Chapitre III. L’harmonie du vers
p. 211-253
Texte intégral
1« L’harmonie, a dit Marmontel, comprend le choix et le mélange des sons, leurs intonations, la texture des périodes, leur coupe, leur enchaînement, enfin toute l’harmonie du discours, relativement à l’oreille, et l’art de disposer les mots, soit dans la prose, soit dans les vers, de la manière la plus convenable au caractère des idées, des images, des sentimens qu’on veut exprimer ». C’est naturellement du vers que nous occuperons ici, et nous laisserons à peu près complètement de côté tout ce qui est du ressort particulier de la déclamation pour nous attacher surtout à ce qui dépend de l’effort du poète lui-même, maître des syllabes et des timbres par lesquels il entreprend de rendre sa pensée en lui donnant une forme expressive, agréable et belle. Le xviie siècle reprend le problème au point où l’avait laissé le XVIIe, qu’il a la prétention de continuer fidèlement et qu’il ne songe aucunement à combattre. Il est plus précis et plus détaillé dans ses analyses, mais il admet les mêmes principes. Lui aussi considère qu’il y a des règles négatives et des règles positives. Les premières enseignent quelles fautes doivent être évitées pour que l’oreille puisse être satisfaite. Les autres indiquent comment, en vue d’obtenir certains effets spéciaux, on peut faire appel aux divers sons du langage et construire ainsi de toutes pièces une harmonie qui réponde aux exigences du goût le plus difficile.
1. Le Maintien des Interdictions classiques
2Les mots monosyllabiques, proscrits par les latins à la fin du vers, sauf dans des circonstances exceptionnelles, et déjà condamnés en cette position au xviie siècle, sont toujours en défaveur, pour plusieurs raisons. D’abord parce que, s’ils commencent par une consonne, ils sont souvent précédés d’une autre consonne, finale du mot précédent. En outre il en est qui présentent des sonorités rebutantes. F. Gohin1 remarque que Voltaire trouve inharmonieux les mots courts terminés par un groupe de consonnes : oncle, ongle, perdre, borgne, et ceux qui s’achèvent par une voyelle nasale : oint, soin, etc. L’abbé Berthelin, dans le Traité de Versification dont il a fait précéder sa réédition du Dictionnaire des Rimes de P. Richelet, ne tolère les monosyllabes que s’ils sont précédés d’un article ou d’une syllabe féminine, mais la plupart des critiques n’ont même pas cette indulgence. Les prohibitions s’appliquent le plus souvent à la fin du vers ; mais parfois elles portent sur des termes placés à l’intérieur ou au début des hémistiches :
Corneille – Que qui m’en donne trois peut bien m’en ôter une … Qu’il n’a qu’à l’entreprendre et peut tout ce qu’il veut … Juge, Araspe, où j’en suis, s’il veut tout ce qu’il peut. (Nic, II, 1 – Volt. : « La versification héroïque exige que les vers ne finissent point par des verbes en monosyllabes ; l’harmonie en souffre : il peut, il veut, il fait, il court, sont des syllabes sèches et rudes ») – Donc, pour moins hasarder, j’aime mieux moins prétendre (Rod., I, 2 – Volt. : « Donc ne doit presque jamais entrer dans un vers, encore moins le commencer. Quoi donc se dit très bien ; parce que la syllabe quoi adoucit la dureté de la syllabe donc ») – Qu’ils réduisent bientôt les deux peuples en un. (Sert., I,2-Volt. : « En un, finissant un vers, choque l’oreille ») – Boileau – Rien ne peut arrêter son impérieux cours – Et lui renouvela son effroyable peur (Ces deux vers sont blâmés par Sabatier de Castres, au mot ”Cadence”) -Th. Corneille – De l’amour aisément on ne vainc pas les charmes. (Ariane, IV, 3 – Volt. : « Je n’insiste pas sur ce mot vainc, qui ne doit jamais entrer dans les vers ni même dans la prose. On doit éviter tous les mots dont le son est désagréable, et qui ne sont qu’un reste de l’ancienne barbarie ») – Hénault – Et de tant de héros néanmoins, digne fils (blâmé par Sabatier de Castres, au mot ”Cadence”) – Voltaire - Arons pourrait servir vos légitimes feux (L.H., III, 1, 1, 3 : « Cette chute de vers est désagréable et sèche : c’est l’effet que produit ordinairement un monosyllabe après un mot de quatre ou cinq syllabes, et c’est ce que doit éviter l’écrivain qui soigne son style ») – O mort ! mon seul recours, douce mort qui me fuis. (L.H., III, 1, 1, 5 : « Douce mort est dur à l’oreille ») – De connaître l’amour et ses fatales lois. (L.H., III, 1, 3, 9 : « Fin de vers où l’oreille est trop négligée »).2
3Par extension sont condamnés les vers qui contiennent plusieurs monosyllabes ou qui ne sont composés que de monosyllabes. Cet alexandrin de Voltaire :
Mais vous avez peu vu ce fils que vous pleurez. (Min., 1,1)
4provoque la remarque suivante d’Açarq3 : « Peu vu, hémistiche peu harmonieux. Peu, vu, ce, fils, que, vous, ces six monosyllabes hachent le vers ». L’abbé Berthelin reconnaît que les vers monosyllabiques peuvent parfois être agréables, mais déclare qu’il vaut mieux les éviter. Il en cite quelques-uns :
- Et moi, je ne vois rien quand je ne la vois pas. (Malherbe)
- Et tout ce que je vois n’est qu’un point à mes yeux. (Idem)
- Je sais ce que je suis, je sais ce que vous êtes. (Corneille)
- Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j’en crois … (Boileau)
- Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. (Racine)
5Sabatier de Castres4, qui transcrit le premier de ces exemples, l’abbé Joannet5 répètent la même interdiction, traditionnelle depuis Ronsard.
6Il n’est rien changé non plus à la vieille règle pratiquée par les Latins, puis formulée à nouveau par les critiques du xviie siècle, et selon laquelle les mots composés d’un grand nombre de syllabes ne peuvent être utilisés en poésie. Non pas que ce précepte ait toujours été strictement respecté par les meilleurs écrivains. Chez Racine notamment J.-G. Cahen6 a relevé à la rime embrassement : emportement (Andr., 647-648) ; ingratitude : incertitude (ibid., 969-970) ; tranquillité : fidélité (Brit., 1225-1226) ; abandonnée : importunée (ibid., 1441-1442) ; reconnaissance : obéissance (Mithr., 29-30) ; frémissement : mugissement (Iph., 1779-1780) ; frémissement : saisissement (Esth., 655-656) ; confusion : dérision (ibid., 850-851) ; frémissement : embrassement (Ph., 975-976). Mais la doctrine ne varie pas.
7L’abbé Joannet7 considère que ces mots « lassent l’oreille par leur longueur et leur monotonie » ; il signale que c’est le défaut de presque tous les mots en -ion, et qu’il se fait surtout sentir quand ces mots sont placés à la rime. Sur ce point les observations des commentateurs abondent :
Corneille – Nourriture (Hér., IV, 5 – Volt. : « Ce terme, nourriture, mérite d’être en usage : il est très supérieur à éducation, qui, étant trop long et composé de syllabes lourdes, ne doit pas entrer dans un vers ») -La Motte – Et l’assoupissement d’Homère (L.H., III, 1, 8, 1 : « Etiez-vous bien éveillé quand vous avez mis dans un vers de quatre pieds un mot de cinq syllabes aussi désagréable qu’assoupissement ? ») – Voltaire – Il veut joindre le nom de pacificateur (L.H., III, 1, 1, 8 : « Ce mot, composé de cinq syllabes, n’est rien moins qu’agréable en vers ») – Se peut-il qu’en ce temps de désolation (L.H., III, 1, 3, 13 : « En général il faut être fort sobre sur ces sortes-de mots de cinq syllabes, difficiles à bien placer dans nos vers, et particulièrement ceux qui finissent en -ion ») -Roucher – Mélancoliquement, le long de ce rivage, … Les biches attendaient silencieusement (L.H., III, 1, 1, 6 : « Il croit bonnement ressusciter notre poësie avec des hémistiches-adverbes ou des adverbes-hémistiches, c’est-à-dire en faisant d’un adverbe de six syllabes la moitié d’un vers alexandrin ») – Voltaire écrit de même à Frédéric II (17 mars 1749) : « Privilégiés est de cinq syllabes, et non de quatre, et c’est un mot dont les syllabes sourdes et maigres déplaisent à l’oreille. Il ne doit point entrer dans la poésie. »
8Le bon poète doit fuir certaines formes verbales qu’on juge parfaitement inharmonieuses. Les imparfaits du subjonctif tombent dans une désaffection qui s’est propagée jusqu’à nous. Marmontel condamne qu’ils commandassent, que nous confondissions, qu’ils entreprissent, que je délibérasse, que vous délibérassiez, etc., dont les terminaisons, dit-il, sont si désagréables qu’on ne peut même pas les souffrir en prose8.
9En outre il faut savoir doser convenablement le mélange des voyelles et des consonnes. « Trop de voyelles, déclare Demandre9, rendroient le langage mou et flottant, comme trop de consonnes le rendroient dur et scabreux : il faut donc les mêler, pour unir la consistance à la douceur, pour que les consonnes appuient et soutiennent les voyelles, et que celles-ci lient et adoucissent les consonnes ». Tel est également le conseil de l’abbé Batteux : « Il faut, dit-il10, que les consonnes et les voyelles soient tellement mêlées et assorties, qu’elles se donnent par retour les une aux autres la consistance et la douceur, que les consonnes appuient, soutiennent les voyelles, et que les voyelles à leur tour lient et polissent les consonnes. « Le procédé que recommande Marmontel11 consisterait à équilibrer rigoureusement ces deux espèces de sons, si bien que toute syllabe ne consisterait jamais qu’en une voyelle et une consonne, ce qui assurerait à la langue la douceur qu’on est en droit d’exiger d’elle. Les groupes de consonnes, indiscutablement, sont les pires ennemis d’un style harmonieux : des mots comme sphinx, Xerxès, trop, Grecs, Cécrops blessent l’oreille et sont d’une articulation très difficile ; mais des masses de sons aussi durs peuvent être également formées par des contacts qui s’établissent entre des mots juxtaposés. Donc, comme le veulent Demandre et Quicherat, on ne doit point placer devant une autre consonne des mots terminés par une consonne à prononciation obligatoire, tels que Jérusalem, Brutus, Gérés, Paris, Minos, etc. Sont donc répréhensibles ces vers :
- Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille. (Racine)
- Minos juge aux enfers tous les pâles humains, (id.)
- Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit, (id.)
10Ceux-ci au contraire méritent d’être loués, parce que la consonne finale y est suivie d’une voyelle initiale :
- Et si Flaminius en est le capitaine … (Corneille)
- Les dieux ont à Calchas amené sa victime. (Racine)
- L’ombre du grand Laïus a paru parmi nous. (Voltaire)
11Ingénieusement, Marmontel a conseillé une combinaison qui, à son avis, permettait de détourner le péril : « On sait, dit-il, qu’il est plus facile de doubler une consonne en l’appuyant, que de changer d’articulation. Si l’on est libre de choisir, on préférera donc pour initiale d’un mot la finale du mot qui précède : le soc – qui fend la terre :
- L’hymen – n’est pas toujours entouré de flambeaux. (Racine)
- Il avoit de plant vif-fermé cette avenue. (La Fontaine)
12Si La Fontaine avoit mis bordé au lieu de fermé, l’articulation seroit plus pénible ». Cependant cette précaution ne sauve point les alexandrins suivants, que blâme l’abbé Joannet12 :
- Dans une nef fragile il sauve en lui le monde.
13(Egarements de l’honneur)
- Mais quels sont ces doux sucs que votre troupe amasse13 ?
14(Le Désir de sçavoir)
15Pour le même motif on proscrit de la poésie les mots qui comportent un trop grand nombre de consonnes. Voltaire, dans Théodore de Corneille14, condamne parce que, jugé au surplus très prosaïque. Il pourchasse aussi les noms propres que la tragédie ancienne n’a pas fait entrer dans l’usage, et les deux vers ci-dessous appellent une curieuse observation :
Son ambition seule … — Unulphe, oubliez-vous
Que vous parlez à moi, qu’il étoit mon époux ? (Pertharite, I, 1)
16« Un Unulphe, lisons-nous, un Gundebert, un Grimoald annoncent une tragédie bien lombarde. C’est une grande erreur de croire que tous ces noms barbares de Goths, de Lombards, de Francs, peuvent faire sur la scène le même effet qu’Achille, Iphigénie, Andromaque, Electre, Oreste, Pyrrhus. Boileau se moque avec raison de celui qui pour son héros va choisir Childebrand ». Ainsi sont de nouveau frappés d’ostracisme tous les noms propres exotiques aux sonorités brutales et barbares, tous ceux qui contiennent des combinaisons de timbres difficiles. La Harpe critique les rimes qui sont terminées par une seule consonne explosive, celles surtout dont la voyelle tonique est encadrée de plusieurs consonnes. Il reproche à La Motte d’avoir accouplé secs : grecs – strophe : apostrophe – exacte : chaque acte – Zoroastre : astre – évoque : époque – enthousiasme : pléonasme – faste : chaste, etc.
17D’une manière générale, les consonnes passent pour être rudes et les voyelles sont considérées comme douces, d’où il résulte que le poète, pour rencontrer une harmonie véritable, doit autant qu’il le peut éliminer les premières au bénéfice des secondes. Mais il ne s’agit pas seulement du groupement des sons, ni de la prédominance des éléments vocaliques : on exige encore que les timbres choisis soient pleins et agréables. Les écrivains doivent donc renoncer à ceux qui sont stridents, sifflants ou âpres, et ainsi nous retrouvons une fois de plus le goût du classicisme pour tout ce qui présente un caractère d’égalité et de mesure. Sauf exception justifiée par le désir d’obtenir un effet particulier, on ne peut faire usage librement de tous les sons de la langue et l’on ne saurait se flatter de violer impunément les règles fixées par le goût. La plupart des critiques ne songent qu’à l’audition et repoussent tout ce dont elle pourrait être blessée. Marmontel insiste au contraire sur les commodités de l’articulation et donne le conseil de ne recourir aux timbres déplaisants qu’en dernier ressort, lorsque les autres moyens de peindre font défaut : « La prononciation, dit-il15, est une suite de mouvements variés que l’organe exécute, et du passage pénible ou facile de l’un à l’autre dépend le sentiment de dureté ou de douceur dont l’oreille est affectée … Il faut donc examiner avec soin quelles sont les articulations sympathiques ou antipathiques dans les mots déjà composés, afin d’en rechercher ou d’en éviter la rencontre dans le passage d’un mot à un autre ». Et il écrit encore : « La dureté consiste, non pas dans la rudesse ou l’âpreté de l’articulation, mais dans la difficulté qu’elle oppose à l’organe qui l’exécute. Le sentiment réfléchi de la peine que doit avoir celui qui parle, nous fatigue nous-mêmes ».
18Mais Marmontel est un isolé, et le point de vue auquel il se place n’est pas celui qu’adoptent les autres commentateurs, qui envisagent seulement l’effet produit sur l’oreille. Tous les sons de la langue, voyelles et consonnes, sont parfaitement utilisables. Cependant les poètes ne doivent pas oublier que l’r, connue très anciennement sous le nom de « lettre canine », ne doit être employée qu’avec précaution. L’Abbé Mallet, La Harpe, Quicherat16 et bien d’autres la jugent d’une manière assez défavorable, et Rollin, qui lui est plus indulgent, reconnaît tout de même que les mots commençant ou finissant par r « font sentir la dureté »17. L’s, à cause de sa sonorité sifflante, est elle aussi une consonne dont il faut savoir se défier. Voici donc des vers que condamne le bon goût :
Consonne R
La Motte – Avide des affronts d’autrui… Travail toujours trop peu vanté …Les rois qu’après leur mort on loue … L’homme contre son propre vice … Ton amour-propre trop crédule… (Cinq vers blâmés par Marmontel, El. de Litt., T. IV, p. 35) – Crébillon – Par un don de César je suis roi d’Arménie : Parce qu’il croit par moi détruire l’Ibérie… (Rhad. et Zen., II, 1 – D’Aç., p. 142 : « Par, par, par, zar, d’ar, voilà bien des lettres canines en deux vers ») – Gresset – Toi qui, malgré la mort cruelle, Respires encor dans mon cœur, Illustre Ariste, ombre immortelle (Ep. au P. Bougeant – A.M., T. I, p. 68 : « Ce dernier vers imite le bruit d’un trictrac, les deux autres ne sont gueres plus mélodieux ».) - Voltaire – Loin de ces tristes lieux, témoins de votre outrage. (L.H., III, 1, 1, 2 : « Hémistiche dur ») – Gilbert – Echue à l’opéra par un rapt solennel, Sa honte la dérobe au pouvoir paternel (L.H., III, 1, 8, 5 : « En deux vers, voila-t-il assez d’r ? »).
Consonne S
La Motte – Forcé de célébrer sans cesse Même vertu, pareille adresse (Ode sur l’Enth. -A.M., T. I, p. 68 : « Mauvaise consonance ») – Crébillon – Doit ce jour à son sort s’unir par hyménée (El., T. I – D’Aç., p. 129 : « ce, son, so, s’u donne au vers un sifflement désagréable. ») - Voltaire – Que prête à se glacer traça sa main mourante (L.H., III, 1,1, 9 : « Consonances de syllabes sifflantes. ») – Cependant s’avançaient ces machines mortelles (condamné par Sabatier de Castres, au mot ”Cadence”).
19Ce sont ces deux consonnes que les commentateurs pourchassent avec le plus de constance et d’énergie, parce que les grammairiens les leur ont spécialement désignées. Mais il faut bien se rendre compte que toutes les répétitions de consonnes, peu ou prou, sont jugées blâmables. Voici des sons qui ne nous choquent nullement, et même auxquels nous serions aujourd’hui disposés à trouver une certaine grâce. Tous sont de Voltaire :
- Madame, en se vengeant, le roi va vous venger.
- De vos feux devant moi vous étouffiez la flamme.
- Mes yeux remplis de pleurs, et lassés de s’ouvrir.
- De ma pitié pour toi tu t’étonnes peut-être.
20Tous ont été condamnés par La Harpe : « vers chargé de consonances » ; « le vers est dur » ; « vers dur » ; « vers dur »18. Que penser des alexandrins suivants, dont le même poète est l’auteur, mais qui n’ont fait l’objet d’aucune remarque des critiques :
- Des faveurs de son fils la flatteuse apparence…
- A la fourbe, au parjure, avait formé son fils,
Façonnait aux forfaits ce cœur jeune et facile.
21Nous y voyons des allitérations, mais nous n’en sommes pas choqués et même elles nous semblent agréables. Mais c’est sans doute par hasard qu’elles ont échappé à la censure des experts : nous savons en effet par Carducci19 qu’en Italie, dans les écoles du xviiie siècle, toutes les allitérations étaient considérées comme autant de cacophonies. Nous constatons d’ailleurs qu’en France la répétition de la même voyelle ou de la même consonne, même à quelque distance, soulevait les protestations des commentateurs et qu’ils y voyaient une faute que le poète aurait dû éviter. Dans la liste suivante, on remarquera en particulier les rimes intérieures, qui ne trouvent pas grâce devant les critiques :
Corneille – Quoi 1 quand pour un rival il s’obstine au refus … (Sert., II, 3 – Volt. : « cacophonie. ») – Et jusqu’à ce qu’un temps plus favorable arrive … (ibid., V, 4 – Volt. : « Concours de syllabes qui offensent l’oreille. ») – Jusqu’à ce que la fourbe ait souillé sa vertu. (Cin., TV, 6 -Volt. : « Il faut éviter cette cacophonie, et même dans la prose soutenue ». Mais, en 1664, Corneille a corrigé : ta fourbe et ma vertu.) – On vous obéira, quoi qu’il vous plaise élire. (D. Sanche, I, 2- Volt. : « Cela n’est ni élégant, ni harmonieux. ») – Boileau – Du destin des Latins prononcer les oracles. (A.P.,II -D’Aç., p. 28 : « L’oreille dédaigneuse, comment peut-elle s’accommoder de ce tin tins ? ») – Racine – Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité. Enfin, j’ai ce matin rappelé ma constance. Il faut la voir, Paulin … (Bér., II, 2 – D’Aç., p. 56 : « La fin, enfin, matin, Paulin : cela est bien négligé. » – La Motte – Qui condamne ces phrases basses méconnoit les naïves grâces ; Qui le trouve obscur, est pesant ; Au gré de sa fierté grossière, Qui le critique est sans lumière ; Qui le raille est mauvais plaisant. (Vers condamnés par Sabatier de Castres, au mot ”Harmonie poëtique”) – Contre elle-même s’arme… Hélas ! cette contrainte extrême… La prive du vice qu’elle aime. (Accumulation d’allitérations et d’assonances différentes. – L.H., III, 1, 8, 1 : « rude assemblage de sons qui semblent cherchés pour affliger l’oreille ») – L’onde entre et fuit à flots égaux (L.H., III, 1, 8, 2 : « cacophonie ») – Embrassez, mes enfans, les genoux paternels : D’un œil compatissant regardez l’un et l’autre ; N’y voyez point mon sang, n’y voyez que le vôtre. (Qui., p. 129, critique ces césures rimantes.) – J.-B. Rousseau – Qui bravant du méchant le faste couronné (Odes, I, 1 -Vers condamnés, avec d’autres du même genre, par l’abbé Joannet, T. II, p. 32-33) – Crébillon – Non, le roi de Corinthe en est en vain épris Si la tête d’Oreste doit en être le prix. (El, II, 2 – D’Aç., p. 135 : « Ces trois en marquent que Crébillon retouchait peu. ») – Dans ses desseins toujours à mon père contraire, (blâmé par Quicherat, p. 131 sq.) -Lefranc de Pompignan – Tes jours, race impie et perfide. (L.H., III, 1, 8, 3 : « ce n’est pas mélodieux ») – Voltaire – Là, nageant dans son sang, et souillé de poussière, Tournant encor vers moi sa mourante paupière, Cresphonte en expirant me serra dans ses bras. (Mér., I, 1 – D’Aç., p. 167 : « Trois vers frappant neuf fois l’oreille de la voyelle nasale an, sonnent une espèce de tocsin dont l’organe de l’ouïe ne s’accommode pas. ») – Quoi ! l’univers se tait sur le destin d’Egiste ! (ibid., II, 1 -D’Aç., p. 171 : « L’oreille est un peu martelée par ce tait, tin, te. ») - Malheureux qui n’attend son bonheur que du temps ! (L.H., III, 1, 1, 2 : « Dureté choquante ; il n’est jamais permis de faire rimer ainsi deux hémistiches. ») – Dauron, tes sens trompeurs, et qui t’ont gouverné, T’ont promis un bonheur qu’ils ne t’ont pas donné… Qui m’ose mépriser, après m’avoir vengée… (Censuré par Quicherat, p. 129. En même temps il signale que Voltaire a condamné la rime des césures dans ces deux vers : Amoureux de la gloire et de la vérité, Mon esprit ne peut voir sans être révolté…, et il le loue d’avoir écrit ailleurs, en évitant la faute : Et que de votre époux… vous ne le croyez pas – Non, je ne le crois point et c’est vous faire injure…, ou bien encore, avec une inversion utile : De ses trompeurs appas le charme empoisonneur …) -Qu’il commande à sa fille et force enfin son choix. (L.H., III, 1, 1, 7 : « vers dur ») – Eh bien, chère Azéma ! Ce ciel parle par vous. (L.H., III, 1, 1, 9 : « Cacophonie ») – Les détestables jeux de leurs coupables fêtes (L.H. : « On doit prendre garde d’entasser ces adjectifs qui ont un sens et une terminaison semblables. » Cf. A. François, T. II, p. 2086, avec un certain nombre d’autres vers analogues.)
22À plus forte raison les successions de syllabes contiguës qui commencent par la même consonne, la voyelle étant différente, ou bien celles où la voyelle persiste, tandis que la consonne varie, se heurtent-elles à l’intransigeance des commentateurs, qui n’ont pas oublié les leçons de Malherbe. Certains d’entre eux copient la forme humoristique de ses observations. Dez, donc, de, don, dans note d’Açarq20 à propos de cet alexandrin de Boileau :
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie …
23et c’est un tan, tien, ta, toi qui accueille ce vers de Zaïre :
Sultan, tiens ta parole, ils ne sont plus à toi.
24Toutefois, la plupart du temps, la faute est soulignée par une brève remarque :
Corneille – Si je peux en douter, juge-le par la crainte. (Pol., I, 3 – Volt. : « Il faut éviter ces le après les verbes. ») – Racine – Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur (Phèd., IV, 2 – B., Encycl., au mot ”monosyllabe” : « Cacophonie désagréable, à cause de la répétition consécutive de p, p, p. ») – Et le peuple, élevant vos vertus jusqu’aux nues (Bér., IV, 4 – Volt. : « cacophonie ») – Ou par plus de transports et par plus de soupirs (Bér., V, 5 – D’Aç., p. 68 : « par plus de, par plus de : ô Racine, ô Racine, où êtes-vous ? ») – Lefranc de Pompignan – Dieu dit, et je répète à peine. (L.H., III, 1, 8, 3 : « Vers peu agréable à l’oreille. Il était si aisé de mettre : Dieu parle, et je redis à peine. ») – Voltaire – Non, il n’est rien que Monime n’honore (Voltaire a corrigé ce vers en : Non, il n’est rien que sa vertu n’honore, ce qui n’est pas excellent.) – Ils ont nommé Mérope et j’ai rendu les armes (censuré par Quicherat, p. 126-7, ainsi que d’autres alexandrins semblables) – M’as-tu vu méconnaître (L.H., III, 1, 1, 5 : « hémistiche dur. ») – Ingrat à tes bontés, ingrat à ton amour (L.H., III, 1,1, 6 : « Vers dur ») – Tout art t’est étranger ; combattre est ton partage (L.H., III, 1, 1, 3 : « Le premier hémistiche est d’une extrême dureté ») – C’est nous qui sous son nom troublons notre repos. (L.H., III, 1,1, 5 : « Vers dur » : retour de l’s, et deux accents de même sonorité) – Lemierre – J’en veux faire un trophée au despotisme même, (condamné par Sabatier de Castres, au mot ”Cadence”).
25L’abbé Joannet21 proteste avec beaucoup de décision contre de telles inadvertances et donne aux poètes des conseils utiles : « S’il est des occasions où la multitude des monosyllabes ne nuit point à l’harmonie, je n’en connais point où le concours des consonnes ne lui soit très-contraire. J’en rapporterai plusieurs exemples. Je me persuade qu’il n’est point d’oreille qui n’en soit blessée :
- Autour des plus brillons lambris.
- Sonde de l’univers le mistere profond.
- A peine deux d’entre eux, par ce noble avantage …
- Les passions souveraines Viennent-elles le maîtriser…
- Quel respect ! quel silence ! ils parlent : l’erreur tremble.
- Le docile univers de son sein sort d’abord.
26Il ne faut quelquefois que la répétition de certaines consonnes pour former un choc très désagréable à l’oreille. Presque tous les verbes qui ont la lettre t à la dernière syllabe de l’infinitif, produisent ce mauvais effet quand ils sont à la troisième personne du pluriel de l’indicatif, et suivis d’un mot qui commence par une voyelle. C’est ce qu’on remarquera dans les vers sui-vans :
- Les célestes flambeaux, d’un voile épais couverts
S’arrêtent au milieu de leur vaste carrière. - Il goûtoit ces vrais biens qu’au sein de la noblesse
Regrettent encor les humains. - Ils rentrent héritiers ridelles
Dans ces altieres citadelles … »
27Cependant, selon l’abbé Joannet, ce mauvais retour du t peut être atténué : « Ce choc est moins disgracieux lorsque la voyelle n’est pas un e muet ; parce que le son des autres voyelles étant fort et marqué, il absorbe en quelque sorte une partie de celui que forme la consonne, comme si l’on disoit : s’arrêtoit au milieu, regrettoient encore, ils rentraient héritiers ».
28Célèbre pour son style rocailleux et parce qu’il ne savait pas se plier aux règles de l’harmonie poétique, Lemierre, auteur d’un Guillaume Tell représenté en 1768, fut l’objet de brocards qui rappellent les traits lancés autrefois par Boileau contre Chapelain :
Lemierre, ah ! que ton Tell avant-hier me charma !
J’aime ton ton pompeux et ta rare harmonie !
Oui, des foudres de son génie
Corneille lui-même t’arma.
29Toutefois ce quatrain d’un anonyme est moins connu que les deux décasyllabes suivants, composés par Voltaire en dérision de La Motte :
Ouvrez, messieurs : c’est mon Œdipe en prose.
Mes vers sont durs, d’accord, mais forts de chose. (Temple du goût)
30On y trouve la répétition fréquente de l’r, timbre cacophonique par excellence, une rime intérieure (d’accord et forts), le retour du d et du v, des consonnes différentes juxtaposées (d’accord, mais et forts de, etc.), des monosyllabes à la fin de chaque vers. Voilà ce qui s’appelle, au xviiie siècle, être un mauvais poète ; voilà qui est outrager la prononciation et l’oreille. Au contraire, si l’on suit exactement les prescriptions des critiques, rien n’étonne ni ne blesse. Mais personne ne saurait prétendre que la mélodie du vers en soit particulièrement flatteuse, puisque la recherche, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles, ne va pas au-delà de sonorités assez médiocres. En somme, tout ce que le goût public exige de l’auteur, c’est un peu d’attention et beaucoup d’adresse.
31Ajoutons encore que l’hiatus est jugé tout à fait inharmonieux et que les critiques sont très habiles à le dépister, même quand des subterfuges d’orthographe le dissimulent. Ils se rendent compte que la présence d’une h dite aspirée au début d’un mot qui fait suite à un autre mot terminé par une voyelle, ou bien que le fait que deux voyelles voisines sont séparées par un a n’empêchent pas un heurt désagréable. Quant au cas où une voyelle nasale précède une voyelle orale ou une autre voyelle nasale, l’hiatus ne peut être évité que grâce à une prononciation qui n’est plus très commune. Sans nier que de nombreux mots ne comportent intérieurement des concours de voyelles tolérés par les règles, tout le monde est d’accord pour blâmer des rencontres de sons qui blessent l’oreille et mettent à la torture les organes de l’articulation :
Corneille – Mettre un roi hors du trône et donner ses états (Cin., III, 4 -Volt. : « roi hors est dur à l’oreille. ») – Qu’à son ambition ont immolé ses crimes (ibid., I, 2 – Volt. : « ambition ont est bien dur à l’oreille. ») -Ne hésiter jamais, et rougir encor moins (Menteur, III, 4 – Volt. : « Ne hé est dur à l’oreille ; on ne fait plus de difficulté de dire aujourd’hui : j’hésite, je n’hésite plus. ») – Consultez en encore Achïllas et Septime. (Pompée, I, 4 – Volt. : « En encore : on doit éviter ce baillement ») -Racine – Hector tomba sous lui. Troie expira sous vous … Allez donc et portez cette joie à mon père (M., au mot ”hiatus”, T. IV, p. 70 : « hiatus rude ») – j’ai vu ma mère immolée à mes yeux (D’Alembert, Lettre, 17 mars 1770 : « Hiatus rude ») – La Motte – Pour fuir la honte qu’elle hait (L.H., III, 1, 8, 1 : « Afflige l’oreille ») – De même Condillac déclare que l’hiatus est contraire à l’harmonie, et Quicherat répète les mêmes interdictions que Marmontel.
32Enfin il est indiscutable que le vers français, quelles que soient les attaques dont il est l’objet, plaît idéalement à beaucoup d’esprits, à cause de sa constitution claire et ordonnée. Il est autonome, c’est-à-dire que, en vertu de la règle de l’enjambement, il n’emprunte rien de celui qui le précède et ne déborde pas sur celui dont il est suivi. Il est nettement délimité par sa rime. Dans sa variété la plus étendue, qui est l’alexandrin, il est divisé en deux parties égales par la césure, ce qui favorise des symétries ou des oppositions saisissantes, et, dans chacun de ces hémistiches, à l’intérieur desquels prend place une coupe secondaire, des syllabes bien liées entre elles conduisent doucement la voix, sans heurts ni secousses violentes, jusqu’aux deux repos prévus à place fixe, césure et rime. Si l’on considère les choses à ce point de vue, on a l’explication d’un certain nombre des jugements portés par les critiques, Il semble bien que le commerce assidu des poètes de l’Antiquité ne motive plus seul la proscription des polysyllabes et des monosyllabes. Il n’est pas absurde de croire que les mots d’une longueur exagérée déplaisent aussi, ce que les commentateurs sentent obscurément, parce qu’ils ne permettent pas à la voix de prendre à l’intérieur de l’hémistiche un appui souhaitable, et que, si La Harpe blâme une fin de vers comme vos légitimes feux, c’est qu’il y a disparité entre le premier membre rythmique, très ample, et le dernier, trop bref et sautillant. Les témoignages ne sont pas assez explicites pour que nous puissions nous prononcer en toute certitude. Cependant une telle manière de voir serait d’accord avec tout ce que nous savons de l’esthétique classique, passionnément désireuse de mesure et d’égalité. Pour la même raison le xviiie siècle est l’ennemi des combinaisons disparates et heurtées ; il n’aime pas davantage celles qui, à l’aide de pauses répétées, rendent le vers haletant et pénible.
33Ce vers, sous sa forme la plus régulière et lorsqu’il est convenablement équilibré, possède une qualité éminente, celle qu’on appelait au xviie siècle le ”nombre” et qu’on n’a pas cessé de désigner sous ce nom. Le ”nombre” n’est qu’un des aspects de l’harmonie qui doit régner dans le style poétique, et la bonne prose elle-même ne doit pas s’en désintéresser. On voit peu à peu s’introduire dans ce mot, d’une manière encore très vague et dénuée de précision, la notion de rythme, bien qu’on ne sache jamais, dans la confusion générale des idées qui ont cours à la fin de l’époque classique, comment les critiques envisagent ce rythme, s’ils y voient l’effet de quantités prosodiques illusoires ou celui de l’accent, ou bien s’il ne s’agit pour eux que d’un ténébreux mélange qui résiste à leurs analyses. Voici trois de leurs définitions qui permettront de constater leur incertitude à cet égard. La première est de l’abbé Mallet, au mot ”Cadence”, dans l’Encyclopédie : « Ce mot, dans le discours oratoire et la poésie, signifie la marche harmonieuse de la prose et des vers, qu’on appelle autrement nombre, et que les Anciens nommoient ρυσμóç ». L’autre est de Marmontel, à l’article ”Nombre”, dans le même recueil : « En poésie et en éloquence, on appelle ainsi le mouvement qui résulte d’une succession de syllabes réunies dans un petit espace de temps, distinct et limité ». Mais Marmontel, au cours de cet article, ne s’occupe guère que du latin, de ses longues et de ses brèves prosodiques. Demandre se donne beaucoup plus de peine pour renseigner ses lecteurs : « L’harmonie est un accord de sons qui se suivent et se lient entre eux. Le nombre ne consiste que dans les intervalles : il règle les intervalles de proche en proche, ou de loin en loin. L’harmonie est semblable au bruit d’un fleuve qui roule ses flots continuellement et sans interruption. Le nombre place le repos d’une façon convenable, et prépare les chûtes pour l’agrément de l’oreille et la facilité de la prononciation ». Ailleurs, revenant sur cette question, il dit encore : « Le mot nombre … signifie : 1° un espace ayant un rapport facile à saisir avec un autre espace, ce qui fait la longueur des phrases et des membres du discours 2° la manière dont une phrase se termine, ce qui fait une chute nombreuse 3° le mouvement, ce qui fait que l’on se hâte plus ou moins 4° le rythme, ce qui fait le pied, la mesure »22. Mais Demandre, ainsi qu’on peut s’en apercevoir, ne nous apporte pas une explication bien nette, et, quand il parle de rythme, il ne pense encore qu’à des quantités. Il résulte seulement de tous ces textes que le ”nombre” est inséparable de l’harmonie, qu’il consiste dans une certaine perfection acoustique de la phrase, et qu’il est obtenu par l’heureux choix et le juste arrangement des mots dont se composent les hémistiches et les vers.
2. L’Harmonie imitative
34Cependant le xviiie siècle est hanté du désir de peindre au moyen des sons. Il reprend donc le problème au point où l’avait laissé le xviie. Lui aussi est largement influencé par les idées qu’avaient développées dans l’Antiquité Denys d’Halicamasse et Quintilien et par l’exemple des poètes.
35Tout le monde connaît certains vers allitérés ou assonances dont les critiques ne se lassent pas de faire admirer la beauté, comme ceux-ci, qui sont de Virgile :
- Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum …
- Mollia lutela pingit vaccinia caltha
36Chez nous il ne manque pas d’écrivains qui, depuis la Renaissance, n’aient essayé d’acclimater ces richesses dans notre langue : Boileau, La Fontaine, Racine même passent pour y avoir particulièrement réussi. Des quantités de critiques ont attiré l’attention des lettrés sur les rapports qu’on peut découvrir entre ce qu’il s’agit d’exprimer et les sons dont dispose la langue. Il semble donc qu’aucun scrupule ne défende de continuer les recherches déjà commencées, quand un nouvel encouragement se fait entendre, celui-ci venu d’Angleterre. En 1711, dans son Essai sur la Critique, que traduira en 1730 l’abbé Du Resnol, Alexandre Pope écrit des vers fameux, souvent cités en France23, et dont s’autorisera Delille dans le Discours préliminaire de ses Géorgiques. On lit aussi dans ce poème les vers suivants :
Mais c’est peu dans un vers que de fuir la rudesse.
Il faut que le son même avec délicatesse
Fasse entendre au lecteur l’action qu’on décrit,
Et que l’expression soit l’écho de l’esprit.
Que le style soit doux lorsqu’un tendre zéphire
A travers les forêts s’insinue et soupire.
Qu’il coule avec lenteur quand de petits ruisseaux
Roulent tranquillement leurs languissantes eaux.
Mais les vents en fureur, la mer pleine de rage
Font-ils d’un bruit affreux retentir le rivage,
Le vers comme un torrent en grondant doit marcher.
Qu’Ajax soulève et lance un énorme rocher,
Le vers appesanti tombe avec cette masse.
Voyez-vous, des épis effleurant la surface,
Camille, dans un champ, qui court, vole et fend l’air,
La Muse suit Camille et part comme un éclair. (II, 235-249)
37Pourtant tout le monde n’obéit pas d’emblée à de pareilles suggestions. Certains critiques posent au contraire la question préalable de savoir si le français offre toutes les facilités d’harmonie que les poètes sont en droit d’exiger de lui. La science est en effet la condition de l’art, et il faut d’abord résoudre si la phonétique des langues modernes, et singulièrement celle de la nôtre, permet qu’on se livre à des essais aussi hasardeux, car il serait inutile de persévérer si l’on ne devait avoir aucune chance de succès. La bonne méthode consiste donc à discuter d’abord sur le principe, puis à fixer ensuite les détails les plus indispensables qui intéressent les progrès de la versification. Alors seulement il sera loisible d’utiliser les résultats acquis et l’on pourra définir d’une part ce qu’il faut éviter, de l’autre ce qu’il est légitime de faire : Ainsi l’esthétique de la poésie aura ses lois, et l’harmonie dépendra d’une pratique judicieuse des règles.
38C’est au sujet de la quantité prosodique que se manifestent les jugements les plus défavorables au français. Sous ce rapport on est généralement d’avis que notre langue n’offre pas les mêmes possibilités d’harmonie que le grec et le latin. Les Anciens avaient sur nous l’avantage de leurs longues et de leurs brèves si clairement différenciées entre elles que leur métrique résistait à toutes les fantaisies individuelles et s’imposait comme une nécessité. L’abbé Du Bos, Rémon de Saint-Mard, le chevalier de Jaucourt, Voltaire, Condillac, Dumarsais, Marmontel font l’aveu de notre infériorité. Les critiques les plus sévères sont Rémond de Saint-Mard et Condillac. Pour le premier nos syllabes ne se distinguent ni par leur rapidité ni par leur lenteur24. Pour le second elles ont une longueur inappréciable : « On conçoit qu’une langue pourrait exprimer toutes sortes de mouvemens si la durée de ses syllabes étoit dans le même rapport que les blanches, les noires, les croches, etc., car elle auroit des temps et des mesures aussi variées que la mélodie … Le français n’a donc pas de prosodie propre à former un chant, et on ne comprend pas comment quelques écrivains ont pu penser qu’il est aussi susceptible d’harmonie que le grec et le latin »25. Jaucourt n’est pas loin de partager le même avis. Ceux qui l’adoptent sans arrière pensée doivent bien se convaincre que tous les effets dus au jeu des longues et des brèves et qui étaient si fréquents en latin échappent irrémédiablement à notre poésie : « Qui ne sait que, dans tout discours, avait dit Quintilien26, il est des choses qui demandent à être traitées avec douceur, d’autres avec force, celles-ci avec élévation, avec chaleur, celles-là délicatement et avec grâce ? Qui ne sait encore que les syllabes longues conviennent à tout ce qui a un caractère de gravité, de pompe ou d’élégance ? D’où il suit que les sentiments affectueux et tendres demandent une mesure lentement cadencée, comme les mouvements passionnés et sublimes exigent des sons clairs et éclatants ; et qu’au contraire les arguments, les partitions, les plaisanteries, et tout ce qui se rapproche du ton de la conversation, s’arrangent mieux des syllabes brèves ».
39Cependant, s’il est vrai que le xviiie siècle envisage surtout les mots comme les signes des idées — c’est l’expression dont se sert Condillac —, il ne peut s’empêcher de convenir qu’ils ont aussi des couleurs différentes, ce qui semble indiscutable aux critiques, même lorsqu’il s’agit du français. « Quant aux mots considérés comme de simples sons qui ne signifieroient rien, écrit l’abbé Dubos27, il est hors de doute que les uns ne plaisent davantage que les autres, et par conséquent que certains mots ne soient plus beaux que d’autres ». La supériorité, bien entendu, reste encore au latin, mais cette observation s’applique aussi à notre langue. Condillac manifeste lui-même des sentiments analogues : « Les longues phrases ont une expression, les courtes en ont une autre ; et l’expression est la plus grande lorsque les mots y contribuent, non seulement comme signe des idées, mais aussi comme sons ». Après qu’il a condamné le français dans les termes qu’on a vus plus haut, il lui reconnaît des voyelles vives ou lentes, aiguës ou graves, de telle sorte qu’il rattrape ainsi et qu’il corrige l’intransigeance de sa première attitude. Dumarsais de son côté déclare que si nos vers sont basés sur le syllabisme, c’est que la différence de nos brèves et de nos longues n’est pas également sensible dans tous les mots28 ; mais il affirme que ces brèves et ces longues, pour n’être pas aussi apparentes que chez les Anciens, n’en sont pas moins réelles. Voltaire, Marmontel, Delille, quand ils entrent dans le détail des faits, ne peuvent se résigner à tenir tous les timbres français pour équivalents : de courtes remarques ou d’amples dissertations nous rendent leurs soucis pour ainsi dire palpables et nous révèlent que le désir d’imiter le latin est très vivant en eux. Malgré toutes leurs réserves de principe, ils admettent pratiquement que notre langue possède des quantités, qu’il est possible d’y découvrir un phonétisme propice, moins parfait sans doute que celui des Anciens, mais tout de même suffisant pour qu’il s’en dégage une très appréciable harmonie.
40En rappelant l’opinion de Dumarsais, nous venons de faire allusion aux voyelles. Or le classicisme les juge à travers une tradition. Depuis le xvie siècle, les auteurs sont fortement influencés par ce qu’ils savent de la prosodie latine dont ils adoptent volontiers la terminologie. Certains, comme l’a montré l’abbé Rousselot dans une pénétrante étude29, emploient assurément les épithètes d’aiguë et de grave, de fermée et d’ouverte. Mais la plupart confondent le timbre et la durée, à la manière du P. Mersenne, surtout quand ce sont des littérateurs qui s’attardent à traiter ces questions de linguistique : pour eux l’o de rose est long, et bref celui de bosse. Leurs idées, qui leur viennent des générations précédentes, se condensent en 1736 dans le Traité de Prosodie française de l’abbé d’Olivet. Cet ouvrage, discuté par quelques-uns, loué par le plus grand nombre, inspire à n’en pas douter Marmontel et reçoit de Voltaire un accueil respectueux. En tout cas l’abbé Rousselot prouve que vers 1750 on distingue communément deux espèces d’i, d’à, d’o, d’u*, d’u et d’œ », trois espèces d’e ; malgré les divergences des dénominations, on s’accorde donc à reconnaître en français une harmonie élémentaire non pas identique, mais assez semblable à la quantité des Anciens :
41« Nous n’avons pas les mètres, déclare l’abbé Batteux30, mais nous avons les brèves et les longues dont sont composés les mètres. M. l’abbé d’Olivet l’a démontré dans son Traité de Prosodie françoise. Il ne faut que lire avec une certaine attention pour s’en convaincre. Nous avons des longues et des plus longues, des brèves et des plus brèves, et des muettes qui sont très brèves. Nous avons des longues par nature, des longues par position, dont le mélange peut produire et produit réellement, dans les bons versificateurs, le même effet pour une oreille attentive et exercée, que dans la versification latine ». Ainsi le français est capable de peindre par le moyen des quantités : il ne suffisait que de s’en aviser. L’abbé Batteux en fait la preuve à propos de ces vers du Lutrin :
Dans le réduit obscur d’une alcôve enfoncée,
S’élève un lit de plume à grand frais amassée.
Là, parmi la douceur d’un tranquille silence,
Règne sur le duvet une heureuse indolence.
42Ce qu’il y a d’important, c’est de bien choisir les sons qui se trouvent aux repos et aux finales : ils doivent être « doux ou durs, éclatants ou sourds, pompeux ou tristes, moëlleux ou maigres, selon l’objet ». Dans ce passage, le poète s’est merveilleusement tiré des périls auxquels il était exposé : « Il est bien dans ce vers, règne sur le duvet, que la première de ce règne soit longue, que, dans le reste du vers, d’une heureuse indolence, heureuse fasse deux longues, qu’indolence fasse une brève (o) entre deux longues, mais dont la dernière soit beaucoup plus longue que la première. Il en est de même du mot s’élève : la première est très brève, et la seconde, qui est longue, semble s’élever sur elle. Il en est de même du mot enfoncée, dont la dernière semble reculer31. Marmontel se livre à des considérations analogues : « Fléchier, écrit-il32, dans l’Oraison funèbre de M. de Turesne, termine ainsi la première période : Pour laver le vice et pour déplorer la mort du sâgê et vaillant Mâchabeë. S’il eût dit, du vaillant et sage Machabée et pour déplorer sa mort, la période n’avait plus cette majesté sombre qui en fait le caractère : la cause physique en est dans la succession de l’iambe, de l’anapeste et du dichorée, qui n’est plus la même dès que les mots sont transposés … Ce vaillant homme reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Que ce soit par sentiment ou par choix que l’orateur a peint cette mort imprévue par deux ïambes et un spondée, reçût le coup mortel, et qu’il a opposé la rapidité de cette chute, comme ênsèvèîik la lenteur de cette image dans son triomphé33, où deux nasales sourdes retentissent lugubrement, il n’est pas possible d’y méconnaître l’analogie des nombres avec les idées.
43Ces quantités sont intéressantes, encore que l’auteur ne soit pas un pur grammairien, et l’on voit qu’il distingue deux variétés d’a et deux sortes d’e34, avec une finesse dont beaucoup de critiques des xvie et xviie siècles, notamment dans les dictionnaires de rimes, avaient déjà laissé l’exemple. De plus on considère que les voyelles s’opposent non seulement quant à leurs nuances, mais encore les unes aux autres ; et alors on les classe selon l’échelle de leurs valeurs comparées, afin de les faire servir à des effets esthétiques. L’A, dit Vatry dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions35, annonce quelque chose de grand et de magnifique, pourvu qu’on ne le traîne pas, car alors il tend au grossier et au rustique ; selon Marmontel, c’est le son le plus éclatant de tous, et, comme tel, il convient à l’expression de la surprise, de la douleur et de la joie ; ouvert (ou moyen), selon de Plis36, il rend quelque chose d’alerte, fermé, quelque chose de lent. Dans l’ensemble, les jugements concordent : O est plein et grave ; on voit dans 7 un timbre grêle et plus délicat que E, un son sans ampleur, propre à formuler des demandes et quelquefois des plaintes. Marmontel traite Œ de timbre ”vague”, non sans lui reconnaître une certaine sonorité ; 12 est plus sombre, cependant moins faible que U ; quant à la nasalité, elle donne plus d’éclat à la voyelle ; « elle la soutient, l’élève, et caractérise l’harmonie bruyante »37. Condillac, sans pousser son analyse, indique théoriquement que la qualité des sons contribue à l’expression des sentiments : ouverts et soutenus, ils conviennent à l’admiration ; aigus et rapides, à la gaîté, assourdis, à la crainte ; traînants, à l’irrésolution ; faciles à prononcer, au plaisir ou à la tendresse38. Rollin encore déclare que la tristesse ou la joie, la douceur ou la dureté, la légèreté ou la pesanteur sont naturellement en rapport avec telles ou telles combinaisons métriques39. Une note tout à fait originale est donnée par Hardion, qui se préoccupe du mélange et du dosage des divers timbres vocaliques : « Il est certain, dit-il40, que toutes les voyelles ne frappent pas également l’oreille, comme les différentes couleurs ne font pas la même impression sur la vue. Entre les voyelles, on fait plus de cas de celles dont le son a de l’étendue, de l’éclat et de la douceur, comme l’A, l’O, l’È ouvert, embarras, remparts, batailles, tombeaux, joye, victoire, éclairs. Des vers où il n’entrerait que de ces mots seroient sonores et même trop sonores, si on ne les mêloit avec d’autres d’un son plus foible. Ils donnent par eux-mêmes au style beaucoup d’éclat et de magnificence. Les sons de 17, de VU, de l’É fermé et de l’E muet sont plus foibles et moins agréables, comme insipide, invisible, scrupule, légèreté, témérité, faiblesse, tristesse. Ces mots seroient désagréables à l’oreille, s’ils étaient en grand nombre, et ils ont besoin d’être soutenus par des mots d’un plus beau son ».
44Nous passerons maintenant aux consonnes. Ici la prosodie des Anciens ne pouvant entrer en ligne de compte, l’idée de timbre ne se mélange d’aucun élément étranger. On admet qu’elles sont toujours dures comparées aux voyelles, par conséquent beaucoup moins harmonieuses. Mais elles ont elles aussi des sonorités particulières qui les rendent plus ou moins recommandables aux poètes. Parmi les nombreuses observations qu’elles provoquent, j’en choisis quelques-unes, les plus curieuses ou les plus importantes. Des quatre liquides L, R, M, N, dit Rollin, « les deux premières méritent parfaitement ce nom, car elles sont effectivement coulantes et se prononcent avec facilité et vitesse. L’M a un son fort sourd : c’est pourquoi Quintilien l’appelle mugientem litteram … Le Z se prononçait chez les Latins d’une manière fort douce, et qui, selon Quintilien, répandait beaucoup d’agrément dans le discours ». Il n’en est pas de même de l’R, en général très sévèrement jugée. Pour la plupart des critiques, ainsi qu’on le sait déjà, c’est là un timbre rude et âpre, bien qu’il s’agisse de l’R roulée, la seule admise dans la déclamation et à la scène. Sur cette consonne s’accumulent des griefs séculaires : elle est condamnée par l’abbé Mallet, La Harpe, Quicherat et bien d’autres, comme elle l’avait déjà été par Boileau qui en avait reproché l’abus à Chapelain. T et X, selon Quicherat, sont aussi des ”ettres” peu faciles à prononcer, et l’on n’a pas oublié que l’S, à cause de sa sonorité sifflante, est assez goûtée. Au contraire l’L bénéficie d’une grande indulgence, car, nous dit Marmontel, elle donne de la douceur aux sons qu’elle sépare. Au hasard de ces constatations, qui sont loin d’être fondées scientifiquement, et qui attribuent aux consonnes des sonorités immuables, sans aucune possibilité d’atténuation ou de retouche articulatoire41, on croit pouvoir définir l’analogie des timbres avec les idées. Il me suffira de citer de Piis : pour lui, le B fait la grâce du langage des enfants, et il est « la terreur du bègue » ; le K indique les objets creux, l’L coule ou vole ; le P est susceptible de nombreuses significations ; puis encore,
Fille d’un son fatal qu’enfante la menace,
L’F en fureur frémit, frappe, fronde, fracasse.
45Il est inutile d’aller plus avant : on voit à quelles puérilités aboutissent les classifications du xviiie siècle.
46Dès maintenant il faut pourtant signaler que ce phonétisme esthétique, si étroit et si gauche, exerce une heureuse influence sur la musique, bien autrement armée d’ailleurs que la poésie grâce à ses moyens naturels, pour obtenir les effets les plus variés : « l’emploi des instruments à vent, dit Grétry42, si bien senti par les Allemands par rapport à l’harmonie, mérite d’être considéré par les compositeurs dramatiques. Lorsque la musique ne déclamoit point, une flûte traversière, une trompette, un cor, vouloient dire amour, gloire, ou la chasse. Il faut à présent que ces divers instruments concourent à l’expression … Le basson est lugubre et doit être employé dans le pathétique, lors même qu’on veut n’en faire sentir qu’une nuance délicate ; il me paraît un contre-sens dans tout ce qui est de pure gaieté. La clarinette convient à la douleur, moins pathétique cependant que le basson : lorsqu’elle exécute des airs gais, elle y mêle encore une teinte de tristesse. Si l’on dansoit dans une prison, je voudrais que ce fût au son de la clarinette. Le hautbois, champêtre et gai, sert aussi à indiquer un rayon d’espoir au milieu des tourmens. La flûte traversière est tendre et amoureuse : la douceur de ses sons aigrit la plus belle voix de femme, qui ne peut guère se soutenir à côté de la flûte ; elle accompagne plus avantageusement les voix d’hommes et les instrumens dont le son n’est pas soutenu ».
47Pour en revenir à la langue française, si elle ne possède pas les combinaisons métriques des Grecs et des Latins, elle dispose du moins de ressources qui lui permettent de peindre par les sons, ce dont s’étaient déjà avisés les bons écrivains du xviie siècle. Les jugements rendus par les phonéticiens, leurs décisions touchant la quantité des voyelles françaises ou la valeur esthétique des consonnes, tout cela conduit à l’exploitation en grand du vocabulaire et des timbres pour les faire concourir à l’expression. Les préceptes énumérés ci-dessus constituent des lois générales, mais ces lois générales ne sont pas intangibles et peuvent être négligées lorsqu’il s’agit d’obtenir des effets intéressants, de trouver dans les mots, grâce au jeu des timbres, l’équivalent des mouvements et des bruits que nous percevons dans la nature : toute la magie de l’harmonie imitative dépend ici des initiatives que saura prendre le poète, et de son habileté : « Il est une perfection d’harmonie, écrit Clément de Dijon43, qu’on appelle harmonie imitative, par laquelle on donne à chaque chose le son qui lui est propre ».
48Ici succombent, devant les nécessités supérieures de l’expression, les préceptes les mieux établis de l’esthétique verbale. Les répétitions de sons déplaisent, mais les circonstances peuvent les justifier : « Figure de diction par consonance physique, dit en parlant de l’allitération l’éditeur de l’Encyclopédie méthodique de 1782, qui consiste dans la répétition affectée des mêmes lettres et des mêmes syllabes, soit au commencement, soit au milieu des mots qui composent un vers ou une période … Dans les temps où l’esprit et le goût sont encore encroûtés de barbarie, ces artifices matériels sont recherchés et goûtés, comme les ornements déchiquetés de l’architecture gothique. Les progrès du goût ont appris à’mépriser ces recherches puériles, et à n’estimer les figures purement matérielles de l’élocution qu’autant qu’elles concourent à l’harmonie imitative ». L’harmonie imitative, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le montrer, ne se confond pas avec l’allitération, qui est seulement l’un de ses éléments éventuels. Il n’est pas nécessaire que les mêmes timbres reparaissent avec persistance, mais il suffit que tous ceux qu’emploie le poète concourent à l’effet cherché : « Des articulations molles, faciles et liantes, déclare Quicherat44, ou rudes, fermes et heurtées, des voyelles sonores, des voyelles muettes, des sons graves, des sons aigus, et un mélange de ces sons, plus lents ou plus rapides, forment des mots qui, en exprimant leur objet à l’oreille, en imitent le bruit ou le mouvement, ou l’un et l’autre à la fois, comme en français les mots hurlement, gazouiller, miauler, mugir, aboyer. C’est avec ces termes imitatifs que l’écrivain forme une succession de sons qui, en exprimant leur objet à l’oreille, imitent l’objet qu’ils expriment ». C’est là le système des mots-onomatopées, qui produisent des effets expressifs sans aucun retour des mêmes sons, comme frémir, frissonner, frapper, mugir ; frendere, frangere, fragor, beatus, ululatus, que cite avec complaisance Marmontel45, tandis que Demandre voit dans gronder, murmurer, tonner, siffler, gazouiller, claquer, étinceler, piquer, lancer, bourdonner, etc. des termes particulièrement imitatifs46. On usera donc de ces mots naturellement colorés toutes les fois que l’occasion s’en présentera. Mais comment s’y prendra-t-on avec ceux dont la teinte est radicalement neutre ? Pour le savoir, il faut se reporter à Rivarol : « L’harmonie imitative dans le langage, dit-il47, achève et perfectionne la description d’un objet, parce qu’elle rend à l’oreille l’impression que l’objet fait sur les sens. Elle se trouve dans le nom même de la chose, ou dans le verbe qui exprime l’action. Quand le nom et le verbe n’ont pas d’harmonie qui imite, on ne parvient à la créer que par le choix des épithètes et la coupe des phrases. Le nom qu’on appelle substantif doit avoir son harmonie quand l’objet qu’il exprime a toujours une même manière d’être : ainsi tonnerre, grêle, tourbillon sont des mots chargés d’r, parce qu’ils ne peuvent exister sans produire une sensation bruyante. L’eau, par exemple, est indifférente à tel ou tel état ; aussi, sans aucune sorte d’harmonie par elle-même, elle en acquiert au besoin par le concours des épithètes ou des verbes : l’eau turbulente frémit, l’eau paisible coule. Il y a dans notre langue des mots sans harmonie, ce qui la rend peu traitable par la poésie, qui voudrait réunir tous les genres de peinture. Il y a des mots d’une harmonie fausse, comme lentement, qui devrait se traîner, et qui est bref : aussi les poètes préfèrent à pas lents ».
49En somme, si l’on cherche à préciser les idées directrices auxquelles obéissent les critiques, on se rend compte que la beauté des mots, leur pittoresque et leur couleur n’ont pour eux d’importance que si on ne cesse pas de les envisager par rapport au sujet traité. Leur grande affaire est d’adapter le vocabulaire aux besoins de leur intellectualisation. Ils ne songent qu’à renforcer l’idée par les timbres et à la rendre ainsi plus flagrante par un juste accord du sens et des sonorités : l’harmonie du langage a surtout un intérêt de précision limitative ; elle doit devenir un instrument de clarté et n’aurait peut-être qu’une valeur assez vaine si elle ne s’attachait pas à soutenir la pensée.
50Le point de vue est très étroit, mais il s’atteste par de nombreux témoignages. Jaucourt, qui est l’un des rares critiques qui refusent à notre langue l’harmonie imitative, ajoute pourtant que « si, en lui conservant sa clarté, son élégance et sa pureté, on parvenoit à lui donner la vérité de l’imitation, elle réuniroit sans contredit les plus grandes beautés ». La restriction mentionnée est par elle-même très significative. Mais l’abbé Dubos est encore plus net : « Parce qu’on aura introduit quelques phrases imitatives dans des vers, écrit-il48, il ne s’ensuit pas que ces vers soient bons. Il faut que ces phrases imitatives y aient été introduites sans préjudice au sens et à la construction grammaticale ». Marmontel, après avoir donné une série d’exemples, les fait suivre de ces conseils : « Les recherches que je propose sur cette partie mécanique du style, et les essais que l’on fera pour y exercer son oreille et sa plume, doivent être, comme les études du peintre, destinées à ne pas voir le jour. Dès qu’on travaille sérieusement, c’est de la pensée qu’on doit s’occuper, et des moyens de la rendre avec le plus de force, de clarté, de précision qu’il est possible »49. Le classicisme des critiques, on le voit, n’accorde à la musique qu’un rôle tout à fait accessoire et la sacrifie, comme une qualité purement extérieure, à la force et à l’exactitude du fond.
51Malgré la quantité de textes, d’exemples et de commentaires que nous allons apporter plus loin, on ne doit pas oublier que l’harmonie imitative, beaucoup plus répandue qu’au xviie siècle, est tout de même, sauf exception, d’un emploi assez restreint, et que le xviiie, dans l’énorme quantité de vers qu’il a écrite, s’adresse assez rarement à l’oreille, même sous la forme que nous venons de dire. Sans doute d’ingénieuses combinaisons de voyelles et de consonnes, quand il s’agit de traduire un bruit ou un mouvement, sont fort admirées, et l’on y trouve beaucoup de plaisir. Mais, selon Condillac, « il ne faut pas se faire une loi de les chercher ; il suffit de les connaître, afin de ne pas les laisser échapper quand elles se présentent ». L’abbé Dubos déclare qu’il n’en faut pas trop, et que toute affectation est désagréable. Clément de Dijon maintient les droits souverains de « l’esprit », et Delille, qui en a fait usage sur une assez grande échelle et qui a vu dans l’harmonie imitative « la qualité essentielle de notre poësie », ne leur accorde qu’une importance secondaire, car « nous voulons, écrit-il dans la Préface de ses Géorgiques en parlant de ses contemporains, que le poëte aille droit à notre cœur sans le secours de l’oreille »50. L’idéal du siècle, tout d’abstraction et de raison, se traduit avec une grande netteté par la plume de Marmontel : « Il n’est facile dans aucune langue, lisons-nous51, de concilier l’harmonie avec les autres qualités du style ; et si l’on veut imaginer une langue qui peigne naturellement, il faut la supposer, non pas formée successivement et au gré du peuple, mais composée ensemble et de concert par un métaphysicien comme Locke, un poëte comme Racine, et un grammairien comme Du Marsais. Alors on voit éclore une langue à la fois poëtique et philosophique, où l’analogie des termes avec les choses est sensible et constante, non seulement dans les couleurs primitives, mais dans les nuances les plus délicates ».
52Or le xviiie siècle, avec les procédés qu’il catalogue, s’occupe assez peu de traduire des sentiments. Il ne croit pourtant point que cela soit impossible, et les déclarations de principe ne manquent pas. A. François cite l’abbé Batteux52 : « Si l’imitation, écrit celui-ci, ne trouve point de rapports analogiques avec le grave, l’aigu, la durée, la lenteur, la vitesse, la douceur, la dureté, la légèreté, la pesanteur, la grandeur, la petitesse, le mouvement, le repos, etc., le cœur en trouve avec les sentimens produits par l’un et par l’autre. La joie dilate, la crainte rétrécit, l’espérance soulève, la douleur abat : le bleu est doux, le rouge est vif, le verd est gai. De sorte que, par ce moyen, et à l’aide de l’imagination et du rapport des sentimens presque toute la nature a pû être imitée plus ou moins, et représentée par des sons ». J’ai moi-même résumé un passage fort intéressant de Condillac53 et un autre de Rollin dans lesquels ces deux critiques s’efforcent d’établir une certaine correspondance entre les sons et la vie affective. Mais ces équivalences sont généralement posées in abstracto et d’une manière toute théorique, tandis qu’il est beaucoup plus facile de relever des analogies entre les sons d’une part, les mouvements et les bruits de l’autre. Ce sont le plus souvent d’illusoires quantités que les critiques invoquent pour rendre compte des intentions des poètes, et ils ne le font pas souvent. Mettons à part cette remarque de l’abbé Berthelin54 : « Il y a des objets qui veulent être peints d’une manière douce et agréable, d’autres avec des traits forts et qui inspirent de l’horreur. M. de Crebillon peint ainsi un scélérat dans Rhadamiste :
Traître envers la nature, envers l’amour perfide,
Usurpateur, ingrat, parjure, parricide,
53où l’on voit que la multitude des r donne beaucoup de force à la description ». Ailleurs les exemples et les analyses sont très rares. Delille goûte ces vers de Virgile :
…………………………………..at latis otia fundis,
Speluncae, vivique lacus, at frigida Tempe,
Mugitusque boum, mollesque sub arbore somni
Non absunt……………………………………….. (Géorgiques, II, v. 468–471)
54Il les commente en ces termes : « Ici, pour mieux peindre la douce aisance dont jouissent les habitants de la campagne, ces vers sont simples et faciles. On ne peut trop le redire, c’est le talent de peindre par les sons qui caractérise Virgile et les grands poètes ». Cet autre hexamètre :
Et qualem infelix amisit Mantua campum (ibid., II, 198)
55provoque de sa part l’observation suivante : « Je ne crois pas prêter des beautés à Virgile en faisant remarquer la marche et le ton de la douleur de ces vers, composés de spondées ». Et il traduit :
Va dans ces prés ravis à ma chère Mantoue.
56Rollin de son côté signale que les spondées expriment la tristesse et les dactyles la joie. Marmontel, dans un exemple que j’ai transcrit55, loue Fléchier d’avoir rendu l’idée de la mort par des timbres lugubres et majestueux. Pourtant ce sont là les seules indications que j’aie recueillies : elles sont en général peu précises et peu claires. Visiblement le xviiie siècle adopte les idées de Quintilien, mais est impuissant à en montrer le champ possible d’application.
57Les bruits au contraire le retiennent bien davantage, et il essaie de les rendre sensibles à l’oreille par des sons appropriés, ainsi que les mouvements. Si les poètes veulent obtenir un effet de douceur et de légèreté, il leur suffit d’appliquer les règles ordinaires du phonétisme esthétique. Dans les autres cas, l’harmonie imitative sera atteinte par le renversement des lois ci-dessus résumées. Les déclarations théoriques abondent. « Quand la parole, dit avec beaucoup de netteté Marmontel56, exprime un objet qui, comme elle, affecte l’oreille, elle peut imiter les sons par des sons, la vitesse par la vitesse, et la lenteur par la lenteur, avec des nombres analogues. Des articulations molles, faciles et liantes, ou rudes, fermes et heurtées, des voyelles sonores, des voyelles muettes, des sons graves, des sons aigus, et un mélange de ces sons, plus lents ou plus rapides, sur telle ou telle cadence, forment des mots qui, en exprimant leur objet à l’oreille, en imitent le bruit, ou le mouvement ; ou l’un et l’autre à la fois ». Voici des vers de De Piis que j’emprunte à son poème, véritable livre d’exercices où se condensent les idées de l’époque :
Ce ne sont pas des mots qu’il faut imaginer,
Ceux qu’on nous a transmis, sachons les combiner ;
Sachons en combiner un langage flexible,
Qui peigne, noble ou simple, agréable ou terrible,
Et le bruit des combats et la paix des hameaux
Et le feu de la foudre et la nuit des tombeaux. (II)
58Louis Racine, joignant l’exemple au précepte, a composé une grande ode qu’il a consacrée à l’art de peindre par les sons :
Par quel art le chantre d’Achille
Me rend-il tant de bruits divers ?
Il fait partir la flèche agile
Et par ses sons sifflent les airs.
Des vents me peint-il le ravage,
Du vaisseau que brise leur rage
Eclate le gémissement,
Et de l’onde qui se courrouce
Contre un rocher qui le repousse
Retentit le mugissement.
S’il me présente ce coupable
Qui dans l’empire ténébreux
Roule une pierre épouvantable
Jusqu’au sommet d’un mont affreux,
Ses genoux tremblans qui fléchissent,
Ses bras nerveux qui se roidissent
Me font pour lui pâlir d’effroi.
Le malheureux enfin succombe,
Et de la roche qui retombe,
Le bruit résonne jusqu’à moi.
Par la cadence de Virgile
Un coursier devance l’éclair ;
Souvent, prêt à suivre Camille,
Comme elle je me crois en l’air ;
Du bœuf tardif que rien n’étonne,
Et qu’en vain son maître aiguillonne,
Tantôt je presse la lenteur,
Et tantôt d’un géant énorme
La masse lourde, horrible, informe,
M’accable sous sa pesanteur.
Qu’avec plaisir je me délasse
Sous ces arbres délicieux
Que la main d’Horace entrelace
Par des nœux qui charment mes yeux !
Leurs branches se cherchent, s’unissent,
S’embrassent et m’ensevelissent
Dans l’ombre que font leurs amours,
Tandis que l’onde fugitive
D’un ruisseau que son lit captive
Murmure de ses longs détours. (Odes, VII, Sur l’Harmonie)
59Delille, guidé par le souvenir de ce qu’a écrit Pope, s’abandonne aux mêmes préoccupations :
Peins-moi légèrement l’amant léger de Flore,
Qu’un doux ruisseau murmure un vers plus doux encore.
Entend-on de la mer les ondes bouillonner ?
Le vers, comme un torrent, en roulant doit tonner.
Qu’Ajax soulève un roc et le lance avec peine,
Chaque syllabe est lourde, et chaque mot se traîne.
Mais vois d’un pied léger Camille effleurer l’eau :
Le vers vole et la suit, aussi prompt que l’oiseau.
(Géorgiques, Discours préliminaire)
60L’R et l’S, ainsi que les consonnes explosives et spirantes, avons-nous dit, sont condamnées par le xviiie siècle comme des timbres désagréables. Mais on vient de voir l’usage qu’en ont fait les poètes dans ces morceaux didactiques. On les emploie, lorsque l’occasion s’en présente, pour traduire un son rauque et dur, ou un son sifflant, ou le tumulte des phénomènes physiques, parce qu’alors ils sont bien à leur place. Je cite une série de vers qui sont loués par les critiques, en les faisant précéder du nom de leur auteur, et en les faisant suivre de celui de leurs commentateurs, avec, quand il y a lieu, les observations qu’ils provoquent :
Virgile – Luctantes ventos tempestatesque sonoras … Vox quoque ver lucos vulgo exaudita silentes Ingens … Tum ferri rigor atque argutae lamina serrae. (Georg., III – De.) – Boileau – Et l’assiette, volant, S’en va frapper le mur et revient en roulant. (Sat., III, 216 – D.P. – Ce vers a déjà été remarqué au xviie siècle.) – Quoi ! dit-elle d’un ton qui fit trembler les vitres … (Qui.) – Du lugubre instrument font crier les ressorts. (Qui.) – La Fontaine – Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon, Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage … (Fab., VI, 3 – D.P. -L.H., II, 1, 1 : « Siffle, souffle : on entend le vent » ; un grand nombre de vers de La Fontaine ont été commentés avec force éloges par La Harpe) – Racine – Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? (Andr., V, 5 – Cond. : « Les s répétés paraissent rendre le sifflement du serpent. » – L.R., I, p. 155 : « Le poète, en multipliant la lettre s dans ce vers, a eu attention à l’harmonie imitative » – De., Trad. de l’Enéide, I : « Avez-vous entendu Lekain prononçant ce vers fameux ? … Oublioit-il de marquer fortement à l’oreille le sifflement de tous ces s répétés ? Pourquoi les poètes ne chercheraient-ils pas, dans la composition, de ces expressions imitatives que les grands acteurs s’efforcent de rendre et de suppléer dans la déclaration théâtrale ? » – Qui. : « L’emploi de la lettre s conviendra quand le poète voudra exprimer un sifflement, un bruit aigu »). Cet alexandrin fameux, célébré comme une grande réussite par tous les critiques, a son pendant chez Boileau : Quels horribles serpents leur sifflent sur la tête ? Il a été imité par Piron : Le serpent de l’envie a sifflé dans son cœur – Voltaire – L’air siffle, le ciel gronde, et l’air au loin mugit (D.P.) – Que la foudre en grondant les frappe avec l’éclair. (D.B. : « Tout est rassemblé dans ce vers : la bouffée du vent : que la fou, le roulement du tonnerre : -dre en grondant ; le coup sec qui précède l’éclat : frappe, et -vec avec l’éclair est le bruit même des éclats. » – Delille – Cent chars précipités fondent dans la carrière (D.B. : « Observez la vitesse et le bruit de ces mots : précipités, fondent, dans) -Un jour le laboureur, dans ces mêmes sillons, Où dorment les débris de tant de bataillons. Heurtant avec le soc leur antique dépouille, Trouvera sur ses pas des dards rongés de rouille. (D.B. : « -vec, soc, -tique : vous avez entendu le fer des socs qui choquait le fer des dards »).
61Les lois ordinaires de l’harmonie sont également dérangées sous le rapport des monosyllabes terminés par une consonne réellement prononcée, si par ce moyen on peut obtenir un effet acoustique sensible. Quicherat57 loue Boileau d’avoir écrit :
Car à peine les coqs commençant leur ramage
Auront de cris aigus frappé le voisinage …
62Après l’abbé Joannet et La Harpe, il approuve l’emploi de mots très longs qui remplissent l’hémistiche lorsqu’il s’agit de rendre un bruit qui se prolonge ou de donner une impression de durée et de pesanteur58. L’abbé Joannet emprunte son exemple à Gresset :
Je cesse d’estimer Ovide
Quand il vient, sur de foibles tons.
Me chanter, pleureur insipide,
De longues lamentations. (La Chartreuse)
63La Harpe demande le sien à Delille :
Il écoute le bruit des flots retentissants.
64Quicherat cite divers poètes cJassiques :
- Et l’orgue même en pousse un long gémissement. (Boileau)
- Le superbe animal, agité de tourments.
Exhale sa douleur en longs mugissements. (Idem) - Ses longs mugissements font trembler le rivage. (Racine)
- Je te plains de tomber dans ses mains redoutables.
65Ma fille. En achevant ces mots épouvantables… (Idem)
66De même les hiatus réels, désagréables à l’oreille, mais qui ne sont pas apparents dans l’écriture, les répétitions de tous les sons, à la rime ou ailleurs, ou le retour des mêmes rimes, en un mot toutes les cacophonies classées, peuvent servir à rendre des impressions auditives, malgré les règles générales qui les interdisent :
Boileau – Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée, Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée (Art P., I – Qui., p. 154 : « effet d’harmonie imitative ») – Racine – Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé (Ph., V, 6 – Qui., même remarque) – J.-B. Rousseau – Le roi des cieux et de la terre Descend au milieu des esclaves. Sa voix, comme un bruyant tonnerre. S’est fait entendre dans les airs. (Qui. : « Nous avons dit qu’il fallait éviter des rimes masculines et féminines présentant la même consonance. Mais si le poète parvient à imiter un bruit par cette uniformité de désinences, ce qui serait en général un défaut devient un mérite. ») – Voltaire – Français, Anglais, Lorrains, que la fureur assemble, Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble. (Qui. : « Peint une action réitérée ») – Delille – Soudain, du haut des rocs, leur troupe vagabonde Bondit, se précipite, et fuit dans les vallons. (D.B. relève l’hiatus du haut, ainsi que le monosyllabe rocs à la césure, les loue à cause de leur dureté imitative, puis ajoute : « le rapprochement bonde bondit est divin »).
67En violant toutes les règles que nous avons d’abord définies, De Plis s’évertue, dans son poème en quatre chants, à reproduire les divers bruits de la nature. Passant tour à tour d’une inspiration élevée au style badin, puis du genre solennel à des sujets plus simples, il traduit dans ses vers le fracas d’une tempête, le son des instruments, l’écho, ou les cris des animaux. On reconnaîtra dans ce qui suit une forge en activité :
Faut-il, en forgeron chauffant une fournaise,
Enflammer comme il fait la pétillante braise ?
Que nos flasques soufflets, l’un après l’autre enflés,
Ronflent en chassant l’air dont leurs flancs sont gonflés ;
Qu’entre sa double dent la tenaille mordante
Au milieu du foyer pince la barre ardente. (III)
68Je transcris encore une série d’alexandrins qui rendent le concert des oiseaux, et qui forment l’un des morceaux les plus typiques du livre :
Que le dindon glouton glousse en faisant la roue ;
Que la canne criarde en barbotant s’enroue ;
Que l’oie du Capitole, oisive dans son coin.
En déployant sa voix avertisse au besoin ;
Que le merle et le geai jasent avec l’agasse ;
Seul dans un vers braillard que le corbeau croasse ;
Que la caille en trois temps siffle, et que la perdrix
Par des accents coupés convoque ses petits… (IV)
69Les mouvements s’expriment par les mêmes procédés ou par des procédés analogues. Ils sont en effet pénibles ou faciles, lents ou vifs : alors, selon leur caractère, ils appellent des sonorités différentes, des voyelles graves ou aiguës, des consonnes rocailleuses ou coulantes. Cependant la théorie des quantités françaises, fausse dans son principe, pousse à des constatations aussi erronées que séduisantes : ce n’est pas en effet, comme on le pense au xviiie siècle, le timbre qui accélère ou ralentit les hémistiches, mais au contraire l’idée contenue dans le vers, et la déclamation obéit à l’inspiration du poète, non pas à la phonétique laborieusement combinée de ses phrases écrites59. On jugera du goût classique par une série d’exemples, accompagnés de leurs commentaires qui, s’ils ne sont pas justes, retiennent parfois l’attention par la prodigieuse ingéniosité dont ils témoignent :
Virgile – Pascitur in magna silva formosa juvenca. Illi alternantes multa vi vraelia miscent. (Géorg., III, 219-220 – De. : « J’ai tâché, en multipliant les a dans ce vers, de rendre quelque chose de la douce harmonie du vers latin, qui peint la génisse errant paisiblement. » Et il traduit : Une Hélène au combat entraîne deux rivaux. Tranquille, elle s’égare en un gras pâturage. Ses superbes amants s’élancent pleins de rage). -… Implentur fossae, cava flumina crescunt Cum sonitu, fervet-que fretis spirantibus aequor. (Georg., I, 326-327 – De. : « Gradation admirable : d’abord on voit les fossés se remplir, ensuite les fleuves mugissants se déborder, et enfin la mer bouillonner dans ces gouffres) – Malherbe – Déjà de toutes parts s’avançaient les approches. Ici couroit Mimas, là Typhon se battoit. Et là suoit Eucyte à détacher les roches Qu ‘Encélade jetoit. (Qui. : « Dans le premier de ces deux vers, on sent le travail du géant qui détache la roche ; dans le dernier on la voit partir. ») – Boileau – Le moment où je parle est déjà loin de moi (Ep., III, 48 -Cond. et L. Rac. : « Syllabes brèves qui expriment la rapidité ») – Le chagrin monte en croupe et galope avec lui (Ep., V, 44 – L.R. : « Vers d’une cadence rapide » – Hardion : « La brièveté et la douceur de ces mots qui glissent pour ainsi dire les uns sur les autres donnent à ces vers une légèreté qui s’accorde parfaitement avec les objets que le poète a voulu peindre. ») – N’attendoit point qu’un bœuf pressé de l’aiguillon Traçât à pas tardifs un pénible sillon (Ep., 59–60 – Cond. : « Syllabes longues qui traduisent la lenteur ») – je vois monter nos cohortes. La flamme et le fer en main, Et sur les monceaux de piques, De corps morts, de rocs, de briques, S’ouvrir un large chemin. (Prise de Namur -Dubos, I, 35, compare ce passage aux essais les plus heureux des Latins : « Le poëte y dépeint en phrases imitatives et en vers élégants le soldat qui gravit contre une brèche » – D.P. : « Ce vers dur et rocailleux afin de peindre la difficulté d’un assaut sur un rocher tel que celui où était Namur. ») – Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent, Promenaient dans Paris le monarque indolent (Lutrin, II, 103-104 – D.P. -L.H. : « effet de lenteur. » – Sur son épaule il charge une lourde cognée (Lutrin, II, 58 – Qui. insiste sur la valeur du monosyllabe à l’hémisriche : « Substituez : Il met sur son épaule vous n’avez plus d’image, ni par conséquent de poésie. A quoi tient donc ici l’art du versificateur ? Au bonheur de cette inversion, sur son épaule il charge, qui, renvoyant à l’hémistiche le mot qui fait image, nous peint les efforts du perruquier pour se charger de la lourde cognée) – Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache (Art poët., III, 187 – Qui. : « La dureté savante de cet hémistiche peint admirablement les efforts de Neptune ») – Racine – Et quand Dieu de vos bras l’arrachant sans retour (L.R., Rem. s. R., I, 264 : « Le poëte pouvait mettre : Et quand Dieu l’arrachant de vos bras sans retour pour éviter ce son dur, arrachant sans, mais il l’a au contraire recherché. » – Voltaire – Le page vise, et par un coup plus sûr (D.B. : « Ces monosyllabes vise et sûr, placés à la fin de chaque hémistiche ont réellement une assurance qui nous annonce la mort du rival du page. ») – Plus loin un lac entier n’est plus qu’un bloc de glace (D.B. : « Il semble que ces l, qui sont seules dans les mots loin et lac, fassent sentir que l’eau est encore liquide, mais lac entier arrête la prononciation, et ensuite les I surchargés d’autres consonnes, plus q, bloc, glace, figurent à l’oreille et l’épaississement de l’eau et le choc des glaçons qui se heurtent »).
70Mais l’harmonie imitative sert encore à traduire l’aspect extérieur des objets ou des êtres, et les moyens dont on use sont encore à peu près les mêmes que ceux précédemment définis. Il suffit de violer les règles ordinaires pour obtenir l’effet cherché. Je cite :
Virgile –… Aut mixta rubent ubi lilia multa Alba rosa, taies virgo dabat ore colores (En., XII, 68 – De. Il indique que la fluide mélodie du vers, en rapport avec la douceur des lis et la délicatesse des teintes, est due au retour de l’a) – Racine – Indomptable taureau, dragon impétueux. Sa croupe se recourbe en replis tortueux (Phèdr., V, 6 – L.R., III, p. 147 : « Quand l’imitation demande de la rudesse dans les sons, les bons poètes sçavent appeler les consonnes à leur secours. » – Qui., p. 147, idem) – Boileau – Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue. (Qui. : « Les poètes rendent encore la nature en plaçant à la césure ou à la rime un mot qu’ils veulent faire ressortir … Le monosyllabe roc, ainsi placé à l’hémistiche, force les yeux et l’attention du lecteur à s’arrêter sur l’emplacement qu’occupe cette tour de Montlhéry : c’est une espèce de point de départ, d’où ils la suivent, et s’élèvent pour ainsi dire avec elle dans la nue. ») – Delille – Vois-tu ce laboureur, constant dans ses travaux, Traverser ses sillons par des sillons nouveaux ? (D.P. : « Et en effet, les sillons n’offrent pas l’aspect d’une surface plane, ce que signifie l’allitération de l’s »).
71Des beautés aussi évidentes déchaînent l’enthousiasme des critiques. Ils sont unanimes à manifester leur admiration : De Piis, qui brûle d’éclipser les maîtres, se répand en déclarations exaltées et célèbre les progrès accomplis par le vers, dont l’harmonie sera bientôt comparable à celle de la musique :
Il est, n’en doutons pas, il est une harmonie
Qui naît du choix des mots qu’enchaîne le génie,
Et dans tous les sujets, par des accords divers,
On peut à la musique égaler l’art des vers ;
On la peut surpasser, j’ose le dire encore,
Et chaque alexandrin, qu’une image décore,
Parvient, avec des sons tristes ou gracieux,
A peindre à mon oreille aussitôt qu’à mes yeux. (I)
72Reste la peinture par le rythme. Soumis à ses lois d’harmonie naturelle, ce rythme repose sur le syllabisme, appuyé de coupes prévues à place fixe, avec en outre quelques reliefs accentuels auxquels on n’a pas encore prêté beaucoup d’attention, mais qui, en règle générale, ne troublent pas la prédominance de la césure et de la rime, et qui n’ébranlent pas la sage constitution du vers. La question qui se pose est donc celle-ci : du moment qu’on trouve avantage à renverser les lois ordinaires de l’harmonie vocalique et consonantique pour obtenir des effets imitatifs, n’y aurait-il pas intérêt, par analogie et dans une intention comparable, à modifier les constructions métriques régulières et à disjoindre ce qui est si bien uni ? Il sera convenu, afin d’assurer à ces infractions une valeur significative frappante, qu’elles seront tout à fait exceptionnelles et que le versificateur rétablira le plus tôt possible l’équilibre détruit.
73Sous ce rapport, les musiciens sont de bonne heure plus avancés que les poètes, parce qu’ils disposent d’un instrument plus perfectionné ou plus facile, et aussi parce qu’ils ont commencé à se libérer plus anciennement. Cependant il est utile de faire remarquer ici l’unité des points de vue et la correspondance des arts : « Chaque dieu, chaque déesse, nous dit Grétry60, demandent une mélodie, une harmonie et un rythme différents. Tout ce qu’il y a de noble et d’imposant convient à Jupiter. Apollon, par sa qualité de dieu de l’harmonie, doit inspirer aux musiciens des chants nobles, riches et éclatans. Mars appelle un rythme guerrier ; Vulcain un rythme imité de celui des forges ; l’Amour une mélodie douce, mêlée à quelque chose d’acerbe ; Bacchus, des chants bachiques, mais plus nobles que ceux de l’homme. Junon participe à la grandeur, à la majesté de son époux, maître des dieux ; mais son caractère inquiet et jaloux oblige l’artiste de joindre à la majesté de l’harmonie quelque chose de sinistre, de morose. Minerve sera sage dans l’harmonie et dans les rythmes. Un chant large et noble doit caractériser la divine sagesse qui par tout l’accompagne. Vénus, aussi tendre que son fils, n’abandonne jamais les chants voluptueux … ; Diane prend le rythme de la chasse ». Telle est la théorie du rythme imitatif, mais tempéré par l’obligation de toujours conserver une certaine splendeur pompeuse.
74Les poètes ne connaissent pas de nuances aussi variées que les musiciens, et ils ne peuvent aspirer qu’à traduire des effets beaucoup plus menus, parce que la césure et la rime leur imposent des limites difficilement franchissables. Sauf exception, leurs combinaisons rythmiques ne se meuvent qu’à l’intérieur des hémistiches. Ceux-ci cependant, lorsqu’on les divise en deux groupes métriques juxtaposés sans liaison, ne perdent encore rien de leur formation traditionnelle : tout au plus comportent-ils des brisures plus nettes. Il y a tout de même une différence entre les hémistiches bien fondus de ces vers :
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N’ont arraché de vous que de feintes caresses. (Rac, Brit., IV, 3)
75et ceux des suivants, qui sont déjà un peu plus tumultueux :
Néron m’aimait tantôt ; il jurait votre perte ;
Il me fuit ; il vous cherche ; un si grand changement
Peut-il être. Seigneur, l’ouvrage d’un moment ? (ibid., V, 1)
76On apprend ainsi qu’en morcelant la phrase, en la divisant par d’importantes ponctuations, selon les modèles qu’ont laissés de bons poètes, on obtient des effets de dureté et d’énergie qui ne sont pas négligeables, ou bien qu’il est possible de mettre en valeur les diverses circonstances d’une action de manière à en marquer la difficulté, à en rehausser le pittoresque et à lui insuffler plus de vie. Dans certains cas, selon les critiques, le poète donne ainsi une impression de rapidité, dans d’autres, de lenteur, alors que c’est en réalité la déclamation qui hâte ou ralentit le vers selon le sens que présente le texte. Naturellement, quand ces coupes abruptes et répétées ne peuvent s’excuser par aucune intention spéciale, elles sont aussitôt condamnées. Évitez, dit l’abbé Joannet61, « toutes ces expressions dures par des sons trop répétés qui forment ou des consonances désagréables, ou des chocs encore plus disgracieux à l’oreille :
Arbres, fleuves, rochers, mers, astres, terre, deux.
77Il est difficile de trouver un hémistiche plus fâcheux pour l’oreille que celui-ci : mers, astres, terre, deux ». Mais, le cas échéant, on peut peindre par l’inharmonie qui résulte d’une poussière d’accents pressés les uns contre les autres. Voici des exemples, parfois accompagnés de commentaires :
Virgile – Vade, age, nate, voca zephyros et labere permis (En., IV, 222 -M. : « Quoi de plus vif, de plus pressant que cet ordre de Jupiter ? ») Corneille – Soudain nous entassons, pour défenses nouvelles. Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles (Qui., p. 161 ; le nombre des accents lui semble rendre l’action plus frappante) – Boileau – Droite et roide est la côte, et le sentier étroit (A.M. : « Ce vers raboteux que Boileau a fait dans le style de Chapelain, ressemble assez à ce qu’il exprime, mais la prononciation en est un-travail, et l’organe y est à la gêne : en pareil cas, c’est par le mouvement (le rythme) qu’il faut peindre, et non par le froissement des syllabes : Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé… Six fort chevaux tir oient un coche. ») – Et, lasse de varier, succombant sous l’effort, Soupire, étend les bras, ferme l’œil, et s’endort (Lutrin, II, 135-136 – Cond. : « Boileau exprime le caractère de la Mollesse par un mouvement lent. Car les repos du second vers ralentissent les syllabes -ire, bras, œil, et le rendent sensiblement plus long que le premier »). Traçât à pas tardifs un pénible sillon. (Ep., III, 60 – M. note là des ïambes et dit : « On emploie aussi quelquefois ces cadences rompues pour donner à l’expression le caractère de l’image » ; sa scansion est un peu différente de celle de Condillac, cf. supra, p. 239) – Sa fierté l’abandonne : il tremble, il cède, il fuit (Lutrin, V, 131 – Qui., l, c, remarque que le nombre des accents subdivise les détails de l’action.) – La Fontaine – Femmes, moines, vieillards, tout étoit descendu ; L’équipage suoit, souffloit, étoit rendu (Fa., VIII, 9 – L.H., II, 1, 11, 1 : « On ne peut prononcer ces vers sans être presque essoufflé ; on n’imite pas mieux avec les sons » ; Qui. approuve ces vers.) – Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre (Fa., II, 14 – Qui., p. 161, note que le nombre des accents insiste sur l’idée.) – Voltaire – Le salpêtre enfoncé dans ces globes d’airain Part, s’échauffe, s’embrase, et s’écarte soudain (L.H., III, 1, 1, 1 : « Description très vive, très menaçante : tous les effets meurtriers de la bombe y sont rendus avec une progression rapide qui en est l’imitation fidèle. ») – Vint, vit ce monstre affreux, l’entendit et fut roi. (L.H., ibid. : « Peint rapidement l’audace, le succès et la récompense. »).
78Ainsi qu’on peut s’y attendre, la division des hémistiches, à cette époque où les études de rythmique n’ont pas encore commencé, s’opère sans réflexion ni méthode. On presse les nombres métriques les uns contre les autres, mais on ne se préoccupe pas de leur composition. À peine la valeur de l’ïambe et celle de l’anapeste sont-elles indiquées par Marmontel ; mais, chez les poètes et dans l’esprit public, ces notions ne sont ni nettes ni modernes, car, à peu près chez tous les critiques, les vieilles idées prosodiques et quantitatives s’y mélangent. Il ne viendrait à l’idée de personne de se demander comment il est le plus utile de décomposer les six syllabes d’un hémistiche, ni comment il convient de doser et d’unir les monosyllabes, ïambes, anapestes qui servent à le former. Ce dont on se rend compte pourtant, c’est que, en usant du procédé que nous venons de définir, l’accumulation dans un même vers et même dans une suite de vers assez étendue d’un grand nombre de mots placés syntaxiquement sur le même plan dans la phrase, substantifs ou verbes, ou d’exclamations, ou d’interrogations, réussit à créer une impression de désordre pathétique. L’asyndète opère d’autant mieux que la nuance de l’émotion varie avec rapidité, offrant l’occasion d’un silence entre les membres juxtaposés. Ces mouvements sont assez rares dans l’opéra du xviie siècle, où ils trouvent naturellement leur emploi. En voici un exemple de Quinault :
Ciel ! quelle vapeur m’environne !
Tous mes sens sont troublés ; je frémis, je frissonne,
Je tremble ; et, tout à coup, une infernale ardeur
Vient enflammer mon sang, et dévorer mon cœur.
Dieux ! que vois-je ? le Ciel s’arme contre la terre ?
Quel désordre ! quel bruit ! quel éclat de tonnerre !
Quels abîmes profonds sous mes pas sont ouverts !
Que de fantômes vains sont sortis des Enfers !
Sangaride ! ah ! fuiez la mort que vous prépare
Une divinité barbare ! (Atys, V, 1)
79On en rencontre aussi quelquefois à la même époque dans la tragédie, notamment à la fin d’Andromaque, dans les dernières tirades d’Oreste, littéralement hachées de convulsions et de plaintes. Ils envahissent la tragédie du xviiie siècle, surtout dans les scènes tourmentées des cinquièmes actes, et Voltaire n’en ignore pas l’usage :
- César
Lis, ingrat, lis ; connais le sang que tu m’opposes ;
Vois qui tu peux haïr, et poursuis, si tu l’oses.
Brutus
Où suis-je ? qu’ai-je lu ? me trompez-vous, mes yeux ? César
Eh bien, Brutus ? mon fils !
Brutus
Lui, mon père, grand dieux !
César
Oui, je le suis, ingrat. Quel silence farouche !
Que dis-je ? quels sanglots échappent de ta bouche !
Mon fils ! … Quoi ! je te tiens muet entre mes bras.
(Mort de César, II, 5) - Azéma
Cieux ! tonnez, deux ! lancez la foudre vengeresse !
O son père ! O Ninus ! Quoi ! tu n’as pas permis
Qu’une épouse éplorée accompagnât ton fils !
Ninus ! combats pour lui dans ce lieu de ténèbres !
N’entends-je pas ta voix parmi des cris funèbres ?
Dût ce sacré tombeau, profané par mes pas,
Ouvrir, pour me punir, les gouffres du trépas,
J’y descendrai, j’y vole…
Ah ! quels coups de tonnerre
Ont enflammé le ciel et font trembler la terre !
Je crains, j’espère…
Il vient…
Ninias
Ciel ! où suis-je ? (.Sémiramis, V, 5)
80Mais passons maintenant à un autre ordre de considérations. Les lois de l’harmonie exigent que les deux coupes les plus anciennes soient aussi celles qui l’emportent musicalement dans le vers et qu’elles y conservent une valeur dominante. Mais on finit par s’apercevoir d’une part qu’il en résulte dans la déclamation une insupportable monotonie, et de l’autre qu’il existe dans les œuvres des poètes, même à l’époque classique, d’assez nombreux vers où l’on pourrait corriger ce défaut en faisant porter l’effort principal de la voix ailleurs qu’aux deux places convenues : l’habituelle mélodie de l’alexandrin, de ci, de là, en serait heureusement modifiée. Des exemples permettent de mieux faire comprendre de quoi il s’agit. En voici quelques-uns, empruntés soit aux œuvres de Boileau, soit à celles de Racine :
- Grand roi, c’est mon défaut, je ne saurois flatter. (Disc, au Roi)
- Dois-je, las d’Apollon, recourir à Bartole ? (Sat., I)
- J’enrageais. Cependant on apporte un potage. (Ibid., III)
- Quoi, Lambert ? – Cou, Lambert. A demain – C’est assez. (Ibid., ib.)
- Eh quoi ! lorsqu’autrefois Horace, après Lucile (Ibid., VIII)
- Et pourquoi cette épargne, enfin ? – L’ignores-tu ? (Ibid., ib.)
- Louis, les animant du feu de son courage… (Ep., IV)
- Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit. (Brit., 1,1)
- Songez, sans me flatter du sort de Soliman … (Baj., II, 1)
- Enfin, après un an tu me revois, Arbate. (Mithr., II, 3)
- C’est leur en dire assez. Le reste, il faut le taire. (Ivh., 1,1)
- Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ? (Ibid., II, 3)
- Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée. (Ph., IV, 6)
81Tous offrent à la voix une occasion, quelquefois même deux, d’enfreindre les règles. Il n’est pas nécessaire de les commenter successivement : quelques brèves remarques, à propos du premier et du quatrième, suffiront Dans le premier, on peut suspendre l’intonation sur Grand roi bien plus que sur la césure, qui s’en trouve découronnée. Dans le quatrième, A demain peut être prononcé sur une note plus grave que celle qui affectera la rime. Les possibilités d’altération sont d’ailleurs beaucoup plus fréquentes dans le premier hémistiche que dans le second.
82Le Dictionnaire critique de la Langue française de l’abbé Féraud, en 1787, au mot ”Hémistiche”, ne reconnaît plus d’une manière inconditionnelle l’ancien privilège de la césure et de la rime : « Si l’on récite les vers comme font les personnes qui ont un bon goût de déclamation, on trouve que le repôs du premier hémistiche est l’endroit où l’on s’arrête le moins souvent, et qu’il y a un grand nombre de petits repôs, tantôt à la première, à la deuxième, à la troisième syllabe, tantôt à la huitième et à la neuvième même qui coupent l’uniformité de ce grand repôs de la sixième ». Sans doute. Mais, s’il en est ainsi, pourquoi ne pas réserver ces modifications mélodiques de l’alexandrin à des effets imitatifs ? C’est ce que tentent de faire Delille, dont Geoffroy approuve les efforts, ainsi que d’autres poètes parmi lesquels il faut nommer Roucher. « Une suspension, écrit à son tour Quicherat62, un repos dans l’un des deux hémistiches fixe l’esprit sur cette partie du vers ainsi isolée. Cette coupe est propre à peindre l’objet physique suspendu, ou une chute soudaine, ou une action interrompue tout d’un coup, ou un fait « consommé en un instant ». Il énumère des coupes dominantes, qui doivent l’emporter sur la césure, à divers endroits du premier hémistiche, à la deuxième, à la troisième, à la quatrième syllabe :
- Henri vole à leur tête et monte le premier.
- Il monte, il a déjà, de ses mains triomphantes … (Voltaire)
- Elle gagne le bord, haletante, courbée.
- Se dresse, et secouant les flots de sa toison… (Roucher)
- Le théâtre m’appelle à ses mouvants tableaux,
- J’y vole : nos captifs à ma vue empressée … (Delille)
- Son corps roule, emporté par la vague marine. (Roucher)
- H veut parler : sa voix expire dans sa bouche. (Voltaire)
83Il en cite d’autres dans le second hémistiche, qui amoindrissent l’éclat de la rime :
Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière.
Revêtu de lambeaux, tout pâle, mais son œil… (Racine)
84« L’action est marquée par ce mouvement, qui suspend le vers », note ici La Harpe ; et Quicherat renchérit : « Tout pâle : la prononciation nous arrête sur ce mot, la pâleur, et en même temps le vers remonte par ces mots, mais son oeil, et vous porte naturellement à l’autre vers. Cet art est familier à tous les bons versificateurs … ». Voltaire a employé la même coupe avec succès :
- Rome l’emportera, je le sais ; mais enfin Je ne puis séparer Tellie et mon destin …
Hélas ! quel est le prix des vertus ? la souffrance …
85Ce genre d’effet convient particulièrement dans les narrations et les descriptions :
- Tantôt un vaste amas d’effroyables nuages S’élève, s’épaissit, se déchire, et soudain
- La pluie à flots pressés s’échappe de son sein. (Delille)
- Elle a percé le mur, elle coule ; un doux bruit
- A peine dans les bois de sa chute m’instruit. (Roucher)
86Ce développement s’accompagne d’une remarque importante : « La coupe sur la neuvième syllabe, note Quicherat, par cela même qu’elle a quelque chose d’étrange, doit être réservée pour produire des effets, ainsi qu’on l’a vu dans les exemples précédents. Mais elle devient blâmable quand elle est sans intention, ou que l’intention est manquée : elle se réduit alors à une sorte d’enjambement du premier hémistiche sur le second ».
87Car il reste bien entendu que toutes les règles classiques sont fondées en raison et qu’il ne saurait être question de les abolir. Mais elles souffrent des exceptions, et ces exceptions sont inattaquables du moment qu’elles sont expressives et qu’elles traduisent une volonté réfléchie de l’auteur. Alors les césures débordantes sont permises, comme les empiétements d’un vers sur un autre vers, mais toujours sans aucune espèce d’excès et sans dépouiller tout à fait la coupe sixième ou la rime de leur accent normal. Il ne faut pas voir dans ces libertés assez modestes que prennent les poètes du xviiie siècle, au contraire de ce qu’ont pensé un trop grand nombre de critiques, l’indice d’un romantisme timide et qui cherche ses voies. Sauf sans doute pour un Chénier, qui procède avec une ampleur et une indépendance tout à fait remarquable, il ne s’agit pas du tout de révolutionner la technique de la versification française, mais tout simplement de faire rendre à tel ou tel vers, en le faussant, une nuance qui corresponde à sa signification particulière. Théoriquement, on a parfois affiché des intentions assez radicales. Roucher est l’auteur d’une Epître sur la Poésie descriptive, qu’il a composée en 1780 et lue à l’Académie française. Elle contient ce passage :
Veut-on que notre vers, en sa marche arrêté,
De la mesure antique ait la variété ?
Substituez alors (la ressource est aisée)
Au rythme poétique une prose brisée.
88Mais dans la pratique on est beaucoup plus sage, et des censeurs sévères ne cessent de rappeler que les infractions aux règles ne sont autorisées que dans des cas tout à fait particuliers et pour des raisons sérieuses.
89La Harpe63 condamne durement Ronsard pour avoir écrit :
- Cette nymphe est digne qu’on lui dresse
Des autels … - Les Parques se disoient : Charles qui doit venir
Au monde …
90« Ronsard ne s’aperçoit pas que placer ainsi une chute de phrase au commencement du vers, observe-t-il, est tout ce qu’il y a de plus ridicule et de plus baroque ; et qu’alors, pour me servir d’une expression triviale, mais juste, le vers tombe sur le nez, ou plutôt qu’il n’y a plus de vers », Il loue au contraire le premier de ces alexandrins :
Elle allaite chacun d’espérance, et pourtant
Sans être contenté, chacun s’en va content.
91« Ce mot d’espérance, formant césure au cinquième pied, coupe le vers de manière à produire une suspension qui a un effet analogue à celui de l’espérance ». À son tour Delille, se trouvant en présence de ce texte de Virgile :
Terra t remit, fugere ferae et mortalia corda
Per gentes humilis stravit pavor. Illi flagranti
Aut Atho…, (Géorg., I, v. 330-332)
92le traduit de la manère suivante :
Les animaux ont fui ; l’homme éperdu frisonne.
L’univers ébranlé s’épouvante …
Le dieu, D’un bras étincelant dardant un trait de feu …
93« Pour peu qu’on soit sensible à cette belle poésie, écrit-il, on sent l’effet de cette cadence suspendue. J’ai osé passer pour la rendre, sur la règle de l’hémistiche, je crois que c’est dans ces occasions que les licences sont permises ». Ici, en effet, il ne doit encourir aucun blâme, mais recueillir des éloges, parce que, en déformant le rythme habituel du vers, il lui a fait rendre une nuance expressive qui renforce le sens du texte.
94Il résulte de là que les rejets de la césure et de la rime ne doivent guère être tolérés que dans la poésie descriptive, ce qui en limite considérablement l’emploi. Sauf exception, c’est là qu’ils restent cantonnés. Les critiques, lorsqu’ils les rencontrent, loin de les censurer, leur trouvent une saveur agréable : « Il y a des occasions, écrit de Wailly en l’an VII64, où nos meilleurs poètes semblent s’être écartés à dessein de la règle qui proscrit l’enjambement, et où, dans la vue de produire une image, ils ont prolongé le sens du premier vers jusqu’au second. Tels sont ces vers que Boileau a imités d’Homère, et qui sont tirés de sa traduction de Longin :
Autant qu’un homme assis au rivage des mers
Voit, d’un roc élevé, d’espace dans les airs,
Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissent d’un saut.
95L’enjambement du troisième vers sur le quatrième devient ici une beauté, et le repos est naturel, à quelque endroit du vers que s’arrête le poète, après la description d’un tel élan. On trouvera dans l’immortelle traduction des Géorgiques, par Delille, différents exemples d’enjambements, où la règle est sacrifiée à l’harmonie imitative. Cette manière de peindre par la disposition des mots ou par leurs sons a été beaucoup plus employée par les Anciens qu’elle ne l’est par les Modernes. Cependant ces derniers en offrent des exemples très heureux ». Voici une série d’enjambements qui ont été approuvés par Quicherat et qui tous répondent aux conditions que nous venons de définir :
- Un flot au loin blanchit, s’allonge, s’enfle et gronde ;
Soudain le mont liquide, élevé dans les airs,
Retombe ; un noir limon bouillonne sur les mers. (Delille) - Il marche, et près de lui le peuple entier des mers
Bondit et fait au loin jaillir les flots amers. (Delille) - Et que le jeune épi sur un tuyau plus ferme
S’élève, et brise enfin le réseau qui l’enferme. (Roucher) - Le ciel même est changé ; l’Aurore au front vermeil
Se cache : elle s’endort d’un triste et long sommeil. (Roucher)
96Dans tous ces exemples, la phrase dépasse la rime pour s’arrêter court quelques syllabes plus loin : chaque fois il s’agit de traduire un mouvement, ce qui classe nettement cet artifice de métrique au nombre des procédés imitatifs.
97Avec ces remarques s’achève l’étude des difficultés que soulève la question de l’harmonie poétique pendant le xviiie siècle. Que le goût littéraire ait été alors très différent de ce qu’est aujourd’hui le nôtre, que ce qu’on a appelé « beau vers » ne ressemble que fort peu à ce que nous nommons ainsi, voilà ce dont on a pu se rendre compte à la lumière de nombreux témoignages. Les idées générales n’ont pas évolué, et, démonstration faite, sont encore celles du xviie siècle, c’est-à-dire que l’esthétique classique se défend énergiquement et qu’elle n’entend rien changer aux doctrines qu’elle a patiemment édifiées et dans lesquelles les meilleurs esprits ont mis leur confiance. Elles maintiennent et conservent un art intellectuel, sans liberté ni pittoresque, où tout est combiné pour mettre obstacle aux fantaisies individuelles, où les moindres fautes sont prévues et censurées, si bien que les règles, appuyées l’une sur l’autre et déterminées l’une par l’autre, forment un bloc intangible. La seule grande nouveauté qu’on puisse signaler, c’est l’importance que prend l’harmonie imitative, dont les premières manifestations remontent au xvie siècle, mais qui, par le consentement général, joue dans la poésie un rôle de plus en plus considérable. Elle consiste à violer les règles les plus solidement établies, celles qui concernent les groupes de consonnes, les répétitions de sons, l’hiatus, les coupes de la césure et de la rime. Mais en violant ces règles, loin de les abolir, elle en souligne la valeur, puisqu’elle n’existe qu’en fonction de ce qu’elles sont. Dans l’esprit des lettrés, l’harmonie imitative ne tend nullement à détruire les principes de l’art classique : elle est au contraire l’éclatante confirmation de leur toute-puissance et la preuve de leur vertu.
Notes de bas de page
1 . F. Gohin, p. 39.
2 . Pour toutes les listes d’exemples contenues dans ce chapitre, les noms des commentateurs sont désignés de la manière suivante, avec indication des ouvrages auxquels on pourra se reporter : D’Aç. = D’Açarq (Observations …) – AM. = abbé Mallet (Poètes) – B. = Beauzée (Encyclopédie) – Cond. = Condillac (L’Art d’écrire : Dissertation sur l’Harmonie du Stylé) – D.B. = De Belloi (Remarques, en appendice au poème de De Piis) – De. = Delille (Notes, en appendice à sa traduction des Géorgiques de Virgile) – D.P. = De Piis (Observations, à la suite de son poème l’Harmonie imitative de la Langue française) – Dubos = Abbé Dubos (Réflexions …) – L.H. = La Harpe (Lycée …) – M. = Marmontel (El. de Litt., aux mots ”Harmonie” et ”Hiatus”) – Qui. = Quicherat (Traité…) – L.R. = Louis Racine (Réflexions sur la Poësie) – Volt. = Voltaire (Commentaires sur Corneille et Racine).
3 . D’Açarq, p. 167.
4 . Sabatier de Castres, au mot ”Cadence”.
5 . Abbé Joannet, T. II, p. 27.
6 . J.-G. Cahen, p. 169 ; Racine cependant ne paraît pas avoir dépassé quatre syllabes.
7 . Idem, ibid., ib.
8 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Nombre”. Quicherat (p. 132) blâme comme déplaisants, à la rime, les passés définis et les imparfaits du subjonctif : mîtes, reçûtes, vîmes, flottasse, reçusse.
9 . Demandre, T. I, p. 446.
10 . L’abbé Batteux est cité à la fois par Marmontel et Quicherat (cf. Quicherat, p. 131).
11 . Marmontel, Poét. franc., T. I, p. 216 ; cf. aussi Demandre, T. I, p. 446.
12 . Abbé Joannet, T. II, p. 30.
13 . Il s’agit d’abeilles.
14 . Théodore, I, 1.
15 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Harmonie”. À cet égard il a eu Deimier comme précurseur (cf. Deimier, p. 346 sq.).
16 . Je cite souvent Quicherat, car il est de formation toute classique et il adopte partout les idées du XVIIIe siècle, auquel il emprunte la plupart de ses exemples.
17 . Rollin, I, 2, 2, 2.
18 . Là Harpe, III, 1, 1, 3 ; III, 1, 1, 5 ; III, 1, 1, 9 ; III, 1, 1, 8.
19 . G. Carducci, p. 287.
20 . D’Açarq, p. 26.
21 . Abbé Joannet, T. II, p. 30.
22 . Demandre, T. I, p. 445 et T. II, p. 32.
23 . Ils sont notamment reproduits par l’abbé Berthelin, en tête du Dictionnaire des Rimes de P. Richelet, éd. de 1751 : « Ecrire avec facilité, dit Pope, est l’effet de l’art, non du hasard, de même que ce sont ceux qui ont appris à danser qui se meuvent avec le plus de grâce. U ne suffit pas de ne pas offenser l’oreille : le son doit faire écho au sens. Les accents sont doux quand le zéphyr souffle doucement, et le calme ruisseau coule en vers plus doux encore. Mais, quand les vagues grondantes fouettent le rivage sonore, le vers raboteux et rauque doit rugir comme le torrent. Quand Ajax essaie de lancer quelque roc énorme, le vers peine aussi et les mots se déplacent avec lenteur. Il n’en est pas de même quand la rapide Camille parcourt la campagne, effleure en son vol les blés qui ne plient même pas et rase la surface des eaux. »
24 . Rémond de Saint-Mard, p. 20–21.
25 . Condillac, L’Art d’écrire ; Dissertation sur l’Harmonie du Style.
26 . Quintilien, lnstitutio oratoria, LX.
27 . Abbé Dubos, 1, 35.
28 . Dumarsais, cf. Thurot, T. II, p. 564.
29 . Abbé Rousselet, Classification des Voyelles, dans la Revue de Phonétique, T. I, 1911, p. 8 sq.
30 . Ce signe graphique note le son voyelle ”u” que nous transcrivons aujourd’hui [u].
31 . Abbé Batteux, T. m, p. 118.
32 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Harmonie”.
33 . La loi de position laisse des traces dans ces notations. Pour tout ce qui concerne la quantité, on se reportera à Thurot, T. II, p. 561-581 ; je me borne à citer quelques opinions caractéristiques. À l’égard des transpositions, la pensée de Marmontel devient très claire si on la confronte avec celle de ses contemporains : le xviiie siècle s’aperçoit que la quantité (le timbre) change avec la place du mot dans la phrase. Cf. Thurot, T. II, p. 577-578 et abbé Rousselot, Précis de Pron. franc., p. 100.
34 . Vers 1709, Bourdieu écrit déjà (T. II, p. 96) que si l’on a tant soit peu d’oreille, on reconnaît en français « des syllabes de cinq ou six longueurs différentes, comme on peut voir par les mots ce, cet, sait, ces, c’est, soient, qui ne sont à proprement parler que la même syllabe, plus ou moins ouvertes, plus ou moins allongées.
35 . Mém. Ac. des Inscr., T. VIII, Sur la Récitation des Tragédies anciennes.
36 . De Piis, L’Harmonie imitative de la Langue françoise, 1785.
37 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Harmonie du Style”, T. IV, p. 27.
38 . Condillac, L’Art d’écrire ; Dissertation sur l’Harmonie du Style, T. V, p. 510.
39 . Rollin, II, 3, 2, 6.
40 . Hardion, T. III, p. 36.
41 . L’organe adapte plus ou moins les sons au sens.
42 . Grétry, Essais sur la Musique, T. I, p. 237.
43 . Clément de Dijon, cité en appendice au poème de De Piis.
44 . Quicherat, p. 145.
45 . Marmontel, El. de Litt., T. I, p. 207, au mot ”Analogie du Style”.
46 . Demandre, T. I, p. 448. Pendant la Révolution, l’harmonie imitative a déterminé le choix du nom des mois républicains : vendémiaire, brumaire, frimaire, nivôse, pluviose, ventôse, germinal, floréal, prairial, messidor, thermidor, fructidor : « Nous avons cherché, dit Fabre d’Eglantine, à mettre à profit l’harmonie imitative de la langue dans la composition et la prosodie de ces mots, de manière que les noms des mois, qui composent l’automne, ont un son grave et une mesure moyenne, ceux de l’hiver un son lourd et une mesure longue, ceux du printemps un son gai et une mesure brève, ceux de l’été un son sonore et une mesure grave ».
47 . Rivarol, p. 320, n. 29.
48 . Abbé Dubos, I, 35.
49 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Harmonie du Style”.
50 . Je renvoie à Bruzeu de la Martinière : « Mais comme c’est un grand défaut de n’avoir dans les vers aucun égard à l’oreille, puisque, comme nous l’avons déjà dit, c’est pour elle que le vers est fait, ce n’en est pas un moindre de s’attacher uniquement à lui faire plaisir » (T. II, p. 177).
51 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Harmonie du Style”, T. IV, p. 64.
52 . A. François, Lg. postcl., T. II, p. 2094 ; Demandre s’est approprié ce passage, T. I, p. 449 ; Marmontel a lui aussi abordé la question, mais sans grande netteté : « Une analogie plus fréquente dans les poètes anciens et dans les bons poètes modernes, est celle du style qui peint, non pas le bruit et le mouvement, mais le caractère idéal ou sensible de son objet. Cette analogie consiste non seulement dans l’harmonie, mais surtout dans le coloris. Alors le style n’est pas l’écho, mais l’image de la nature : impétueux dans la colère, rompu dans la fureur, il peint le trouble des esprits comme celui des élémens. Mais il s’amollit dans la plainte… Cette sorte d’analogie suppose un rapport naturel et une étroite correspondance du sens de la vue avec celui de l’ouïe, qui est l’organe des passions. Ce qui est doux à la vue nous est rappelé par des sons doux à l’oreille, et ce qui est riant pour l’âme nous est peint par des couleurs douces aux yeux » (EL de Litt., au mot ”Analogie du style”, T. I, p. 208).
53 . Cf. supra, p. 228.
54 . Abbé Berthelin, en tête du Dict. des Rimes, de P. Richelet, 1751, p. LXIV.
55 . Cf. supra, p. 227.
56 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Analogie du Style”, T. I, p. 107.
57 . L. Quicherat, p. 160.
58 . Abbé Joannet, T. II, p. 27 ; La Harpe, II, 1, 10 ; Quicherat, p. 161.
59 . Louis Racine semble le démêler, quoique assez confusément. Cf. Réfl. s. I. Poésie, T. III, p. 174 (éd. de 1747), à propos de quelques alexandrins de Boileau que je cite dans mon catalogue.
60 . Grétry, Essais sur la Musique, T. II, p. 27.
61 . Abbé Joannet, T. II, p. 27.
62 . Je renvoie au long développement de Quicherat, p. 162 sq.
63 . La Harpe, II, 7.
64 . En tête de son édition du Dict. des Rimes de P. Richelet, p. LVIII. La préface de l’abbé Berthelin pour son édition du même ouvrage, en 1751, ne contient rien de semblable, ce qui prouve que les idées ont évolué.
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