Piérounié ! Comment traduire le sabir d’un Polonais de Haute-Silésie
dans Le Transfuge de Siegfried Lenz
Entrées d’index
Mots-clés : traduction, polonais, silésien, dialectologie
Texte intégral
1Par un heureux hasard, l’appel à contribution de la journée d’études « Le plurilinguisme à l’épreuve de la traduction » m’est parvenu au moment où je traduisais un roman allemand dans lequel ce phénomène est non seulement bien représenté, mais me posait même de sérieux problèmes. Il s’agit d’un ouvrage que Siegfried Lenz a écrit en 1951 et qui, du fait d’une subtile censure de l’expert chargé d’évaluer le manuscrit, n’a été publié qu’en 2016, après qu’on l’eut retrouvé dans les cartons de l’écrivain (voir les deux postfaces dans Lenz 2018 : 309-340). J’ai donc aussitôt profité de l’occasion pour soumettre mes réflexions et solutions aux autres participants, et notamment aux slavisants dont les compétences me furent d’un secours inestimable.
2L’importance du plurilinguisme dans Le Transfuge apparaît d’emblée puisque toute la première partie se passe dans une vaste zone marécageuse, les « Rokitno-Sümpfe », qui, en français, ne porte pas le nom de la petite ville de Rokytne en Ukraine, mais soit celui de la ville de Pinsk dans l’actuelle Biélorussie, soit celui du fleuve Pripet (version franco-polonaise) ou Pripiat (version franco-biélorusso-ukrainienne), un affluent du Dniepr baignant entre autres lieux la réserve « radio-écologique » de Tchernobyl : « Les marais de Pinsk et de Pripetz, écrivait Edouard Braconnier en 1845, ont 500 kilomètres de long, sur 200 de large. Ce sont les marais de Rokitno, praticables seulement quand ils sont gelés, impénétrable barrière en été. C’est un des boulevards de la Lithuanie, de la Russie et de la Pologne. » (Braconnier 1845 : 157) La dénomination « Rokitno-Sümpfe » est vieillie en allemand, mais peut-on pour autant se permettre de parler des « marais de Rokitno », une expression qu’on ne trouve (grâce à Google) que dans des textes en rapport avec l’Allemagne (qu’il s’agisse de l’hypothèse de Theodor Poesche qui y voyait, en 1878, le berceau des Aryens ou de la longue histoire militaire de l’Europe depuis les invasions dites autrefois barbares) ? J’ai pensé que non et traduit ce terme par « marais du Pripet » car c’est la dénomination la plus fréquente en français dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.
3Point de besoin de souligner que cette zone marécageuse se trouve dans une région où les frontières ethniques, linguistiques et politiques ont constamment bougé au cours de l’histoire. Ainsi, après plus d’un siècle au sein de l’empire russe, elle est occupée par les Allemands de 1915 à 1919, puis (après le bref épisode de la République populaire biélorusse) rattachée à la deuxième République polonaise en 1920, annexée par l’Union soviétique à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de nouveau occupée par les Allemands de juillet 1941 à juillet 1944 avant d’intégrer la République Socialiste Soviétique de Biélorussie. Pendant l’occupation allemande, ces marais aussi impénétrables qu’un maquis constituaient un refuge idéal pour les résistants. C’est là (entre les localités manifestement fictives de Tamachgrod et Provursk) que Lenz fait stationner une unité comprenant six hommes et un sous-officier chargés de surveiller la voie ferrée assurant le transport des soldats et du matériel sur le front Est. Le roman fait donc se côtoyer des personnages parlant différentes langues, non seulement au cours des affrontements, mais aussi dans un même camp. La question se pose dès lors de savoir comment l’auteur traite les idiomes en présence et si le traducteur peut le suivre dans chacun de ses choix.
4Le plurilinguisme est un élément décisif dans l’esthétique romanesque de Lenz dans la mesure où l’écrivain varie les niveaux de langue dans le discours rapporté afin de caractériser ses personnages. Ainsi, une sentinelle originaire du Sud de l’Allemagne parlera non pas un allemand standard, mais un dialecte souabe : « Bischt doch der Proska, net ? » (Lenz 2016 : 258). Que faire d’une phrase aussi révélatrice de la mixité sociale au sein d’une armée ? Depuis à peu près le milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire l’époque où les sociolectes, patois et autres argots firent une timide entrée en littérature (voir Philippe 2009 : 58-60), l’idée dominante a longtemps été que les variantes linguistiques étaient intraduisibles en français. C’est notamment la position de Baudelaire face au créole parlé par l’esclave dans « Le Scarabée d’or » d’Edgar Allan Poe :
Le nègre parlera toujours dans une espèce de patois anglais que le patois nègre français n’imiterait pas mieux que le bas-normal ou le breton ne traduirait l’irlandais. En se rappelant les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une idée de ce que ce moyen un peu physique peut ajouter de pittoresque et de comique, mais j’ai dû renoncer à m’en servir, faute d’équivalent. (Poe 2006 : 155)
5La position consistant à rendre une variante linguistique par une « traduction » en langue standard n’est pourtant guère satisfaisante – et une note en bas de page exposant la difficulté ne change rien à l’affaire. Elle devient même insoutenable quand le détournement de la norme linguistique s’avère être essentiel dans une œuvre. À ma connaissance, il reste à déterminer quels traducteurs ont les premiers osé braver l’interdit et cherché à rendre les jeux sur l’hétérogénéité de ce qu’on a coutume d’appeler une langue. Je me suis en tout cas efforcé de rendre l’effet produit par le dialecte souabe, aussitôt identifiable en allemand, au moyen d’une espèce de bourguignon compréhensible pour tout lecteur : « T’y es bien l’Proska, hein? » (Lenz 2018 : 236).
6Le phénomène se répète quelques chapitres plus loin, quand le protagoniste, séjournant dans la zone soviétique, discute avec un chef de gare dont la prononciation est caractéristique de la zone comprise approximativement entre Berlin et l’Oder : « Jehnse doch raus, dann wernse sehen, was los ist. » (Lenz 2016 : 315) Pour rendre justice à cette variété linguistique, il s’imposait selon moi de s’inspirer d’un autre patois que le précédent. J’ai donc choisi de partir du Sud-Ouest tout en étant très curieux de voir quelle serait la réaction de la relectrice devant ces audaces linguistiques. Suite au point d’interrogation en face de « Souatet et z’allez voir ce qui se passe », j’ai finalement opté pour une version plus douce dans un dialecte imaginaire sans origine géographique précise : « Sortez et z’allez vouar ce qui se pâsse ! » (Lenz 208 : 286)
7Dans Le Transfuge (comme peut-être dans la réalité), la maîtrise de la langue standard est avant tout révélatrice du degré de formation intellectuelle des personnages. Le colonel Sverdlov, supérieur hiérarchique du protagoniste dans la seconde partie du roman, c’est-à-dire après son passage dans le camp soviétique, est un intellectuel chétif, originaire des bords du lac de Ladoga en Carélie, au nord-est de Saint-Pétersbourg. Il parle pourtant un allemand impeccable. On peut tout juste se demander si l’emploi du subjonctif « hülfe » (Lenz 2016 : 321) n’était pas déjà vieilli au milieu du XXe siècle et ne trahit pas par conséquent une maîtrise un peu livresque de la langue étrangère.
8De même, le prêtre polonais que l’odieux sous-officier en charge du camp retranché au milieu des marais finira par abattre sans raison parle si bien allemand que son bourreau ne peut s’empêcher d’en faire la remarque et de demander où il a appris la langue de l’ennemi : « J’ai été en Allemagne il y a trente-deux ans, répond le prêtre. Pour mes études. À Königsberg et à Iéna. » (Lenz 2018 : 86) Et comme le sergent veut savoir ce qu’il a le plus aimé en Allemagne, il répond encore : les boulettes de Königsberg, le fromage de Tilsit et… Kant. La supériorité intellectuelle du bilingue ressort définitivement quand l’inculte militaire lui demande : « C’est quoi, ça ? » (Ibid.)
9Lenz joue aussi sur le contraste entre le bilinguisme des intellectuels et la capacité d’expression minimale des gens du peuple dans le cas de l’homme de main chargé de surveiller le protagoniste fait prisonnier par les résistants, un gigantesque Slave tout juste capable de construire des phrases sans verbe ou à l’infinitif : « Moi Bogumil », « Toi ! chaise ! », « Chaise, faire ! » (Lenz 2018 : 205-206) Les propositions agrammaticales parlent en faveur de la simplicité d’esprit de cette brute au bon cœur qui tente par tous les moyens de communiquer avec le prisonnier. Après avoir obligé celui-ci à se soûler avec un tord-boyau aussi rustique et fort que lui, le partisan se lance dans un numéro de cirque qu’il annonce avec fierté dans un sabir mêlant sa langue maternelle à un allemand rudimentaire, que j’ai finalement rendu de la manière suivante :
Ti, s’écria le géant, ti, yidchis, tso ya mam. Qu’est-ce que j’ai ici ? Vois qu’est-ce que je peux. Qu’est-ce que j’ai ici. Couteau, petite couteau poli. Petite couteau peut tuer grande homme. C’est pas bon. Et ici, qu’est-ce que j’ai ? Musques ! Et qu’est-ce que je fais maintenant avec couteau et avec musques ? Regarde qu’est-ce je peux. Ti patch lo, regarde un peu, plume de canard, regarde ! (Lenz 2018 : 209)
10Cet Allemand de paysan slave contribue largement à l’image que le protagoniste et le lecteur se font du personnage. Après que le couteau a rebondi sur le biceps du géant, le prisonnier le traite en attardé : « Fabuleux, bon sang. Bogumil, t’es un vrai lanceur de couteaux. Bravo ! Je t’applaudis, là. Tu as entendu ? Tu sais aussi cracher du feu ? » (Lenz 2018 : 210) Puis, complètement soûl, il se lève pour prendre son geôlier dans ses bras et lui propose de faire la paix : « Nous sommes frères quand même, toi et moi. Nous sommes tributaires l’un de l’autre. Tu es ici parce que je suis ici, et je suis ici parce que tu es ici. Tu m’as offert ton tord-boyaux, nous ne nous ferons plus jamais de mal ! » (Lenz 2018 : 211) Or c’est là que le plurilinguisme prouve toute sa richesse car le géant ne se contente pas de le repousser, mais l’assomme brutalement par une tirade dans un allemand parfait :
Dès que vous êtes vaincus, vous voulez être nos frères. Nous connaissons la chanson. Vous ne parlez de fraternité que lorsque vous dépendez de notre bonne grâce, que vous commencez à trembler pour votre sale vie, que vous prenez peur. Tant que vous êtes les maîtres, vous vous en f… de l’humilité et de la miséricorde. Oh, nous connaissons votre numéro. Tu croyais que j’étais débile. Tu pensais que je ne pouvais pas comprendre ce que tu disais. Je comprends très bien tout ce que tu dis, chaque parole et chaque pensée. Mais tes pensées sont si pitoyables, si répugnantes. Je devrais te briser la nuque. Frère : c’est ce que disent toujours ceux qui ont perdu. Il n’y a pas de façon plus abominable et plus minable de faire pénitence. (Lenz 2018 : 211-212)
11Le stupide Bogumil se révèle soudain être un subtil intellectuel. Comme on peut le voir, Lenz n’exploite pas seulement les effets exotiques, dépaysant, d’une langue étrangère et des erreurs commises par un locuteur qui maîtrise mal la langue dans laquelle l’œuvre est écrite, mais il met également en évidence les préjugés attachés à une maîtrise incomplète de la langue standard. C’est pourquoi il est ici tout à fait impossible pour le traducteur d’ignorer le plurilinguisme à l’œuvre dans le roman et de rendre les passages où l’allemand est écorché en « bon français ».
12Cela étant, la traduction du charabia de Bogumil citée plus haut n’est pas la première que j’ai proposée, mais une version retravaillée à partir des remarques de la correctrice chargée de relire le manuscrit. Il faut dire que celle-ci a fait preuve à la fois de prudence et de tact. Ainsi, tous les termes en langue étrangère sont (de même que les pensées des personnages au style direct) passés en italiques, ce qui n’était pas le cas dans le texte original ni dans ma première mouture. En outre, les incorrections que j’avais risquées en français pour rendre l’allemand bancal des personnages non germanophones ont été adoucies. En me retournant le manuscrit, la relectrice m’avait en effet écrit : « En ce qui concerne le parler polonais, j’ai trouvé que ce n’était pas assez compréhensible tel quel, et peut-être un peu trop caricatural. J’ai donc proposé des corrections, vous verrez cela. » En fait de « parler polonais », il s’agissait de l’allemand lacunaire des étrangers, pour lequel j’avais sans doute forcé le trait. J’ai en tout cas tenu compte de cet avertissement pour réduire les incorrections tout en maintenant le cap.
13Une traduction que je dirais littérale de tels passages aurait été complètement absurde dans la mesure où les déformations phonétiques et les incorrections syntaxiques qui les caractérisent n’ont aucun sens en français – les principales erreurs en allemand concernant la place du verbe, la déclinaison et la prononciation du son [y]. Je n’ai donc pas cherché à rendre les impropriétés une par une, mais à créer des énoncés fautifs chaque fois qu’un énoncé comportait dans le texte original des marques d’altérité. Pour cela, j’ai d’abord consulté des descendants de Polonais pour savoir qu’elles étaient dans leur souvenir les principales faiblesses dans la maîtrise du français de leurs parents ou grands-parents. Hormis des inexactitudes lexicales, il semble que ce soit la conjugaison, les genres et l’emploi des articles qui leur posaient les plus grands problèmes. À partir de là, j’ai tenté de créer un charabia qui rende compte de l’effet produit par ces passages dans le texte original. Au départ, j’ai assurément abusé dans l’emploi de l’infinitif et produit parfois des énoncés à peu près incompréhensibles, ce qui n’est jamais le cas en allemand. Après la remarque de la correctrice, je me suis efforcé d’éviter les exagérations caricaturales sans craindre pourtant de rendre le comique inhérent à ces passages dans le texte de départ.
14La réflexion de cet espace plurilingue qu’est plus que jamais le centre de l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, de l’affrontement de plusieurs langues et de l’expérience des personnes en situation de diglossie s’épanouit pleinement chez un des personnages secondaires les plus importants de la première partie, un Polonais originaire de Gleiwitz (Gliwice) en Haute- Silésie – ce qui n’est peut-être pas un hasard dans ce roman de guerre puisque c’est l’attaque fictive de Polonais contre la station de radio de Gleiwitz le 31 août 1939 (en réalité une opération commando des nazis connue sous le nom d’« opération Himmler ») qui servit de prétexte à l’invasion de la Pologne.
15Cette ville, comme une bonne partie de la Silésie, relevait du Saint-Empire romain germanique depuis la fin du XIIIe siècle et fut conquise par le Royaume de Prusse au XVIIIe, une évolution politique qui déboucha, du moins en Haute-Silésie, sur une diglossie caractérisée, c’est-à-dire la coexistence de citoyens n’ayant pas la même langue maternelle et la domination d’une langue officielle : lors du recensement de 1910, 14,70 % des habitants de Gleiwitz se déclarèrent de langue maternelle polonais et 11,10 % se dirent bilingues tandis que dans les campagnes environnantes (le district de Tost-Gleiwitz) la proportion s’élevait à 76,39 % de polonophones et 3,15 % de bilingues (voir Spett 1910).
16Cela étant, le polonais de Haute-Silésie n’était pas le plus pur : il s’agissait d’un dialecte, ce dont le roman rend compte à deux reprises. Quand le protagoniste demande à Jan Zvikzosbirski (« Zvikzos comme Tzvikzosse et birski comme birski ») si ce nom imprononçable était du polonais, son interlocuteur lui répond : « non, silésien » (Lenz 2018 : 49). Quelques pages plus loin, quand ledit Zvikzosbirski, surnommé « le Grand » ou « Fémur », se met à brailler parce ce qu’un camarade a été blessé à mort par les résistants, le protagoniste demande cette fois à un autre soldat : « C’est du polonais ? », ce à quoi ce dernier répond : « Quelque chose d’approchant. Stani est son meilleur ami. Ils viennent tous les deux de Gleiwitz. Quand ils s’énervent, ils ne parlent que comme ça. » (Lenz 2018 : 55).
17Par la bouche de ce personnage, Lenz fait ici allusion à la variante hybride appelée en allemand « Wasserpolnisch » (admettons le « polonais des bas-fonds ») qui désignait à l’origine (au XVIIe siècle) la langue parlée par les Polonais de l’autre côté de l’Oder et qui prit au fil du temps (dès le milieu du XVIIIe) une connotation péjorative pour qualifier le mauvais polonais des ouvriers de Haute-Silésie (voir Grotzky 2010 : 37). Malgré la richesse des études philologiques, cette variante dialectale donne lieu à des descriptions assez contrastées selon les auteurs. Il semble cependant acquis qu’elle ne constitue pas une langue à part entière dans le mesure où elle ne possède pas un système grammatical et lexical propre et que la conjugaison en particulier la rattache indubitablement au polonais tandis que l’influence de l’allemand se fait principalement sentir dans le vocabulaire (voir Doose 1987 :174-180).
18La plainte de Zvikzosbirski en Wasserpolnisch est le plus long passage en langue étrangère dans l’original. Le nombre d’énoncés formulés dans une langue slave est en effet relativement limité dans Le Transfuge – ce qui n’enlève rien à leur intérêt : sur une vingtaine d’occurrences, la plupart des exemples ne dépassent pas quelques mots, relativement compréhensibles à partir du contexte. Celui-ci mérite donc d’autant plus qu’on s’y arrête.
Stani ! Zo ti tem srobjis! Ti nge bidsches sdäch! Pozekai lo! Stani! O moi bosä, moi Schwintuletzki. O moi Jesus ! (Lenz 2016 : 58-59)
19Si ces jérémiades ne sont pas du pur polonais, elles sont loin également d’être du pur silésien, comme Tomáš Káňa l’a clairement expliqué à un internaute qui avait demandé ce que cela signifiait sur le site de questions-réponses Quora :
Ce n’est pas vraiment du silésien, ni du point de vue de l’écriture, ni du point de vue de la diction générale. Cela ressemble à du polonais distordu de manière aléatoire. Laissez-moi cependant essayer de retranscrire cela en polonais : « Co ty im zrobisz? Ty nie będziesz zdatny. Poczekaj ino! O mój Boże, mój przenajświętszy! » Ce qui donne en anglais : « Qu’allez-vous leur faire ? Vous n’en serez pas capable [de toute façon]. Oh, attendez ! Oh mon Dieu, Seigneur très sacré ! » En silésien, je dirais : « Co ty im zrobiysz? Ty niy bydziesz zdotny! Poczekej ino! Ponbóczku mój przynajświyntszy! » (https://www.quora.com, réponse du 05.12.2017, ma traduction)
20À vrai dire, on ignore si Lenz, qui avait fait des études d’anglais, avait de réelles compétences dans une quelconque langue slave. Certes, le narrateur du Transfuge se pose volontiers en connaisseur : ainsi affirme-t-il, au lendemain de la guerre, que la « clique » nazie « était de l’autre côté de la montagne, comme on dit en Géorgie » (Lenz 2018 : 269). Cependant, cette affirmation demeure jusqu’à nouvel ordre invérifiable et d’autant plus difficile à interpréter que l’expression « über den Berg sein » (être tiré d’affaire) possède en allemand un sens presque diamétralement opposé à celui que prend ici le prétendu idiotisme. En tout cas, le dialecte que Lenz met dans la bouche de plusieurs personnages est une langue imaginaire, peut-être créée à partir de souvenirs d’enfance du fait qu’il était lui-même (comme son protagoniste) originaire de Lyck en Prusse orientale – c’est-à-dire aujourd’hui Ełk en Mazurie –, une région où le nombre de non-germanophones se montait à 69% en 1910 (voir Belzyt 1996 : 40 et Kossert 2003 : 121-123).
21Dès lors, la question se pose pour le traducteur de savoir s’il peut se contenter de recopier ces passages tels quels, en se réclamant si nécessaire de l’exemple donné par l’auteur pour éviter d’avoir à les traduire dans une de ces notes en bas de page que l’éditeur risque de lui demander. C’est la politique adoptée par le traducteur italien (voir Lenz 2017 : 43). J’ai pour ma part préféré une autre stratégie car il m’est apparu au cours de ce travail et en grande partie grâce à la journée d’études organisée par Aix-Marseille Université que Lenz ne se contentait pas d’inventer des propositions dans un polonais approximatif, mais qu’il les rédigeait dans une langue qui parle aux lecteurs germanophones et qu’ils peuvent prononcer – ce qu’on appelle un « filtre phonétique ». Le constat s’impose par exemple à propos de « na zdrowie » au début du chapitre xiv. L’orthographe retenue par Lenz, « nasterowje » (Lenz 2016 : 295), est une transcription assez courante en allemand, qui correspond en l’occurrence à la prononciation effective de l’interjection puisque c’est le protagoniste, un Allemand ignorant le russe, qui l’utilise en présence de deux soldats mongols. Dès lors, le traducteur peut se sentir en droit ou dans l’obligation de proposer dans la langue d’arrivée une transposition phonétique conforme à celle-ci, à savoir : « Nazdrovié, santé ou je ne sais quoi ! » (Lenz 2018 : 268)
22La transposition phonétique est également évidente lorsque le chef des résistants compte les soldats dans une langue censée être du polonais (puisque le même personnage demande un peu plus loin à un prisonnier s’il parle cette langue) et que Lenz écrit « Iedn, dwä, trschi, stiri » (Lenz 2016 : 210) là où « un, deux, trois, quatre » s’écrit « jeden, dwa, trzy, cztery ». Cette fois, la technique ne s’explique pas par la cohérence narrative car le personnage n’est pas un germanophone. Elle tient donc à une pratique générale de Lenz : l’orthographe fantaisiste des quatre premiers chiffres correspond aux sons qu’entend un germanophone pour qui « jeden », par exemple, est un pronom à l’accusatif qui se prononce pas comme le chiffre un en polonais. La logique interne veut par conséquent que le traducteur tente à nouveau une transposition conforme à sa propre langue d’arrivée, par exemple : « Yédène, dva, tcheu, stérè » (Lenz 2018. 193). Cette initiative impose toutefois qu’il procède de même pour tous les passages rédigés dans une prétendue langue slave, ce que j’ai tenté avec l’aide de collègues polonophones. Ainsi ai-je risqué « Té rozoumièch popolski? » (Lenz 2018 : 191) là où « Tu parles polonais ? » s’écrit « rozmawiać po polsku » et où Lenz propose : « Ti rosumngäs Popolski ? » (Lenz 2016 : 208)
23L’entreprise demeure malgré tout ardue dans la mesure où la transposition que propose Lenz n’est pas uniquement d’ordre phonétique et qu’il ne s’agit pas simplement de trouver des équivalents musicaux aux consonnes polonaises ou aux sons que le germanophone croit entendre. Cela apparaît nettement, dans la longue plainte de Zvikzosbirski rapportée plus tôt, quand celui-ci dit « O moi bosä, moi Schwintuletzki » pour (selon Káňa) « O mój Boże, mój przenajświętszy! ». Lenz n’utilise pas seulement une orthographe phonétique allemande pour transcrire par exemple « Boże », mais surtout il va, pour dire « Seigneur très sacré », jusqu’à créer un néologisme, « Schwintuletzki », certes incompréhensible, mais d’un grand comique pour un germanophone qui entend d’une part « Schwein » (porc) et d’autre part -ski (la terminaison la plus caractéristique ou la plus caricaturale du polonais). C’est pourquoi j’ai fini par « traduire » le passage en question de la façon suivante : « Stani ! Zo ti tèm srobies! Ti nidgé bedgèche chédéo ! Porzkaï no ! Stani ! O mouï Beauzé, mouï sprésaillevski. O mouï Yésous ! » (Lenz 2018 : 55)
24La transposition des incrustations linguistiques dans le texte original atteint même parfois un niveau où elle semble impossible. Ainsi en va-t-il notamment du juron « Pjerunje » que Zvikzosbirski emploie à diverses reprises. Ce terme, dérivé du polonais « pieron » (signifiant « diable »), est un juron courant dans l’ensemble de la Haute-Silésie, mais connu pour être, dans la région de Gleiwitz d’où vient ce personnage, une simple expression de surprise, voire un terme explétif (voir « Der Wieheißter » de Karl Mosler sur www.kmosler.de/sprache/Woerterlisten/index.html). Lenz semble ainsi faire preuve d’une connaissance aiguë des particularités linguistiques de ce secteur. Or en réalité, il confond les différents dialectes en présence dans cette zone puisque ce petit mot appartient au dialecte des germanophones de la région de Gleiwitz, ce que n’est pas son personnage. J’ai donc rendu le terme par « piérounié » tout en ayant conscience que les lecteurs francophones ne peuvent y voir qu’un mot étranger quand les lecteurs germanophones (du moins les contemporains de Lenz) le rattachent à une particularité dialectale au sein de leur propre langue.
25Au bout du compte, il m’a semblé que l’essentiel était de recréer autant que possible les effets recherchés par Lenz, qui s’embarrasse peu en l’occurrence de rigueur philologique dans l’emploi des langues étrangères. Si les exemples cités jusqu’à présent suffisent sans doute à montrer que les passages en question dépassent la simple couleur locale, il est évident que d’un point de vue strictement logique, les incrustations linguistiques sont loin d’être toutes parfaitement cohérentes. Ainsi peut-on s’étonner que les pensées de Zvikzosbirski soient, comme ses paroles, formulées dans un allemand abominable et non dans sa langue maternelle (admettons un dialecte polonais) ou dans un allemand standard qui correspondrait à la traduction de ses pensées par le narrateur. Et si l’on peut encore admettre qu’au sein de l’armée, il baigne tellement dans la langue officielle que ses réflexions lui viennent effectivement dans celle-ci, même quand il est seul, il est plus difficile d’expliquer pourquoi il s’adresse aux habitants de Tamachgrod dans ce même sabir, surtout qu’il s’est précédemment entretenu avec un vieux villageois dans une espèce de polonais : « Tschicho […], bunsch lo tschicho ti diablä » (Lenz 2016 : 174).
26De même, on constate un subtil glissement dans les propos du chef des résistants qui, au départ, semble ne parler et ne comprendre que le russe ou le polonais et qui finit par s’adresser aux prisonniers en allemand (Lenz 2018 : 193). En fait, après avoir demandé un interprète, qu’il trouve en la personne de Zvikzosbirski, il lui adresse deux phrases en pseudo-polonais, auxquelles ce dernier répond contre toute vraisemblance en allemand, langue dans laquelle l’entretien se poursuit sans que les interventions du médiateur soient reproduites dans le texte. Les incrustations linguistiques servent donc à signaler la confrontation de deux langues (reflet de l’antagonisme entre les hommes) et la nécessité d’un intermédiaire avant que le narrateur prenne directement en charge la traduction des propos en langue étrangère, c’est-à-dire que l’auteur repasse intégralement en allemand sans plus refléter la complexité interculturelle de l’échange. Pour le romancier, la logique narrative prime toute autre forme de logique : il veille à ce que le texte reste lisible pour son lecteur et la narration alerte. Le changement de langue n’est pour lui qu’un moyen ponctuel de créer un effet littéraire.
27L’insouciance avec laquelle il maltraite l’idiome qu’il imite plus qu’il ne le maîtrise indique que l’emploi de termes étrangers à la langue de départ relève d’un travail d’ordre poétique sur la langue dans laquelle l’œuvre est écrite. C’est pourquoi j’ai tenté à mon tour, non sans une certaine appréhension, de maltraiter la langue d’arrivée dans cette situation où les principes aujourd’hui généralement admis pour la traduction de la prose touchaient à leur limite. Si les incrustations linguistiques constituent sans doute souvent une gageure pour le traducteur (puisqu’il lui faudrait en principe maîtriser une langue tierce), celles qu’on trouve dans Le Transfuge représentent un défi doublement grand puisque nombre d’entre elles sont censées renvoyer à des variantes dialectales et qu’elles sont en outre des créations fantaisistes de l’auteur. Il m’a par conséquent semblé exclu de vouloir établir un système de concordances phonétiques ou lexicales pour transposer de manière systématique les énoncés en question. En d’autres termes, j’ai appréhendé les incrustations linguistiques comme un moyen « physique » (pour reprendre l’expression de Baudelaire) de créer des effets pittoresques, comiques ou autres et les ai traitées au cas par cas, dans une approche pragmatique, comme si je traduisais en fait de la poésie.
28Un dernier exemple servira pour conclure à étayer ma position, à savoir les interjections utilisées pour appeler une poule. La transposition des onomatopées est presque toujours une entreprise ardue pour un traducteur car les dictionnaires bilingues et les moteurs de recherche ne lui sont en général que d’un faible secours au moment même où son sens de la langue est particulièrement mis à l’épreuve. Ainsi, j’aurais du mal à expliquer pourquoi j’ai rendu « Tschiep, tschiep, tschiep, Alma ! – Put, put » (Lenz 2016 : 208) par « Ti, ti, ti, Alma ! Piou, piou. » (Lenz 2018 : 192). Il me semblait que ces bruits imitatifs parlaient à l’oreille d’un francophone. Mais le plurilinguisme fictif auquel Lenz recourt dans son roman accroit encore la difficulté puisque c’est ensuite le géant Bogumil, un Slave, qui appelle l’animal et qu’il emploie une interjection légèrement différente : « Putsch, putsch, putsch » (Lenz 2016 : 209). Peu importe, au fond, de savoir si c’est bien l’onomatopée qu’emploierait un Russe, un Biélorusse ou un Polonais (on ignore qu’elle est exactement la langue maternelle de ce bilingue). En revanche, il m’a paru fondamental non seulement de maintenir la variation sonore entre « Put » et « Putsch », mais plus encore de garder la violence de l’interjection induite le sens du substantif « Putsch » et soulignée dans le récit par la réaction du propriétaire de la poule : « Chaque fois qu’il disait “putsch”, Caboche avait la sensation qu’on lui enfonçait une aiguille à repriser dans le derrière. » (Lenz 2018 : 192).
Bibliographie
BELZYT Leszek, 1996, « Zur Frage des nationalen Bewusstseins der Masuren im 19. und 20. Jahrhundert (auf der Basis statistischer Angabe) », Zeitschrift für Ost-Mitteleuropa-Forschung 45, p. 35‑71.
BRACONNIER Édouard, 1845, Application de la géographie à l’histoire, ou Étude élémentaire de Géographie et d’Histoire comparée, Paris, Simon.
DOOSE Günther, 1987, Die separatistische Bewegung in Oberschlesien nach dem Ersten Weltkrieg (1918-1922), Wiesbaden, Harrassowitz.
GROTZKY Johannes, 2010, Grenzgänge. Spurensuche zwischen Ost und West, Norderstedt, Books on Demand GmbH.
KOSSERT Andreas, 2003, « "Grenzlandpolitik" und Ostforschung an der Peripherie des Reiches. Das ostpreußische Masuren 1919-1945 », Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte 51, p. 117‑147.
LENZ Siegfried, 2016, Der Überläufer, Hamburg, Hoffmann und Campe.
LENZ Siegfried, 2017, Il Disertore, Vicenza, Neri Pozza.
LENZ Siegfried, 2018, Le Transfuge, Paris, Robert Laffont.
PHILIPPE Gilles, PIAT, Julien (dir.), 2009, Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard.
POE Edgar, 2006, Histoires, essais et poèmes, Paris, Librairie générale française (La Pochothèque).
SPETT Jakob, 1910, Nationalitätenkarte der östlichen Provinzen des Deutschen Reiches nach dem Ergebnissen der amtlichen Volkszählung vom Jahre 1910 entworfen von Ing. Jakob Spett. Gotha, Perthes.
Auteur
Université Lumière Lyon 2, CIERA (Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le plurilinguisme à l’épreuve de la traduction
Olga Artyushkina, Yulia Yurchenko et Charles Zaremba (dir.)
2020