproduit d’une Autobiographie, qui synthétise les propositions de Wright en matière d’architecture domestique. Les considérations « philosophiques » sont, dans l’extrait de l’Autobiographie, intitulées « In the Nature of Materials : A Philosophy11 ». Il s’agit d’une profession de foi en faveur du respect de la vérité des matériaux, que ce soit le verre ou l’acier. Wright fait l’éloge du verre : « Le verre, ce supermatériau tel que nous l’utilisons aujourd’hui est un miracle12 ». L’acier permet la plasticité : « Un édifice de verre et d’acier ne peut pas ne pas ressembler à ce qu’il est. Il se doit de glorifier l’acier et le verre13 ». Des considérations sur l’ornement intégral concluent cet extrait. La technique du collage de textes antérieurs n’évite pas certaines redites, par exemple sur l’ornement.
17« La maison usonienne I », toujours extrait de l’Autobiographie, est une analyse concrète des caractéristiques de la maison usonienne. Wright appuie son propos avec des illustrations de la première maison Herbert Jacobs à Westmoreland (Wisconsin) de 1937 et la maison Sturges à Brentwood Heights (Californie) de 1939. « La maison usonienne II » est un texte court centré sur l’idée de chauffage par gravité. Il clôt la série des textes repris d’An Autobiography.
18Le texte de présentation de l’exposition de 1953 sur le site du futur musée Solomon Guggenheim à New York est un bref écrit de circonstance, mais qui résume clairement les caractéristiques de la maison usonienne : enjeu démocratique d’une telle architecture, confort de la distribution intérieure et du plan ouvert, respect des nouveaux matériaux. Dans ce chapitre, les illustrations de l’exposition et leurs légendes prennent le pas sur le texte écrit.
Un manuel de construction Faites vous-même votre maison usonienne
19La deuxième grande partie de l’ouvrage a été rédigée en 1954. Ce texte inédit et original prend la forme d’une sorte de manuel de construction. Il est rédigé dans une langue neutre, dépourvue d’effets littéraires. À l’aide de remarques et conseils concrets, Wright s’efforce de répondre à la simple question : comment réaliser une maison usonienne ?
20D’abord où construire ? Il répond : de préférence loin dans la banlieue et si possible proche de la nature. La recommandation est cohérente avec le plaidoyer en faveur de la décentralisation urbaine qu’il avait clairement défendue avec son projet de Broadacre City.
21Sur quel sol construire ? Plat ? Pentu ? Wright envisage les différentes hypothèses, tout en soulignant que la maison usonienne est faite pour s’adapter à toutes les données topographiques. Il souligne en même temps les avantages de la maison sur accotement entre deux talus (« the berm-type house »), et n’hésite pas à donner des conseils en matière de fondations, d’éclairage et d’orientation de la maison.
22L’acier et le verre (« matériaux miraculeux14 ») permettent de nouvelles libertés dans la conception des maisons usoniennes : espace fluide, ample grâce à de plus grandes portées, transparence, luminosité et lien visuel avec la nature environnante.
23Le sous-sol doit être éliminé car il est générateur d’insalubrité. Wright redit ce qu’il a déjà affirmé dans le chapitre « Building the New House ». Le sous-sol est « un endroit infect, gazeux et humide15 ». De même, il a la phobie du grenier. C’est pour lui un gaspillage d’espace.
24Wright donne des conseils sur l’isolation et le chauffage de la maison usonienne de même que sur la forme du toit. Des considérations pratiques suivent sur la taille de la cuisine et les possibilités d’agrandir la maison. La cuisine, qualifiée d’espace de travail (« workspace »), devient une partie de la salle de séjour, du fait qu’elle cesse d’être un espace fermé. Elle est une sorte d’alcôve du salon. Pour pallier certains inconvénients dus en particulier aux odeurs de cuisine, l’auteur recommande l’installation d’un système de ventilation placé au-dessus du séjour. On voit par là que l’architecte ne néglige aucun détail pratique de la vie usonienne.
25Wright consacre trois pages aux chambres d’enfants. Ce programme lui tient à cœur, comme il l’a montré antérieurement avec la belle et ample salle de jeu ajoutée à sa maison d’Oak Park en 1893.
26Le mobilier, les chaises et les fauteuils doivent être en harmonie avec l’architecture usonienne. Dans les faits, l’architecte conçoit des formes anguleuses aux arêtes vives, censées être plus confortables que les styles conventionnels. S’agissant des peintures intérieures et extérieures, il dénonce quoi que ce soit qui serait appliqué sur le matériau brut. La vérité du matériau doit l’emporter sur toute autre considération. À l’air conditionné, il préfère le climat naturel. Il illustre son propos en se référant à la colonie de Taliesin West installée dans la chaleur du désert d’Arizona.
27Pour le choix de l’entrepreneur de construction, Wright conseille au futur propriétaire usonien de regarder ses réalisations antérieures avant de se décider. La dimension économique est constamment présente dans ses propositions architecturales. Les coûts de construction sont toujours indiqués dans les légendes. La démocratisation de l’habitat ne peut être crédible que si elle est accessible à une large couche de la population, à savoir « le tiers moyen supérieur de la couche démocratique de notre pays16 ».
28Après l’examen rapide de ces différents points concrets, Wright rappelle que la maison est une œuvre d’art soumise aux règles d’une grammaire. L’architecture reste à ses yeux l’apanage d’une pratique artistique individuelle, voire individualiste. Pour posséder une maison usonienne, il faut s’adresser à un architecte usonien. Wright exprime sa défiance à l’égard du travail d’équipe (teamwork17). Cette affirmation est d’autant plus surprenante qu’elle est contredite par sa pratique plutôt collective dans les deux communautés de Taliesin West et Taliesin East.
29Suit un ensemble de plusieurs pages avec croquis techniques aux cotes précises consacrées à expliquer le système des « blocs textiles », c’est-à-dire une construction de parpaings en ciment insérés dans une trame de tiges métalliques pour constituer une paroi continue et décorée de motifs estampés. Le discours est ici d’ordre technique. Cette architecture « textile » a été expérimentée et mise en œuvre dans les années 1920 en Californie dans les maisons Millard (« La Miniatura », Pasadena, 1922-1923), Storer (Los Angeles, 1923), Freeman (Los Angeles, 1923) et Charles E. Ennis (Los Angeles, 1923-1924). Dans The Natural House, Wright illustre son propos avec la maison Benjamin Adelman à Phoenix (1953). Ce qu’il appelle « The Usonian Automatic » permet de limiter le recours à des artisans spécialisés et donc d’économiser sur le coût global de la construction. C’est sa réponse à la question de la maison standardisée que Le Corbusier avait résolue par son projet de maison Citrohan.
30The Natural House se termine par un court texte intitulé « Organic Architecture and the Orient ». Wright conclut sur une passion qui n’a cessé de l’inspirer : sa fascination pour la civilisation japonaise. L’architecte reconnaît une qualité orientale dans ses édifices et postule une analogie entre la maison japonaise et la maison usonienne. Déjà dans The Japanese Print : An Interpretation, il avait souligné l’esthétique de l’essentiel par élimination, qui lui semblait être la grande leçon des arts du Japon18. Wright aime à citer le philosophe chinois Lao-Tseu, pour qui l’essence de l’architecture est l’espace interne à habiter et non les murs et toit enveloppant l’espace. Définir l’architecture par l’espace interne place résolument Wright parmi les modernistes.
Recyclage
31The Natural House est un texte relativement cohérent malgré sa structure de collage et les divers niveaux d’écriture. Cette publication est plutôt plus convaincante que d’autres écrits wrightiens car elle est dans l’ensemble plus concrète. Wright est souvent verbeux et confus lorsqu’il s’essaye à philosopher. Les définitions de l’architecture organique sont parfois contradictoires ou obscures. Son écriture est souvent de tonalité moralisante, inspirée entre autres par Walt Whitman, Ralph Waldo Emerson et Thomas Carlyle. Mais dans The Natural House, il apparaît plus convaincant et plus attachant, dans la mesure où il envisage sous un angle pratique la construction de la maison de la démocratie individualiste américaine, dite maison « usonienne », en empruntant le terme à Samuel Butler.
32L’intérêt des publications de Wright réside dans les illustrations particulièrement soignées. Déjà pour le recueil Wasmuth, il avait fait redessiner vues et plans de ses édifices. Ce n’est pas le moindre intérêt de The Natural House que la présence de plans précis à la manière des Quattro Libri de Palladio. Cela signifie que les bâtiments illustrés sont copiables. Plusieurs écrits de Wright, dont The Natural House et A Testament, fonctionnent comme des sortes d’« ateliers de Wright ». Les nombreuses photographies en noir et blanc accompagnées de légendes conséquentes font partie intégrante du propos. L’architecte opère un travail soigné de mise en pages, comme le montre l’édition de The Natural House.
33Il existe une analogie entre le travail d’écriture de Wright et son activité d’architecte. La notion de reprise, de récapitulation traverse son œuvre. Son grand projet d’urbanisme, Broadacre City, a fait l’objet de trois textes, rédigés à trois moments différents : The Disappearing City (1932), When Democracy Builds (1945) et The Living City (1958). Dans une courte préface à The Living City, l’architecte s’est exprimé sur cette dimension de mise à jour d’un même écrit en affirmant avoir tenu compte de certaines critiques sur le fond et la forme de l’ouvrage19. Les textes écrits dans les années 1930 au moment de la grande crise économique lui paraissent encore pertinents vingt ans plus tard, dans un contexte très différent. Le projet de Broadacre City, lui-même, récapitule toutes les facettes de l’œuvre de Wright. L’architecte y fait étalage de ses projets construits et non construits.
34Cette esthétique de la reprise du même se donne à voir par exemple dans la typologie de la tour : le projet de tours pour St. Mark’s-in-the-Bowery à New York (1927-1931) est repris quasi tel quel pour la tour Price à Bartlesville (1952-1956), dans un contexte urbain très différent20. Un même projet est à l’œuvre à presque trente ans d’écart. Wright fait la même chose pour ses textes : il a tendance à les recycler en grande partie, alors que Le Corbusier ne semble pas avoir procédé ainsi avec ses écrits.
Notes de bas de page
1 Voir l’édition française : F. L. Wright, Projets et Réalisations de Frank Lloyd Wright, Paris, Herscher, 1986.
2 J’ai présenté en février 2006, lors d’un colloque précédent de la SFA sur « Architecture et littérature », une communication sur la question de l’autobiographie comme genre littéraire, et son usage par deux architectes, en l’occurrence Sullivan, auteur de The Autobiography of an Idea et Wright.
3 F.L. Wright, The Natural House, New York, New American Library, 1970 [1re éd. 1954]. Les références ultérieures seront données par rapport à cette édition.
4 Ibid., p. 17 : « The age came into its own and the “age” did not know its own. » Le texte biblique anglais se lit : « He came unto his own, and his own received him not. »
5 Ibid., p. 17.
6 Ibid., p. 25 : « Some fifteen or twenty years later a Swiss (in France) was to rediscover a familiar preliminary aesthetic. »
7 Ibid., p. 27 : « The words may have escaped the Swiss “discoverer” ; he was young at the time. »
8 H.R. Hitchcock et P. Johnson, Le Style international, Marseille, Parenthèses, 2001, introduction et traduction de C. Massu [1re éd. 1932].
9 F.L. Wright, Autobiographie, Paris, éd. de la Passion, 1998, traduction de Jules Castier (1re éd. 1932 et 1943, 1955 pour l’édition française).
10 Id., Testament, Marseille, Parenthèses, 2005, introduction et traduction de C. Massu [1re éd. 1957].
11 On peut regretter que ce chapitre soit absent de l’édition française de l’autobiographie.
12 F.L. Wright, The Natural House, op.cit., p. 45 : « This super-material glass as we now use it is a miracle ».
13 Ibid., p. 52 : « A steel-and-glass building could not possibly look like anything but itself. It will glorify steel and glass ».
14 Ibid., p. 151.
15 Ibid.
16 Ibid, p. 198 : « the upper middle third of the democratic strata in our country ».
17 Ibid., p. 185.
18 Voir C. Massu, « L’estampe et l’architecte : The Japanese Print de Frank Lloyd Wright », dans LArt, Effacement et Surgissement des figures. Hommage à Marc Le Bot, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 57-62.
19 F.L. Wright, The Living City, New York, New American Library, 1970, p. XV et XVI.
20 Sur cette question, voir Terence Riley, éd., Frank Lloyd Wright Architect, New York, The Museum of Modern Art, 1994.
Auteur
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
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